Vol 1 (1) – octobre 2017
Par Frédéric Neyrat
Cet article s’articule en trois parties : la première propose une philosophie de la nature définissant celle-ci à la fois comme produit, production, et anti-production ; en contre-point de la première partie, la seconde procède à une généalogie de l’anaturalisme, c’est-à-dire une explication des raisons pour lesquelles la pensée aujourd’hui dominante considère – à tort, mais avec de réels effets – que la nature est « morte » ; la troisième section analyse la manière dont la fin de la nature est au cœur du projet géoconstructiviste contemporain, consistant à refaire la Terre de part en part afin de la piloter (géoingénierie) et de la rendre plus rentable (géocapitalisme). En conclusion, nous proposerons une forme de résistance théorique et pratique au géoconstructivisme.
LES TROIS NATURES
La nature peut se dire de trois manières. Tout d’abord, on peut définir comme naturel ce qui est le produit de la nature, ce fruit-ci par exemple, cette couleur-là, cette planète ou cette galaxie. Mais le produit de la nature est incompréhensible sans prendre en considération la production comme telle qui est à l’origine de ce produit, autrement dit la nature en tant que processus. On retrouve ici une distinction qui semble au moins remonter au 13e siècle (Weiers, 1978 : 70-80), mais dont les racines sont aristotéliciennes (Aristote, 1991 : 170 ; Aristote, 1999 : 100), entre une nature naturée (natura naturata), c’est-à-dire une nature-produit, ou nature-objet, et une nature naturante (natura naturans), c’est-à-dire une nature-production, ou nature-sujet. Là où la nature-objet se définit par son aspect limité, à la fois circonscrit dans un espace et achevé, ayant exprimé son essence, s’étant révélé dans son apparence de fruit ou de planète, la nature-sujet se caractérise par son illimitation, son inachèvement, autrement dit sa capacité à devenir et se transformer. Bien entendu, la nature-sujet peut se réduire à une personnification de la nature, sous la forme d’une Mère prodigue ou de la fameuse « hypothèse Gaïa » (Lovelock, 1990) ; mais l’essentiel dans cette appréhension de la nature-sujet réside dans l’idée d’une nature qui, loin de pouvoir être réduite à quelque espace-temps circonscrit, génère celui-ci et le déborde sans cesse : la nature-sujet est d’abord processus sans fin, elle est – pour reprendre les termes du philosophe Whitehead – écoulement (passing), avance, activité, une suite infinie d’événements avant que d’être un ensemble de faits objectifs (Whitehead, 1998 : 57, 73-74, 177).
A cette bipartition qui semble régler la plupart des approches de la nature, il est peut-être nécessaire d’ajouter une autre manière de considérer la nature : non pas comme un produit, ni comme une production, mais comme ce qui échappe à l’un comme à l’autre sous la forme d’une anti-production, autrement dit d’une nature dénaturante (natura denaturans). La nécessité de cette troisième dimension de la nature appert de la réflexion suivante : s’il n’y avait que du flux productif, que du passage et du processus, autrement dit que la nature naturante, il n’y aurait aucune place pour la nature naturée, aucun espace et aucun temps pour que puisse apparaître un objet, aussi éphémère soit-il. Pour qu’il y ait cette planète ou cet organisme, il faut donc une opposition au flux de la nature-sujet, un ralentissement qui permette l’existence d’un corps. Ce ralentissement ne vient pas de l’extérieur de la nature, c’est pour elle-même, nous dit Schelling, que la nature doit aussi constituer un retard, une « entrave » (Schelling, 2001 : 91-94). Ce retard est précisément la tendance « anti-productive » de la nature (Schelling, 2001 : 95).
Il serait certes plus aisé de considérer que l’entrave vient modifier un flux déjà existant ; nous voulons néanmoins penser ce retard nécessaire comme originaire, non pas postérieur à la production, émanant de la nature-sujet, mais antérieure à celle-ci. L’idée selon laquelle la manifestation des choses naturelles est précédée par une non-production s’est exprimée à travers l’histoire de la pensée philosophique sous la forme d’un commentaire infini d’un fragment d’Héraclite : phusis kruptesthai philei, « la nature aime à se cacher ». Selon Pierre Hadot, ce fragment révèle l’étrange tendance de la nature à « faire disparaître » alors même qu’elle devrait, selon son sens premier, n’être qu’un processus consistant à « faire apparaître » (Hadot, 2008 : 27-32). Pour Heidegger, et dans la lignée de la formule héraclitéenne, l’être « se soustrait, en se montrant dans l’étant en tant que tel » : demeurant « manquant », se « réservant » de ce que serait une complète « désoccultation », l’être est ainsi la « promesse » de futures manifestations (Heidegger, 1971 : 288). Ce retrait inaugural, comme l’a montré Marlène Zarader, réplique la doctrine du Tsim-Tsoum élaboré par Louria, un kabbaliste du 16ème siècle : si Dieu est vraiment partout, la seule possibilité pour qu’il y ait un monde est que Dieu « se contracte », « se retire pour ainsi dire en lui-même » (Zarader, 1990 : 149). En accord avec cette idée kabbaliste, Schelling soutenait que le monde, comme chaque être, commence par une « contraction », une « négation » : « c’est seulement dans la négation que réside le commencement » (Schelling, 2012 : 59).
On dira cependant : est-ce si important de focaliser notre attention sur l’origine et l’originaire ? La pensée contemporaine n’est-elle pas précisément placée sous le signe d’un sain abandon de toute idée d’origine, au profit d’une enquête concrète sur les objets et leurs conditions d’apparition ? Ce qu’il faut bien comprendre est que l’originaire n’est pas réductible à une origine que l’on pourrait fixer dans un passé lointain et révolu, l’originaire est la doublure obscure qui précède la nature dans chacune de ses avances, de ses processus biologiques ou géologiques. On pourrait illustrer ce point à partir de la création artistique : D. H. Lawrence soutenait que celle-ci est précédée par un moment de destruction au cours duquel l’artiste déchire l’ombrelle que les êtres humains se sont fabriquée afin d’y dessiner un firmament factice et d’y écrire leurs conventions.
Comme Gilles Deleuze et Félix Guattari l’écrivent à propos de Lawrence,
« l’artiste pratique une fente dans l’ombrelle, il déchire même le firmament, pour faire passer un peu de chaos libre et venteux (…). Le peintre ne peint pas sur une toile vierge, ni l’écrivain n’écrit sur une page blanche, mais la page ou la toile sont déjà tellement couvertes de clichés préexistants, préétablis, qu’il faut d’abord effacer, nettoyer, laminer, même déchiqueter pour faire passer un courant d’air issu du chaos qui nous apporte la vision » (Deleuze, Guattari, 1991 : 192).
L’intuition de Lawrence nous permet de comprendre pourquoi la nature dénaturante doit forcément précéder les natures naturante et naturée : de même que l’artiste doit enlever ce qui obstrue la vision pour qu’un « chaos libre et venteux » puisse advenir, la nature commence ou plutôt recommence, à chaque fois, chaque naissance et chaque génération, par défaire ce qui est afin de laisser assez d’espace pour que quelque chose d’autre apparaisse. La nature ne commence pas par agencer, composer, hybrider, mettre ensemble ou bout à bout des objets ou de la matière, de l’humain et du non-humain, mais par dé-composer ce qui les fixe dans un être ou un devenir programmé. Cette décomposition ouvre un domaine tiers, ni sujet ni objet, chaotique et obscur, à partir duquel le naturant puis le naturé peuvent se déployer (Malabou, 2009 ; Simondon, 1989).
GÉNÉALOGIE DE L’ ANATURALISME
Rien n’est pourtant aujourd’hui plus difficilement audible qu’une philosophie de la nature. Cette surdité tient à l’idée selon laquelle, à l’ère de l’anthropocène, il ne serait plus possible de parler de nature tant celle-ci est profondément modifiée par l’être humain. Ainsi que l’écrivent le journaliste Christian Schwägerl et le célèbre chimiste de l’atmosphère Paul Crutzen,
« les barrières de longue date entre nature et culture sont en train de s’écrouler. Ce n’est plus nous contre la « Nature ». Désormais, c’est nous qui décidons ce que la nature est et ce quelle sera » (Crutzen, Schwägerl, 2011).
Pourtant, l’idée selon laquelle la nature n’existe pas en tant que telle n’est en rien nouvelle. Comme le soutient Iain Hamilton Grant, c’est toute ou presque toute la philosophie contemporaine qui gravite autour d’un refus de la nature, d’une aphysia (Grant, 2006 : 10-11, 32). A ce titre, les déclarations relatives à la « fin » ou à la « mort » de la nature, loin de faire preuve d’originalité, renforcent cette aphysia, cet anaturalisme, qu’il nous semble nécessaire d’analyser comme un phénomène au long cours, qui a connu plusieurs séquences.
La première étape peut être identifiée avec les débuts de la logique philosophique ou pré-philosophique, qui fait de la nature une substance abstraite, homogène, loin de toute expérience, éloignée du monde des vivants. Selon Paul Feyerabend, cette nature-substance a refoulé l’expérience du monde qui s’établissait – par exemple dans le monde homérique – sur la base de sensations hétéroclites ne conduisant qu’à des « agrégats » sans unité logique (Feyerabend, 2014). La logique aura ainsi accompli le premier physicide en transformant la nature en simple objet de science.
Le second physicide a été perpétré par les monothéismes qui ont subordonné la nature à un Dieu. Dénoncée par Schiller en 1788 dans le poème « Les Dieux de la Grèce », cette substitution de la nature-sujet par un Créateur transcendant a conduit à « dépouiller » la nature de sa « divinité », préparant ainsi le terrain pour le troisième acte (Hadot, 2008 : 118-112).
Le troisième acte se joue avec la science du 17e siècle, quand la nature devient une matière mathématisable, quantifiable et mesurable, et par conséquent exploitable en vue du « progrès » de l’humanité. La mécanisation du monde s’établit sur le cadavre des cosmologies organiques, qui étaient informées par des représentations de la nature en termes de mère nourricière (Merchant, 1980 : 2-41). Désormais, comme le dit Descartes, la nature n’est plus « quelque déesse, ou quelque autre sorte de puissance imaginaire », mais « la Matière même » (Descartes, 1963 : 349) – une matière sans forme, mais aussi sans force, incapable d’échapper à nos projets.
La pulsion anaturaliste est aujourd’hui également exprimée par toutes les sociétés qui participent au programme géo-capitaliste global, qui se traduit par la transformation de la nature en marchandises, c’est-à-dire en objets clivés de leur contexte humain et environnemental. Ainsi peut-on transformer l’eau en « service » privatisable, une tonne de carbone en mesure d’un droit de pollution, ou les risques de catastrophe climatique en cat bonds (obligations catastrophes) grâce auxquelles les compagnies d’assurance et de réassurance font supporter ces risques par des tiers (Keucheyan, 2014 : 111 et 103). La quatrième mort de la nature est financière.
Ajoutons enfin que le programme géocapitaliste repose sur un réseau technologique et informationnel qui s’appuie moins sur une Terre réelle que sur une Terre modélisée, digitalisée, simulée. A titre d’illustration, indiquons que, depuis les années 1950, la prévision météorologique s’appuie sur des modèles générés par ordinateurs beaucoup plus que sur des données empiriques ou des réseaux d’observateurs (Nebeker, 1995 : 160 et 171). Relevons enfin, parmi d’autres exemples, l’existence du projet de simulation de la Terre entière – intégrant l’atmosphère, l’hydrosphère, la cryosphère, etc. – nommé Ultimate Earth Project (Dessibourg, 2016).
Abstraction logique, monothéisme, mécanicisme, capitalisme et simulationisme : telles sont les cinq causes de l’anaturalisme, et par conséquent de l’incapacité contemporaine à voir la nature autrement que comme une matière dévitalisée, sans force, sans dynamisme propre, ou comme un objet sous l’empire de la pensée et de la production humaine.
GÉOCONSTRUCTIVISME
L’ anaturalisme est au cœur d’un discours à prétention dominante que nous nommons le géo-constructivisme : la nature n’existant pas, ou plus, il serait possible, et surtout souhaitable, de tout modifier, de tout reconstruire, du niveau cellulaire à l’écosphère en passant par tous les biotopes. Ce discours est porté par des géographes, des anthropologues, des philosophes, et aussi de nombreux écologistes qui se disent « postenvironnementalistes », « écomodernes » ou « écopragmatistes » (Schellenberger, Nordhaus, 2004). Loin cependant de se réduire à un discours provenant du champ des sciences humaines, le géoconstructivisme se traduit :
1/ par la promotion de la géo-ingénierie, et plus spécifiquement de l’ingénierie climatique, l’un des projets les plus emblématique du géo-constructivisme. Tentative de contrôler le climat par son optimisation technologique, l’ingénierie climatique est défendue par Paul Crutzen, co-inventeur avec Eugene Stoermer du mot anthropocène, qui évoquait dès 2002 la possibilité de « projets de géo-ingénierie à grande échelle » dans le but d’« optimiser » artificiellement le climat (Crutzen, 2002 : 23). En 2006, Crutzen proposa d’envoyer des tonnes de dioxyde de souffre dans l’atmosphère afin de former un « bouclier » chimique capable de nous protéger du soleil et donc de refroidir la planète (Crutzen, 2006 : 211-220). Les promoteurs du bouclier climatique connaissent les dangers d’un tel projet (impossibilité d’un retour en arrière une fois la modification effectuée sans accélération du réchauffement global, perturbation dramatique des moussons estivales en Afrique et en Asie (Robock, Oman, Stenchikov, 2008), etc.), mais ils le présentent comme un « plan B », au cas où le plan A (réduction des émissions de CO2 ) ferait faillite (Guardian, 2013). Ajoutons que la reconnaissance des dangers avérés de l’ingénierie climatique n’empêchera nullement les Etats, si le réchauffement devient intenable, de recourir en urgence à cette technologie, selon la modalité inquiétante que Naomi Klein a nommé la « stratégie du choc » : profiter d’un moment de crise et des affects de peur associés à un tel moment pour imposer des mesures qui, en temps normal, auraient sans doute été refusées par les populations (Klein, 2008) ;
2/ par l’installation de ce qu’on pourrait nommer un géo-capitalisme : désormais, la frontière du capitalisme n’est plus un au-delà fantasmatique éclairé par quelque Spoutnik, elle est l’ici-bas laissé aux mains des géo-constructivistes et de leurs alliés bio-constructivistes. Une fois devenue « biodiversité », « prestations de service » (l’apport en eau, la pollinisation, etc.) ou « ressources », la nature-marchandise ouvre la voie à la titrisation de l’éco-sphère, tandis que les corps-marchandises sont sujets aux appétits de refonte qui animent la biologie de synthèse (Bensaude-Vincent, Benoit-Crowaeys, 2011 ; Redford, Adams, Mace, 2013). On notera à quel point il peut sembler paradoxal de faire de la Terre et de tout ce qu’elle comporte une nouvelle frontière, c’est-à-dire un nouvel « espace vierge » à conquérir, car la Terre, loin d’être un espace vierge, est tissé de l’histoire de l’écoumène, entendu comme milieu à la fois écologique et « éco-techno-symbolique » (Berque, 2000). Ce n’est pourtant pas la première fois dans l’Histoire que des territoires sont déclarés « Terra nullius », c’est-à-dire « sans propriétaires », afin de les coloniser : c’est ce qui est arrivé – par exemple – lors de la colonisation de l’Australie à la fin du 18e siècle (Banner, 2005 : 95-131). Aujourd’hui, cette situation de Terra Nullius semble toucher toute la Terre du sous-sol à l’atmosphère, le géocapitalisme faisant comme si la vie de ses habitants, humains et non-humains, peuples premiers, habitants ordinaires, et animaux, était nulle et non avenue.
Nous comprenons bien désormais en quoi le géo-constructivisme représente une malencontreuse amputation de l’idée de nature analysée dans la première section de cet article. En effet, le géo-constructivisme tend à concrétiser la vision de Richard Buckminster Fuller, architecte et designer-inventeur états-unien de la seconde partie du 20e siècle, qui qualifia la Terre de « vaisseau spatial » : « Nous sommes tous des astronautes et nous n’avons jamais été autre chose » (Buckminster, 2010 : 56). Or cette métaphore signifie deux choses : d’une part, qu’il y a des espèces d’astro-humains qui s’imaginent vivre hors-sol, comme s’ils étaient hors du monde ; d’autre part, que la Terre peut être vue non pas comme Gaïa, ou le berceau de l’humanité, mais comme une sorte d’expoplanète qu’il faudrait « terraformer ». Issue de la littérature de science-fiction, terraformer signifie modifier une autre planète afin de la rendre similaire à la Terre, et par conséquent habitable par des êtres humains ; mais c’est désormais la Terre que l’on voudrait transformer à notre convenance : l’Anthropocène a hérité de l’imaginaire de la conquête spatiale et de son ambition colonisatrice (Bonneuil, Fressoz, 2013 : 76-80). Pour employer le terme anglo-saxon qui désigne la période de la conquête spatiale (Space Age), la fin de l’Âge de l’Espace a coïncidé avec la promotion de l’Age de l’Homme – ledit Anthropocène. Une fois repoussée sur le très long terme l’éventualité d’une colonisation extrasolaire, une fois la frontière renversée de l’outre-espace vers la Terre, c’est notre planète qui fait l’objet – c’est le cas de le dire – d’un projet de colonisation technologique ; mais il s’agit d’un objet dévitalisé que les géoconstructivistes s’imaginent capable de refaire sans en subir les conséquences.
L’INCONSTRUCTIBLE
Que pouvons-nous opposer au géoconstructivisme ? Peut-être la part dénaturante de la nature, cette part qui est ni plus ni moins qu’inconstructible, ni objet à faire ou à refaire, ni sujet opérant ce façonnement. L’inconstructible est : 1/ ce qui précède toute construction, l’effet de cette « contraction », ce « retrait » originaire que nous avons identifié dans la première section ; 2/ loin d’être une chose du passé, l’inconstructible accompagne chaque nouvelle création, chaque recommencement : facteur de dé-composition ou de dédifférenciation, l’inconstructible est puissance du retour de la négativité originaire dont naissent les êtres et les mondes ; 3/ cette puissance inappropriable se manifeste sous la forme de ce qui est chaotique, sauvage, rebelle à tout ordre déterminé – d’où son caractère dangereux, destructif, lorsqu’elle prend pour cible une artificialité excessive, des conventions trop rigides, des opinions empêchant la pensée d’emprunter d’autres chemins.
L’inconstructible nous semble être au cœur de certaines luttes politiques contemporaines, dans certaines ZAD (Zones à Défendre), autour de Notre-Dame-des-Landes par exemple (Lapize, 2015). Une ZAD pourrait être définie comme un domaine-tiers ouvert par la nature sous sa modalité dénaturante : un domaine-tiers est une Zone d’Altérité Dénaturante qui fait sortir les humains et la nature de leur rôles préétablis. Voici que d’anciens citadins quittent la vie urbaine – « Babylone » – et s’essaient à des pratiques agricoles parfois en accord, parfois différant de celles des paysans déjà présents ; voici que la nature n’est pas seulement un espace agricole, pas un espace à mettre en valeur et à transformer en marchandise, ou en piste d’atterrissage, mais un lieu en partage. Lorsque des activistes déclarent que « c’est la nature qui se défend », cet énoncé ne consiste pas à faire parler la nature-sujet en s’identifiant à elle sans écart, ni à la considérer comme un objet radicalement distinct des humains (comme le soutiennent les astro-humains), mais à faire de la zone d’altérité un domaine du sauvage – un domaine d’ « ensauvagement » (Serge Moscovici) – où rien n’est par avance prédit, domestiqué, où rien ne dit encore ce qui pourra venir si ce n’est le refus de ce qui ramène le devenir à ce qui le fixe ou l’empêche, sous la forme d’un barrage ou d’un aéroport. L’inconstructible n’est donc pas ou pas nécessairement un no man’s land, quelque wilderness dépourvue d’implantation humaine, mais plutôt un domaine qui ne laisse pas l’humain se débarrasser de ce qui n’est pas lui, un domaine qui cherche à dépasser l’alternative humain/non-humain vers son renversement à la fois ontologique et axiologique : alien/non-alien, lointain/proche, cosmiques/terrestres (cf. « Sur le renversement alien/non-alien », La Planète Laboratoire n°5 – « Une xénopolitique de l’anthropocène », 2016). Un tel renversement présagerait d’une représentation du monde résolument post-constructiviste, capable de faire revenir ce qui a été étouffé par la construction anthropo-économique du monde.
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Frédéric Neyrat,
Mots corrélés au Dictionnaire de la pensée écologique: Nature (histoire et philosophie), Hypothèse Gaïa, Capitalisme, Géoingénierie
POUR CITER CET ARTICLE
Neyrat Frédéric. 2017. » Nature, anaturalisme, et géoconstructivisme ». lapenseeecologique.com. Dictionnaire de la pensée écologique. 1 (1). URL: https://lapenseeecologique.com/entree-nature-anaturalisme-et-geo-constructivisme/
Mots clés : Nature, Anaturalisme, Géo-constructivisme