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Simplicitaires et expériences esthétiques de la nature : pour une transition écologique et spirituelle des modes de vie

 Par Diane Linder

Vol 1 (1) –  octobre 2017

RÉSUMÉ

La transition écologique et spirituelle des modes de vie est discutée sous le prisme de la simplicité volontaire et plus particulièrement via la relation que ses représentants tissent avec la nature. Cette relation est appréhendée grâce une articulation théorique originale entre des expériences esthétiques de la nature, les représentations qu’elles insufflent et les comportements éthiques à son égard. Une enquête de terrain a permis de discuter et d’amender ce corpus théorique. Un tel cheminement heuristique éclaire les représentations de la nature qui habitent les simplicitaires, leurs spécificités et notamment le rôle crucial de l’identification phénoménologique à la nature pour développer une représentation emprunte d’humilité se traduisant dans l’élaboration de certaines valeurs morales.

Mots clés : Nature, simplicitaires, expériences esthétiques et transesthétiques, éthique.

ABSTRACT

The ecological and spiritual transition of the lifestyles is discussed under the prism of people practicing voluntary simplicity, more particularty the relation their representatives build with nature. This connection was questioned and thought through an articulation between the aesthetics experiences of nature, her appreciation and the definition of an ethical behaviour towards her. This approach allowed also to put into perspective both the theory issues and the empirical data. This heuristics process allowed us to underline the advocates of the voluntary simplicity’s appreciation of nature. We have attested the crucial role of the phenomenological identification with the nature to develop a representation of the order of humility that is expressed in some of their behaviours and more fundamentally in moral values. The continuity, that the advocates of the voluntary simplicity settle in their connection with the nature, emphasizes the possibility of an everyday ethical engagement towards nature.

Keywords : Nature, voluntary simplicity, aesthetic and transaesthetic experience, ethic.

PLAN 

  • Une articulation théorique originale : d’une cosmologie générale aux mondes vécus
  • En quête d’explicitation
  • Une pluralité d’expériences et de représentations dans un même monde

Ce travail de recherche a été récompensé à double titre : Diane Linder a obtenu le prix de la Faculté des Géosciences et de l’Environnement ainsi que le prix Durabilis de l’Université de Lausanne et de l’Ecole Polytechnique de Lausanne (EPFL). Pour consulter le mémoire de recherche: http://igd.unil.ch/diane.linder/fr/publications/ 

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« Notre expérience spontanée du monde, chargée de contenus subjectifs, émotionnels et intuitifs, demeure l’obscur et vital fondement de notre objectivité. » (Abram, 2013 : 56)

Le diagnostic scientifique ayant réduit le monde des Modernes – infini et ouvert – au monde de la biosphère – clos et fini -, réviser notre relation au monde est une entreprise nécessaire. Celle-ci exige une appréciation des enjeux écologiques qui va au-delà de ce que l’on peut percevoir ici et maintenant (Bourg et Whiteside, 2010). Ce qui a pu caractériser notre habilité à évaluer la portée de nos actes relevait majoritairement de nos cinq sens et selon un ancrage temporel et spatial de l’ordre du palpable, alors qu’aujourd’hui les événements tels l’érosion de la biodiversité, le changement climatique, le bouleversement des grands cycles biogéochimiques, l’introduction de micropolluants, les effets de seuil, etc, échappent à notre aptitude sensible à pleinement les cerner. Il faudrait, dès lors, parvenir à faire ressentir l’« insensible » et insuffler des représentations « irreprésentables » (Poirot-Delpech et Raineau, 2012 : 17). Or, d’une part la psychologie sociale nous enseigne l’impuissance du gain d’information pour réellement infléchir des comportements (Schultz et al., 2007) et d’autre part, plus les sciences de la nature acquièrent de nouvelles connaissances, plus le système Terre se montre animé d’interrelations complexes échappant à une quelconque maîtrise humaine. Nous sommes, plus que jamais, confrontés à notre finitude et à la mise en présence d’une nature « sous-déterminée » (Gloy, 2010).

Référence : Linder, Diane. « Simplicitaires et expériences esthétiques de la nature : pour une transition écologique et spirituelle des modes de vie », La Pensée écologique, vol. 1, no. 1, 2017. doi:10.3917/lpe.pr1.0001.

Pour consulter l’article : https://www.cairn.info/revue-la-pensee-ecologique-2017-1-page-221.htm?contenu=article




L’ affaire d’Ashio (extraction minière, Japon)

Par Cyrian Pitteloud


Vol. 1 (1) – octobre 2017


Ashio, ville située dans le département de Tochigi, à environ 110 km au nord-ouest de Tokyo, donne son nom à un des premiers cas de pollution industrielle du Japon, dont les conséquences se font encore sentir de nos jours. Exploitée depuis le XVIe-XVIIe siècle, sa mine de cuivre est rachetée en 1877 par l’entrepreneur Furukawa Ichibê (1832-1903) qui en transforme radicalement le fonctionnement, remplaçant graduellement les sous-traitants au profit d’une gestion centralisée et introduisant les dernières technologies occidentales (pompes à vapeur pour évacuer l’eau et la boue de minerai, perceuses à air comprimé, téléphériques, éclairage et wagonnets alimentés par une centrale hydroélectrique, convertisseur Bessemer). En seulement quelques années, Furukawa développe un véritable empire minier, avec Ashio pour socle. Dès le milieu des années 1880 et jusque vers 1890, sa compagnie fournit 35 à 40% de la production nationale de cuivre, minerai très valorisé à l’exportation (5% du total des exportations entre 1886 et 1895), dont 75 à 85% provient d’Ashio.

Dès le début des années 1880, l’impact sur l’environnement devient patent. Les fumées des fonderies polluent l’atmosphère, tandis que les déchets miniers (contenant arsenic, chlore, sulfate de cuivre, soufre, cadmium, plomb, mercure et zinc), déversés dans les cours d’eau, contaminent le réseau hydrique. La rivière Watarase, affluent du fleuve Tone, qui traverse plusieurs départements de la région, propage cet empoisonnement à large échelle. La faune fluviale disparaît, au dam de la pêche de subsistance, tandis que les forêts qui entourent la mine sont massivement détruites par les émanations industrielles et les pluies acides, phénomène aggravé par un déboisement intensif destiné aux besoins de la mine (construction ou combustible) et qui, à son tour, contribue à l’érosion des sols.

À l’été 1890, de violentes inondations déposent des boues toxiques sur les terres des départements de Tochigi et de Gunma. L’hiver de la même année, la population de la région commence à se mobiliser pour faire face à la destruction de ses moyens de subsistance, que ce soit l’agriculture ou la teinturerie, mais aussi la sériciculture et la production textile. Durant les vingt années de lutte qui suivent, les contestataires adresseront des pétitions aux autorités, solliciteront des expertises agronomiques, travailleront à sensibiliser la sphère publique. Un député de Tochigi, Tanaka Shôzô (1841-1913), multipliera ses interpellations à la Diète nouvellement constituée, et prendra la tête du mouvement de protestation. Entre la population locale, bientôt appuyée par une partie non négligeable de l’opinion publique de tout le pays, et le gouvernement, qui défend les intérêts de l’industrie minière, aussi en raison du caractère stratégique du cuivre, une bataille s’engagera, dont voici les étapes principales. En 1896, de nouvelles inondations étendent la contamination aux départements de Saitama, Chiba et Ibaraki. Dès 1897 les contestataires organisent des marches sur Tokyo, inspirées des révoltes paysannes des XVIIe et XVIIIe siècles, pour remettre leurs pétitions aux autorités centrales. Après presque une décennie de laissez-faire, le gouvernement est contraint d’intervenir et crée une Commission d’enquête. En mai il impose à l’industrie minière Furukawa des travaux de prévention qui, toutefois, montrent rapidement leurs limites. Les marches de protestations reprennent l’année suivante et la quatrième, organisée au début de l’année 1900, marque un tournant : plus de 2’000 personnes affrontent la police et la gendarmerie à un barrage dressé au lieu-dit de Kawamata. On compte plusieurs dizaines de blessés de chaque côté et une centaine de paysans sont arrêtés. Après plusieurs années de procédures et de recours, ils sont finalement acquittés. C’est ici le pic de la répression gouvernementale, et, en un geste de révolte, Tanaka renonce à son mandat de député en octobre 1901, tentant vainement d’en appeler directement à l’empereur quelques mois plus tard. Arrêté, il est relâché mais son acte relance le débat public sur Ashio. Afin de calmer l’agitation, en 1902 le gouvernement met en place une deuxième Commission d’enquête qui, l’année suivante, rendra des conclusions radicalement différentes de la précédente puisqu’elle substitue le problème des inondations à celui de la pollution et recommande un vaste projet d’aménagement fluvial. Ce projet de grande ampleur condamne le village de Yanaka à être transformé en bassin de sédimentation. Malgré la résistance de quelques habitants et une campagne de soutien animée par des militants socialistes, le village sera submergé en 1907, marquant en quelque sorte la fin du mouvement de contestation à grande échelle. Une poignée d’irréductibles continuera d’occuper les environs du réservoir jusque dans les années 1910, assistée de Tanaka qui s’était installé à Yanaka en 1904.

Parallèlement à l’histoire de ce conflit, s’écrit aussi celle de la mine, toutes deux étant d’ailleurs en grande partie liées : l’adoption d’innovations techniques et de nouvelles méthodes de gestion de la main-d’œuvre permit d’augmenter la production, ce qui ne manqua pas d’aggraver ultérieurement l’impact sur l’environnement. Cependant, le destin commun de ces espaces, la mine et la région en aval, ne déboucha pas sur une union entre forces protestataires, entre syndicats ouvriers et victimes de la pollution – comme celle que l’on put observer à Minamata à la fin des années 1960. La mine n’en fut pas moins le théâtre d’importants conflits du travail, notamment une grande émeute de trois jours en 1907, ou une grève de dix-huit jours en 1919. Après la Guerre de l’Asie et du Pacifique (1931-1945), Ashio fut également le point de départ d’un combat pour la reconnaissance de la silicose. Cette mine occupe ainsi une place non négligeable dans l’histoire des maladies professionnelles et dans l’histoire ouvrière en générale.

L’échec du mouvement contre la pollution, surtout son incapacité à obtenir la fermeture du site, s’explique en grande partie par la ligne du gouvernement résolument orientée vers l’industrialisation, par les soutiens politiques et économiques dont dispose Furukawa, de même que par le rôle essentiel du cuivre pour les projets d’électrification et d’armement du pays. Rappelons que le conflit d’Ashio se déroule à une période où le Japon combat ses voisins à deux reprises (guerre sino-japonaise 1894-1895 ; guerre russo-japonaise 1904-1905). Le gouvernement joue de tactiques dilatoires et laisse aux autorités locales le soin de faire accepter des arrangements à l’amiable (1892-1896) qui permettent de diviser les contestataires et de les faire taire. Les limites du savoir scientifique, mobilisé des deux parts, lui permettent de relativiser la gravité de la situation, ainsi que la responsabilité de Furukawa. Dans certains cas, des hauts fonctionnaires produisent des contre-expertises, déclarant que la contamination n’a aucun effet sur la santé humaine, afin d’éviter la suspension des activités extractives. Lorsqu’il s’implique à partir de 1897, les quelques travaux préventifs que le gouvernement exige ne sauront endiguer les effets délétères de l’exploitation minière. De même, les exemptions fiscales concédées aux propriétaires de terres contaminées s’avèrent contre-productives puisque, dans un système censitaire, elles privent les bénéficiaires de leurs droits civiques. Finalement, le plan de remaniement fluvial ne résoudra pas non plus le problème des inondations.

Malgré ce bilan négatif, cette crise environnementale et sociale suscita un grand élan de solidarité à travers tout le pays. À Tokyo, des avocats, des étudiants, des journalistes, des associations féminines ou religieuses, des politiciens conservateurs ou des militants socialistes soutinrent la population des zones contaminées dans un combat qui, d’ailleurs, annonçait les futurs mouvements sociaux. L’implication de la presse assura à la question une couverture médiatique importante. Une caractéristique de cette mobilisation fut son inscription dans un cadre sinon entièrement légal, du moins pas fondamentalement éloigné des pratiques contestataires de l’époque : on privilégia la voie administrative plutôt que l’action directe, renonçant ainsi à tout blocage, sabotage, destruction ou menace, et on adressa les revendications aux autorités locales ou supérieures plutôt qu’à l’exploitant de la mine. Il n’y eut d’ailleurs aucune tentative de négocier directement avec celui-ci. C’est exclusivement à l’État, à ses divers échelons, que s’adressèrent les protestataires. Le refus du recours à la force distingue ce conflit d’autres mouvements analogues de la même période (Sugai, 2010). Même lors des affrontements de Kawamata la violence ne fut pas une stratégie délibérée et ne dépassa pas certaines limites.

Il importe de souligner que le mouvement de protestation ne fut pas initié pour des motifs que l’on pourrait qualifier, à première vue, d’écologiques. L’objectif primordial des protestataires était la défense de leurs intérêts, c’est-à-dire préserver leurs sources de revenu et de subsistance. Ils invoquèrent ainsi la protection de la propriété privée inscrite dans la Constitution impériale, entrée en vigueur en novembre 1890, et la possibilité, telle que définie par la loi sur les activités minières, de révoquer un permis d’exploitation lorsque celles-ci menaçaient « l’intérêt général ». Le problème étant ici l’interprétation de ce critère, puisque, pour le gouvernement, la richesse générée par la mine bénéficiait au plus grand nombre, l’exploitation devait donc continuer. Pour les militants de l’opposition impliqués, à travers cette affaire, pointer la collusion entre les élites et l’industriel minier fut aussi un moyen de s’insurger contre la confiscation du pouvoir par une oligarchie.

Les préoccupations écologiques, une attention particulière pour la redéfinition des rapports entre les êtres humains et leur environnement se manifestèrent de manière progressive et relativement isolée. Dans le cas de Tanaka Shôzô, qu’on considère généralement comme un « pionnier de l’environnementalisme » (Strong, 1977), des enquêtes menées après les inondations de 1896 par les protestataires dans les zones contaminées lui firent réaliser les dangers que la pollution faisait peser sur toute forme d’existence. Celles-ci révélèrent que la natalité y était en baisse, de même que les taux de mortalité plus élevés que dans les régions préservées. Cette prise de conscience s’articulait avec une conviction antérieure de Tanaka, pour qui les droits humains ne sauraient être assujettis à un quelconque pouvoir ou gouvernement (Komatsu, 2011). Ces considérations l’amenèrent ensuite à opérer un « tournant environnemental » (Stolz, 2014) autour de 1902, quand il se détourna de la politique institutionnelle et s’opposa au projet gouvernemental de remaniement fluvial. Pour Tanaka, c’était aller à l’encontre des lois de la rivière. Partager le quotidien des derniers réfractaires du village de Yanaka le conforta dans son jugement que la pollution était la conséquence des pires aspects de l’industrialisation et de la modernité, de l’autoritarisme et du mépris pour la nature ainsi que ses lois et, partant, pour la vie elle-même. Ainsi, il étendit à tous les êtres le droit à l’existence qui était devenu la pierre angulaire de sa conception des droits humains. L’héritage intellectuel de Tanaka eut une influence considérable sur nombre d’activistes, qui prolongèrent ses réflexions à leur manière.

Ainsi, si la lutte s’estompa au tournant des années 1910, les nuisances de l’exploitation minière n’en persistèrent pas moins. Durant les années 1920 et 1930, des protestations continuèrent à s’élever, sans grand succès, contre la compagnie Furukawa, devenue depuis un puissant conglomérat (zaibatsu). En décembre 1940, à l’issue d’une vingtaine de pétitions déposées depuis 1915 auprès du ministère de l’Intérieur, la population réunie en une association obtint qu’un budget soit alloué pour la réfection du réseau fluvial. Cependant, faute d’archives significatives, on ignore l’étendue des travaux entrepris à cette époque et leur efficacité. En janvier 1944, le gouvernement classa la mine parmi les entreprises prioritaires pour l’effort de guerre. Pour pallier le manque de main-d’œuvre, on eut recours au travail forcé de Coréens ainsi qu’à des prisonniers chinois et américains.

Au lendemain de la défaite du Japon, des groupes d’habitants de la région reprirent leurs revendications. Un nouveau cas de pollution massive fit réapparaître un important mouvement de protestation : le 30 mai 1958, un empilement de déchets miniers dont l’entretien avait été négligé s’effondra à Gengorôzawa, environ 2 000 mètres cubes de débris coupèrent trois lignes de train avant de terminer dans la Watarase. Les eaux contaminées de la rivière empoisonnèrent 6’000 hectares de rizières, et plus de 20’000 foyers d’agriculteurs de la localité de Morita (actuelle ville d’Ôta, département de Gunma) virent leurs récoltes complètement détruites. Ceux-ci se constituèrent en association, s’adressèrent au gouvernement afin qu’il établisse des standards pour la qualité de l’eau et exigèrent de la part de la mine des mesures pour prévenir complètement la pollution, ainsi que des indemnisations. En 1962 les autorités examinèrent finalement le dossier et arbitrèrent le différend opposant la compagnie Furukawa et les plaignants.  Le contexte était favorable à ces derniers car de nombreux mouvements de protection de l’environnement ou de lutte contre les problèmes de santé liés à l’industrie se développèrent à cette période et entamèrent des poursuites juridiques à partir de la fin des années 1960. Les plus connues de ces actions en justice prirent place dans la ville de Yokkaichi (asthme dû à la pollution atmosphérique), ainsi que dans les départements de Niigata (deuxième cas de la maladie de Minamata, empoisonnement au mercure) et de Toyama (maladie dite itai itai « aïe aïe », infection au cadmium).

La compagnie Furukawa annonça en novembre 1972 la fermeture imminente de la mine. Mais si l’extraction s’interrompit en 1973, les fonderies continuèrent à fonctionner avec du minerai importé, et la production augmenta même. Un compromis entre les parties fut finalement trouvé le 11 mai 1974. La compagnie accepta de s’acquitter de 1.55 billions de yens auprès des agriculteurs, d’améliorer la gestion des déchets miniers et de signer un accord avec la ville d’Ôta sur le contrôle de la pollution. Une décision historique, puisque pour la première fois depuis les années 1880 la compagnie Furukawa reconnaissait ses responsabilités.

En 2011, suite au tremblement de terre du 11 mars qui provoqua un tsunami et la catastrophe nucléaire de Fukushima, le même empilement de stériles s’est effondré une nouvelle fois, rappelant que le problème n’est toujours pas résolu. De nos jours, si la situation n’est plus aussi préoccupante, le legs industriel demeure : une énorme quantité de déchets toxiques de minerai continue de devoir être stockée sous surveillance, la déforestation a laissé des traces encore bien visibles sur les montagnes environnantes, dont la végétation ne repousse que difficilement, aux prix d’efforts et de moyens considérables. Finalement, la qualité de l’eau reste précaire et nécessite des contrôles réguliers en raison des dépôts au fond des rivières. Si la condamnation des ravages provoqués par la mine d’Ashio fait consensus, le site est toujours l’enjeu d’une bataille mémorielle entre ceux qui souhaitent mettre en avant un passé industriel glorieux, et des activistes qui insistent plutôt sur la transmission du souvenir de la lutte contre la pollution.

De nos jours, l’affaire d’Ashio constitue un incontournable du répertoire historique des mouvements anti-pollution. Peut-être de manière quelque peu abusive, Tanaka Shôzô occupe le rôle de protagoniste principal dans la majeure partie des ouvrages qui y ont été consacrés. En 1925, un ouvrage sur les martyrs des révoltes paysannes de l’époque Edo (1603-1867) assimila Tanaka à l’un d’entre eux, en raison de sa tentative d’appel direct adressé à l’empereur, et installa durablement cette interprétation. Tanaka fut considéré comme un partisan de l’empereur dans un contexte où le culte instauré autour de la famille impériale depuis la Restauration de Meiji (1868) était de plus en plus mis en avant pour justifier un rassemblement national autour de la figure du souverain. Cette récupération idéologique visait plus largement à vider la figure des martyrs paysans de tout potentiel contestataire. Dans les premières années qui suivirent la Guerre de l’Asie et du Pacifique, malgré une lecture plus marxisante des événements, l’association de Tanaka à un martyr paysan perdura dans les quelques études sur le sujet. Quant à la mobilisation contre la mine, elle était considérée comme une des dernières grandes révoltes paysannes, prélude aux premières organisations de la classe ouvrière. Ce sont les années 1960-1970 qui voient la redécouverte de cette affaire. Le contexte y est pour beaucoup : le Japon connait de nombreux scandales industriels liés aux années de forte croissance et les chercheurs, ainsi que les militants engagés contre les industries polluantes, la construction de barrages ou de centrales nucléaires, considèrent l’affaire d’Ashio comme un précédent historique, et Tanaka Shôzô comme le porte-drapeau d’une conscience écologique naissante (non occidentale de surcroît), de même qu’un modèle de probité et d’engagement. La publication de ses œuvres complètes (1977-1980) permet une meilleure prise en compte du vaste champ d’action et de réflexion qu’il déploya en tant que militant du mouvement d’opposition libéral, député du département de Tochigi à la Diète et finalement, dans les dernières années de sa vie, penseur du lien entre être humain et nature. L’intérêt pour ces thématiques a encore été ravivé à la suite de la catastrophe nucléaire de Fukushima en 2011, Tanaka apparaissant comme précurseur dans la critique des dangers d’une civilisation obnubilée par la croissance.

De par l’ampleur de la lutte, par sa durée et sa médiatisation, l’affaire d’Ashio exposa au grand jour des problématiques transnationales qui entourent l’exploitation des ressources naturelles : l’opposition entre industrie et agriculture, la notion d’intérêt général et son interprétation, la difficulté pour les mouvements citoyens d’obtenir gain de cause, la responsabilité des entreprises polluantes, la mise en place d’un État administratif moderne, de même que la responsabilité de celui-ci vis-à-vis de ses administrés, ou encore la question des indemnisations ou de la restauration d’un environnement contaminé. Elle coïncida avec le développement d’un journalisme d’investigation et de grandes enquêtes sociales, de même qu’avec la mise en place de politiques de santé publique, et mit également en relief les limites d’une approche fondée essentiellement sur des solutions techniques. Plus largement, elle souleva la question de la régulation dans le domaine industriel. Avec le recul historique, le temps long de la contamination se révèle, tout comme l’actualité des thématiques discutées à l’époque. Les traces toujours visibles de la pollution dans les environs expliquent que l’on se réfère encore à Ashio à titre de mise en garde – l’affaire figurant dans la plupart des manuels scolaires japonais et le site même étant devenu un lieu de sensibilisation. Dans un contexte mondial où l’industrie extractive est bien loin d’un ralentissement, que la gestion des déchets industriels présente toujours des difficultés, l’affaire d’Ashio marque un jalon dans l’histoire de l’industrialisation, tout comme dans celle des luttes sociales et de la pensée écologique.

BIBLIOGRAPHIE 

Komatsu H., Tanaka Shôzô no kindai (La modernité de Tanaka Shôzô), Tokyo, Gendai kikaku shitsu, 2001 ; Nimura K., The Ashio Riot of 1907. A Social History of Mining in Japan, Boardman T. & Gordon A. (trad.), Durham/Londres, Duke University Press, 1997 ; Notehelfer F., « Japan’s First Pollution Incident », Journal of Japanese Studies, 1975, vol. 1, n° 2, p. 351-383 ; Shôji K. et Sugai M., Tsûshi Ashio kôdoku jiken 1877~1984 (Histoire de l’affaire de pollution minière d’Ashio, 1877-1984), Yokohama, Seori shobô, 2014 ; Souyri P. F., Moderne sans être occidental. Aux origines du Japon d’aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2016 ; Stolz R., Bad Water. Nature, Pollution & Politics in Japan, 1870 – 1950, Durham, Duke University Press, 2014 ; Stone A., The Vanishing Village. The Ashio Copper Mine Pollution Case 1890-1907, thèse non publiée, Université de Washington, 1974 ; Strong K., Ox against the Storm. A Biography of Tanaka Shozo, Japan’s Conservationist Pioneer, Folkestone, Japan Library, 1977 ; Sugai M., « Ashio kôdoku mondai to minshû kankyô undô (Le problème de pollution minière d’Ashio et le mouvement environnemental populaire) », in Komatsu H. et Kimu T. (dir.), Tanaka Shôzô. Shôgai o kôkyô ni sasageta kôdôsuru shisôjin (Tanaka Shôzô. Un penseur qui consacra son existence à la communauté), Tokyo, Tôkyô daigaku shuppan-kai, 2010, p. 25-38.

Cyrian Pitteloud, Doctorant/assistant en histoire sociale du Japon à l’Université de Genève.

Mot corrélé au Dictionnaire de la pensée écologique : Tanaka Shôzô (1841-1913)

POUR CITER CET ARTICLE

Pitteloud Cyrian. 2017. « L’affaire d’Ashio (extraction minière, Japon) ». lapenseeecologique.com. Dictionnaire de la pensée écologique. 1 (1).  URL : https://lapenseeecologique.com/laffaire-dashio-extraction-miniere-japon/




Les racines culturelles de l’anti-environnementalisme de Trump

Par Éric Freyfogle[1]


Vol 1 (1) – Octobre 2017


Durant sa campagne politique frénétique et sa première année au pouvoir, Donald Trump s’est vu poser pas mal d’étiquettes sur le dos. Mais il n’a jamais été traité de « non-Américain ». Certes, le tissu politique et social en Amérique se compose de maints fils, tellement variés et de couleurs détonantes, que presque chaque variante culturelle peut trouver son correspondant quelque part en Amérique. Toutefois, la politique fortement anti-écologique de Trump ne constitue pas un fil parmi d’autres, ni un aspect mineur, mais un trait dominant, et ce depuis longtemps. Sa politique grossit et attire en effet l’attention sur des éléments culturels qui règnent dans la société américaine. Cette politique et ses graves défauts sont plus américains qu’on ne veut le reconnaître.

La trajectoire culturelle de cette nation commence tôt. Aux yeux des colons européens (ou envahisseurs – à vous de choisir), les richesses naturelles de l’Amérique du Nord paraissaient incommensurables.  Les contraintes économiques sur l’utilisation des ressources, fondées sur leur rareté dans le Vieux Monde, ne semblaient guère nécessaires face à une telle abondance. A mesure que les colons se dispersaient, leurs manières de consommer et d’affecter des terres ont stupéfié leurs visiteurs européens, en raison de leur gaspillage volontaire. Au dire de l’historien Bill Cronon, « l’abondance écologique et la prodigalité économique allaient de pair » ; « le peuple de l’abondance » dans la Nouvelle-Angleterre coloniale est devenu « un peuple du gaspillage[2]. » Ce que l’historien Daniel Worster a récemment nommé « la théorie du feu vert » guidait la nouvelle culture[3]. Disposant de ressources aussi vastes, pourquoi l’Amérique ne foncerait-elle pas vers l’avenir ?

Aujourd’hui, cet élément clé de la culture américaine – ce mélange d’abondance apparente, de liberté, d’individualisme et de capitalisme – reste fort, en dépit de cent-cinquante années d’efforts pour le contrer. La technologie et la croissance de la population ont joué des rôles importants dans notre abus de la nature. Mais notre culture est encore plus influente. Nous nous servons de la nature et nous en abusons en raison de nos façons de la percevoir et de la valoriser, en raison de nos manières de penser notre rapport à elle et de nos rapports sociaux, en raison de notre confiance – ébranlée mais toujours significative – dans notre capacité, fondée sur notre prétendu statut moral unique, d’aller de l’avant n’importe comment, en surmontant des pénuries, en nettoyant nos dégâts et en maintenant la nature sous nos talons.

Si nous étudions les mesures anti-écologiques du gouvernement de Trump, nous sommes amenés à constater la congruence avec les valeurs et approches culturelles qui sont les mêmes ou analogues à celles qui sont à l’origine de nos problèmes environnementaux, selon la définition des spécialistes. Même si le gouvernement de Trump les présente avec une rare intensité, elles pénètrent tout le spectre politique. Elles expliquent mieux que tout autre facteur pourquoi les efforts de réforme de l’environnement ont si peu abouti pendant la génération précédente.

Comme il l’avait promis, le président Trump a proposé des coupes substantielles dans le budget des programmes environnementaux nationaux, y compris une coupe de 30 % dans le budget de l’Agence pour la Protection de l’Environnement (EPA). Il a pris des mesures pour restreindre les politiques d’Obama destinées à réduire le changement climatique, en particulier le projet pour l’énergie propre (Clean Power Plan). Il a fait des coupes dans les programmes pour réduire les émissions de méthane, il a ouvert encore plus de terres et d’eaux à l’exploitation des combustibles fossiles, et il a initié des mesures pour réduire les normes d’efficacité énergétique pour les voitures. Des oléoducs à grande distance, pourtant controversés, ont été approuvés et les restrictions sur les mines ont été réduites, alors que les loups, les ours grizzly, les baleines et les tortues marines ont vu leurs protections élaguées. Des efforts similaires pour assouplir les limites sur les rejets toxiques des centrales électriques et sur le traitement des cendres de charbon sont en cours. A sa demande, le Congrès, à majorité républicaine, a révoqué la règle pour la protection des ruisseaux, qui visait à réduire les pollutions causées par l’exploitation des mines à ciel ouvert. Actuellement, d’autres réductions concernant les limites des émissions des décharges, les protections des nappes phréatiques par rapport aux mines d’uranium et les normes d’efficacité énergétique pour les bâtiments du gouvernement fédéral sont retenues dans des embouteillages judiciaires. Selon une estimation, début octobre, 48 réglementations fédérales concernant la protection de l’environnement ont été soit annulées (la moitié), soit sont en cours d’annulation, ou encore embourbées dans des contentieux intentés par des intérêts environnementaux.

On est tenté d’attribuer ces politiques de Trump à un mépris de la protection environnementale. Certes, elles manifestent ce sentiment. Mais les regarder sous cette optique, comme si elles ne représentaient que la malfaisance d’un groupe politique temporairement dominant, ignore leurs racines culturelles américaines. Pour Donald Trump, comme pour de nombreux Américains, la nature est à apprivoiser. Nous pouvons la rendre obéissante. Quand nos manipulations tournent mal – comme elles le font si souvent –, nous doublons la mise. Selon cette vision du monde, les êtres humains sont les seules créatures de ce monde dotées de sens morale. Le reste de la nature, y compris les grands animaux, est constitué d’objets moralement vides. On perçoit la nature comme fragmentée, formée de parcelles de terre et de ressources naturelles, prête à être divisée, exploitée et valorisée moyennant la marchandisation. En assimilant la valeur avec les prix du marché, nous sous-entendons : la valeur aux yeux des êtres humains vivant aujourd’hui (et surtout les mieux financés), et non la valeur que la nature peut revêtir pour les générations futures et les autres formes de vie. On évalue la nature comme si elle était composée d’objets distincts, non pas d’êtres interconnectés, jouant des rôles fondamentaux dans le fonctionnement de systèmes écologiques.

Le déni de la science climatique du président Trump est, comme disent ses critiques, antiscientifique. Mais il signifie plus que cela, et il signifie plus qu’une résistance de l’élite éduquée. Ce qu’on interprète comme la mise en question de la science climatique, puise dans la vieille confiance américaine en sa propre ingéniosité. Cette attitude reflète la tendance américaine à supposer que nous en savons déjà assez, ou que nous pouvons apprendre assez, pour venir à bout des problèmes futurs, quand ils se produiront. Nous avançons à pas de charge avec de nouvelles technologies et des produits chimiques sans prendre le temps de comprendre leurs conséquences probables. Il revient à ceux qui prétendent pouvoir prévoir des problèmes d’assumer la charge de la preuve – une charge bien difficile à porter, au reste.

Enfouie dans le décret présidentiel sur le changement climatique se trouvait une modification significative concernant la façon de calculer le coût social des émissions carbonées par le gouvernement fédéral[4]. Puisque les dégâts causés par le charbon se produiront largement dans l’avenir, il faut calculer leur valeur actualisée nette (suppose-t-on) quand on définit une politique publique. Les règles de l’ère d’Obama ont utilisé un taux de 3% d’actualisation. Le décret de Trump établit un taux de 7%. A ce taux, 100 $ de dégâts subis dans cent ans ne nous coûtent aujourd’hui que 12 centimes. Conclusion : les coûts futurs ne méritent guère que nous nous en soucions. Sur ce point, aussi, nous exposons un trait culturel important : notre attitude favorisant le court-terme, notre refus de penser et de planifier dans un cadre temporel adéquat aux changements naturels.

Quant aux mesures de Trump qui concernent les voies navigables ou les zones humides, entre autres, elles reflètent également la vielle réticence à accepter l’interconnection et l’interdépendance de la nature. Guidés par la culture, nous voyons la nature en termes de fragmentation et nous interagissons avec elle en conséquence. Nous ignorons la réalité écologique : les systèmes naturels sont des ensembles fonctionnels organiques. Nous peinons à voir la vérité capitale que notre épanouissement à long terme repose sur le fonctionnement sain de ces ensembles. Selon une opinion longtemps soutenue par les économistes néolibéraux, la nature n’est qu’un stock de ressources que nous pouvons utiliser à notre gré ; si une ressource commence à manquer, le marché trouvera sans doute un substitut.

A court terme, il est peu probable que la politique environnementale de Trump aboutisse à une création nette d’emplois ; à long terme, elle produira d’énormes dommages. Selon tout critère qui tient compte du long terme et qui est fondé sur de bonnes connaissances scientifiques et économiques, elle est terriblement malavisée.  Mais les positions et le caractère de Trump sont riches en enseignements : ils sont une occasion de voir le reflet de nos défauts culturels. Dans les années 1950, les gouverneurs du Sud ont rendu clairement visible le racisme américain généralisé à toute l’Amérique. Les défauts culturels de Trump, pareillement distillés et grossis par sa politique arrogante, antiscientifique et court-termiste, pourraient nous rendre le même service aujourd’hui. Plus qu’on ne veut le reconnaître, les défauts de Trump reflètent notre identité passée et, dans une certaine mesure, encore actuelle.

NOTES

[1] Eric Freyfogle est professeur de droit à l’Université d’Illinois à Urbana-Champaign.  Il est l’auteur de A Good That Transcends:  How U.S. Culture Undermines Environmental Reform (University of Chicago Press, 2017) et de Our Oldest Task:  Making Sense of Our Place in Nature (University of Chicago Press, 2017).

[2] William Cronon, Changes in the Land:  Indians, Colonists, and the Ecology of New England (New York:  Hill & Wang, 1983), 170.

[3] Donald Worster, Shrinking the Earth:  The Rise and Decline of American Abundance (New York:  Oxford U. P., 2016), 5.

[4] Michael Greenhouse, “What Financial Markets Can Teach Us About Managing Climate Risks,” New York Times, April 4, 1017.

POUR CITER CET ARTICLE

Freygogle Éric.2017. « Les racines culturelles de l’anti-environnementalisme de Trump ». trad. K. Whiteside. lapenseeecologique.com. Points de vue. 1 (1) PUF. URL : https://lapenseeecologique.com/les-racines-culturelles-de-lanti-environnementalisme-de-trump/




Mode de vie : de quoi parle t-on ? Peut-on le transformer ?

Par Bruno Maresca

Vol 1 (1) – octobre 2017

RÉSUMÉ :

Le mode de vie est une prénotion sociologique fortement mobilisée du fait des mutations technologiques et économiques et des débats sur la transition écologique. Sa transformation est-elle un enjeu collectif ou plutôt une responsabilité individuelle ? On éclaire cette question par une mise à plat de la polysémie des termes « genre de vie », « mode de vie », « style de vie », et l’on remonte leur généalogie pour clarifier ce concept. Le mode de vie est un système structurant et différenciant à l’intérieur duquel les styles de vie sont une dynamique de renouvellement des manières d’être. La transition écologique ne prendra un tournant décisif que si le changement se trouve engagé au cœur de la structure du mode de vie par une révolution de l’architecture du vivre-ensemble.

Mots-clé : mode de vie, style de vie, transition écologique, concept, sociologie

ABSTRACT :

« Way of life » is a sociological pre-notion which is today widely used, due to technological and economic shifts, and debates on the ecological transition. Is its transformation a collective issue or rather an individual responsibility? This debate can be enlightened by the « flattening » of the polysemic terms « way of life » and « lifestyle ». Their genealogy can be traced back to clarify the concept. The « way of life » is a structuring and differentiating system, within which lifestyles are constantly renewing the various ways of living. The ecological transition will only take a decisive turn if change is engaged at the heart of the way of life’s structure, revolutionning the architecture of our living-together.

Key words : way of life, lifestyle, ecological transition, concept, sociology

PLAN 

  • La polysémie des termes et les notions connexes
  • La généalogie des notions : genre de vie, mode de vie, style de vie
  • Le mode de vie comme enjeu du changement « sociétal »

***

Le mode de vie est un concept passe-partout, un mot-valise convoqué dans de très nombreux contextes, qui rend compte d’un fait social majeur : la manière dont les individus d’une société sont conduits à structurer leurs conditions de vie. En dépit du flou qui l’entoure, il s’agit d’une notion essentielle à la compréhension des évolutions sociales dans une période où les mutations sociologiques, technologiques et économiques paraissent de nature à bouleverser les conditions de vie. Le mode de vie ne désigne rien de moins que l’architecture du vivre-ensemble.

Les évocations de notre mode de vie sont omniprésentes dans le débat social, et le recours à cette notion dans les médias prend, à l’heure actuelle, deux formes paradoxalement opposées. Sur un versant, « notre mode de vie » est une référence que l’on brandit pour défendre notre identité nationale et occidentale, qui pourrait être menacée par une possible « guerre des civilisations »[1]. – « En France, il n’y a qu’une communauté : la communauté française qui partage une langue, une culture et un mode de vie », a déclaré l’ancien président Nicolas Sarkozy en 2016[2]. Sur un autre versant, s’exprime la conscience malheureuse de notre mode de vie qui menacerait très sérieusement les ressources et les équilibres vitaux de la planète – l’eau, l’air, les espaces naturels, le climat ou la biodiversité –, mais aussi la santé humaine.

Pour consulter cet article: https://www.cairn.info/revue-la-pensee-ecologique-2017-0-p-b.htm 

Pour citer cet article: Maresca Bruno. 2017. Mode de vie : de quoi parle-t-on ? Peut-on le transformer ?. La Pensée écologique, 1 (1), b-. doi:10.3917/lpe.pr1.0013.




Éducation et durabilité forte : considérations sur les fondements et les finalités de l’institution scolaire

Par Daniel Curnier

Vol 1 n°1 – octobre 2017

RÉSUMÉ : L’Anthropocène, époque géologique marquée par la perturbation des grands équilibres écologiques par les activités humaines, confronte l’espèce humaine à des changements profonds et rapides de son milieu, sans commune mesure avec tout ce qu’elle a connu auparavant. Cette modification des conditions biogéochimiques globales impose une transition des sociétés modernes vers un nouveau modèle d’organisation politique et de fonctionnement économique. Une transformation sociétale d’une telle importance requiert de sortir du paradigme de la Modernité, c’est-à-dire du rapport au monde construit en Occident au cours des siècles passés. L’institution scolaire, qui participe à cette construction d’un rapport au monde particulier, peut contribuer à une métamorphose de la société, à condition d’entreprendre une mutation conséquente. Ce texte compare le curriculum actuel et l’insertion de l’éducation en vue d’un développement durable avec l’impératif d’un changement de paradigme allant au-delà de la dualité nature-culture occidentale. Il propose ensuite un modèle possible de curriculum engageant l’école sur la voie d’une transition écologique, fondée sur les principes de la durabilité forte et le développement d’une identité écologique.

Mots-clés : éducation en vue d’un développement durable, durabilité forte, dualité nature-culture, identité écologique, changement de paradigme

Education and strong sustainability : reflections on the foundations and aims of the school system

ABSTRACT The Anthropocene is considered as the current geological epoch, featuring the disturbance of the global ecological system by human activities. These changes in the global biogeochemical conditions impose the transformation of modern societies towards a new model of political organisation and economical structures. A transformation of such magnitude requires moving out of the paradigm of Modernity, hence away from the western way of relating humanity with the environment, developed during the previous centuries. Schools are involved in the construction of this specific worldview and can therefore contribute to the transformation of society, provided that a significant curriculum change is made. This paper compares the current curriculum and the mainstreaming of education for sustainable development with the imperative of a paradigm shift away from the western nature-culture divide. It further suggests a curriculum model engaging schools on the path of an ecological transition, based on the principles of strong sustainability and the development of an ecological identity.

Keywords : education for sustainable development, strong sustainability, nature-culture divide, ecological identity, paradigm shift. 

PLAN

  • Éducation en vue d’un développement durable
    • Portée du projet éducatif traditionnel et de l’éducation en vue d’un développement durable
    • Ancrage dans la durabilité forte
  • Conséquences de la durabilité forte pour le projet éducatif
    • Dépasser le dualisme nature-culture et renforcer l’identité écologique
    • Conclusion

La transition vers un modèle d’organisation sociale plus équitable et inscrit dans les limites planétaires apparaît comme une nécessité pour répondre aux inégalités sociales grandissantes et aux défis écologiques. L’un des pivots de cette transition est une métamorphose du système de représentation du monde qui domine les sociétés occidentales. En tant qu’institution chargée de transmettre des savoirs et des savoir-faire, mais aussi des valeurs et un rapport au monde, l’école a un rôle essentiel à jouer dans l’émergence d’un nouveau paradigme.

Pour consulter cet article : https://www.cairn.info/revue-la-pensee-ecologique-2017-1-page-252.htm?contenu=article

Pour citer cet article : Curnier Daniel, « Éducation et durabilité forte : considérations sur les fondements et les finalités de l’institution », La Pensée écologique, vol. 1, no. 1, 2017. doi:10.3917/lpe.pr1.0032.




Écocide (2)

Par Laurent Neyret


Vol 1 (1) – octobre 2017


DÉFINITION ET HISTOIRE DU CONCEPT D’ÉCOCIDE 

Le terme d’écocide est construit à partir du préfixe « éco- » – la maison (oikos en grec), et du suffixe « -cide » – tuer (caedere en latin). Il désigne les crimes les plus graves commis contre l’environnement qui, en temps de paix, comme en temps de conflit armé, portent atteinte à la sûreté de la planète. Tout comme le génocide qui vise à détruire tout ou partie d’un groupe humain, le crime d’écocide renvoie aux crimes internationaux les plus graves. La montée en puissance de ce concept s’explique par l’augmentation et l’aggravation du phénomène de la criminalité environnementale. Entre 2014 et 2016, les revenus annuels générés par les crimes environnementaux en tous genre – trafic d’espèces protégées, trafic de déchets, exploitation illégale de métaux précieux, etc. – ont augmenté de 26%, pour atteindre près de 258 milliards de dollars classant ce type de crimes au quatrième rang mondial des activités illicites après le trafic de drogue, la contrefaçon et le trafic des êtres humains, et avant le trafic illégal des armes légères.

APPROCHE RÉTROSPECTIVE DU CRIME D’ÉCOCIDE

  •  L’écocide : de la science au droit

    Le terme d’écocide est nédans les années 1970 sous la plume du botaniste américain Arthur Galston à propos des effets de l’agent orange, ce puissant défoliant utilisé par l’armée américaine pendant la guerre du Vietnam destiné à détruire la forêt et à empêcher les insurgés vietnamiens de s’y réfugier (Zierler, 2011). Le recours massif à l’agent orange a entraîné la destruction de 20% de la forêt vietnamien, avec des conséquences sanitaires catastrophiques, caractérisées par des cancers et de graves malformations chez les personnes exposées. En réaction, plusieurs personnalités, à l’image du Premier ministre suédois Olof Palme lors du discours d’ouverture de la Conférence de Stockholm de 1972, ont qualifié l’écocide de crime de guerre. En 1973, Richard Falk, professeur américain de droit international, reprend à son compte le terme d’écocide et publie une proposition de Convention internationale sur le crime d’écocidepar laquelle les États parties reconnaissent qu’en temps de guerre comme en temps de paix, l’homme est à l’origine de dommages irréparables pour l’environnement et qui définit le crime d’écocide comme tout acte commis avec l’intention de perturber ou de détruire, en tout ou partie, un écosystème humain.

Par la suite, la proposition de reconnaissance d’un crime autonome d’écocide a été soutenu tant par la doctrine (Falk, 1973 ; Drumbl, 1998 ; Neyret, 2009 ; Higgins, 2010) que par la société civile. En 2013, une initiative citoyenne européenne a été lancée pour « mettre un terme à l’écocide » ; proposition remaniée ensuite et soutenue par un nouveau mouvement citoyen intitulé End Ecocide on Earth qui a formulé une proposition d’amendement au Statut de Rome instituant la Cour.Les États eux-mêmes ont accepté d’interdire l’utilisation de l’environnement comme instrument de guerre. En 1976, le Comité de la Conférence du désarmement des Nations unies a adopté le Convention dite ENMOD sur l’interdiction d’utiliser des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles. Cette convention prohibe, en temps de paix comme en temps de conflit armé, les manipulations délibérées des processus naturels ayant des effets étendus, durables ou graves sur l’environnement, et interdit de modifier la dynamique, la composition ou la structure de la Terre. Il s’agit, notamment, d’actes délibérés visant à provoquer des tremblements de terre ou des raz-de-marée, à bouleverser l’équilibre écologique d’une région, à entraîner des changements météorologiques ou climatiques, ou à modifier les courants océaniques.

En 1977, les travaux de la Conférence diplomatique sur la réaffirmation et le développement du droit international humanitaire chargée d’adapter cette matière aux nouvelles réalités, ont conduit à l’adoption du Protocole I additionnel aux Convention de Genève du 12 août 1949 pénale internationale ainsi qu’une proposition de directive européenne sur le crime d’écocide.

  • Le crime d’écocide en droit humanitaire, relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux

Ce texte interdit l’utilisation « de méthodes ou moyens de guerre conçus pour causer, ou dont on peut attendre qu’ilscauseront des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel » (art. 35, § 3). Il prescrit que la « guerre sera conduite en veillant à protéger l’environnement naturel contre des dommages étendus, durables et graves […] susceptibles de compromettre la santé ou la survie de la population » (art. 55, § 1er) de même qu’il interdit les attaques contre l’environnement naturel à titre de représailles (art. 55, § 2). Les atteintes graves à l’environnement, tels les sabotages de réservoirs d’eau, d’installations nucléaires ou de puits de pétrole, sont, dès lors, reconnues par le droit international comme constitutives d’un crime de guerre en temps de conflit armé international.

Plus tard, en 1998, l’article 8, § 2, b), iv), du Statut de Rome portant création de la Cour pénale internationale confirme que « le fait de diriger intentionnellement une attaque en sachant qu’elle causera incidemment […] des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel » constitue un crime de guerre. Néanmoins, cette disposition, loin de couvrir l’ensemble des hypothèses d’écocide, ne concerne les atteintes graves à l’environnement que si elles sont commises en temps de conflit armé international – à l’exclusion, donc, du temps de paix et des conflits armés internes – et à des conditions plus restrictives que celles retenues par le Protocole I aux Conventions de Genève. Le Statut de Rome admet ainsi la possibilité que des dommages, même graves, à l’environnement puissent être licites pour autant qu’ils ne soient pas « manifestement excessifs par rapport à l’ensemble de l’avantage militaire concret et direct attendu ». Autrement dit, en matière de crimes de guerre, l’acceptabilité des dommages à l’environnement est, conformément au principe de proportionnalité, mesurée à l’aune de la stratégie militaire.

Le Statut de Rome prévoit également que les atteintes à l’environnement peuvent constituer un moyen de commettre un génocide, par la « soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle » (art. 6, al. c). En témoigne le deuxième mandat d’arrêt émis en 2010 par la Cour pénale internationale contre Omar Al-Bashir, président en exercice du Soudan, qui mentionne la contamination de puits et de pompes à eau dans des villes et villages comme un élément témoignant de la politique génocidaire menée contre certaines ethnies du Darfour.

Certes, des dispositions du droit international humanitaire existent pour protéger l’environnement mais elles sont rarement mobilisées ou difficilement mobilisables. La mise en œuvre du principe de proportionnalité semble le plus souvent pencher en faveur de la stratégie militaire employée plutôt que dans le sens de l’environnement dégradé. Quant à l’application des dispositions du droit international humanitaire aux conflits armés non internationaux qui forment la grande majorité des conflits armés actuel, elle reste ambigüe (Maljean-Dubois, 2016).

Une lutte effective et efficace contre la criminalité environnementale la plus grave impose d’englober les crimes commis en dehors d’un contexte de conflit armé.

  • L’autonomisation du crime d’écocide

 En 1986, le rapporteur spécial de la Commission du droit international chargée par l’Assemblée générale des Nations unies d’élaborer un code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité a suggéré de compléter la liste des crimes contre l’humanité en y incluant « toute atteinte grave à une obligation internationale d’importance essentielle pour la sauvegarde et la préservation de l’environnement ». En 1991, la solution retenue a évolué pour consacrer un crime international autonome, indépendant tant des crimes de guerre que des crimes contre l’humanité. Le projet de Code prévoit alors la responsabilité pénale internationale de « tout individu qui cause délibérément ou ordonne que soient causés des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel ». Ce texte s’inspire clairement de l’article 55 du Protocole I additionnel aux Conventions de Genève, mais avec une portée plus large, puisqu’il s’applique aussi en temps de paix. Un certain nombre d’États se sont prononcés en faveur d’une telle disposition, mais l’opposition formelle d’États comme les États-Unis ou le Royaume-Uni a conduit le rapporteur spécial à considérer qu’il « faudra attendre qu’une évolution du droit international confirme ou infirme la tendance à considérer ces faits comme des crimes [internationaux] » (Treizième rapport sur le projet de Code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité », par M. Doudou Thiam, Rapporteur spécial (A/CN.4/466), Annuaire de la Commission du droit international, vol. II (1), ONU, 1995, p. 37, §§ 8-10). Le projet de Code adopté en 1996 n’a pas retenu de crime international autonome pour les dommages graves causés à l’environnement. En revanche, ce projet a inspiré une dizaine de législateurs nationaux qui ont intégré le crime d’écocide dans leur Code pénal afin de réprimer le fait de détruire massivement la faune ou la flore, de contaminer l’atmosphère ou les eaux, et plus largement, de commettre toute acte susceptible de causer une catastrophe écologique.

  • L’émergence de la « sûreté de la planète » comme valeur commune protégée à l’échelle internationale

La protection de l’environnement per se contre les actions criminelles prend de l’ampleur à l’échelle internationale. A cet égard, dans l’affaire Gabčikovo-Nagymaros, la Cour internationale de Justice a insisté sur « l’importance que la protection de l’environnement revêt[ait]… non seulement pour les États, mais aussi pour l’ensemble du genre humain » (CIJ, 25 septembre 1997, CIJ Recueil 1997, p. 41).Par ailleurs, l’Assemblée des Nations unies a adopté le 30 juillet 2015 une résolution sur la « surveillance du trafic des espèces sauvages » qui « encourage les États membres à adopter des mesures efficaces pour prévenir et combattre le grave problème que constituent les crimes qui ont une incidence sur l’environnement ». Malgré son caractère non contraignant, cette résolution revêt une dimension historique qui témoigne de l’engagement politique en faveur de la lutte contre la criminalité environnementale. Dernièrement, le Bureau de Procureur de la Cour pénale internationale a fait savoir dans un document de politique générale relatif à la sélection et à la hiérarchisation des affaires qu’il s’intéresserait « particulièrement aux crimes visés au Statut de Rome impliquant ou entraînant, entre autres, des ravages écologiques, l’exploitation illicite de ressources naturelles ou l’expropriation illicite de terrains »[1]. Tous ces instruments convergent vers l’émergence d’une valeur commune à l’échelle internationale (la « sûreté de la planète ») qui vise la viabilité de la Terre et, avec elle, l’avenir de l’humanité tout entière. Le crime d’écocide matérialiserait l’expression pénale de la protection de cette valeur en droit international contre les atteintes les plus graves.

APPROCHE PROSPECTIVE DU CRIME D’ÉCOCIDE 

  • Elever l’écocide au rang des crimes internationaux les plus graves

Proposer la reconnaissance d’un crime d’écocide s’inscrit dans une démarche prospective en cohérence avec le processus d’incrimination existant à l’échelle internationale. De la même manière que la communauté internationale a inventé hier un instrument juridique international pour prévenir et réprimer le génocide, elle est appelée aujourd’hui à inventer un instrument de lutte contre les crimes environnementaux les plus graves. L’écocide se présente comme un crime international en devenir, à l’instar des crimes contre l’humanité avant qu’ils ne soient consacrés en droit international pour réprimer les atrocités commises pendant la Seconde Guerre mondiale. Avec l’écocide, il s’agit d’envisager une triple transformation du droit pénal : « une réprobation universalisée, mais graduée par des critères de gravité, une répression internationalisée mais différenciée par des critères de diversité, et une responsabilité anticipée, mais modulée par des critères de tolérance » (Neyret, 2015 : XIII).

  • Éléments de définition du crime d’écocide

Plusieurs définitions du crime d’écocide ont été proposées (Falk, 1973 ; Gray, 1995 ; End Ecocide on Earth, 2015), parmi lesquelles celle formulée dans un rapport remis par un groupe de juristes à la garde des sceaux en février 2015 (Neyret, 2015, 2017), qui entend l’écocide comme un « acte intentionnel commis dans le cadre d’une action généralisée ou systématique et qui porte atteinte à la sûreté de la planète ». Dans le prolongement du crime contre l’humanité, le crime d’écocide serait applicable en temps de conflit armé comme en temps de paix, et limité aux seuls actes commis intentionnellement. En effet, l’exigence de caractère intentionnel de l’écocide s’explique par un souci de cohérence avec la catégorie des crimes les plus graves inscrits dans le Statut de Rome portant création de la Cour pénale internationale. Par ailleurs, cela permet de réserver l’incrimination d’écocide aux comportements les plus graves, le plus souvent commis par les instigateurs, organisateurs et donneurs d’ordre des crimes, plutôt que par les simples exécutants (pour une approche élargie de l’écocide aux crimes non-intentionnels : projet d’amendement au Statut de Rome, End Ecocide on Earth, 2015, préc.).

  • Application à l’écocide du régime des crimes supranationaux

Si le crime d’écocide devait être reconnu par les Etats comme relevant de la catégorie des crimes internationaux les plus graves, il serait cohérent de lui appliquer le régime spécifique des crimes supranationaux tel qu’il découle du droit international pénal, qu’il s’agisse, entre autres, de leur imprescriptibilité, d’une limitation des amnisties ou encore de la reconnaissance d’une compétence pénale universelle.

  • Adaptation du droit pénal aux spécificités de l’écocide

La lutte contre la criminalité environnementale la plus grave requiert une adaptation du droit pénal, que ce soit par l’admission généralisée de la responsabilité pénale des personnes moralesqui servent de support à la commission ou à la facilitation des crimes environnementaux, par l’amélioration de la sanction de ces crimesau travers d’une justice punitive graduée par des critères de gravité (profit économique tiré du crime, fonction de l’auteur de l’infraction, caractère organisé du crime, gravité du dommage) et d’une justice restaurativeprenant la forme d’actions de remises en état, de dommages et intérêts, de programmes de conformité, ou de mesures de réparation symboliques adaptées à la dimension culturelle du dommage comme des excuses aux communautés lésées.

D’un point de vue institutionnel, il serait opportun d’instituer un Procureur international de l’environnement pour venir au soutien des autorités de poursuites nationales, d’envisager la création d’une Cour pénale internationale de l’environnement, ou encore de créer un Groupe de recherche et d’enquête pour l’environnement (GREEN) compétent pour constater les crimes environnementaux.

  • Supports normatifs du crime d’écocide

La consécration du crime d’écocide pourrait passer à la fois par des textes nationaux, suivant en cela la dizaine d’États ayant intégré ce crime dans leur Code pénal, et par des textes internationaux que ce soit par un élargissement des Traités existants et plus spécialement du Statut de Rome ou par la consécration d’un Traité dédié qui pourrait prendre la forme d’une Convention Ecocide.

Drumbl (M. A.), « Waging war against the world : the need to move from war crimes to environmental crimes », Fordham International Law Journal, 1998, vol. 22, p. 122. – Falk (R. A.), « Environmental warfare and ecocide. Facts, Appraisal and Proposals», RBDI 1973-1)– Gray (M-A), « The international crime of ecocide », California Western International Law Journal, 1995-1996, vol. 26, n° 2, p. 215. – Higgins (P.), Eradicating Ecocide, London, Shepheard-Walwyn Publishers, 2010. – Maljean-Dubois (S.), « L’écocide, de la guerre du Vietnam à la mise en péril des frontières planétaires », RBDI 2016, p. 2015. – Neyret (L.) dir., Des écocrimes à l’écocide, préf. Delmas-Marty, Bruylant, 2015 ; From ecocrimes to ecocide. Protecting the environment through criminal law, C-EENRG Reports, 2017-2, May 2017. – Delmas-Marty (M.), Fouchard (I.), Fronza (E.), Neyret (L.), La transformation du crime contre l’humanité in Le crime contre l’humanité, « Que sais-je ? », n° 3863, Puf, 1re éd. 1999, 2e éd., 2013. – « Les prédateurs. La nature face au crime organisé, Une enquête Le Monde », Atelier Henry Dougier, 2015. – Zierler (D.), The Invention of Ecocide, The University of Georgia Press, 2011.

Laurent Neyret, professeur, Université de Versailles Paris-Saclay

Mots corrélés au Dictionnaire de la pensée écologique: Guerres et conflits environnementaux, justice environnementale, obligation environnementale

NOTES 

[1] https://www.icc-cpi.int/itemsDocuments/20160915_OTP-Policy_Case-Selection_Fra.pdf Consulté le 15 septembre 2016

POUR CITER CET ARTICLE

Neyret Laurent. 2017. « Écocide (Point de vue n°2) ». lapenseecologique.com. Dictionnaire de la pensée écologique. 1 (1). URL: https://lapenseeecologique.com/ecocide-point-de-vue-2/





Reconnaître le crime d’écocide pour faire face à l’effondrement

Par Valérie Cabanes


Vol 1 (1) – octobre 2017


Depuis 2012, des peuples autochtones du continent africain, préoccupés par l’état de santé détérioré de la planète et l’avenir de nos enfants, indignés par toutes les destructions que l’industrialisation fait subir à la nature et en l’absence de cadre contraignant l’activité humaine au respect des limites planétaires connues, ont travaillé à la rédaction d’une déclaration présentée en 2015 et nommée : Déclaration des communautés gardiennes africaines. Cette déclaration se présente comme un appel à l’action auprès de la Commission africaine,  chargée de faire appliquer la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, pour la reconnaissance et la protection des sites naturels et des territoires sacrés ainsi que des systèmes de gouvernance coutumiers en Afrique. L’appel, inspiré par les recommandations d’un rapport de 2012 sur le même sujet au Kenya, propose de placer la Terre comme référence ultime pour toute forme de vie ou d’activité sur la planète et de la reconnaître comme pivot du Droit. Ainsi, grâce à un continuel plaidoyer, dans des pays comme l’Afrique du Sud, l’Éthiopie, l’Ouganda, le Kenya, le Bénin, le Ghana, des écosystèmes comme des chutes d’eau, des rivières, des forêts, des montagnes, des lacs ont été reconnus comme des sites sacrés et ont pu être protégés de l’exploitation industrielle en leur donnant par exemple le statut de réserve de biosphère par l’Unesco.

Cette démarche est à l’œuvre partout dans le monde. Des peuples autochtones, habitants originaux des continents du monde, revendiquent la protection de sites naturels qu’ils considèrent comme sacrés. Malgré le fait que ces populations possèdent différentes cosmologies et différents symboles, elles tirent leurs lois et leurs coutumes d’une vérité centrale considérant la Terre comme « la mère de toute forme de vie » et comme une entité légitime et ordonnée. Ces traditions révèrent leurs terres ancestrales car elles constituent la source primaire du sens de la vie et de toute identité. Quand elles sont maintenues, la connaissance et la sagesse du droit ancien sont transmises par les ainés, des hommes et des femmes sages responsables de la pratique des rituels de la terre, de la médiation avec les ancêtres, de la transmission de leurs connaissances aux générations suivantes. Les sites naturels sacrés sont des territoires d’importance écologique, culturelle et spirituelle, intégrés dans les terres ancestrales. Pour eux, un territoire comprend les plantes, les animaux, les esprits des anciens, toute forme de vie sur terre, y compris les humains, et atteint les profondeurs de la terre, dont le sous-sol et plus loin, les roches et les minéraux ainsi que les hauteurs du ciel jusqu’aux constellations célestes. Leur rôle et leur signification leur sont irremplaçables. Ce sont des centres de connaissances et d’apprentissage intergénérationnel, et c’est ainsi qu’elles deviennent des sources de droit. Les systèmes de gouvernance coutumiers sont en effet fondés sur la relation que ces peuples entretiennent avec ces lieux. Leurs lois coutumières découlent ainsi des lois de la Terre et ils se considèrent comme garants de leur application.

REGARDER LES ÉCOSYSTÈMES COMMES DES ENTITÉS VIVANTES 

Les plus spectaculaires des décisions prises pour protéger des sites sacrés ont permis de leur octroyer une personnalité juridique. Le 15 mars 2017, par exemple, une décision du parlement néo‐zélandais a reconnu la rivière Whanganui et le parc national te Urewera comme des entités vivantes possédant des droits et des devoirs. Un représentant de l’État et le peuple iwi Whanganui ont été nommés dépositaires des droits de ces écosystèmes après cent-cinquante ans de négociation, par respect pour l’adage de la communauté : « Ko au te awa, Ko te awa ko au » (Je suis la rivière et la rivière est moi). Ce peuple maori considère comme un privilège d’en prendre soin en les traitant comme des membres de leur famille. La gouvernance de l’eau et du parc sera ainsi partagée ; quand quelqu’un voudra « utiliser » l’eau, le sol ou les arbres, il devra désormais tenir compte des besoins de toute autre personne et en premier lieu des besoins des écosystèmes.

Cette décision a inspiré une Haute-Cour indienne qui y a vu une jurisprudence adaptée aux traditions spirituelles hindoues, celles-ci reconnaissant certains sites et écosystèmes comme des incarnations divines, mais surtout la Cour y a vu une solution pour régler une situation écologique fortement préoccupante, la pollution chronique du Gange. Le fleuve Gange, nommé Ganga Maa, la mère-déesse Ganga, est vénéré par les hindous depuis des millénaires comme source de vie ainsi que son affluent la rivière Yamuna. Il abreuve le nord de l’Inde sur 3.000 km où 500 millions de personnes vivent sur ses berges. Mais les grandes villes des cinq États qu’il traverse (Uttarakhand, Uttar Pradesh, Bihar, Jharkhand et Bengale) rejettent près de trois milliards de litres d’eaux usées par jour et seul un tiers de ces eaux est retraité, le reste étant rejeté directement dans le Gange et ses affluents. Ces cours d’eaux sont aussi pollués par des métaux lourds, des polluants chimiques issus de l’industrie et de l’agriculture, des carcasses d’animaux et des corps humains mal calcinés. Les nappes phréatiques seraient aussi contaminées par de l’arsenic. La pollution du Gange est 3000 fois supérieure aux recommandations de l’OMS et met en danger la santé humaine mais aussi de tous les êtres vivants et les écosystèmes qui en dépendent pour vivre.

Les autorités ont dépensé, en trente ans, 4 milliards de dollars pour tenter de régler le problème mais la corruption et l’absence de coordination ont affaibli les efforts coordonnés des différents gouvernements, centraux et fédéraux. Face à ce constat et saisie sur le sujet, la Haute Cour de l’État d’Uttarakhand, a rendu une décision, quelques jours seulement après le parlement néo-zélandais, qui reconnait comme des entités vivantes le Gange et son affluent la Yamuna ; puis dans une décision suivante, tous les écosystèmes himalayens sur son territoire : les glaciers Gangotri et Yamunotri, les rivières, les ruisseaux, les lacs, l’air, les prairies, les vallées, les jungles, les forêts, les sources et les cascades situés dans cet État indien du nord de l’Inde. La Cour a déclaré agir selon le principe de common law de Parens patriae, qui donne la possibilité d’occuper la fonction de parent d’une personne nécessitant une protection. Elle a ensuite nommé, comme « parents » des écosystèmes, des personnalités locales tenues d’assurer leur protection et de promouvoir leur santé et leur bien‐être.  Mais les autorités politiques de l’Uttarakhand ont eu peur d’assumer leurs nouvelles responsabilités et ont demandé à la Cour suprême indienne de se prononcer sur la décision ; ce qu’elle a fait en juillet 2017 à propos du statut du Gange et de la Yamuna en affirmant qu’il était « impossible d’appliquer » ce nouveau statut juridique à ces cours d’eau car cela faisait courir le risque qu’ils puissent être poursuivis en cas d’inondation ou de noyade, et qu’ainsi ses « parents » puissent en être tenus responsables. L’affaire est en appel et n’empêche pas Narendra Modi de soutenir la décision initiale, déclarant que le Gange était la mère de tous les indiens et méritait que ses droits soient reconnus dans la loi nationale. De fait, un projet est à l’étude depuis 2013. Le CELDF (Community Environmental Legal Defense Fund), ONG (Organisation non gouvernementale) américaine de conseil sur les droits de la nature, s’est associé à des ONG locales pour proposer un projet de loi reconnaissant les droits fondamentaux du fleuve Gange et son bassin hydrographique à exister, à s’épanouir, à évoluer et à être restaurés, ainsi que le droit du peuple indien à un écosystème fluvial sain et prospère.

Puis en mai 2017, la Cour constitutionnelle colombienne a elle aussi donné des droits à un cours d’eau, le fleuve Atrato. Elle a voulu ainsi pallier l’incapacité de l’État de garantir le droit à un environnement sain aux populations locales menacées par une pollution liée à l’extraction minière illégale, en particulier d’or. Enfin en septembre 2017, la rivière Colorado a porté devant la justice le souhait que ses droits à exister et se régénérer soient reconnus et protégés.  Même en France, les droits de la nature avancent. En Nouvelle‐Calédonie, la communauté kanak des îles Loyauté, leurs chefs coutumiers et les élus de la collectivité ont reconnu dans leur code de l’environnement adopté en avril 2016, le « principe unitaire de vie » (art 110‐3), selon lequel « l’homme appartient à l’environnement naturel qui l’entoure ». Ils souhaitent doter des éléments de la nature d’une personnalité juridique et de droits qui leur seraient propres. Ils souhaitent aussi doter de la personnalité juridique des animaux totémiques sur des sites naturels sacrés. Ceci pourrait mener à l’avenir à une évolution du droit civil ; une compétence transférée par l’État français au gouvernement de Nouvelle‐Calédonie en 2013, une première du genre dans un pays qui n’a pas même daigné signer la Déclaration des droits des peuples autochtones de l’ONU.

DONNER DES DROITS A LA NATURE 

Si pour le citoyen européen, la reconnaissance d’éléments naturels comme entités vivantes est des plus surprenantes, il faut savoir que dans certaines régions du monde elle est acquise depuis plusieurs années, des pays ayant au final octroyé de façon globale des droits à la nature ; par exemple en Amérique du Sud dans la constitution de l’Equateur en 2008 ou du Mexique en 2017, ou dans des lois nationales comme en Bolivie en 2009. Le premier procès au monde s’étant appuyé sur les droits constitutionnels de la nature a eu lieu en Équateur, en 2011. La cour provinciale de Loja a prononcé une injonction à l’égard du gouvernement provincial afin de stopper un projet de route qui allait perturber le cours d’une rivière. La cour a considéré que ce projet constituait un viol de ses droits constitutionnels à exister et à maintenir ses cycles vitaux, sa structure, ses fonctions, et ses processus d’évolution. La cour a fait valoir le principe de précaution en expliquant que tant que le gouvernement ne pouvait démontrer que l’élargissement de la route n’affecterait pas la nature, la présomption de préjudice œuvrait en faveur d’une protection des droits de la rivière. La cour a également invoqué le principe d’un droit intergénérationnel, reconnaissant l’importance de la nature pour protéger les intérêts des générations présentes et futures. La cour a finalement ordonné au gouvernement de présenter des excuses publiques pour avoir débuté la construction d’une route sans licence environnementale préalable et l’a sommé de procéder à des études d’impact environnemental et d’élaborer un plan de restauration. Ce procès est exemplaire car il pose tous les principes essentiels d’une justice écologique efficace : la reconnaissance de droits inhérents à la nature, sa représentation en justice, un jugement préventif par des mesures conservatoires, un jugement réparateur par une injonction de réhabilitation du milieu, un jugement réconciliateur par le biais de mesures transitionnelles telles que des excuses publiques et enfin un jugement qui prend en considération l’intérêt des générations futures.

Inspirées par cette jurisprudence de la Terre en essor, une trentaine de municipalités aux États-Unis ont depuis voté des lois octroyant aux communautés naturelles et aux écosystèmes une personnalité juridique et à la population le droit de les défendre en justice.  En 2014, cela a permis au bassin versant du Little Mahoning de se défendre en justice par la voix d’une ONG devant une cour de Pennsylvanie pour dénoncer la violation de ses droits par une industrie extractive. L’année suivante, ce fut au tour de la Crystal Spring de se défendre pour les mêmes raisons selon ses droits inscrits dans la loi du canton de Highland. En juillet 2017, la rivière Siletz dans le comté de Lincoln en Oregon a, elle, déposé une action en justice pour protéger ses droits face à l’industrie du bois de l’Oregon qui après avoir procédé à des coupes claires de la forêt, la replante artificiellement et la pulvérise par hélicoptère de pesticides.

Nous devrions nous nourrir de cette audace. Beaucoup de pays reconnaissent déjà le locus standi (intérêt à agir) pour les citoyens afin de régler des différends dans l’intérêt général, ce qui pourrait être utilisé pour parler au nom de la nature. Il s’agirait pour un individu, un collectif, une organisation de pouvoir saisir la justice pour défendre les intérêts de la nature, dans le sens où la protéger revient à nous protéger, et de pouvoir parler en son nom devant la justice, idéalement devant une justice internationale quand les atteintes qui lui sont portées ont des conséquences qui dépassent le cadre des frontières nationales. Face à l’urgence environnementale et climatique mondiale, face aux souffrances et à la violence qu’elle va engendrer, il nous faudrait reconnaître des droits à la nature à l’échelle globale et repenser l’ordre juridique international en posant comme préalable le respect des droits de la nature, ceci afin d’être en mesure de garantir les droits humains, le droit privé des multinationales et du commerce devant se soumettre au respect des premiers. Une première proposition courageuse a émergé durant la conférence mondiale des peuples sur le changement climatique et les droits de la Terre-mère qui s’est tenue à Cochabamba en Bolivie en 2010. Il y fut rédigé une Déclaration universelle des droits de la Terre, devenue sujet de discussions depuis au sein des Nations Unies.

L’Assemblée générale des Nations unies a ouvert, dès 2011, un dialogue sur la notion d’harmonie avec la nature et dans sa note d’août 2016, le Secrétaire général, résumant leurs délibérations et recommandations, a relevé que « dans le monde entier, les philosophies, les spiritualités et les savoirs traditionnels des peuples autochtones s’appuient sur l’idée que les systèmes de gouvernance doivent s’inspirer des lois de la Terre et les respecter ». La note reconnaît que les lois en vigueur relatives à l’environnement « sont inefficaces en raison de leur fondement conceptuel ». « Ces lois scindent les écosystèmes en entités distinctes, une approche incompatible avec le fait qu’ils sont étroitement liés et interdépendants. » Il est donc proposé que la planète ne soit plus considérée « comme un objet inanimé exploitable mais comme notre foyer commun, lieu vivant dont la santé est soumise à de multiples dangers : ce processus nécessite de repenser entièrement notre interaction avec la nature et d’intégrer la jurisprudence de la Terre dans la législation, l’éthique, la politique et les pratiques, en entretenant une attitude de respect et de déférence profonds envers la Terre et ses cycles naturels. » Cette prise de conscience au sein même des instances onusiennes est porteuse d’un grand espoir.

RECONNAITRE UN CRIME CONTRE L’HABITABILITÉ DE LA TERRE

Une question reste cependant en suspens, comment faire reconnaître le caractère criminel de certaines atteintes très graves aux écosystèmes, celles capables de menacer la vie telle que nous la connaissons depuis 11.500 ans et qui nous a permis de prospérer en tant qu’espèce ? Ne faudrait-il pas reconnaître un crime international qui puisse protéger l’habitabilité de la Terre de certaines activités industrielles nuisibles au climat, à la biodiversité, à la qualité des sols, à l’approvisionnement en eau potable, à l’Océan, à la santé… ? Les États et les sociétés transnationales spéculent sur nos aspirations matérialistes en exploitant sans aucune considération des populations pauvres et de riches écosystèmes. Leurs dirigeants jouissent d’une totale impunité quand ils s’attaquent à la stabilité du système Terre. Si le crime d’écocide était reconnu, ils pourraient craindre une autorité supérieure. Ainsi Donald Trump ne pourrait sortir de l’accord international sur le Climat sans craindre la justice et le PDG John S. Watson de Texaco-Chevron, entreprise pétrolière qui a pollué pendant 26 ans la forêt amazonienne en Équateur, ne pourrait éviter continuellement d’assumer ses responsabilités et aurait à répondre de ses actes devant la Cour pénale internationale (CPI). Si la CPI, indépendante des Nations unies et des règles de l’OMC, reconnaissait le crime d’écocide et jouissait d’une pleine compétence universelle sur n’importe quel ressortissant de n’importe quel État, elle pourrait contraindre toute activité industrielle au respect de normes dont la valeur pivot ne serait plus l’humain hors-sol mais une Terre maintenue habitable pour l’humanité et tous les êtres vivants.

Au sein du mouvement End Ecocide on Earth, nous proposons que l’écocide soit caractérisé par un endommagement étendu ou une destruction qui aurait pour effet d’altérer de façon grave des communs planétaires ou un des systèmes écologiques de la Terre, dont dépendent tous les êtres vivants en général et l’humanité en particulier, et ce dans le respect des limites planétaires connues. Afin de préserver la biodiversité et garantir les droits des générations futures, une nouvelle définition du bien-être et de la prospérité est nécessaire, basée sur la compréhension scientifique de la stabilité de l’écosystème terrestre et inscrite dans le cadre juridique international pour protéger ces droits de la cupidité des entreprises. Devant l’intérêt universel, la souveraineté prônée par chaque pays devrait s’effacer car elle est à l’origine de nombre de préjudices causés à l’humanité et à la nature. L’eau n’a pas de frontières, pas plus que l’air, ni les espèces migratrices. Les ressources vitales que nous offrent la Terre devraient être accessibles à tous et utilisées de façon sobre par tous. C’est aussi l’avis des juges internationaux qui ont été sollicités pour rendre une opinion juridique sur l’entreprise Monsanto suite aux auditions auxquelles ils ont assisté lors d’un Tribunal organisé par la société civile qui s’est tenu en octobre 2016 à la Haye. Ils ont estimé que si le crime d’écocide devait être érigé, à l’avenir, au rang de crime de droit international, l’usage de l’agent Orange au Vietnam, par exemple « pourrait relever de la compétence de la Cour pénale internationale (CPI) ». Ils estiment aussi que le droit international « doit désormais affirmer, de manière précise et claire, la protection de l’environnement et le crime d’écocide ». Pour les juges, « le temps est venu » d’amender le statut de Rome ayant créé la CPI, afin d’y introduire ce nouveau concept légal.

RENFORCER LA GOUVERNANCE LOCALE 

Pour conclure, et afin de réfléchir aux moyens de faire face à l’effondrement en cours, ne devrions-nous pas aussi repenser nos modes de gouvernance à l’échelle locale en optant pour une société davantage horizontale et où la solidarité s’exprimerait de façon active ? Le niveau communautaire permet d’expérimenter la force de nos liens d’interdépendance et le respect des cultures en s’appuyant sur des rapports humains étroits. Il permet de mieux reconnaître l’individu, ses compétences propres et sa personnalité et de les identifier comme richesses collectives du groupe. En vivant plus proches les uns des autres, en nous associant au lieu de nous replier sur notre sphère privée, nous pourrions tisser des liens de solidarité plus forts mais aussi participer de façon plus directe à la démocratie. Pour cela, les communautés locales devraient pouvoir disposer de leur propre législation, de leur propre Assemblée et de leur propre gouvernement, comme cela se fait déjà dans les municipalités américaines où les décisions s’instaurent de plus en plus par des processus de démocratie participative plutôt que représentative. En attendant, il s’agirait au moins d’octroyer au niveau régional la possibilité pour les collectivités d’écrire leur propre Constitution et de s’autogouverner, à l’image des Länder allemands ou des cantons suisses. Plus la démocratie sera décentralisée à un échelon de plus en plus circonscrit, plus elle sera participative et directe, moins elle pourra être trahie par des élites au sommet ou des lobbies. L’organisation sociale traditionnelle des peuples premiers nous démontre que plus le niveau de gouvernance se situe à une échelle restreinte, plus le partage devient spontané, plus l’intérêt général semble être poursuivi et en particulier celui de préserver l’écosystème dans lequel vit la communauté. Cela explique sans doute pourquoi des villes, aux États Unis par exemple, se sont engagées à respecter l’accord sur le Climat sans que l’État fédéral l’ait signé ou ont octroyé des droits à la nature dans leur législation locale sans que le projet de déclaration universelle des droits de la nature ne soit même en négociation au sein des Nations Unies. Partout aussi en Europe, des villages, des villes ou des régions se sont engagées dans la transition énergétique, une agriculture biologique et de proximité, une mobilité partagée, une économie circulaire, des politiques de zéro déchet-zéro gaspillage plus rapidement que l’État lui‐même.

L’État dans sa forme politique actuelle n’est pas capable de répondre seul aux défis de l’Anthropocène, cette nouvelle ère géologique que l’homme a façonnée par son activité industrielle. L’État ne devrait plus fonctionner selon des objectifs spéculatifs, dans son propre intérêt, sans aucune reconnaissance de son lien d’interdépendance avec le reste du monde, avec le vivant dans son ensemble. Sinon, il pousse au repli sur soi et à l’individualisme. Son rôle devrait au contraire être de procéder à un juste partage des ressources et promouvoir la tolérance et la sobriété. Il ne devrait gérer que les services et les infrastructures nous permettant d’accéder à nos droits fondamentaux : le droit à l’eau et à l’assainissement, le droit à une alimentation saine et équilibrée, le droit à la santé, le droit à l’éducation. Et il devrait accepter de se plier à des règles définies selon une échelle de normes remodelée visant en premier lieu la protection de la vie telle que nous la connaissons sur Terre, ce qui permettra de garantir le droit transgénérationnel de l’humanité à la vie. Nous ne pouvons espérer vivre dans un environnement sain, dans nos pays, si nous n’œuvrons pas à ce qu’il le soit à l’échelle de la planète. De même, la solidarité à l’échelle de notre nation, si elle ne s’étend pas à une solidarité internationale, ne peut espérer protéger sa population de la guerre. L’ethnographie et la sociologie nous démontrent que la guerre est alimentée par l’idée qu’il y a une division entre « nous » et « eux ». Et elles rappellent que cette division apparaît quand les ressources viennent à manquer, là où les populations augmentent tout en se sédentarisant, là où des groupes finissent par être favorisés par rapport à d’autres.

VIVRE EN SYMBIOSE AVEC LA NATURE 

On ne peut aspirer à la paix par des stratégies de guerre, la paix s’obtient par un changement des consciences, un autre rapport à l’autre et ce qui nous entoure. En cela les deux niveaux de gouvernance prônés, universel et communautaire, peuvent aider à enrayer l’écocide en cours car en expérimentant la concertation et la collaboration, en sortant de nos cadres de référence culturels, nous pourrions oser des modes de pensée et de vie écosystémiques, bienveillants et solidaires, loin des discours nationalistes, identitaires et protectionnistes. Les peuples premiers semblent avoir acquis cette capacité à se sentir reliés à leurs frères humains mais aussi, plus largement, à tous les êtres vivants et à la Terre qu’ils nomment Mère. Ils vivent de façon symbiotique avec la nature et respectent chaque individu de la communauté dans sa singularité. Beaucoup attribuent même aux écosystèmes comme les forêts ou les rivières un esprit, une âme, voire un lien d’ascendance. Renier notre parenté avec les animaux, les plantes et les arbres est une façon de refuser la réalité biologique qui est que nous sommes des êtres de nature et nous a conduits à croire en notre suprématie dans l’échelle de l’évolution, à nous octroyer des droits sans limites sur le vivant et à les reconnaître par délégation à des entités commerciales que nous avons créées pour exploiter sans mesure les ressources de la Terre. Il nous faut reconnaître la pertinence et l’expérience des peuples autochtones qui tirent leurs systèmes de gouvernance des lois de la terre. Ils ont en effet su perdurer au cours des millénaires sans compromettre les fondements de la vie sur Terre, alors que nos sociétés industrielles les sapent continuellement au point de causer une sixième extinction de masse d’espèces ainsi qu’un effondrement des écosystèmes et engendrent des inégalités sociales exacerbées par le changement climatique.

Valérie Cabanes, juriste en Droit international, spécialiste des droits de l’Homme

POUR CITER CET ARTICLE

Cabanes Valérie. 2017. « Reconnaître le crime d’écocide pour faire face à l’effondrement ». lapenseeecologique.com. Points de vue.  1 (1). URL: https://lapenseeecologique.com/reconnaitre-le-crime-decocide-pour-faire-face-a-leffondrement/




Écocide (1)

 


Vol 1 (1) – octobre 2017


Par Valérie Cabanes

ÉTYMOLOGIE : oïkos (grec) = maison, caedere (latin) = tuer

L’écosystème Terre, notre maison commune, est détruit par des technologies industrielles irrespectueuses du vivant, conduisant à hypothéquer les conditions de vie des générations actuelles et futures. Des personnes physiques mais aussi des entités morales doivent pouvoir être poursuivies pour les crimes les plus graves commis contre l’environnement : en temps de paix comme de conflits armés, ces crimes portant atteinte à la sûreté de la planète.

HISTORIQUE DU CONCEPT

Le terme s’est fait connaître durant la guerre du Viêtnam. Le biologiste Arthur W. Galston, qui avait participé à des recherches sur les herbicides en 1942-1943 dans le cadre de son doctorat, a lancé un appel dès 1966 au sujet des risques sur l’environnement et la santé humaine que faisait courir l’opération Ranch Hand de l’armée américaine. Cette opération visait à défolier tous les territoires où pouvait se cacher l’ennemi au sud du Viêtnam et à ses frontières avec le Laos et le Cambodge.

Lors d’une conférence en 1970, il dénonce cet « écocide » en cours, utilisant ce terme pour la première fois. Deux ans plus tard, lors de l’ouverture de la Conférence des Nations unies de 1972 sur l’environnement à Stockholm, le Premier ministre suédois Olof Palme décrit lui aussi la guerre du Viêtnam comme un « crime qualifié parfois d’écocide, qui requiert une attention internationale ». En parallèle, une manifestation publique en faveur de la reconnaissance de l’écocide rassemble plus de 7 000 participants en soutien à l’idée que le crime d’écocide soit reconnu internationalement. Richard Falk, professeur de droit international à Princeton, réfléchit alors à la façon de l’intégrer dans le droit international du moment. Il compare publiquement « l’agent orange à un Auschwitz aux valeurs environnementales ». Il propose alors en 1973 d’élever l’écocide au même rang que le génocide à travers la rédaction d’une convention.

Au Viêtnam, des voix s’élèvent dès 1968 pour qualifier l’écocide vietnamien de « guerre contre une terre et des non nés » afin de rappeler que les actes de guerre commis par les américains allaient au-delà de la définition des crimes établis lors du procès de Nuremberg.  Ses conséquences touchaient non seulement des civils mais aussi des personnes non encore nées, des générations futures.

En 1993, la Commission du droit international soumet à l’Assemblée générale un projet de Statut fondant la Cour pénale internationale (CPI) nommé Code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité sur lequel elle avait commencé à travailler en 1948. Il définit le crime de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre. Dès lors, se nouent des négociations intergouvernementales qui dureront trois décennies.

 Le concept d’écocide y est discuté et trois options sont envisagées au sein des Nations unies sur la façon d’inclure l’écocide dans le futur Statut de la CPI : le considérer comme crime autonome, l’inclure dans les crimes contre l’humanité ou dans les crimes de guerre.

DÉFINITIONS PROPOSÉES D’UN ÉCOCIDE 

Le Rapport Whitaker, présenté en 1985 à la sous-commission de l’Onu, était chargé de l’étude sur la prévention et la répression du crime de génocide, un des plus importants dans le processus d’examen du caractère génocidaire de certains massacres contemporains. Il recommande clairement l’inclusion de l’écocide en tant que crime autonome aux côtés de celui de génocide mais aussi d’ethnocide ou génocide culturel. Il définit l’écocide comme :

 « Des changements défavorables, souvent irréparables, à l’environnement – par exemple par des explosions nucléaires, des armes chimiques, une pollution sérieuse et des pluies acides, ou la destruction de la forêt tropicale – qui menacent l’existence de populations entières, délibérément ou par négligence criminelle. » (Whitaker, 1995)

En 1986, le rapporteur spécial nommé par la Commission du droit international, Doudou Thiam, suggère de compléter la liste des crimes contre l’humanité par une disposition faisant des violations des règles régissant la protection de l’environnement un acte punissable. Le texte qu’il propose dans le projet d’article 12 (actes constituant des crimes contre l’humanité) se lit comme suit :

« Constituent des crimes contre l’humanité : […] Toute atteinte grave à une obligation internationale d’importance essentielle pour la sauvegarde et la préservation de l’environnement humain. » (CDI, 1991 : 98-102)

Le rapporteur spécial ajoute le commentaire suivant :

« Point n’est besoin de souligner l’importance grandissante des problèmes que pose l’environnement aujourd’hui. La nécessité d’en assurer la protection justifierait une disposition spécifique dans le projet de Code. »

C’est ainsi qu’un groupe de travail est mis sur pied, dirigé par Christian Tomuschat, juriste allemand membre de la Commission du droit international, et décide d’élaborer une règle applicable aux actes préjudiciables à l’environnement en tout temps. Ce groupe démontre alors pourquoi la destruction de l’environnement peut entrer dans le cadre du Statut de la CPI, remplissant trois conditions essentielles à la caractérisation des crimes contre la paix : la gravité des faits, des dommages à l’homme qui peuvent être indirects – un dommage à l’environnement peut affecter la santé humaine-, la gravité morale. La Commission adopte le projet de Code en première lecture en 1991 incluant l’article 26 préparé par l’équipe de Tomuschat sur les actes portant gravement atteinte à l’environnement.

Cet article indique :

« Tout individu qui cause délibérément ou ordonne que soient causés des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel sera, une fois reconnu coupable de cet acte, condamné […] »

Mais le président de la Commission décide de ne renvoyer au comité de rédaction qu’une version édulcorée du texte. Cette dernière retient finalement comme crime de guerre les dommages délibérés et graves à l’environnement (article 8.2.b.iv). C’est ainsi que l’article 26 disparaît du projet de Code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité en seconde lecture en 1996. Le crime d’écocide ne vit par conséquent jamais le jour dans le Statut actuel adopté en 1998, le Statut de Rome.

Depuis les années 1990, plusieurs juristes militent en faveur de la reconnaissance du crime international d’écocide en proposant différents éléments de définition. Ce qui les distingue principalement est leur souhait ou non que le crime d’écocide soit reconnu comme un crime de responsabilité objective, c’est-à-dire une responsabilité liée aux conséquences de l’acte ne requérant pas de prouver une intention de nuire.

Lynn Berat, juriste et historienne, définit l’écocide – ou comme elle préfère le nommer le géocide – comme :

« La destruction intentionnelle, en tout ou en partie, de l’écosystème mondial, par le fait de tuer les membres d’une espèce ; de causer des lésions corporelles ou mentales graves aux membres de cette espèce ; d’infliger à l’espèce des conditions de vie entraînant sa destruction physique en tout ou en partie ; et d’imposer des mesures qui empêchent les naissances au sein du groupe ou conduisent à des anomalies congénitales. » (Berat, 1993 : 327)

Une équipe de juristes réunie autour de Laurent Neyret, juriste français, craint que ce principe de responsabilité stricte ne soit pas retenu par les États et considèrent comme complexe d’introduire un nouveau crime dans le Statut de la CPI. Ils proposent donc une convention internationale sur le crime d’écocide (Neyret, 2015) caractérisé à la fois par l’intention et la connaissance, mais où tout acte de maladresse ou de négligence est dédouané. Le champ d’application de cette Convention s’applique :

« aux crimes les plus graves contre l’environnement qui, en temps de paix comme en temps de conflit armé, portent atteinte à la sûreté de la planète. » (Neyret, 2015 : 285-301)

Est entendu par actes d’écocide ceux :

« commis intentionnellement et en connaissance du caractère généralisé ou systématique de l’action dans laquelle ils s’inscrivent. Ces actes sont également considérés comme intentionnels lorsque leur auteur savait ou aurait dû savoir qu’il existait une haute probabilité qu’ils portent atteinte à la sûreté de la planète. » (Neyret, 2015 : 380-408)

En revanche, dans la lignée de Tomuschat, Polly Higgins, juriste anglaise, propose que le crime d’écocide soit reconnu comme l’un des crimes contre la paix dans le Statut de Rome et, au vu de la gravité des faits, demande que l’écocide, tout comme le risque d’écocide, devienne un crime pour lequel une personne, une entreprise, une organisation, un partenaire, ou toute autre entité légale responsable puisse être tenue responsable selon le principe de la responsabilité supérieure et stricte. Elle demande aussi que soit reconnue la responsabilité de ceux qui « assistent, soutiennent, conseillent, aident » (Higgins, 2012 : 159) visant directement les banques et les cabinets d’étude d’impact environnemental. Sa proposition a comme particularité de déplacer le point de vue du risque estimé et de ses probabilités vers les conséquences potentielles de l’écocide. Une activité ayant des conséquences potentiellement désastreuses, même si le risque est estimé minime, ne doit pas être autorisée.

La proposition de Higgins définit alors l’écocide comme :

« la destruction partielle ou totale d’un écosystème sur un territoire donné, les dommages massifs générés par l’action humaine ou toute autre cause, ayant pour résultat d’empêcher les habitants du territoire concerné d’en jouir en toute quiétude. » (Higgins, 2012 : 159)

En cas d’écocide suspecté, elle propose de réaliser un test trois fois pour évaluer si le dommage causé à un écosystème a été important à partir des critères suivants : taille, durée et impact du dommage. Cela rejoint une proposition de Mark A. Gray pour qui l’écocide doit remplir ces trois conditions. L’acte doit avoir causé un dommage écologique étendu, durable et grave. Higgins se réfère ainsi à la Convention sur l’interdiction d’utiliser des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles (ENMOD) de 1977 pour déterminer ces critères.

Karen Hulme préfère quant à elle les critères retenus par les instruments du droit international humanitaire. Cependant, elle considère que trop de précisions dans la qualification du crime pourrait empêcher la CPI de poursuivre qui que ce soit. Elle suggère donc que seule la qualification de « grave » soit retenue pour couvrir toutes les dimensions de taille, de durée et d’impact.

Cette approche rejoint la pensée initiale de Christian Tomuschat, qui défend l’idée que ce qui doit guider dans la définition du crime d’écocide est la gravité des dommages car :

« si ces dégâts, par définition, ne détruisent pas immédiatement et directement des vies humaines, leurs effets à long terme peuvent être catastrophiques de mille manières. Des êtres humains peuvent être atteints de lésions congénitales, des contrées entières devenir inhabitables ou, dans le pire des cas, l’humanité peut être menacée d’extinction. Dans toute situation où le milieu est gravement touché, il peut donc y avoir déclenchement d’une série d’événements qui risquent de menacer la paix et la sécurité internationales dans la mesure où les populations atteintes tenteront d’exercer leur droit à la vie par tous les moyens dont elles disposent. Bref, il est clair qu’il y a, à côté du critère de gravité, celui de l’effet destructeur sur les fondements de la société humaine. » (Tomuschat, 1996).

PROJETS D’AMENDEMENTS AU STATUT DE LA COUR PÉNALE INTERNATIONALE 

Inspirés par Polly Higgins quant à ses objectifs hautement préventifs, par Laurent Neyret quant à la nouvelle valeur qu’il propose, la sûreté de la planète, mais aussi par Christian Tomuschat et Karen Hulme quant au critère de gravité qu’ils retiennent pour le crime d’écocide, les juristes du mouvement End Ecocide on Earth tels que Valérie Cabanes, Emilie Gaillard, Koffi Dogbevi et Adam Cherson, ont travaillé entre 2015 et 2016 sur une ultime proposition d’amendement du Statut de Rome présentée « clés en mains » et pouvant donc s’insérer directement dans le texte du Statut de la CPI. La proposition se présente sous forme de 17 amendements ou nouveaux articles permettant d’une part de définir très précisément ce qui peut constituer un écocide en termes scientifiques mais aussi en termes juridiques pour savoir comment le juger efficacement. La proposition permet de considérer la sauvegarde de la nature, ou plus exactement de la vie telle que nous la connaissons, selon une approche écosystémique, en protégeant par le droit, au mieux en donnant des droits intrinsèques aux grands écosystèmes vitaux et leurs sous-systèmes écologiques. Il est tout aussi impératif de respecter les cycles biogéochimiques qui édifient le système d’échange de matière et d’énergie sur lequel tout repose.

Le crime international d’écocide est ainsi caractérisé par :

 « un endommagement grave de tout ou partie du système des communs planétaires et/ou d’un système écologique de la Terre » (End Ecocide on Earth, 2016 : article 8 ter, 4).

« Tout ou partie du système des communs planétaires » signifie:

  1. les océans et les mers qui s’étendent au-delà des frontières nationales ou sont complètement externes aux frontières nationales, y compris leur équilibre chimique marin ;
  2. l’atmosphère et la chimie atmosphérique au-dessus des eaux non-territoriales et des masses terrestres non-territoriales ;
  3. les fonds marins au-delà des eaux territoriales ;
  4. l’Arctique ;
  5. l’Antarctique ;
  6. les rivières qui traversent les frontières internationales ;
  7. les espèces migratoires qui traversent les frontières internationales ou traversent d’autre zones géographiques définies au paragraphe (6) du présent article comme faisant partie des communs planétaires ;
  8.  l’espace au-delà de l’atmosphère terrestre ;
  9. les cycles bio- ou géochimiques qui traversent les frontières nationales (…)
  10. les réserves de ressources naturelles qui s’étendent au-delà des frontières nationales ou sont complètement externes aux frontières nationales ;
  11. les pools génétiques de populations transfrontalières d’espèces animales et végétales ;
  12. la biodiversité dans l’une des zones géographiques définies au paragraphe (6) du présent article comme faisant partie des communs planétaires.

Un « système écologique » comprend, mais sans se limiter:

  1. les processus de recyclage des nutriments et des élémentaux, l’air pur, l’eau vive, et la formation des sols,
  2. les sources d’approvisionnement en aliments nutritifs, pour l’habitat, en matières premières, en biodiversité et ressources génétiques, en minéraux, en eau pour l’irrigation, en ressources médicinales et pour l’énergie,
  3. les processus de régulation tels que la décomposition des déchets, la purification de l’air et de l’eau, le contrôle d’organismes nuisibles et des maladies,
  4. les fonctions culturelles de l’écosystème Terre tels que l’enrichissement spirituel, le développement cognitif et la réparation psychologique, les expériences récréatives, la connaissance scientifique, et les plaisirs esthétiques. » (End Ecocide on Earth, 2016 : article 8 ter, 5)

La sûreté de la planète est ainsi reconnue comme une nouvelle norme supérieure qui dispose d’un champ d’application allant au-delà même de celle de sécurité humaine, la première garantissant la seconde. Nous sommes une espèce vivante impliquée dans le réseau d’échanges qui caractérise le système Terre, à nous de nous comporter de façon efficace, c’est- à-dire qui ne compromette pas son fonctionnement car nous serions bien en peine s’il basculait par notre faute.

En détruisant les écosystèmes dont nous dépendons, nous détruisons les fondements de notre civilisation et menaçons les conditions de vie de toutes les générations à venir. Il nous faut donc considérer comme acte d’écocide toute action qui représente une menace à la vie des populations humaines et non-humaines qui dépendent des milieux détruits, mais aussi celle qui menace la survie de l’espèce humaine en participant à la transgression des limites planétaires telles qu’elles ont été établies par le Stockholm Resilience Center depuis 2009 (Rocktröm et al., 2009) et reconnues par le Secrétaire général de l’Onu depuis 2011. Quatre de ces limites ont déjà été atteintes ou dépassées : le changement climatique, la perte de l’intégrité de la biosphère, le changement d’usage des sols et la modification des cycles biogéochimiques (phosphore et azote).

LES SANCTIONS APPLICABLES POUR LE CRIME D’ÉCOCIDE 

Pour prévenir le système Terre de dégradations ultérieures, l’écocide devrait être défini comme un crime de responsabilité stricte selon une connaissance établie de ses conséquences probables, ce que permet l’article 30 du Statut de la CPI. Il y a connaissance, au sens du présent article, « lorsqu’une personne est consciente qu’une circonstance existe ou qu’une conséquence adviendra dans le cours normal des événements. « Connaître » et « en connaissance de cause » s’interprètent en conséquence » (CPI, Statut de Rome, Art. 30 : 21).

 Cette disposition imposerait des devoirs aux générations actuelles en vue de préserver l’environnement pour les générations futures. La règle devrait être que le pollueur réponde des dommages qu’il a occasionnés en connaissance de cause. Sur un tel sujet, le droit pénal international doit pouvoir s’appliquer de façon intransigeante en s’appuyant sur les connaissances scientifiques les plus sérieuses et en reconnaissant les limites planétaires comme des normes à ne pas enfreindre, afin de maintenir l’équilibre global. Un tel cadre scientifique permettrait de définir quelles activités humaines sont tolérables ou répréhensibles.

Pour mettre en œuvre une véritable obligation de vigilance environnementale et sanitaire, le juge doit être en capacité de sanctionner pénalement tous types d’entités morales, États comme multinationales, et bien entendu leurs dirigeants pour ne pas perpétuer certains régimes d’impunité. Il est demandé à la Cour pénale internationale de statuer de façon indépendante en appliquant fermement le principe de compétence universelle, selon un intérêt supérieur commun placé au-dessus des États avec une juridiction possible sur n’importe quel territoire national quand des écosystèmes vitaux pour l’humanité sont menacés.

 La définition de l’écocide donne donc de facto des droits aux générations à venir et permettrait de saisir la justice en leur nom. Ceci ouvrirait la voie à une justice préventive – climatique, environnementale et sanitaire – à l’échelle globale. Le principe de précaution, tel que posé par l’Article 15 de la Déclaration de Rio à l’issue du Sommet de la Terre de 1992, deviendrait alors une obligation et un outil précieux pour le juge international. Il permettrait de stopper des activités industrielles responsables d’écocides en cours ou susceptibles d’en provoquer, ceci par le biais de mesures conservatoires.

En cas d’écocide avéré, les victimes devront pouvoir faire appel aux principes de la justice restaurative pour contraindre les auteurs du crime à payer des réparations morales, physiques et/ou économiques. Il serait ainsi possible d’imposer la restauration du milieu naturel endommagé au nom de sa simple valeur écologique ou de réparer les injustices causées à des populations ou sous-groupes de population, avec une attention particulière portée aux populations autochtones. Quand cela semblera requis et accepté, le juge pourra faire appel à des mesures de justice transitionnelle afin de trouver une issue pacifique à la plainte, ceci en encourageant les auteurs du crime à dire la vérité, à reconnaître les victimes, à présenter des excuses et à réparer leurs actes par voie de négociation.

En cas d’accusation d’écocide, la vérité et la gravité des faits devra être déterminée par la Cour pénale internationale au regard des connaissances scientifiques de l’heure et reconnues par les Nations Unies. Toutefois, dans la détermination de la peine applicable, le juge pourra faire recours à l’intention de l’auteur de l’acte, laquelle intention constituera un élément atténuant ou une circonstance aggravante. Des peines d’emprisonnement et la dissolution d’une entreprise pourraient être prononcées selon la gravité des faits. Ces actions de justice punitive sont considérées comme un dernier recours mais doivent être des prérogatives reconnues au juge.

BERAT, « Defending the right to a healthy environment : Toward a crime of geocide in international law », Boston.University International Law Journal, vol. 11, 1993. –  COMMISSION INTERNATIONAL DU DROIT, « Projet code adopté à titre provisoire », Commission à sa 43e session, Annuaire, vol. II (2), p. 98 à 102, 1991, URL : legal.un.org. – CPI, Statut de Rome, Article 30, p. 21. – END ECOCIDE ON EARTH, « Propositions d’amendements sur le crime d’écocide », Article 8 ter, 4, 2016. URL: https://www.endecocide.org/wp-content/uploads/2016/10/CPI-Amendements-Ecocide-FR-sept2016.pdf . – HIGGINS P., Earth is our business, Londres, Shepheard-Walwyn Publishers, 2012. – NEYRET L. (dir.), Des écocrimes à l’écocide, Bruylant, 2015 ; CABANES V., Un nouveau Droit pour la Terre. Pour en finir avec l’écocide, coll. « Anthropocène », Seuil, 2016. – ROCKSTRÖM J. et al., « Planetary Boundaries: Exploring the Safe Operating Space for Humanity », Ecology and Society, vol. 14 (2): 32. – TOMUSCHAT C., « Document sur les crimes contre l’environnement », vol. II(I), ILC (XLVIII) DC/CRD.3, 1996. URL :  legal.un.org. – WHITAKER B. (1985), “On the Question of the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide”, Sub-Commission on Prevention of Discrimination and Protection of Minorities. Revised 1986. UN Docu, 1985.

Valérie Cabanes, juriste en Droit International spécialisée dans les Droits de l’Homme.

Mots corrélés au Dictionnaire de la pensée écologique: Bien commun, Principe de précaution, Principe responsabilité, Limites, Droit de l’homme et écologie, Inégalités environnementales (point de vue 1).

POUR CITER CET ARTICLE

Cabanes Valérie. 2017. « Écocide (Point de vue 1) ». lapenseeecologique.com. Dictionnaire de la pensée écologique. 1 (1). URL: https://lapenseeecologique.com/ecocide-point-de-vue-n1/




Nature, anaturalisme, et géoconstructivisme


Vol 1 (1) – octobre 2017


Par Frédéric Neyrat

Cet article s’articule en trois parties : la première propose une philosophie de la nature définissant celle-ci à la fois comme produit, production, et anti-production ; en contre-point de la première partie, la seconde procède à une généalogie de l’anaturalisme, c’est-à-dire une explication des raisons pour lesquelles la pensée aujourd’hui dominante considère – à tort, mais avec de réels effets – que la nature est « morte » ; la troisième section analyse la manière dont la fin de la nature est au cœur du projet géoconstructiviste contemporain, consistant à refaire la Terre de part en part afin de la piloter (géoingénierie) et de la rendre plus rentable (géocapitalisme). En conclusion, nous proposerons une forme de résistance théorique et pratique au géoconstructivisme.

LES TROIS NATURES 

La nature peut se dire de trois manières. Tout d’abord, on peut définir comme naturel ce qui est le produit de la nature, ce fruit-ci par exemple, cette couleur-là, cette planète ou cette galaxie. Mais le produit de la nature est incompréhensible sans prendre en considération la production comme telle qui est à l’origine de ce produit, autrement dit la nature en tant que processus. On retrouve ici une distinction qui semble au moins remonter au 13e siècle (Weiers, 1978 : 70-80), mais dont les racines sont aristotéliciennes (Aristote, 1991 : 170 ; Aristote, 1999 : 100), entre une nature naturée (natura naturata), c’est-à-dire une nature-produit, ou nature-objet, et une nature naturante (natura naturans), c’est-à-dire une nature-production, ou nature-sujet. Là où la nature-objet se définit par son aspect limité, à la fois circonscrit dans un espace et achevé, ayant exprimé son essence, s’étant révélé dans son apparence de fruit ou de planète, la nature-sujet se caractérise par son illimitation, son inachèvement, autrement dit sa capacité à devenir et se transformer. Bien entendu, la nature-sujet peut se réduire à une personnification de la nature, sous la forme d’une Mère prodigue ou de la fameuse « hypothèse Gaïa » (Lovelock, 1990) ; mais l’essentiel dans cette appréhension de la nature-sujet réside dans l’idée d’une nature qui, loin de pouvoir être réduite à quelque espace-temps circonscrit, génère celui-ci et le déborde sans cesse : la nature-sujet est d’abord processus sans fin, elle est – pour reprendre les termes du philosophe Whitehead –  écoulement (passing), avance, activité, une suite infinie d’événements avant que d’être un ensemble de faits objectifs (Whitehead, 1998 : 57, 73-74, 177).

A cette bipartition qui semble régler la plupart des approches de la nature, il est peut-être nécessaire d’ajouter une autre manière de considérer la nature : non pas comme un produit, ni comme une production, mais comme ce qui échappe à l’un comme à l’autre sous la forme d’une anti-production, autrement dit d’une nature dénaturante (natura denaturans). La nécessité de cette troisième dimension de la nature appert de la réflexion suivante : s’il n’y avait que du flux productif, que du passage et du processus, autrement dit que la nature naturante, il n’y aurait aucune place pour la nature naturée, aucun espace et aucun temps pour que puisse apparaître un objet, aussi éphémère soit-il. Pour qu’il y ait cette planète ou cet organisme, il faut donc une opposition au flux de la nature-sujet, un ralentissement qui permette l’existence d’un corps. Ce ralentissement ne vient pas de l’extérieur de la nature, c’est pour elle-même, nous dit Schelling, que la nature doit aussi constituer un retard, une « entrave » (Schelling, 2001 : 91-94). Ce retard est précisément la tendance « anti-productive » de la nature (Schelling, 2001 : 95).

Il serait certes plus aisé de considérer que l’entrave vient modifier un flux déjà existant ; nous voulons néanmoins penser ce retard nécessaire comme originaire, non pas postérieur à la production, émanant de la nature-sujet, mais antérieure à celle-ci. L’idée selon laquelle la manifestation des choses naturelles est précédée par une non-production s’est exprimée à travers l’histoire de la pensée philosophique sous la forme d’un commentaire infini d’un fragment d’Héraclite : phusis kruptesthai philei, « la nature aime à se cacher ». Selon Pierre Hadot, ce fragment révèle l’étrange tendance de la nature à « faire disparaître » alors même qu’elle devrait, selon son sens premier, n’être qu’un processus consistant à « faire apparaître » (Hadot, 2008 : 27-32). Pour Heidegger, et dans la lignée de la formule héraclitéenne, l’être « se soustrait, en se montrant dans l’étant en tant que tel » : demeurant « manquant », se « réservant » de ce que serait une complète « désoccultation », l’être est ainsi la « promesse » de futures manifestations (Heidegger, 1971 : 288). Ce retrait inaugural, comme l’a montré Marlène Zarader, réplique la doctrine du Tsim-Tsoum élaboré par Louria, un kabbaliste du 16ème siècle : si Dieu est vraiment partout, la seule possibilité pour qu’il y ait un monde est que Dieu « se contracte », « se retire pour ainsi dire en lui-même » (Zarader, 1990 : 149). En accord avec cette idée kabbaliste, Schelling soutenait que le monde, comme chaque être, commence par une « contraction », une « négation » : « c’est seulement dans la négation que réside le commencement » (Schelling, 2012 : 59).

On dira cependant : est-ce si important de focaliser notre attention sur l’origine et l’originaire ? La pensée contemporaine n’est-elle pas précisément placée sous le signe d’un sain abandon de toute idée d’origine, au profit d’une enquête concrète sur les objets et leurs conditions d’apparition ? Ce qu’il faut bien comprendre est que l’originaire n’est pas réductible à une origine que l’on pourrait fixer dans un passé lointain et révolu, l’originaire est la doublure obscure qui précède la nature dans chacune de ses avances, de ses processus biologiques ou géologiques. On pourrait illustrer ce point à partir de la création artistique : D. H. Lawrence soutenait que celle-ci est précédée par un moment de destruction au cours duquel l’artiste déchire l’ombrelle que les êtres humains se sont fabriquée afin d’y dessiner un firmament factice et d’y écrire leurs conventions.

Comme Gilles Deleuze et Félix Guattari l’écrivent à propos de Lawrence,

« l’artiste pratique une fente dans l’ombrelle, il déchire même le firmament, pour faire passer un peu de chaos libre et venteux (…). Le peintre ne peint pas sur une toile vierge, ni l’écrivain n’écrit sur une page blanche, mais la page ou la toile sont déjà tellement couvertes de clichés préexistants, préétablis, qu’il faut d’abord effacer, nettoyer, laminer, même déchiqueter pour faire passer un courant d’air issu du chaos qui nous apporte la vision » (Deleuze, Guattari, 1991 : 192).

L’intuition de Lawrence nous permet de comprendre pourquoi la nature dénaturante doit forcément précéder les natures naturante et naturée : de même que l’artiste doit enlever ce qui obstrue la vision pour qu’un « chaos libre et venteux » puisse advenir, la nature commence ou plutôt recommence, à chaque fois, chaque naissance et chaque génération, par défaire ce qui est afin de laisser assez d’espace pour que quelque chose d’autre apparaisse. La nature ne commence pas par agencer, composer, hybrider, mettre ensemble ou bout à bout des objets ou de la matière, de l’humain et du non-humain, mais par dé-composer ce qui les fixe dans un être ou un devenir programmé. Cette décomposition ouvre un domaine tiers, ni sujet ni objet, chaotique et obscur, à partir duquel le naturant puis le naturé peuvent se déployer (Malabou, 2009 ; Simondon, 1989).

GÉNÉALOGIE DE L’ ANATURALISME

Rien n’est pourtant aujourd’hui plus difficilement audible qu’une philosophie de la nature. Cette surdité tient à l’idée selon laquelle, à l’ère de l’anthropocène, il ne serait plus possible de parler de nature tant celle-ci est profondément modifiée par l’être humain. Ainsi que l’écrivent le journaliste Christian Schwägerl et le célèbre chimiste de l’atmosphère Paul Crutzen,

« les barrières de longue date entre nature et culture sont en train de s’écrouler. Ce n’est plus nous contre la « Nature ». Désormais, c’est nous qui décidons ce que la nature est et ce quelle sera »  (Crutzen, Schwägerl, 2011).

Pourtant, l’idée selon laquelle la nature n’existe pas en tant que telle n’est en rien nouvelle. Comme le soutient Iain Hamilton Grant, c’est toute ou presque toute la philosophie contemporaine qui gravite autour d’un refus de la nature, d’une aphysia (Grant, 2006 : 10-11, 32). A ce titre, les déclarations relatives à la « fin » ou à la « mort » de la nature, loin de faire preuve d’originalité, renforcent cette aphysia, cet anaturalisme, qu’il nous semble nécessaire d’analyser comme un phénomène au long cours, qui a connu plusieurs séquences.

La première étape peut être identifiée avec les débuts de la logique philosophique ou pré-philosophique, qui fait de la nature une substance abstraite, homogène, loin de toute expérience, éloignée du monde des vivants. Selon Paul Feyerabend, cette nature-substance a refoulé l’expérience du monde qui s’établissait – par exemple dans le monde homérique – sur la base de sensations hétéroclites ne conduisant qu’à des « agrégats » sans unité logique (Feyerabend, 2014). La logique aura ainsi accompli le premier physicide en transformant la nature en simple objet de science.

Le second physicide a été perpétré par les monothéismes qui ont subordonné la nature à un Dieu. Dénoncée par Schiller en 1788 dans le poème « Les Dieux de la Grèce », cette substitution de la nature-sujet par un Créateur transcendant a conduit à « dépouiller » la nature de sa « divinité », préparant ainsi le terrain pour le troisième acte (Hadot, 2008 : 118-112).

Le troisième acte se joue avec la science du 17e siècle, quand la nature devient une matière mathématisable, quantifiable et mesurable, et par conséquent exploitable en vue du « progrès » de l’humanité. La mécanisation du monde s’établit sur le cadavre des cosmologies organiques, qui étaient informées par des représentations de la nature en termes de mère nourricière (Merchant, 1980 : 2-41). Désormais, comme le dit Descartes, la nature n’est plus « quelque déesse, ou quelque autre sorte de puissance imaginaire », mais « la Matière même »  (Descartes, 1963 : 349) – une matière sans forme, mais aussi sans force, incapable d’échapper à nos projets.

La pulsion anaturaliste est aujourd’hui également exprimée par toutes les sociétés qui participent au programme géo-capitaliste global, qui se traduit par la transformation de la nature en marchandises, c’est-à-dire en objets clivés de leur contexte humain et environnemental. Ainsi peut-on transformer l’eau en « service » privatisable, une tonne de carbone en mesure d’un droit de pollution, ou les risques de catastrophe climatique en cat bonds (obligations catastrophes) grâce auxquelles les compagnies d’assurance et de réassurance font supporter ces risques par des tiers (Keucheyan, 2014 : 111 et 103). La quatrième mort de la nature est financière.

Ajoutons enfin que le programme géocapitaliste repose sur un réseau technologique et informationnel qui s’appuie moins sur une Terre réelle que sur une Terre modélisée, digitalisée, simulée. A titre d’illustration, indiquons que, depuis les années 1950, la prévision météorologique s’appuie sur des modèles générés par ordinateurs beaucoup plus que sur des données empiriques ou des réseaux d’observateurs (Nebeker, 1995 : 160 et 171). Relevons enfin, parmi d’autres exemples, l’existence du projet de simulation de la Terre entière – intégrant l’atmosphère, l’hydrosphère, la cryosphère, etc. – nommé Ultimate Earth Project (Dessibourg, 2016).

Abstraction logique, monothéisme, mécanicisme, capitalisme et simulationisme : telles sont les cinq causes de l’anaturalisme, et par conséquent de l’incapacité contemporaine à voir la nature autrement que comme une matière dévitalisée, sans force, sans dynamisme propre, ou comme un objet sous l’empire de la pensée et de la production humaine.

GÉOCONSTRUCTIVISME 

L’ anaturalisme est au cœur d’un discours à prétention dominante que nous nommons le géo-constructivisme : la nature n’existant pas, ou plus, il serait possible, et surtout souhaitable, de tout modifier, de tout reconstruire, du niveau cellulaire à l’écosphère en passant par tous les biotopes. Ce discours est porté par des géographes, des anthropologues, des philosophes, et aussi de nombreux écologistes qui se disent « postenvironnementalistes », « écomodernes » ou « écopragmatistes »  (Schellenberger, Nordhaus, 2004). Loin cependant de se réduire à un discours provenant du champ des sciences humaines, le géoconstructivisme se traduit :

1/ par la promotion de la géo-ingénierie, et plus spécifiquement de l’ingénierie climatique, l’un des projets les plus emblématique du géo-constructivisme. Tentative de contrôler le climat par son optimisation technologique, l’ingénierie climatique est défendue par Paul Crutzen, co-inventeur avec Eugene Stoermer du mot anthropocène, qui évoquait dès 2002 la possibilité de « projets de géo-ingénierie à grande échelle » dans le but d’« optimiser » artificiellement le climat (Crutzen, 2002 : 23). En 2006, Crutzen proposa d’envoyer des tonnes de dioxyde de souffre dans l’atmosphère afin de former un « bouclier » chimique capable de nous protéger du soleil et donc de refroidir la planète (Crutzen, 2006 : 211-220). Les promoteurs du bouclier climatique connaissent les dangers d’un tel projet (impossibilité d’un retour en arrière une fois la modification effectuée sans accélération du réchauffement global, perturbation dramatique des moussons estivales en Afrique et en Asie (Robock, Oman, Stenchikov, 2008), etc.), mais ils le présentent comme un « plan B », au cas où le plan A (réduction des émissions de CO2 ) ferait faillite (Guardian, 2013). Ajoutons que la reconnaissance des dangers avérés de l’ingénierie climatique n’empêchera nullement les Etats, si le réchauffement devient intenable, de recourir en urgence à cette technologie, selon la modalité inquiétante que Naomi Klein a nommé la « stratégie du choc » : profiter d’un moment de crise et des affects de peur associés à un tel moment pour imposer des mesures qui, en temps normal, auraient sans doute été refusées par les populations (Klein, 2008) ;

2/ par l’installation de ce qu’on pourrait nommer un géo-capitalisme : désormais, la frontière du capitalisme n’est plus un au-delà fantasmatique éclairé par quelque Spoutnik, elle est l’ici-bas laissé aux mains des géo-constructivistes et de leurs alliés bio-constructivistes. Une fois devenue « biodiversité », « prestations de service » (l’apport en eau, la pollinisation, etc.) ou « ressources », la nature-marchandise ouvre la voie à la titrisation de l’éco-sphère, tandis que les corps-marchandises sont sujets aux appétits de refonte qui animent la biologie de synthèse (Bensaude-Vincent, Benoit-Crowaeys, 2011 ; Redford, Adams, Mace, 2013). On notera à quel point il peut sembler paradoxal de faire de la Terre et de tout ce qu’elle comporte une nouvelle frontière, c’est-à-dire un nouvel « espace vierge » à conquérir, car la Terre, loin d’être un espace vierge, est tissé de l’histoire de l’écoumène, entendu comme milieu à la fois écologique et « éco-techno-symbolique » (Berque, 2000). Ce n’est pourtant pas la première fois dans l’Histoire que des territoires sont déclarés « Terra nullius », c’est-à-dire « sans propriétaires », afin de les coloniser : c’est ce qui est arrivé – par exemple – lors de la colonisation de l’Australie à la fin du 18e siècle (Banner, 2005 : 95-131). Aujourd’hui, cette situation de Terra Nullius semble toucher toute la Terre du sous-sol à l’atmosphère, le géocapitalisme faisant comme si la vie de ses habitants, humains et non-humains, peuples premiers, habitants ordinaires, et animaux, était nulle et non avenue.

Nous comprenons bien désormais en quoi le géo-constructivisme représente une malencontreuse amputation de l’idée de nature analysée dans la première section de cet article. En effet, le géo-constructivisme tend à concrétiser la vision de Richard Buckminster Fuller, architecte et designer-inventeur états-unien de la seconde partie du 20e siècle, qui qualifia la Terre de « vaisseau spatial » : « Nous sommes tous des astronautes et nous n’avons jamais été autre chose » (Buckminster, 2010 : 56). Or cette métaphore signifie deux choses : d’une part, qu’il y a des espèces d’astro-humains qui s’imaginent vivre hors-sol, comme s’ils étaient hors du monde ; d’autre part, que la Terre peut être vue non pas comme Gaïa, ou le berceau de l’humanité, mais comme une sorte d’expoplanète qu’il faudrait « terraformer ». Issue de la littérature de science-fiction, terraformer signifie modifier une autre planète afin de la rendre similaire à la Terre, et par conséquent habitable par des êtres humains ; mais c’est désormais la Terre que l’on voudrait transformer à notre convenance : l’Anthropocène a hérité de l’imaginaire de la conquête spatiale et de son ambition colonisatrice (Bonneuil, Fressoz, 2013 : 76-80). Pour employer le terme anglo-saxon qui désigne la période de la conquête spatiale (Space Age), la fin de l’Âge de l’Espace a coïncidé avec la promotion de l’Age de l’Homme – ledit Anthropocène. Une fois repoussée sur le très long terme l’éventualité d’une colonisation extrasolaire, une fois la frontière renversée de l’outre-espace vers la Terre, c’est notre planète qui fait l’objet – c’est le cas de le dire – d’un projet de colonisation technologique ; mais il s’agit d’un objet dévitalisé que les géoconstructivistes s’imaginent capable de refaire sans en subir les conséquences.

L’INCONSTRUCTIBLE 

Que pouvons-nous opposer au géoconstructivisme ? Peut-être la part dénaturante de la nature, cette part qui est ni plus ni moins qu’inconstructible, ni objet à faire ou à refaire, ni sujet opérant ce façonnement. L’inconstructible est : 1/ ce qui précède toute construction, l’effet de cette « contraction », ce « retrait » originaire que nous avons identifié dans la première section ; 2/ loin d’être une chose du passé, l’inconstructible accompagne chaque nouvelle création, chaque recommencement : facteur de dé-composition ou de dédifférenciation, l’inconstructible est puissance du retour de la négativité originaire dont naissent les êtres et les mondes ; 3/ cette puissance inappropriable se manifeste sous la forme de ce qui est chaotique, sauvage, rebelle à tout ordre déterminé – d’où son caractère dangereux, destructif, lorsqu’elle prend pour cible une artificialité excessive, des conventions trop rigides, des opinions empêchant la pensée d’emprunter d’autres chemins.

L’inconstructible nous semble être au cœur de certaines luttes politiques contemporaines, dans certaines ZAD (Zones à Défendre), autour de Notre-Dame-des-Landes par exemple (Lapize, 2015). Une ZAD pourrait être définie comme un domaine-tiers ouvert par la nature sous sa modalité dénaturante : un domaine-tiers est une Zone d’Altérité Dénaturante qui fait sortir les humains et la nature de leur rôles préétablis. Voici que d’anciens citadins quittent la vie urbaine – « Babylone » – et s’essaient à des pratiques agricoles parfois en accord, parfois différant de celles des paysans déjà présents ; voici que la nature n’est pas seulement un espace agricole, pas un espace à mettre en valeur et à transformer en marchandise, ou en piste d’atterrissage, mais un lieu en partage. Lorsque des activistes déclarent que « c’est la nature qui se défend », cet énoncé ne consiste pas à faire parler la nature-sujet en s’identifiant à elle sans écart, ni à la considérer comme un objet radicalement distinct des humains (comme le soutiennent les astro-humains), mais à faire de la zone d’altérité un domaine du sauvage – un domaine d’ « ensauvagement » (Serge Moscovici) – où rien n’est par avance prédit, domestiqué, où rien ne dit encore ce qui pourra venir si ce n’est le refus de ce qui ramène le devenir à ce qui le fixe ou l’empêche, sous la forme d’un barrage ou d’un aéroport. L’inconstructible n’est donc pas ou pas nécessairement un no man’s land, quelque wilderness dépourvue d’implantation humaine, mais plutôt un domaine qui ne laisse pas l’humain se débarrasser de ce qui n’est pas lui, un domaine qui cherche à dépasser l’alternative humain/non-humain vers son renversement à la fois ontologique et axiologique : alien/non-alien, lointain/proche, cosmiques/terrestres (cf. « Sur le renversement alien/non-alien », La Planète Laboratoire n°5 – « Une xénopolitique de l’anthropocène », 2016). Un tel renversement présagerait d’une représentation du monde résolument post-constructiviste, capable de faire revenir ce qui a été étouffé par la construction anthropo-économique du monde.

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Frédéric Neyrat,  

Mots corrélés au Dictionnaire de la pensée écologique: Nature (histoire et philosophie), Hypothèse Gaïa, Capitalisme, Géoingénierie

POUR CITER CET ARTICLE

Neyrat Frédéric. 2017.  » Nature, anaturalisme, et géoconstructivisme ». lapenseeecologique.com. Dictionnaire de la pensée écologique. 1 (1). URL: https://lapenseeecologique.com/entree-nature-anaturalisme-et-geo-constructivisme/

Mots clés : Nature, Anaturalisme, Géo-constructivisme




Technocritique et écologie (années 1970)


Vol 1 (1) – octobre 2017


Par François Jarrige

À la fin des années 1960, tandis que la question écologique s’affirme, les techniques pénètrent de plus en plus dans le champ de la critique sociale et politique. Alors que les oppositions aux grands équipements et aux politiques de modernisation des années 1945-1960 souffraient d’un manque de visibilité dans l’espace public et d’un déficit d’assises théoriques, celles des années 1970 montent en puissance et deviennent plus visibles (Pessis, Topçu et Bonneuil, 2013). Alors que le cadrage modernisateur des dites « Trente Glorieuses » entre en crise, les alertes environnementales ne cessent en effet de monter en puissance, les pollutions s’affirment comme une préoccupation majeure et la durabilité du monde industriel et de son système technique sont de plus en plus remis en cause. Les années 1968 représentent à cet égard un tournant en ce qu’elles marquent  « un âge d’or des luttes » et conduisent à contester tous les pouvoirs établis, qu’il s’agisse de l’Etat, des entreprises comme de toutes les grandes organisations (Mathieu, 2010). Les grèves ouvrières et les révoltes étudiantes bouleversent les représentations antérieures, modèlent de nouveaux répertoires d’action, et inaugurent un nouveau cycle de radicalité et d’insubordination. Le seuil des années 1970, considéré comme le point d’achèvement de la période héroïque des « Trente Glorieuses », est par ailleurs traversé de multiples crises socio-écologiques qui amènent à interroger les trajectoires antérieures : choc pétrolier, crises monétaires, publication du rapport du club de Rome annonçant la fin de la croissance dans un monde fini, débats autour du choix nucléaire, contestations du gigantisme technicien et scientifique et de ses nuisances. La technique cesse d’être un donné naturel non questionnable et est de plus en plus perçue comme un enjeu politique qui doit être mis en débat. Les pensées critiques et les alertes contre les risques d’un développement technologique sans contrôle s’étendent alors que l’écologie politique offre un langage alternatif aux anciens idiomes politiques.

Au début des années 1970, les analyses critiques de la technologie et les tentatives pour dévoiler ses enjeux et ses mythes se multiplient dans le champ intellectuel. Les techniques cessent d’être pensées comme de simples moyens, neutres, permettant d’accroître la maîtrise sur le monde au bénéfice du plus grand nombre, pour devenir de plus en plus les symptômes d’une modernité en crise. L’apparition du mot techno-critique, un néologisme forgé par le philosophe-ingénieur Jean-Pierre Dupuy comme titre d’une collection très « illichienne » lancée aux éditions du Seuil en 1975, est caractéristique de cette recomposition du langage et du champ intellectuel. Par ce terme, il s’agissait de contester l’idée que « la technique est neutre, qu’elle fera le bien et le mal selon les intentions de ceux qui la gèrent ». Comme l’énonçait le texte de présentation de cette collection: « les maux et les frustrations dont souffre l’humanité ne sont pas dus simplement à des “bavures” ou à une planification défectueuse de la société industrielle, mais découlent inévitablement de caractéristiques intrinsèques du projet technique qui amènent à prendre pour fin ce qui n’est que moyen. Il est grand temps de reconnaître que l’outil est parvenu à imposer sa loi propre, même à ceux qui s’imaginent en être les maîtres ».

Jeune polytechnicien ayant fait le choix de rompre avec la carrière d’ingénieur pour devenir philosophe, Jean-Pierre Dupuy est alors très proche d’Ivan Illich qu’il a côtoyé au Mexique. Les écrits d’Illich jouent en effet un rôle décisif dans la première moitié des années 1970. Ce sont eux qui amènent par exemple André Gorz vers l’écologie politique et permettent une alliance de la critique marxiste et écologiste autour de la contestation techno-critique. Autour de penseurs marxistes hétérodoxes s’élabore en effet une critique radicale de l’organisation scientifique du travail et du contrôle de la technologie par le capital. Dans son recueil sur la Critique de la division du travail, André Gorz constatait ainsi que « l’histoire de la technologie capitaliste peut-être lue, dans l’ensemble comme l’histoire de la déqualification des agents directs de la production ». La question de l’autonomie de l’individu, de sa liberté d’action dans un univers d’abstraction et de réseaux techniques englobant devient centrale. Elle est au cœur des nombreux « pamphlets » – comme il appelait lui-même ses ouvrages – publiés par Ivan Illich au début des années 1970. Illich était un ancien prêtre qui avait rompu avec l’Église dans les années 1950 avant de se consacrer à l’enseignement en créant en 1961, dans une petite ville au sud de Mexico, un centre de formation interculturelle. Par ses ouvrages alors célèbres et traduits dans de nombreuses langues, comme La Convivialité, Énergie et équité, Une société sans école ou encore Némésis médicale, tous publiés dans la première moitié des années 1970, tous le fruit de recherches et de réflexions largement collectives, Illich élabore une critique radicale de la société industrielle sur-outillée. Pour lui, les techniques ont cessé d’être des facteurs d’autonomie et d’émancipation pour devenir des sources d’aliénation. L’une des originalités de son travail est qu’il se tourne vers le monde des services plutôt que celui de l’industrie. À travers l’étude de ces « méga-machines » que sont l’école, l’hôpital, le système des transports, il forge le concept de « contre-productivité ». Au-delà d’un certain seuil, explique-t-il, les techniques et les grandes institutions modernes deviennent en effet contre-productives, c’est-à-dire qu’elles se retournent contre leur finalité initiale : l’école désapprend, la vitesse des transports fait perdre du temps, la médecine devient néfaste à la santé.

C’est dans La Convivialité (en américain Tools for Conviviality) qu’Illich expose de la façon la plus radicale et la plus globale sa critique de la société industrielle et technicienne. L’ouvrage sort en même temps aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en France en 1973. Il était d’abord paru en plusieurs livraisons dans le journal Le Monde ; dans les années qui suivent il est traduit en danois, néerlandais, japonais, espagnol, allemand et italien. Dans ce livre, présenté comme un « tract » et un « outil » pour l’action et la réflexion, l’enjeu est de proposer à la fois une critique générale du « mode industriel de production », tout en offrant des ressources conceptuelles pour définir « d’autres modes de production post-industriels ». Illich ne s’attaque pas à « la » technique de façon générale et abstraite, mais à certaines d’entre elles, produites par le capitalisme, et au « méga-outil » dont le fonctionnement échappe à l’utilisateur. Illich prend d’ailleurs bien soin de distinguer entre « deux espèces de techniques » : celles qu’il qualifie de « conviviales », qui accroissent le champ de l’autonomie, et celles, « hétéronomes », qui le restreignent ou le suppriment. Il propose d’opérer un retour aux « outils conviviaux », ceux qui acceptent plusieurs utilisations et peuvent être l’expression libre de l’utilisateur. Entérinant l’échec historique de la gauche à domestiquer la machine, Illich suggère de reconstruire le rapport à la technique sur de nouvelles bases :

« Cela fait une centaine d’années que nous essayons de faire travailler la machine pour l’homme et d’éduquer l’homme à servir la machine. On s’aperçoit maintenant que la machine ne « marche » pas, que l’homme ne saurait se conformer à ses exigences […] La dictature du prolétariat et la civilisation des loisirs sont deux variantes politiques de la même domination par un outillage industriel en constante expansion. L’échec de cette grande aventure fait conclure à la fausseté de l’hypothèse ». En s’inscrivant sans ambigüité dans la tradition du socialisme et de ses idéaux de justice, il conclut que « l’idéal proposé par la tradition socialiste ne se traduira dans la réalité que si l’on inverse les institutions régnantes et que si l’on substitue à l’outillage industriel des outils conviviaux » (Illich, 1973, p. 26).

Rompant avec 150 ans de représentation du phénomène technique forgé au début de l’âge industriel, identifiant les relations entre le changement technique et le progrès social et moral, les années 1970 constituent un moment de réflexivité et de mise en cause importante des trajectoires techniques antérieures et d’intenses expérimentations pour initier d’autres chemins alternatifs. Certes, les querelles autour des machines n’ont rien d’inédit dans le débat intellectuel, elles existent depuis les débuts de l’âge industriel et ressurgissent à chaque moment de crise et de transformation du capitalisme industriel, que ça soit dans les années 1830, 1890 ou 1930 (Jarrige, 2014). Mais l’importance des questions environnementales et écologiques marque indéniablement la spécificité des années 1970 qui voit l’émergence d’une alliance inédite entre une critique sociale cherchant à renouveler les grilles d’analyses marxistes et une critique environnementale mettant en cause l’empreinte matérielle et écologique des grands outils techniques de la modernité que sont l’automobile, le nucléaire ou l’aviation. Les années 1960 avaient en effet été marquées par le déferlement de grands projets techniques dans tous les domaines, par la construction massive d’autoroute, les grands programmes d’exploration lunaire, la compétition mondiale autour des grands projets modernisateurs à l’époque de la guerre froide. En Amérique du Nord comme en Europe, la contestation des « technosciences » devient dès lors un thème fédérateur pour les mouvements sociaux des années 1970 : les pacifistes dénoncent l’arsenal technologique gigantesque déployé par le « complexe militaro-industriel » au Vietnam alors que les mouvements écologistes critiquent le déferlement des pesticides chimiques et leurs menaces pour l’environnement. A la suite des expertises et alertes scientifiques des années 1960 – notamment les célèbres écrits de la biologiste Rachel Carson – le Congrès des Etats-Unis interdit en 1969 l’usage du DDT en raison de ses effets sur la santé, contre l’avis des experts de l’administration. En 1971, il refuse le financement de l’avion supersonique pourtant considéré comme prioritaire par le gouvernement. Dans un contexte de profonde recomposition idéologique, la critique des techniques se développe, se complexifie, acquiert une nouvelle légitimité, et une audience inédite alors même qu’un nombre croissant d’objets envahit le quotidien de la « société de consommation » : fours à micro-ondes, couches jetables, télécommandes et distributeurs de billets apparaissent tous au cours des années 1970.

C’est dans ce contexte que Jean-Pierre Dupuy lance en 1975 la collection « Techno-critique », qui publie une quinzaine de titres avant de disparaître en 1981. Cette aventure éditoriale joua un rôle important dans le débat intellectuel des années 1970 et participa d’un mouvement bien plus vaste, en Europe comme aux Etats-Unis, de remise en cause du consensus moderniste antérieur. A travers la notion de « technocritique », il s’agissait de rejeter les débats trop binaires entre les supposées « technophobes » réactionnaires et les « technophiles » progressistes en affirmant que les techniques n’étaient pas neutre. L’enjeu était de formuler une critique politique des techniques en montrant qu’il s’agit d’institutions sociales insérées dans des rapports de force sociopolitiques et des environnements physiques fragiles. S’émancipant des alternatives trompeuses en termes de refus ou d’acception des techniques, les technocritiques des années 1970 participent d’une réflexion bien plus vaste sur les « technologies alternatives » alors promues par de nombreux ingénieurs et expérimentateurs à la recherche de trajectoires techniques à petites échelles, décentralisées, sobres en énergie. Contre l’idée que les techniques seraient neutres et que seul les usages en définiraient le sens, les théoriciens et promoteurs des technologies douces considéraient qu’il ne suffit pas d’intervenir par la fiscalité, le droit ou les prix pour réguler les changements, c’est le type même des technologies et des infrastructures matérielles utilisées qui devait être interrogé.

Les deux premiers ouvrages publiés en 1975 dans la collection « Techno-critique » sont significativement ceux de René Dumont, célèbre agronome devenu candidat écologiste à l’élection présidentielle française en 1973 et figure de proue du mouvement écologiste – La croissance… de la famine ! –, qui invitait à repenser l’agriculture ; et celui d’Illich, Némésis médical, traduit par Jean-Pierre Dupuy et publié en 1975. Dans les années qui suivent, la collection s’étoffe d’ouvrages importants pour l’histoire de la pensée écologique et la construction d’une écologie politique contestataire et subversive. Cornelius Castoriadis et Daniel Cohn-Bendit y publient ainsi De l’écologie à l’autonomie en 1981, où ils s’interrogent sur les actions à entreprendre face aux « potentialités apocalyptiques de la technoscience ». Jean Robert dénonce en 1980 Le temps qu’on nous vole. Contre la société chronophage. Plusieurs médecins s’en prennent au fonctionnement de l’hôpital et à L’Intoxication vaccinale. Le socioéconomiste Ingmar Granstedt publie quant à lui en 1980 L’Impasse industrielle où il scrute les ravages technologiques sur le monde du travail et imagine divers scénarios pour diminuer le temps de travail et développer des activités productives vernaculaires.

Parallèlement à ces écrits technocritiques, la décennie 1970 voit aussi la diffusion élargie et la vogue pour des auteurs ayant élaborés leurs réflexions bien avant, mais qui étaient restés relativement marginaux dans le champ intellectuel. C’est notamment le cas de l’américain Lewis Mumford qui publie à la fin des années 1960 Le Mythe de la machine, vaste somme traduite en français dès 1973. Il y explore les transformations de la condition humaine et les raisons qui expliquent « l’abandon irrésistible de l’homme moderne à sa technologie, même au prix de sa santé, de sa sécurité physique, de son équilibre mental » (Mumford, 1973 : vol. 1,  11). L’ouvrage connaît un grand succès car il paraît en phase avec les contestations radicales de l’autoritarisme bureaucratique et du gigantisme technologique qui suivent 1968. Le « mythe de la machine » désigne l’illusion selon laquelle l’être humain serait d’abord Homo faber, homme fabricant au moyen d’outils puis de machines. Contre cette thèse « sclérosante », Mumford suggère « que l’homme est surtout un animal créateur d’esprit, qui se maîtrise soi-même et se crée soi-même » ; plutôt que la maîtrise de son environnement, le développement humain vise d’abord au développement de son organisme et de son organisation sociale. La thèse est ambitieuse puisqu’il s’agit purement et simplement de refonder « les représentations stéréotypées du développement humain » afin de sortir du fatalisme technologique. Dans son livre, Mumford analyse aussi le tragique qui accompagne le déploiement de la civilisation industrielle où les promesses de la technique moderne ont été trahies par ce qu’il nomme la « méga-machine » autoritaire. Dans la continuité de ses travaux des années 1960, il s’efforce de définir ce qu’il appelle « les deux technologies » : « l’une « démocratique » et dispersée, l’autre totalitaire et centralisée » (Mumford, 1963) : pour Mumford, la technique n’est pas pour autant devenue autonome et omnipotente. Il juge que les sociétés humaines pourraient reprendre le contrôle et diriger leurs trajectoires, en bref qu’elles continuent d’avoir le choix.

Plus pessimiste et fataliste quant au devenir des sociétés techniciennes, il faut également mentionner le français Jacques Ellul qui devient une figure de premier plan du débat intellectuel au cours des années 1970, échangeant notamment avec Castoriadis ou Guy Debord. C’est d’ailleurs sous l’influence d’Ellul que Debord se tourne vers la question de la technique et de l’écologie politique après la publication de La Société du Spectacle en 1967. Dans les années 1970, Jacques Ellul publie beaucoup. Après 1968, il s’engage par exemple dans une vaste réflexion sur le phénomène des révolutions. Selon lui, elles sont désormais impossibles car le fétichisme de la marchandise exacerbée par la société technicienne fait passer l’idéal de liberté au second plan derrière la recherche du confort matériel. La société technicienne annihile la capacité révolutionnaire du prolétariat car « la société n’est plus fonction du capital mais de la technique qui est puissamment intégratrice » (Ellul, 1969 : 29). Si la classe ouvrière existe toujours, elle ne peut plus être révolutionnaire comme au temps de Marx, car le prolétariat a été absorbé par la société technicienne jusqu’à partager ses objectifs et ses aspirations. En 1977 il publie Le Système technicien, deuxième volet de sa trilogie inaugurée dans les années 1950 avec son premier livre intitulé La Technique, ou l’enjeu du siècle. Il y propose une analyse très dense des liens entre « technique » et « société » et montre comment la première s’est désormais constituée en un système interdépendant et s’est imposée comme le facteur déterminant de l’évolution sociale ; un système qui s’accroit sans cesse aux dépens de la démocratie comme des ressources naturelles. Même si cette affirmation de l’autonomie de la technique est largement repoussée et contestée, le thème s’installe au centre de nombreux débats et analyses. C’est d’ailleurs pour répondre aux apories de la société technicienne qu’Ellul s’engage dans le militantisme écologiste dans les années 1970, notamment contre la Mission interministérielle de la côte aquitaine qui tente promouvoir de grands équipements pour stimuler l’aménagement et le développement du tourisme.

Après une décennie de technocritiques intenses et de mise en cause de l’emprise technoscientifique sur le monde au nom de la liberté, de l’émancipation, et de la préservation de la biosphère, les années 1980 sont marquées par un reflux. Les expérimentations en faveur des technologies alternatives échouent face aux choix politiques en faveur de la puissance, face aussi à l’influence croissante des grands lobbies industriels dans un contexte de compétition internationale exacerbée. La question des techniques tend à disparaître du champ politique alors même que de nouvelles utopies technologiques accompagnent le triomphe de l’informatique et de ses idéologies de la communication. Ces évolutions réactivent les anciens mythes du progrès. Les raisons pour lesquelles s’opérait la « technocritique » des années 1970 s’effacent alors que la nouvelle frontière informatique annonce la croissance et le plein emploi, la « dématérialisation » censée atténuer les destructions écologiques, ou l’imaginaire des réseaux ouvrant la démocratie numérique. Au cours des années 1990-2000 pourtant, les promesses technologiques semblent à nouveau déçues, et la technocritique semble ressurgir. Elle retrouve une indéniable légitimité alors que les sciences du système terre et de la nature s’accordent de plus en plus pour voir dans notre planète un organisme appauvri par les activités industrielles et leur gigantisme technique, où les équilibres sont altérés et la faune et la flore partout en crise, où les catastrophes se multiplient de façon de plus en plus incontrôlable, préparant un effondrement social et environnemental désormais annoncé.

Plus qu’une « crise écologique » ou « environnementale », qui nécessiterait une bonne gestion de la part de décideurs enfin devenus conscients, l’idée que nous vivons une révolution de nature géologique impliquant de repenser en profondeur nos imaginaires, comme les attachements qui nous relient aux objets, aux autres et au monde, s’impose. C’est d’ailleurs en l’an 2000 qu’est apparue la notion d’anthropocène censée caractériser la nouvelle ère géologique qui s’est ouverte avec l’entrée dans l’ère industrielle, ou que s’impose le « principe de précaution » censé institutionnaliser des politiques plus prudentes face aux risques technoscientifiques. L’ampleur des controverses autour des OGM constitue sans doute l’apogée de cette nouvelle phase techno-critique intense. Depuis le début des années 2010 pourtant, l’imaginaire du progrès technique dans sa version la plus rudimentaire ne cesse d’être réactivé et de ressurgir, d’envahir les médias en marginalisant les discours critiques (Huesemann, 2011). La montée en puissance du transhumanisme, les nouvelles utopies de « l’accélération » et de la modernisation écologique, les idéologies numériques omniprésentes, les vastes projets de géoingénierie, tout annonce un monde toujours plus fasciné par la technique et ses possibilités. Stimulés par des États impuissants et des entreprises multinationales omniprésentes, les discours fatalistes affirmant qu’il n’y a pas d’autres chemins que la course en avant technoscientifique s’imposent un peu partout, au risque d’intensifier encore l’effondrement en cours.

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François Jarrige, Maitre de conférence, Université de Bourgogne

Mots corrélés au Dictionnaire de la pensée écologique: Illitch Ivan, Technique et technologie, Ellul Jacques, Homo Faber, Écologie politique (Idées)

POUR CITER CET ARTICLE
Jarrige François. « Technocritique et écologie (année 1970) ». lapenseeecologique.com. Dictionnaire de la pensée écologique. 1 (1). URL: https://lapenseeecologique.com/jarrige-francois-techno-critique-et-ecologie-annees-1970/

Mots clés : Écologie, Techno-critique