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Les jeunes en voie de radicalisation écologique ? Critères d’identification et d’identité.

Résumé

Face à l’urgence climatique et à la perception de l’absence d’efforts suffisants de la part des États et des entreprises, les médias parlent d’une radicalisation chez les jeunes. Certains travaux en sciences sociales observent des signaux faibles allant dans ce sens depuis quelques années. Faisant suite à une enquête longitudinale qualitative menée depuis 2003 dans le milieu universitaire grenoblois, nous poursuivons ces observations par le biais d’une analyse d’une enquête Internet, menée auprès de jeunes étudiants de 20-30 ans et dont les résultats soulèvent des questions quant au rôle de l’éducation, du niveau de CSP, mais aussi de leur perception quant à leur propre degré de radicalisme.

Mots clés : Radicalisation écologique, discours, pratiques, jeunes.

Abstract

In the face of the climate emergency and the perceived lack of efforts by states and private firms, many media outlets are talking about a growing radicalization among young people. Some work in the social sciences has also observed weak signals in recent years. Following a qualitative longitudinal survey conducted since 2003 in the Grenoble academic community, we continue these observations through an analysis of an Internet survey, conducted among young students aged 20-30 years and whose results raise questions about the role of education, the level of CSP but also their perception of their own degree of radicalism.

Key words: Ecological radicalisation, discourse, practices, young people.

Par Elisa Gravier* & Stéphane La Branche*

“ Je me suis décidée à ne plus jamais reprendre l’avion”, 

“Comment se projeter dans un futur qui rime avec ‘effondrement’ ?” 

“Il faut que la mobilisation dure jusqu’à un changement drastique”

(Dans Massiot 2019)

Nul besoin de commencer cet article par la citation d’un chercheur célèbre, ces phrases recueillies par le journal Libération en 2019 auprès de jeunes de Grenoble suffisent à planter le décor. Face à l’inévitabilité du changement climatique, les COP et les sommets mondiaux qui se succèdent, les rapports alarmants du GIEC, les catastrophes naturelles qui prennent de l’ampleur et la perception de l’inaction étatique, les médias le répètent : non seulement les jeunes se mobilisent, mais de plus, ils se radicaliseraient. Certains travaux en sciences sociales observent aussi une tendance depuis quelques années. Faisant suite à une enquête longitudinale qualitative menée depuis 2003 dans le milieu universitaire grenoblois, nous poursuivons ces observations par le biais d’une analyse d’une enquête Internet menée auprès de jeunes étudiants de 20-30 ans dans plusieurs villes de France. Nos résultats soulèvent des questions quant au rôle de l’éducation, du niveau de CSP mais aussi de la perception qu’ont ces jeunes répondants de leur propre degré de radicalisme.

Ces cinq dernières années ont certes été marquées par une jeunesse engagée pour le climat non seulement à travers des changements dans les gestes quotidiens, mais aussi à travers un engagement fort sur la scène publique, réclamant des changements drastiques dans notre mode de vie et notre modèle de développement, souvent renvoyant à des arguments liés à la collapsologie : il faut « stopper l’effondrement et pour cela, il faut aussi changer notre vision du monde ». Être écologiste apparait alors pour certains comme une nécessité quasi-ontologique. Ensuite, non seulement les jeunes écologistes se mobilisent mais de plus, certains semblent se radicaliser. Cet article vise à fournir des éléments afin de comprendre les modalités, les raisons mais aussi l’ampleur de ce qu’il convient de considérer comme un signal faible en émergence, car des signes d’une radicalisation émergent.

Tout d’abord, une enquête du CREDOC (Koschmieder et al, 2019)[1] montre que l’environnement est devenu LA préoccupation majeure des jeunes adultes de 18 à 30 ans et que « depuis quarante ans que cet indicateur est suivi (…), la proportion n’a jamais été aussi forte » (p.1), l’environnement recueille 32% des réponses, loin devant l’immigration à 19% ou encore le chômage avec 17% des réponses. Une peur pour l’avenir sous-jacente qui en paralyse certains, en laisse d’autres indifférents et en pousse d’autres encore à des positions et des actions considérées comme radicales, à l’instar de Greta Thunberg. Celle-ci semble être plus qu’un simple épiphémonène : elle représente, nous le pensons, un ‘signal faible’ annonciateur d’un mouvement potentiel plus profond et important dans les années à venir. Ce n’est pas un accident si, en moins de deux ans, elle est devenue la figure de proue de centaines de milliers de jeunes du monde entier lors de grèves étudiantes pour le climat, les « Fridays for future » dont, pour celle du 15 mars 2019, le site internet Fridaysforfuture.org a recensé 2 052 événements dans 123 pays.

Dans une publication relatant des observations basées sur le positionnement écologique déclaré des étudiants de plusieurs départements et écoles de l’université de Grenoble-Alpes, La Branche (2019) observe une tendance à la radicalisation au sein de cette population depuis 2003. Pour cette population, le ‘durcissement’ de leur position écologique est notamment due à leur perception d’une urgence climatique qui s’accroit face à une insuffisance d’actions de la part des États et des entreprises, certes mais aussi des individus. Il observe qu’à partir de 2009-10 et jusqu’en 2020, qu’un nombre significatif d’étudiants commencent à se radicaliser, optant pour des scénarios politiques d’autoritarisme vert voire, invitant à réduire la population humaine[2]. Lecoeuvre pour sa part rapporte que certains jeunes écologistes réfléchissent davantage à l’action directe (2019), tandis que Perrin (2019) rapporte que pour nombre d’entre eux, « marcher ne suffit pas ». Si bien entendu tous les jeunes ne se mobilisent pas pour le climat ou ne se mobilisent pas de la même manière ou avec la même intensité, une minorité apparemment croissante prône un changement « drastique » de notre société, en alliant actions individuelles et collectives aux grands discours sur l’écologie. Pour autant, ces observations préliminaires ne répondent que peu à la question de fonds sous-jacente : que signifie ‘radicalisation écologique’ et être radical écologique ? Quels facteurs jouent un rôle dans cette émergence ? 

Cet article développe ces réflexions en présentant les résultats d’une étude basée sur une enquête Internet menée en juin 2020. Si elle confirme que la scolarité et la précarité jouent un rôle dans le niveau de conviction écologique, elle soulève également des questions quant à ces facteurs d’émergence, suggérant que le lien n’est peut-être pas aussi évident que ne le relève les grandes enquêtes. Avant de présenter notre méthode d’enquête, et comprendre qui sont les jeunes qui se radicalisent et pourquoi, penchons-nous d’abord sur ce que signifie « être radical » de manière écologiste. 

Questionner le radicalisme

Les notions de « radical » et de « radicalisation » sont assez floues, utilisées le plus souvent pour la radicalisation religieuse, associée au terrorisme, et ont mauvaise presse. Or, le terme « radical » peut s’appliquer à de nombreux domaines comme la culture, la politique, l’économie et l’écologie. « Dans le langage commun, radical signifie absolu, intransigeant, irrévocable. Mais ne pas être radical, ce serait quoi ? Son contraire est flexion, qui désigne l’action de fléchir, de courber ou de plier… » (Alters Echo 2008, p.1). Pour sa part, de manière plus formelle, le Centre National de Ressources textuelles et lexicales (CNRTL 2020) donne de nombreuses définitions, dont certaines concernent l’étymologie du mot : « relatif à la racine, à l’essence de quelque chose » et « qui concerne le principe premier, fondamental, qui est à l’origine d’une chose, d’un phénomène ». D’autres sont plus philosophiques : « qui va jusqu’au bout de chacune des conséquences impliquées par le choix initial » ou encore « complet, total, absolu, sans exception ou atténuation ». En particulier, le terme « radical » renvoie à « une action décisive sur les causes profondes d’un phénomène ». Ainsi, la radicalité concerne à la fois l’amont et l’aval : la source, l’essence des choses et les conséquences, incluant les actions menées. Autrement dit, une personne radicale revient à la racine des phénomènes pour s’attaquer aux « causes profondes », aux origines du phénomène et non les effets. Ceci peut alors se traduire dans un engagement sans faille dans un choix, une croyance, un discours ou une action. Peu de place aux doutes, l’individu va « jusqu’au bout » de sa pensée et/ou de ses actions. Le radical tente de faire disparaitre la séparation entre adhésion à des principes et les actions à mettre en œuvre à partir de ces principes.

Pour sa part, le sociologue Yann Le Lann explique que dans les mouvements écologistes, la radicalité « renvoie à des dimensions très diverses : celle des actions que l’on soutient, de sa pratique au quotidien ou des changements politiques que l’on espère » (Didelot 2019). Mais elle semble aussi être liée à la perception de l’insuffisance des mesures politiques face à l’urgence et l’ampleur de la crise. La Branche (2019) note que le niveau de radicalisme des étudiants d’université interrogés semble être étroitement associé à deux facteurs. Le premier est leur perception de la place et du statut de l’humain dans sa relation à la nature : plus les étudiants sont humanistes, moins ils sont radicaux et inversement, plus ils pensent que l’humain est un animal parmi d’autres, plus ils tendent à être radicaux. Le second facteur concerne leur perception de la capacité de la démocratie à résoudre le problème écologique (biodiversité et changement climatique) : plus ils ont une perception aiguë de la crise écologique, moins ils ont tendance à croire que la démocratie et le capitalisme/consumérisme pourront régler la crise. Nous verrons que ces deux observations correspondent bien à la littérature, qui souligne que le processus de radicalisation, qui amène l’individu à revenir à la racine des phénomènes et à s’engager pleinement, est situé dans une époque et un contexte ; « il n’existe pas de radicalité qui serait absolue dans le temps et dans l’espace, et dont on pourrait définitivement tracer les frontières. Certains comportements sont considérés comme tels à un moment donné, dans un lieu donné, et ne le sont plus ultérieurement (et inversement) » (Bonelli et Carrié, 2020). La radicalisation écologique est donc à associer à la montée de la perception de la crise environnementale, qui depuis environ 15 ans, prend d’abord la forme de la crise climatique et ensuite, de la biodiversité dans les représentations publiques.

Au-delà du contexte, la plupart des approches s’attardent à dresser le portrait de l’individu radicalisé, les causes et les finalités de sa radicalisation qui « désigne un cadre de pensée, un processus psychique de rigidification et une recherche de ligne directrice de vie, simplifiée. Elle se transforme en idéologie plus facilement admise et intégrée lorsque le sujet traverse une période de vulnérabilité, où le manque de repères, la perte du sens de la vie, le délitement du sentiment d’affiliation, le poussent vers une nouvelle quête existentielle » (Estano, 2018). Daniel Boy, directeur de recherche au Cevipof explique dans une tribune du Monde que « la posture de radicalité absolue, c’est-à-dire le refus assumé d’entrer dans une logique de négociation, et donc de compromis avec le politique, assure la bonne conscience du mouvement : pas de compromis, pas de compromission » (Boy, 2019).

Les autorités étatiques, aux prises avec un contexte de radicalisation religieuse ces dernières années, ont également formalisé une définition. Le ministère de l’éducation nationale a publié en 2015 une définition, qui rejoint celles mentionnées ci-haut, dans un manuel de prévention de « la radicalisation des jeunes » relative à la religion mais en y ajoutant un élément : « La radicalisation peut s’exprimer par la contestation violente de l’ordre public et de la société, ainsi que par la marginalisation vis-à-vis de celle-ci » (MENESR, 2015). On y voit ici une remise en question de l’ordre établi par le biais de la violence. Néanmoins, ceci n’est pas une caractéristique obligatoire ou universelle à tous les individus dits radicalisés. L’action non-violente peut aussi être radicale, par exemple, la position de l’association Extinction Rebellion, pour qui « les changements radicaux ne sont plus une utopie. Ils sont absolument nécessaires à notre survie »[3], des changements qui doivent être mis en œuvre par le biais de la non-violence.

La réalité de la radicalité est donc multiple et relative, mais deux points importants sont à retenir, qui renvoient à l’enjeu du contexte : pour Bonelli et Carrié (2020), on ne nait pas déviant, on le devient au moment où les pairs et les institutions publiques nomment les individus comme tels, dans un processus d’étiquetage et de qualification d’un individu comme étant radical. Pour autant, les auteurs insistent sur le fait qu’il faut à la fois étudier ce que « les actes signifient pour leurs auteurs » et en même temps, « comment ils sont interprétés par ceux qui sont chargés d’y faire face… Autrement dit, la radicalité n’est pas un processus à sens unique. L’acte et la réaction qu’elle entraîne la définissent ensemble », elle implique donc à la fois l’actant et le regard sur celui-ci. Dans une même période, pour certains, un individu sera un écologiste radicalisé parce qu’il a arrêté de manger de la viande, alors que pour d’autres, ce ne sera pas suffisant. Ceci soulève deux questions : i) quels discours et quelles actions écologistes sont qualifiés de radicales dans notre société et ; ii) selon quels critères les individus se qualifient eux-mêmes ou non de radicaux ?

A l’heure où trier ses déchets est devenu une norme entièrement insuffisante pour beaucoup, quelles sont les actions propres aux écologistes radicaux ? A quelles normes sociales s’opposent-ils ? Sont-ils en confrontation avec l’ordre public ou plutôt avec certaines normes de notre société voire, ses fondements même ?

Se revendiquer « radical » chez les écologistes

Des organisations telles Greenpeace, les Amis de la Terre ou Alternatiba Action non-violente COP 21se revendiquent « radicales » dans leur position relative à la crise environnementale et elles correspondent aux critères identifiés plus haut. Elles expliquent qu’elles souhaitent revenir à la racine du problème du changement climatique et opérer un changement profond dans notre mode de vie et de modèle de développement. Elles se situent donc en amont et en aval : M. Hesnault, activiste du mouvement ANV-COP21 explique: « Il faut revenir au sens étymologique du mot radicalité qui signifie « revenir à la racine » pour prendre le problème à sa source. Face à l’urgence climatique, on parle de changer fondamentalement et radicalement nos sociétés » (CARENEWS INFO, 6 juin, 2019).

G. Mazzolini, militant chez les Amis de la Terre, tient le même discours : « Nous sommes dans un mouvement radical dans le sens étymologique du terme, c’est-à-dire pour un changement profond, avec une critique radicale du système capitaliste » (Lecoeuvre, 2019). Si cette remise en cause est assez courante au sein des mouvements écologistes institutionnalisés, pour les individus, la radicalité écologique renvoie à une multitude de possibilités, de secteurs et de niveaux. Ainsi, pour certains, être radical sera d’arrêter de prendre l’avion alors que pour d’autres, ce sera d’arrêter sa consommation de viande. On peut tout de même relever des tendances fortes chez les radicaux écologistes, comme l’a si bien théorisé Arne Naess en 1972, en distinguant la « shallow ecology » ou écologie superficielle et la « deep ecology » ou écologie profonde.

La shallow ecology est anthropocentrée, c’est-à-dire centrée sur l’homme et elle renvoie au concept de développement durable. Son objectif est de réconcilier préoccupation écologique et activité économique. C’est cette vision, dominante dans notre société et dans la suite du projet de la modernité, qui justement est en partie remise en cause par les radicaux. Quant à la deep ecology, elle est écocentrée puisqu’elle accorde “une valeur intrinsèque à la nature » (Flipo, 2010, p5.), la mettant sur un même pied d’égalité avec l’humain, ce qu’a également relevé La Branche (2019) dans son analyse du positionnement des étudiants (cf.supra). Cette position est radicale précisément parce qu’elle attribue les causes profondes de la crise environnementale à la modernité elle-même, fondement de nos sociétés occidentales modernes. La critique que fait Naess de l’écologie superficielle est elle-même radicale et renvoie à la responsabilité et au rapport de domination qu’entretient l’humain avec la nature (Naess 1989).

L’écologisme radical : les modes d’action

Ceci étant dit, « les écologistes radicaux ont aussi d’autres désaccords idéologiques, d’ordre religieux, spirituel et moral, par exemple » (Dupouey-Delezay, 2018), tandis que Dufoing (2012) identifie six types d’écologisme radical[4]. Mais le point commun qu’il faut noter chez les radicaux, c’est une critique d’abord de la place de l’économie dans notre société et notamment, dans le système de prise de décisions politiques. Ensuite, et plus fondamentalement, ils questionnent la place de l’humain dans la nature, remettant ainsi en cause les fondements de la Modernité Occidentale. Ainsi, l’écologie radicale, telle que décrite par Leopold (1949, qui jette les bases d’une éthique écocentrée) ou encore par Naess (1989), réfute l’idéologie économique, l’individualisme et l’anthropocentrisme. La nature a donc une valeur en soi, indépendante de toute conscience humaine. Ces propos peuvent sembler bien philosophiques, mais ils ne sont pourtant pas hors de portée des répondants à notre enquête qui font référence à ces idées, même s’ils peuvent ignorer ces auteurs. Nous revenons sous peu à certaines de ces différences dans notre analyse empirique, car il faut tout d’abord approfondir ces points communs qui font d’un radical, un radical.

Si une personne radicalisée va « jusqu’au bout » de ses idées et qu’elle tente d’allier valeurs et principes écologistes avec les actions, néanmoins, toutes les actions vertueuses pour la planète ne sont pas jugées radicales et certaines se sont normalisées depuis quelques années, tel le tri.  Pour qu’un individu soit qualifié de radical, il faut qu’il fasse des actions qui s’opposent aux normes sociales – et notamment les habitus sociaux liés à la consommation – en vigueur. Un répondant à notre questionnaire écrit : «Un écologiste radical est une personne qui a des discours et des actes pour lutter contre la crise environnementale qui ne sont pas acceptés par une grande partie de la société ». Mais une personne qui se dit végétarienne pour la planète mais qui, d’un autre côté, consomme du plastique quotidiennement et ne fait pas le tri sélectif, pourrait-elle être qualifiée d’écologiste radicale ? Une seule action forte ne fait pas de l’individu une personne radicalisée mais simplement engagée ? Pour être radicalisée, elle doit cumuler plusieurs pratiques ou des catégories de pratiques, individuelles et collectives. Les individus se réclamant écologistes radicaux vont en effet commencer par entreprendre des changements de comportement importants dans leur vie quotidienne qui vont sortir du cadre des normes sociales dominantes : devenir végétarien, voire végan ; manger uniquement des denrées biologiques et locales ; cesser de prendre l’avion, refuser de passer le permis de conduire et s’imposer des critères environnementaux dans la recherche d’un emploi. Se réclamer de l’écologie radicale renvoie donc à des choix de modes de vie.  

En ce qui concerne les modes d’action collectifs, l’individu se confrontera à l’ordre public pour aller au bout de son engagement écologiste. L’exemple le plus pertinent est la désobéissance civile, violente ou pacifique. Dans un article du journal Libération, l’attaché de presse d’Extinction Rebellion soulève néanmoins une ambigüité en soulevant la différence entre extrémisme et radicalisme : « Dans le vocabulaire quotidien, le terme radical est employé pour dénoncer des comportements extrémistes. Nous on n’est pas extrémistes, on est non-violents (…). Mais les marches, les pétitions, les changements de comportements personnels ne suffisent pas. On veut faire pression sur les forces politiques et économiques et c’est pour cela qu’on fait de la désobéissance civile, mais sans casse, sans violence. On peut considérer que ce sont des méthodes radicales » (Leboucq, 2019). Pour ce groupe, le blocage d’autoroutes, de centres commerciaux, d’entrées de bâtiments privés ou gouvernementaux est bien plus efficace que les pétitions ou encore participer à des marches. C’est à la fois un positionnement éthique et stratégique : selon eux, le gouvernement réagit à la violence par la violence, mais face à une action directe non violente, « il est perdu ».

Méthodologie du questionnaire Internet.

Les réflexions précédentes montrent bien que l’écologie radicale peut être complexe à analyser de manière empirique en raison de sa complexité, ses variantes et ses facteurs subjectifs. Ainsi, on peut observer un discours radical qui ne mentionnera ni la modernité, ni l’anthropocentrisme, mais remettra en question nos modes de vie, de consommation et de production (Clivio, 2019). Puis, les moyens pour parvenir à un changement drastique de notre société varient également selon la personne se disant radicale, voire celles qui ne se qualifient pas elles-mêmes en tant que tel mais pourtant correspondent aux critères (nous y revenons plus loin). Approfondissons donc maintenant ces éléments en présentant les résultats de notre enquête.

  • souhaitent revenir aux origines du problème de la crise climatique ;
  • rejettent l’anthropocentrisme (ou ses manifestations sans utiliser le terme) ;
  • souhaitent repenser en profondeur la relation entre l’homme et la nature ;
  • accusent la modernité (ou ses manifestations sans la nommer) d’être en grande partie responsable des problèmes, beaucoup préconisant la fin du capitalisme et de la société de consommation.

Dans notre analyse empirique, nous avons identifié les écologistes radicaux comme étant ceux qui répondent à la définition de l’écologie radicale selon Aurélien Dupouey-Delezay (2018), c’est-à-dire ceux qui :

Mais quels sont les modes d’actions préconisés et pensés comme nécessaires par les jeunes écologistes radicaux interrogés dans notre enquête ? Et quelles sont les facteurs de leur radicalisation ? Pour répondre à ces questions et investiguer les facteurs pouvant concourir à la radicalisation, nous avons réalisé une enquête quantitative, par le biais d’un questionnaire en ligne, déposé sur différents groupes Facebook d’étudiants dans plusieurs villes de la France (Bordeaux, Lilles, Montpellier, Nantes et Strasbourg). En moins de 7 heures, 300 jeunes de 17 à 30 ans ont répondu aux questions de manière anonyme, ce qui est très rapide et dénote un intérêt très fort et une envie importante de s’exprimer sur cette question. 

Résultats de l’enquête Internet

La population d’enquête est composée de 230 femmes, de 63 hommes, de 2 non binaires, d’un « Hélicoptère de combat »[5], issus surtout de facultés (58,5%), d’écoles d’ingénieurs, d’écoles de commerce, d’IUT et de BTS. La population d’enquête est ainsi assez représentative de la population étudiante post lycée française, avec une certaine diversité de l’offre de formation en France. 80,7% d’entre eux se disent issus de la classe moyenne, 10,6% de la classe supérieure et 8,6% de la classe populaire (« vos parents appartiennent à quelle(s) catégorie(s) socioprofessionnelle(s) ? »). Plusieurs questions concernaient leur engagement pour l’écologie (« sur une échelle de 1 à 10, à combien vous estimez vous « écolo » ? » ; « Dans notre société quels changements souhaitez-vous pour la planète ? » ; « Qu’est-ce qui vous a beaucoup sensibilisé à l’écologie ?). Nous avions également des questions concernant leur vision de l’écologie (« dans notre société, quels changements souhaitez-vous pour la planète ? » ; « selon vous, qu’est ce qui est le plus efficace ? (Actions individuelles, collectives, les deux…) ? » et enfin, leur perception et définition de l’écologisme radical (« selon vous, qu’est-ce qu’un écologiste radical ? »). Ces questions renvoyant à leurs perceptions et leurs représentations sociales visaient donc à explorer les éléments identifiés dans la littérature. L’enjeu principal était de parvenir à cerner le niveau et les critères de radicalité de chaque répondant et ensuite, tenter de comprendre d’où pouvait provenir cette radicalisation. Bien sûr, ces résultats doivent être utilisés avec précaution. Comme le questionnaire a été déposé sur des groupes Facebook étudiants, le questionnaire a touché ceux qui font des études. Il est fort probable que le questionnaire ait également surtout attiré les jeunes déjà engagés pour l’écologie. Néanmoins, les résultats sont intéressants pour notre discussion sur la radicalité écologique.

Pour compléter ces résultats et les enrichir de manière qualitative, nous avons également mené des entretiens semi-directifs avec deux jeunes écologistes radicaux, ‘Noémie’ et ’Antoine’, que nous utilisons pour illustrer certaines réponses issues de l’enquête[6]. Ces deux sont radicaux (car ils se disent radicaux) qui répondent à la définition de Foreman : ils soutiennent qu’« il faut changer de système » (Noémie) et trouver la « cause originelle du problème » (Antoine), des discours typiques des radicaux ; selon eux, le capitalisme est « à la base des problèmes écologiques » (Noémie) et il faut « mener un combat anti capitaliste » (Antoine). Ensuite, ils remettent en cause notre rapport à la nature : l’humain ne devrait pas dominer la nature, au contraire, nous devrions être sur un même pied d’égalité et ils cumulent les pratiques écologistes, que ce soit dans leur vie quotidienne en arrêtant de manger de la viande, en ne prenant plus l’avion ou en faisant des actions de désobéissance civile. Leurs réponses correspondent de manière très forte aux réponses ouvertes et fermées des répondants au questionnaire.

Commençons par la seule question ouverte du questionnaire : « Qu’est-ce qu’un écologiste radical ? » auxquels ont répondu 165 enquêtés sur les 300. De manière surprenante pour cette catégorie de répondants, les jeunes ont une vision négative de la radicalité écologiste ! Pour eux, « radical » n’est pas un mot à connotation positive, il est tout de suite classé comme extrême, nécessairement « trop de » quelque chose qui demeure vague. Ainsi, ce qui revient dans les 165 réponses ouvertes, c’est que les écologistes radicaux « ne vivraient que pour l’écologie », « il serait impossible de dialoguer avec eux » car « ils seraient sans ouverture d’esprit », et qu’ils « voudraient imposer leur point de vue », et « pourraient être agressifs » et surtout, ils « seraient beaucoup dans le jugement, intolérants face à ceux qui n’agissent ou ne pensent pas comme eux ». C’est donc le regard social posé sur le radicalisme qui est ici à la base de leur réaction. Pourtant, à l’inverse, lors des entretiens, ‘Antoine’ et ‘Noémie’ nous ont dit ne pas chercher à influencer les autres ni à imposer leur point de vue : « je ne m’amuse pas du tout à convaincre les gens à (…) avoir des gestes plus écologistes. (…). Ca sert à rien de convaincre les gens un par un » (Antoine). Une autre tendance qui peut être observée dans les réponses est celle de l’image stéréotypée de l’écologiste radical, souvent renvoyée par les films de personnes vivant complètement à l’écart de la société, tel « Captain Fantastic » ou rejetant la modernité : « J’ai l’idée du stéréotype qui se lave pas, mange que de la salade, et renie ceux qui ne font pas comme lui, en brisant les vitres des boucheries. (…) », une image soutenue par les grands médias. Dans de nombreux films, les radicaux écologistes sont souvent les « méchants », comme dans « Kingsmen » ou le personnage Thanos dans la série Avengers. Pour sa part, dans son dernier livre, « Impact », O. Norek raconte l’histoire du processus par lequel un écologiste qui devient radical en vient à assassiner le PDG d’une grande compagnie pétrolière. « Avatar » de J. Cameron, qui fait l’apologie d’une approche spirituelle ‘Gaia’ de la relation à la nature, fait plutôt figure d’exception.

Ces différentes réponses soulignent à la fois un inconfort à l’égard de l’idée de radicalisme et une absence de consensus autour de la définition de l’écologiste radical chez les jeunes, chacun l’interprétant différemment mais souvent de manière négative ou stéréotypée. Pour autant, ils sont pour la plupart d’accord sur les efforts à allier discours et pratiques et à donner une très grande priorité à l’écologie. Ainsi, certains jeunes ne se disent pas radicalisés écologistes soit parce qu’ils ont peur d’être stigmatisés soit, pour d’autres, parce qu’ils ont la conviction d’agir « pour de bonnes raisons ». D’autres encore ne « pensent pas faire assez d’actes écologistes » pour être qualifiés d’écologistes radicaux, à l’instar de Noémie qui expliquait être radicale « dans les pensées mais pas dans les actions », alors qu’elle cumule des pratiques écologistes individuelles dans sa vie quotidienne et participe à des actions de désobéissance civile – ce qui est perçu par la majorité comme étant radical.

Deux catégories de jeunes écologistes

La diversité dans les représentations sociales de la radicalité écologique nous a amené à scinder notre population d’enquête en deux groupes. Les premiers sont ceux qui se disent radicaux tandis que les seconds sont ceux que nous qualifions de radicaux en raison de leurs discours et des actes qu’ils rapportent, qu’ils se disent écologistes radicaux ou non.

Pour faire cette distinction, il a fallu croiser les réponses aux différentes questions renvoyant aux discours d’une part, et d’autre part, à leur propre positionnement de radicalité sur une échelle de 0 à 10, 0 correspondant à un climato-sceptique et 10 à un écologiste radical. Une analyse minutieuse des réponses a révélé que le profil des jeunes se disant écologistes à 8, 9 et 10 était assez similaire. Ils tiennent les mêmes discours très engagés, cumulent les pratiques écologistes et s’engagent ou aimeraient s’engager dans un futur proche dans des actions collectives en faveur de l’écologie. Nous les avons donc rassemblés dans une seule et même catégorie, les jeunes écologistes se revendiquant radicaux. Ils sont 65, 14 hommes et 51 femmes, pour un total de 21,7% de la population d’enquête. Il faut tenir compte bien entendu du faible nombre d’hommes, mais on peut remarquer que les hommes et les femmes sont proportionnels en termes de revendications de radicalité.

Pour le second groupe, nous avons regardé chacun des 300 répondants pour distinguer l’écologiste engagé de l’écologiste radical. Au final, 69 jeunes parmi les 300, sont radicalisés selon nos critères, ce qui représente 23% de la population d’enquête totale. Sur leur propre classement, il y avait une variance de 5 à 10. Pour autant, à la lecture de leur profil, 18 jeunes écologistes se disant 8 et 9 ne correspondaient pas à nos critères et ont donc été enlevés. Il s’agissait de jeunes engagés pour l’écologie mais non radicalisés, soit parce qu’ils n’en avaient pas le discours, soit parce qu’ils n’accumulaient pas d’actions qui allaient à l’encontre de l’ordre public ou des normes sociales en vigueur. Leur classement renvoyait donc à leur perception de soi.

C’est en analysant l’origine sociale qu’une différence est apparue entre ceux qui se disent radicaux et ceux qui le sont selon nos critères. C’est la classe moyenne supérieure qui recense le plus de jeunes se disant écologistes radicaux mais c’est, dans notre enquête, la classe populaire qui recense proportionnellement le plus de jeunes radicalisés selon nos critères au sein de sa population. Si 22,72% des jeunes de la classe moyenne se disent radicalisés, il s’agit de 15,38% de la classe populaire. A l’inverse, 27% des jeunes de la classe populaire sont radicalisés selon nos critères, de par leurs actes et leurs discours contre 23,5% des jeunes de la classe moyenne. Les répondants de la classe populaire se radicalisent donc légèrement plus. Ces résultats sont surprenants puisque les grandes enquêtes déjà réalisées sur le sujet montrent que la classe populaire n’est pas la plus impliquée en faveur de l’écologie. A grande échelle, verrait-on donc dans les classes précaires, moins d’impliqués certes mais plus radicaux qu’au sein des classes moyennes ? Nous sommes bien conscients que le nombre de réponses obtenues ne permet pas de généraliser à la population, il s’agirait d’un signal faible, mais nos résultats méritent que l’on s’y attarde car ils problématisent les liens souvent faits entre niveau de scolarité et environnementalisme chez les jeunes.

Malier explique qu’il faut « souligner la faible représentation des membres des classes populaires parmi les militants. L’écologie est pour l’instant restée un mouvement de classes moyennes, aussi bien électoralement que dans la composition sociale de ses militants » (dans Giraud, 2017). D’un autre côté, Bozonnet expliquait (2008) que la transmission de l’environnementalisme se faisait facilement si l’un des deux parents avait un niveau d’étude élevé. « Les enfants dont les parents ont un haut niveau d’études s’engagent dans l’action environnementale, même si eux-mêmes n’ont pas été socialisés par l’école et ne possèdent pas ce haut niveau » (p.16). Ceci montre que les individus engagés pour l’écologie ont soit eux-mêmes un haut niveau d’études soit leurs parents (en particulier la mère). Or, ce sont principalement les classes sociales favorisées qui font de longues études, la classe populaire ne devrait donc pas, en principe, être celle qui est la plus engagée. Le collectif Quantité́ Critique a observé les mêmes résultats chez les manifestants des marches pour le climat : il s’agirait en majorité de jeunes diplômés issus de catégories sociales supérieures : « Ceux qui se mobilisent sont d’abord des jeunes qualifiés et des enfants de cadres » (Libération 2018). Donc, que ces CSP soient davantage attirés n’est pas à remettre en question mais il s’agit plutôt ici de questionner les CSP comme facteur explicatif de la profondeur de radicalité écologique des engagés.

Un autre élément d’explication est offert par Comby pour qui (2019) « les personnes défavorisées sont écologistes à leur insu », puisqu’elles adoptent des pratiques écologiques par nécessité, comme ne pas prendre l’avion, manger moins de viande ou pratiquer les économies d’énergie ce qui expliquerait pourquoi ils ne se disent pas écologistes. Cependant, notre enquête nous amène à une différente conclusion sans exclure celle de Comby. Rappelons que selon nos critères, pour être un écologiste radical, il faut que l’individu ait une intention et qu’il allie grands discours et actions fortes. Les jeunes répondants à l’enquête qui sont issus des classes précaires ne peuvent donc pas être écologistes à leur insu en raison de leurs réponses. Quelle peut donc être la raison, peut-on faire une hypothèse à partir des résultats de notre enquête ?

En s’intéressant plus en détail à ces 7 jeunes issus de la classe populaire, il semblerait que le niveau d’étude atteint par le jeune lui-même (et non pas ses parents) joue un rôle dans leurs cas. En effet, le point commun majeur entre ces sept jeunes est qu’ils font tous ou ont fait de longues études, Bac+5. Ils estiment pourtant que la famille et l’école ne les ont pas beaucoup sensibilisés à l’écologie : 4 sur les 7 estiment qu’aucun membre de leur famille proche n’est écologiste, contrairement à ceux qui se disent écologistes radicaux (rassemblant les réponses de la classe moyenne, supérieure et populaire) qui étaient 74 %. A la question « Qu’est-ce qui vous a beaucoup sensibilisé à l’écologie ? », la famille et l’école arrivent dernières, largement derrière les médias et réseaux sociaux ; les films, documentaires et séries et les livres. Ceci conforte donc l’explication que le fait de faire de longues études joue un rôle indirect dans la radicalisation écologiste. Ces jeunes sont en pleine ascension sociale et on peut s’imaginer qu’ils côtoient beaucoup de jeunes de la classe moyenne supérieure, qui est la classe sociale se disant la plus engagée pour le climat et à laquelle ils essaient de ressembler. Un élément d’explication pourrait donc se retrouver dans l’éducation familiale, extra-scolaire qui, si elle n’a pas sensibilisé ses enfants à l’environnement, les a peut-être fortement encouragés à s’élever dans l’échelle sociale par l’éducation et l’école et ainsi, à les mettre en contact avec des valeurs et des discours écologistes. Ceci renvoie d’ailleurs à l’explication principale de Noémie, qui s’est engagée « parce qu’elle connaissait quelqu’un qui connaissait quelqu’un ». Elle a pu ainsi prendre contact avec des militants écologistes radicaux et très engagés dans la désobéissance civile qui lui ont non seulement donné l’envie d’en faire à son tour, mais aussi donné accès aux ressources nécessaires pour y participer. Il se pourrait donc qu’au-delà de l’éducation associée à l’environnement, la culture familiale relative aux études supérieures joue un rôle chez les radicaux issus des classes plus précaires. Puis, ces jeunes auraient développé leur engagement écologiste lors de leurs études supérieures.

*      *      *

Notre enquête offre des pistes de réponses mais aussi de réflexion pour de futures recherches.  La première, plus évidente concerne les rôles respectifs de la perception de soi et des critères plus ‘objectifs’ associés à la radicalité. Cette notion, bien étudiée dans le cas de la religion, n’a pas été l’objet des mêmes recherches en matière d’environnement, ce qui diminue la qualité des comparaisons et de la compréhension des deux phénomènes. Des enquêtes plus approfondies sur ces critères subjectifs et objectifs sont donc nécessaires.

Nos observations préliminaires, auxquelles nous ne nous attendions pas, soulèvent également des interrogations quant à la relation faite entre niveaux d’éducation et profondeur de l’engagement écologiste. En poursuivant cette ligne de recherche, en nous posant la question du radicalisme, ceci nous amène à penser que le rôle de l’éducation est plus complexe qu’attendu et qu’il peut être lié aux conditions sociales de la précarité. Bien sûr tous les précaires ne se radicalisent pas : la radicalité quelle que soit son secteur, n’attire toujours qu’une minorité. Et comme le décrit si bien le titre du rapport de Koschmieder et al., « les jeunes ont de fortes inquiétudes mais leurs comportements restent consuméristes ». La question pour les sciences sociales est de savoir quels sont les critères, les sources et les motivations qui font que certains jeunes se radicaliseront et d’autres non, et ensuite, pourquoi certains iront plutôt vers la religion, et d’autres vers l’environnement. En quoi la radicalisation écologique se différencie et se compare-t-elle de la radicalisation religieuse ou politique ?

Les travaux sur les facteurs de radicalisation religieuse pourraient donc être exploités dans ce sens, avec une méthode comparative, et ainsi offrir une bonne piste de départ sur ce sujet. Il faudrait interroger les conditions d’émergence du radicalisme écologique et religieux et les comparer. Par exemple, les travaux sur la radicalisation religieuse (Bonelli et Carrié, 2018 ; IRIS 2020) montrent que la précarité est un terreau fertile de radicalisation. Cela pourrait-il aussi jouer un rôle dans la radicalisation écologiste ? Ceci pourrait un facteur d’explication au nombre moins important de radicaux écologistes issus des classes précaires dans notre enquête, mais d’un radicalisme élevé. Il faudrait donc alors croiser les facteurs qui concourent à un type de radicalisation plutôt qu’un autre a sein de cette population, dans une seconde étude, avec entretiens semi directifs approfondis avec des répondants précaires radicaux et les comparer avec des précaires et non précaires non radicaux.

Notre analyse offre une piste, certains jeunes issus de familles précaires se radicalisant pour l’écologie dans une démarche générale de s’élever dans la société, en intégrant les codes d’une autre classe sociale se disant radicalisée. La rencontre entre l’éducation informelle des parents qui poussent leurs enfants à réussir par le biais de l’éducation et le milieu universitaire pourrait être un facteur de radicalisation écologiste de certains jeunes issus de la classe populaire. L’éducation formelle joue un rôle puisque revenir à la racine du problème implique de développer des réflexions sur le rôle du capitalisme, du consumérisme et du système politique dans la crise écologique actuelle, voire sur la relation humain-nature, qui nécessitent des outils de méthode et de réflexion transmis par l’éducation supérieure.

 

  • Elisa Gravier, Assistante de recherche, Chaire Planète Énergie Climat, Science Po Grenoble, elisa.gravier@etu-iepg.fr : Je m’intéresse aux inégalités sociales liées à la transition écologique, ainsi qu’à l’élaboration et à l’application des politiques publiques au niveau national comme international.
  • Stéphane La Branche, Coordonnateur scientifique du GIECO, Chercheur Indépendant associé Pacte, Institut d’études politiques de Grenoble, asosan95@hotmail.com Climatologue de la société, Coordonnateur scientifique du GIECO, chercheur indépendant associé à Pacte, Science  Po Grenoble, contributeur au 5e e 6e Rapport du GIEC/IPCC. Mes recherches portent sur la compréhension des freins et des moteurs aux changements de pratiques, de valeurs et institutionnels liés à la transition écologique.

Bibliographie :

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Alters Echo. 2008. « Vous avez dit radical ? » Alters Echos, journal de l’alternative en Midi-Pyrénées. N°12.http://www.mouvementutopia.org/blog/public/pdfs/Alters_echos_12.pdfConsulté le 15/01/2020.

Bonelli, Laurent et Carié, Fabien. 2018. La Fabrique de la radicalité. Une sociologie des jeunes djihadistes français. Paris : Éditions du Seuil.  304 p.

Bozonnet, Jean Paul, 2008. « Socialisation et engagement écologiste en Europe : L’école, la famille et l’environnementalisme en héritage ». Conférence Socialisation et engagement écologiste en Europe. Istanbul, Turquie. [En ligne]. halshs-00337789. 22 p. [Consulté le 20 juin 2020].Disponible sur : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00337789/document

Boy, Daniel. 10 octobre, 2019. « La radicalité absolue d’Extinction Rébellion conduit le mouvement à l’impuissance ». Le Monde. https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/10/10/la-posture-de-radicalite-absolue-d-extinction-rebellion-conduit-le-mouvement-a-limpuissance_6014903_3232.htmlConsulté le 04/02/2020

Carenews Info. 6 juin 2019. « Les mouvements écolos en France : sont-ils radicaux ? » Carenews. https://www.carenews.com/fr/news/13248-les-mouvements-ecolos-en-france-sont-ils-radicauxConsulté le 04/02/2020

Clivio, Ines. « Les jeunes mobilisés veulent sortir d’un modèle classique de croissance ». Interview de Yann Le Lann. Les Echos START. [En ligne]. 19 décembre 2019. [Consulté le 20 juin 2020]. Disponible sur : https://start.lesechos.fr/societe/environnement/les-jeunes-mobilises-veulent-sortir-dun-modeleclassique-de-croissance-1174835

CNRTL. « Définitions de « radicalité » ». https://www.cnrtl.fr/definition/radicalit%C3%A9 Consulté le 25/04/2020.

Didelot, Nelly. 16 août 2019. « Yann Le Lann : “La désobéissance augmentera tant que la réponse politique sera inexistante ». Libération. https://www.liberation.fr/planete/2019/08/16/yann-le-lann-la-desobeissance-augmentera-tant-que-la-reponse-politique-serainexistante_1745712Consulté le 28/03/2020.

Dufoing, Frédéric. 2012. L’écologie radicale. Paris : Infolio, 157 p.

Dupouey-Delezay, Aurélien. 2018. L’Ecologie radicale expliquée à ma belle-mère. Les Éditions du Panthéon. Collection : Essai. PP 176.

Estano, Nicolas. 2018.  « Radicalité et violence : les voies de l’engagement ». Le journal des psychologues, no. 362.

Flipo, Fabrice. 2010.  « La deep ecology, un intégrisme menaçant ou un libéralisme non-moderne? » hal-00958048 Disponible sur : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00958048/document

Giraud Baptiste. (2017, 16 octobre). « Le mouvement écolo ne reflète pas la diversité́ de la population ». Reporterre, le quotidien de l’écologie. Disponible sur : https://reporterre.net/Le-mouvement-ecolo-ne-reflete-pas-la-diversite-de-la-population

IRIS, « Changement climatique et terrorisme : pour éviter le simplisme », tribune de  Bastien Alex, consultable en ligne https://www.iris-france.org/97363-changement-climatique-et-terrorisme-pour-eviter-le-simplisme/.[consulté le 04/03/2020]

IRIS, « changement climatique et terrorisme : quelle corrélation ? », interview de Baillat Alice et Alex Bastien, 2017, disponible en ligne :  https://www.iris-france.org/93589-changement-climatique-et-terrorisme-quelle-correlation/?fbclid=IwAR2b0NG-MIThIQ4kwG6zPSqiyNcLdIXVUfCbEuVYNTUjE2v4InCTzJNjzS4consulté le 15/06/2020.

Koschmieder Alina, Brice-Mansencal, Lucie et Hoibian, Sandra. 2019. Consommation et modes de vie. Environnement, les jeunes ont de fortes inquiétudes mais leurs comportements restent consuméristes. CREDOC. N°308.

La Branche, Stéphane, 2019. « Écologie politique des étudiants d’université : vers une radicalisation ? », La Pensée Écologique. https://lapenseeecologique.com/ecologie-politique-des-etudiants-duniversite-vers-une-radicalisation-stephane-labranche/Consulté le 10/08/2020.

Lecoeuvre, Claire. 2019. « Des militants en quête de stratégie. Les écologistes tentés par l’action directe ». Le Monde diplomatique. https://www.monde-diplomatique.fr/2019/11/LECOEUVRE/60952 Consulté le 05/05/2020

Leboucq, Fabien. 12 octobre 2019. « Extinction Rébellion est-il un mouvement « radical » ? » Libération. https://www.liberation.fr/checknews/2019/10/12/extinction-rebellion-est-il-un-mouvement-radical_1756697 Consulté le 05/12/2020

Leopold Aldo. 1949. A Sand County Almanac. New York: Oxford.

Libération. 12 mars 2020. «Le mouvement pour le climat est moins générationnel que social». https://www.liberation.fr/debats/2020/03/12/le-mouvement-pour-le-climat-est-moins-generationnel-que-social_1781475 Consulté le 18 mars 2020.

Massiot, Aude. 15 mars 2019. « Écologie, la nouvelle génération passe aux actes. Témoignages ». Libération. https://www.liberation.fr/apps/2019/03/temoignages-ecologie-nouvelle-generation. Consulté le 30/03/2020.

Ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, MENESR. (2015) Prévenir la radicalisation des jeunes. https://cache.media.eduscol.education.fr/file/Prevention_radicalisation/20/2/prevention_livret_567202.pdf

Naess, Arnold. 1989. Ecology, community and lifestyle. Cambridge: Cambridge University Press.

Perin, Annabelle. 2 juin 2019. Marcher ne sauvera pas le climat : la radicalisation des associations écolos. SOCIALTER. [En ligne]. [Consulté le 20 juin 2020]. http://www.socialter.fr/fr/module/99999672/828/marcher_ne_sauvera_pas_le_climat__la_radicalisation_des_associations_colos_

Planeix, Ariel (26 février 2019). « La radicalisation comme phénomène complexe ». En attendant Nadeau, Journal de la littérature, des idées et des arts. https://www.en-attendant-nadeau.fr/2019/02/26/radicalisation-phenomene-complexe/ Consulté le 27/01/2020


[1] Voir le graphique Évolution de la part de Français préoccupés par l’environnement parmi une liste de 12 thèmes (chômage, immigration, Europe, etc.) (en %).CREDOC. N°308 – ISSN 0295-9976. Disponible ici : file:///Users/elisagravier/Downloads/CMV308%20(4).pdf

[2] Le groupe de 2020 est le plus radical à ce jour, avec de plus les ¾ étant végétariens pour des raisons écologiques.

[3]https://extinctionrebellion.fr/

[4] On peut aussi citer la deep ecology, le biorégionalisme, l’anarcho-primitivisme, l’écologie sociale, la décroissance, l’éco-agrarianisme, l’écosocialisme, l’écoféminisme, l’écologisme de droite.

[5] Nous n’avons pas d’explication pour cette surreprésentation des femmes.

[6] Ces deux jeunes de 20 et 21 ans très engagés ont été interrogés pour cerner leurs discours et les modes d’actions qu’ils soutiennent et pratiquent. Le premier a beaucoup développé la relation de l’humain avec la nature tandis que le second s’est plutôt attardé sur l’importance des actions collectives. La grille d’entretien s’est concentrée sur l’origine sociale et familiale, leur parcours et discours écologiste, leurs actions collectives et individuelles et enfin, leur définition du radicalisme écologiste. D’autres étaient prévus mais le confinement lié au COVID 19 a causé des difficultés.




Vivre dans les temps de la fin : quelles possibilités morales ?

 

Par Pierre-Louis Choquet, École Normale Supérieure (CERES), Paris[1]

           

 Avertissement :

Las des  critiques injustes et souvent malintentionnées qui ont cours à l’encontre des collapsologues, je tiens à me démarquer personnellement des critiques initiales, à mon sens déséquilibrées, développées dans le première partie de l’article de Pierre-Louis Choquet, que nous publions ci-dessous.
 L’auteur est plus sévère avec les collapsologues qu’il ne l’est avec Pierre-Henri Castel. L’inverse m’eut paru plus conforme aux textes.
La posture initiale de P.-H Castel, oscillant entre des temporalités différentes, aussi arbitraires les unes que les autres, pour finir par dire qu’elles sont fictives, me semble insoutenable.
Parler de certitude quant à la fin absolue du monde est une posture baroque. Les collapsologues quant à eux évoquent une « intuition », et non une certitude scientifique ; ils ne parlent nullement de fin du monde, mais de fin d’un monde. Discerner dans le cynisme la seule posture morale possible est non moins baroque.  L’expérience des camps, qui n’est pas sans analogie avec la situation que Castel envisage, montre tout autre chose.
Les critiques adressées par Pierre-Louis Choquet aux collapsologues, sur le plan moral, me paraissent également infondées. Il n’y a aucune symétrie, ils ne sont nullement dans une perspective de fin du monde, mais d’un monde ; leur morale sous-jacente est non-anthropocentrée, alors que Castel ne voit pas même le problème ; du coup leur approche morale se veut aussi ancrée dans le vivant, et sort alors du partage moderne, nature/culture, même s’ils ne s’en expliquent pas. Etc.
Les collapsologues visent un public qui dépasse le seul Saint-Germain-des-Prés … et l’ont résolument atteint.
Quant à moi, je tiens à souligner que je ne parle pas d’effondrement au singulier, mais d’effondrements au pluriel (le singulier découlant de l’application immédiate de modèles globaux à une réalité historique et géographique par définition contrastée).
Dominique Bourg

 

Résumé

La perspective que des seuils écologiques planétaires puissent être franchis dans les décennies à venir apparaît désormais inéluctable, et tout porte à croire que les conséquences humaines et matérielles en seront incalculables. Dans cet article, nous développons une relecture critique de deux tentatives qui ont été proposées pour répondre au désarroi moral causé par cette situation inextricable : la ‘collapsologie’ de Pablo Servigne et ses pairs, et la réflexion sur le mal de Pierre-Henri Castel. Nous soulignons l’insuffisance de ces deux approches, et défendons que la philosophie de l’histoire de Hegel puisse nous permettre, en donnant un sens nouveau à l’idée de liberté, de maintenir ouverte la possibilité d’un à-venir, et ce alors même que nous sommes entrés dans les temps de la fin.

 

Mots-clé : Hegel, Philosophie de l’histoire, Liberté, Réchauffement Climatique

 

Abstract

The perspective that planetary ecological thresholds could be passed in the coming decades now appears unavoidable, and there is mounting evidence that human and material consequences could exceed imagination. In this paper, I outline a critical analysis of two attempts that have been made in order to answer the moral disarray caused by this inextricable situation: P. Servigne’s and his co-authors’ so-called ‘collapsology’, and P.-H. Castel’s recent reflection on evil. I highlight the shortcomings of these approaches, and argue that even if we have collectively entered the end of times, Hegel’s philosophy can help us deepen our understanding of what freedom consists in, and hence make sense of the infinite possibles that are disclosed to us as history continues to unfold.

 

Keywords: Hegel, Philosophy of History, Freedom, Global Warming

 

 

Alors que nous avons atteint le seuil d’une nouvelle décennie, et qu’il est certainement encore trop tôt pour dresser le bilan des années 2010, nous pouvons raisonnablement faire l’hypothèse qu’en France, celles-ci ont vu une accélération de la diffusion des réflexivités environnementales – c’est-à-dire, d’une prise de conscience approfondie de la dépendance des collectifs humains (i.e., de leurs activités socio-économiques et politiques) à des écosystèmes planétaires fragiles. En décembre 2015, six ans après l’échec de la COP15 à Copenhague, la clôture enthousiaste de la COP21 à Paris avait permis de placer de nouveaux espoirs dans l’action multilatérale pour limiter les émissions de gaz à effet de serre : mais les élections successives de Trump aux États-Unis en 2016 et de Bolsonaro au Brésil en 2018, ou encore la démission de Hulot en France la même année, survenant toutes sur l’arrière-plan d’une hausse continue de la concentration atmosphérique de dioxyde de carbone et d’événements climatiques extrêmes (ouragans, incendies, inondations, etc.) toujours plus médiatisés, ont été autant de ‘douches froides’, contribuant à mettre en relief l’incapacité apparente des institutions politiques à déployer des moyens adéquats pour tenter d’endiguer la crise écologique. Cette séquence, particulièrement inopportune, a contribué à épaissir un malaise profond, qui hante la conscience occidentale depuis que le monde est entré, le 6 août 1945, dans l’« ère du délai » (pour reprendre l’expression d’Anders) ; période qui précède l’annihilation par elle-même de l’espèce humaine, devenue quasi-inéluctable avec l’invention des armes de destruction massive. Dans le sillage d’Hiroshima et Nagasaki, la menace rapidement consolidée d’un conflit nucléaire entre superpuissances avait conduit à ce que la possibilité de la fin des temps soit thématisée, dans la sphère publique sur le mode du ‘tout ou rien’ : les doctrines stratégiques soviétiques et américaines faisant alors craindre une escalade maximale en cas d’acte d’agression. Mais au cours des cinquante dernières années, le diagnostic progressivement posé par la communauté scientifique sur la perturbation profonde du système Terre, sous l’effet des activités humaines, a peu à peu contribué à ce que la fin des temps soit ainsi comprise autrement – cette fois, comme résultant d’une dérive apparemment irrésistible –, et déjà enclenchée, du ‘tout vers le rien’ (celui-ci désignant alors la destruction définitive des conditions d’habitabilité de la planète).

Sur le seuil des années 2020, le risque objectif d’un conflit (ou d’un accident menant à un conflit) nucléaire reste, il est vrai, bel et bien réel (Reuters 2019) : ainsi que l’a souligné Pelopidas (2016 ; 2019), l’indifférence certaine dont ce risque fait l’objet résulte notamment des biais profonds dont font preuve états-majors militaires et analystes en stratégie. En effet, l’intuition du niveau de dévastation inacceptable que causerait l’utilisation des arsenaux génère chez eux un profond inconfort, qui se traduit spontanément par un désir de croire dans la capacité de la bonne gestion à empêcher les dérapages catastrophiques : il en résulte naturellement des distorsions dans le cadrage des discours sur l’arme nucléaire, et ces distorsions altèrent grandement la qualité du débat public. Si le risque d’une « destruction mutuelle assurée » (mutually assured destruction, MAD – Dupuy 2019) entre superpuissances nucléaires subsiste bien, plusieurs observateurs  (Pinto 2019 ; Newell et Simms 2019) ont astucieusement relevé, que cette même dynamique MAD se dédoublait désormais dans la géopolitique des énergies fossiles actuellement négociée entre la Chine et les États-Unis – respectivement premier producteurs de charbon et de pétrole et de gaz –, au détriment de la préservation du système climatique. Le Groupe Intergouvernemental d’Experts sur l’évolution du Climat (GIEC) a en effet récemment rappelé que limiter le changement climatique à 1,5°C, avec une probabilité de 66 % de succès, impliquait de limiter le stock total des émissions cumulées à 420 GtCO2 à partir de 2018 (GIEC 2018 : 16) ; un volume faible si on le rapporte à celui des émissions annuelles, situé aux alentours de 35-40 GtCO2/an en moyenne au cours de la dernière décennie. Les deux superpuissances semblent aujourd’hui faire peu de cas de cette vulnérabilité du système climatique, alors que leur rivalité géoéconomique se renforce. En 2018, la Chine a ainsi produit 47% du charbon (loin devant les États-Unis, au second rang avec 9%, BP 2019) et comptabilise 35 % de la puissance installée anticipée (i.e., centrales thermiques en cours de construction) au niveau global (loin devant l’Inde, au second rang avec 16% – Evans et Pearce 2019). En 2018, les États-Unis ont produit 15 % du pétrole et 21% du gaz naturel (BP 2019) : dans les cinq années à venir (2020-2024), l’industrie pétrolière-gazière s’apprête à investir environ 1,4 trillions de dollars pour développer les réserves non-conventionnelles (localisées principalement au Texas, en Pennsylvanie, au Nouveau Mexique, au Nord-Dakota), dont la combustion générera potentiellement autant d’émissions de gaz à effet de serre que si 1200 centrales thermiques étaient mises en service (Global Gas & Oil Network 2019). La production nord-américaine pourrait ainsi constituer 63% de la totalité de la production des champs pétroliers-gaziers qui seront mis en service dans la décennie à venir (2020-2029) (chiffres Rystad Energy, cités par Global Witness 2019).

Au XXIe siècle, la lutte pour l’imperium global ne se contente donc plus d’être suspendue aux équilibres de la terreur nucléaire : elle prend désormais en otage l’entièreté du système climatique, au risque de rompre définitivement les fragiles équilibres planétaires, et de compromettre la possibilité d’une vie authentiquement humaine sur Terre. C’est dans ce constat empirique partagé que les angoisses de fin des temps trouvent aujourd’hui leur légitimation.

La vie morale au défi de la désagrégation (apparente) de l’histoire

Ainsi que nous l’avons suggéré en ouverture, c’est avant tout le spectacle de l’incapacité de la communauté internationale à enrayer l’aggravation du changement climatique et l’effondrement de la biodiversité qui a suscité les plus fortes inquiétudes dans les pays occidentaux au cours des dernières années. C’est du moins dans ce contexte d’impasse que les travaux de « collapsologie » ont trouvé une nouvelle notoriété dans la sphère publique française, l’ouvrage de Servigne et Stevens (2015) apparaissant rapidement comme une référence incontournable avec plus de 100 000 exemplaires vendus à la fin de l’année 2019[2]. Avec la consolidation de son essor lors de l’année 2018, ce courant de pensée a fait l’objet de critiques croisées au nom de l’écologie sociale (voir leur recension exhaustive par Allard et al. 2019) : celles-ci portent principalement sur la confusion épistémologique qu’il entretient et les approximations méthodologiques qui en découlent, ainsi que sur la faiblesse de son analyse politique. Chez les collapsologues, l’attente d’une catastrophe généralisée dans un futur (plus ou moins) proche sature les imaginaires, au risque que soient désertés les combats visant à contrecarrer les dynamiques structurelles de prédation qui se déploient au présent, et qui érodent déjà concrètement la cohésion sociale et la stabilité des écosystèmes. Si les détracteurs de la collapsologie lui savent gré d’avoir contribué de façon non-négligeable à la diffusion rapide des réflexivités environnementales au cours des dernières années, ils reprochent néanmoins à ses partisans d’avoir contribué à un désarmement de la critique – et ce, de deux manières: d’une part, en sous-estimant l’importance qu’il y aurait à forger de nouveaux concepts susceptibles non seulement de fédérer et d’intensifier de nouvelles luttes collectives, mais aussi de prévenir les régressions identitaires ; et d’autre part, en insistant sur le fait que les affects négatifs générés par la perspective de l’effondrement avaient à être gérés à l’échelle individuelle, dans un cheminement intérieur pouvant ouvrir à une traversée de l’épreuve du deuil.

Alors que la controverse sur le statut épistémologique et les effets pratiques et politiques de la collapsologie se ramifiait, un pan entier de la réflexion restait, lui, relativement inexploré : celui des transformations de la vie morale induites par le bouleversement planétaire en cours. Dans un essai remarqué, Castel (2018) a fourni une explicitation suggestive de ce phénomène, en en proposant une interprétation aussi singulière que tranchante. Selon lui, il est clair pour quiconque se prête à un exercice de lucidité que l’humanité s’achemine désormais vers son auto-annihilation. À mesure que les hommes comprendront qu’ils sont rentrés dans cette période critique qui nous sépare de ce terme final (période que Castel appelle « les temps de la fin »), ils feront des choix à la hâte pour tirer leur épingle du jeu dans le sauve-qui-peut général. Ce processus insidieux, en réalité déjà enclenché, a commencé à répandre un cynisme désabusé, qui fait apparaître les attachements en valeurs toujours plus dérisoires : à mesure que la « fin des temps » prend la consistance d’une certitude historique clôturant définitivement les horizons, la vie morale se transforme de fond en comble. Il faut, nous explique le philosophe, nous imaginer la situation des derniers hommes : arrivant au milieu d’un monde chaotique et hostile, ils comprendront que l’histoire de leur espèce a été celle d’une guerre de tous contre tous aboutissant à la faillite générale, et pour couronner le tout, ils se sauront être les derniers hommes. Dans ce contexte dévasté, où le venin du mal aura tout empoisonné, la seule jouissance qui leur restera sera celle de la pure destruction. Pour Castel, seuls ceux qui sont prêts à faire face avec lucidité au fait que cette ‘image finale’ (qu’il est, selon lui, tout à fait rationnel d’anticiper) n’apporte aucun espoir de consolation, peuvent envisager la façon dont celle-ci vient en retour ‘recoder’ nos intuitions morales dans le présent : il apparaît alors que ce qu’il reste à faire, c’est de jouir sans entraves, par-delà le bien et le mal, puisque toutes les traditions philosophiques et religieuses qui permettaient de les départager ont été, semble-t-il, définitivement laminées.

L’intérêt de la démarche de Castel réside selon nous dans le fait qu’il procède à une thématisation réflexive des « sources morales »[3] auxquelles il puise pour justifier de ses positions normatives ; et ce, d’une façon bien plus rigoureuse que ne le font les collapsologues. Si ceux-ci se réfèrent bien entendu à des sources morales qui leur sont propres, ces dernières sont souvent mentionnées pêle-mêle, sans que la pertinence de leur agencement ne soit réellement passée au filtre de la discussion critique, et mis au regard des exigences de la situation historique actuelle. On repère ainsi chez eux la coexistence d’une sociobiologie ‘positive’ identifiant dans les interactions symbiotiques observables dans le monde naturel (non-humain) des possibles modèles normatifs pour concevoir la coopération sociale (Servigne et Chapelle 2017), avec une écopsychologie mobilisant plus ou moins directement les éthiques biocentrées de l’écologie profonde et les spiritualités orientales (et notamment le bouddhisme) (voir la référence appuyée à l’écopsychologue Joana Macy dans Servigne, Stevens, et Chapelle 2018), le tout étant présenté dans une dynamique temporelle reproduisant de façon quasi-acritique les motifs classiques du millénarisme (insistance sur la nécessité de se convertir, attente d’une rédemption finale, etc.). Mais outre le fait que la mobilisation de ces sources morales recèle des contradictions potentielles[4], il faut souligner que la plupart du temps, les collapsologues s’y rattachent sans les soumettre au préalable à un examen critique, qui permettrait de mettre à leur crédit des éléments de justification rationnelle. À cet égard, l’analyse de Castel est plus étayée : à l’inverse des collapsologues, le philosophe analyse les mutations contemporaines de la conscience morale en tentant de ressaisir la trajectoire historique dont elle est issue. Loin de constituer une réalité homogène qui traverserait les époques en étant toujours confrontée de la même façon aux mêmes questions, celle-ci doit plutôt être considérée comme étant au moins partiellement ductile : et si elle admet des continuités essentielles (délimitées notamment par notre anatomie cognitive), sa structuration effective n’en reste pas moins façonnée par les formes sociales à l’intérieur desquelles elle vient à s’exercer (voir McGilchrist 2012), aspect qui tend à être ignoré par les collapsologues[5]. Pour Castel, le fait que la fin des temps soit désormais perçue comme un horizon historique inéluctable a déjà commencé à transformer les coordonnées de la vie morale, et les sources morales traditionnelles s’assèchent chaque jour davantage face à la montée d’un utilitarisme dévorant. Dans ces conditions, il faut considérer que l’expérience de résilience personnelle à laquelle les collapsologues appellent n’a pas les moyens de ses ambitions et qu’elle relève, au fond, d’une forme de wishful thinking ; à moins de démontrer que les orientations en valeurs qui la rendent possible sont suffisamment robustes pour résister au « mal qui vient ». Castel considère qu’une telle perspective est illusoire : en définitive, seules les pensées de Nietzsche et de Freud (dont les intuitions avaient été entrevues par Sade) semblent suffisamment équipées pour articuler la vie morale dans les temps de la fin.

L’analyse de Castel a le mérite d’avoir mis à nu la situation morale inédite dans laquelle nous sommes plongés, et d’avoir souligné la faiblesse des réponses qui y sont communément apportées. Mais la thèse selon laquelle une triade Nietzsche-Sade-Freud serait la mieux placée pour articuler la vie morale dans les temps de la fin nous semble, à bien des égards, critiquable. Dans cet article, nous souhaitons défendre une hypothèse alternative, en montrant que les intuitions fondamentales de la philosophie de Hegel constituent une source morale à la hauteur des enjeux contemporains. En d’autres termes, nous émettons l’hypothèse que les outils conceptuels fournis par la philosophie hégélienne sont susceptibles d’être mobilisés pour donner un ancrage normatif à une vaste constellation d’engagements pratiques orientés vers le bien (c’est-à-dire, que ces outils peuvent nous aider à « rendre raison », de façon argumentée, desdits engagements) – et ce, alors même que tous les horizons d’avenir semblent presque irrémédiablement obturés. La pensée de Hegel peut nous permettre d’interpréter la portée et le sens de notre situation historique, et de justifier que celle-ci mérite qu’y soient redéployés des affects politiques, en évitant le travers qui consisterait, dans l’effroi de ce qui nous guette, à glisser trop vite vers l’esthétisation ou la mystique[6]. Il s’agira, ici, d’emprunter une voie modeste. D’une part, parce que sa philosophie de l’histoire, élaborée durant le premier tiers du XIXe siècle (voir notamment Hegel 2011), est, à plusieurs égards, tout à fait datée. Ceci apparaît tout à fait clairement lorsque l’on constate les qualificatifs pour le moins dépréciatifs que le penseur allemand réserve aux peuples d’Afrique et d’Asie, qui selon lui se situent hors d’une histoire universelle dont l’unique foyer est l’Europe. D’autre part, car nous écartons résolument l’idée  que l’histoire puisse suivre un développement nécessaire, qui procèderait du déploiement continu d’un inexorable mouvement thèse-antithèse-synthèse, la conduisant à sa fin (tout aussi nécessaire). Ainsi que l’ont récemment démontré Marmasse (2015a ; 2015b) et Pinkard (2017), considérer que la philosophie de l’histoire de Hegel se réduise à une telle dialectique totalisante n’est pas justifié : dans le prolongement de leurs travaux, nous suggérons qu’une lecture équilibrée des thèses du penseur allemand, libérée à la fois du carcan métaphysique qui les a vu naître et de l’esprit de système qui a longtemps contraint leur interprétation, est à nouveau possible. Une telle lecture nous permet d’accéder à ce qui reste vif dans la pensée de Hegel, et d’élucider ce que peut signifier, dans le contexte particulier qui est le nôtre – celui des temps de la fin –, l’idée que puisse être à l’œuvre une « raison dans l’histoire ».

Le problème temporel : quelle consistance pour le futur ?

Mais avant de nous engager plus loin dans l’examen de ce qu’Hegel a à nous offrir, nous souhaitons revenir rapidement sur la dimension spécifiquement temporelle du problème de la fin des temps : le point délicat, ici, consiste à savoir quel degré de consistance il faut attribuer à ce futur qui gît devant nous, qui n’est encore qu’à venir, et que la science nous aide pourtant à anticiper. Notre hypothèse, ici, est que les collapsologues et Castel, en insistant sur le fait que la fin des temps doive être envisagée comme certaine (au sens fort du terme), tendent à hypostasier le futur – c’est-à-dire, à en fournir des descriptions ‘durcies’, ‘cristallisées’. Or, cette tendance nous semble devoir être à tout prix évitée. Bien évidemment, le statut que confèrent les collapsologues et Castel à cette certitude historique diffère grandement.

Pour les premiers, c’est le recoupement méticuleux des résultats des études scientifiques disponibles qui indique que « l’effondrement » (terme aux contours imprécis, ainsi que le relève Cravatte 2019) est inéluctable à court/moyen-terme (c’est-à-dire, dans les décennies à venir), et qu’il faut pour cette raison dès à présent réorganiser la vie à partir d’une image du futur qui, de fait, est dotée d’une consistance maximale. Cette conception des choses reflète une forme de scientisme, qui découle d’une méprise quant au statut des connaissances scientifiques – et notamment, à propos de celui des résultats de simulations effectuées sur les modèles climatiques, dont nous savons qu’ils sont désormais extrêmement performants. Ces modèles permettent de produire des anticipations sur les possibles trajectoires de réchauffement à partir de (1) notre connaissance de l’histoire du système climatique, qui nous a permis de reconstruire, brique par brique, les mécanismes de son fonctionnement général, et de ‘mimer’ ce dernier dans des programmes informatiques élaborés à cette fin ; et (2) de données empiriques quantitatives pouvant être implémentées dans les programmes en question, et qui captent l’évolution des dynamiques écosystémiques non-humaines et des dynamiques technico-économiques humaines qui contribuent chacune à façonner le système Terre. Il faut souligner ici que les modèles climatiques et les données empiriques qu’ils intègrent sont à chaque fois calibrés grâce à de très nombreuses hypothèses de travail, et que ce sont les choix opérés pour leur réglage qui viennent dessiner différents scénarios : et si tout cet appareillage nous permet d’entrapercevoir ce à quoi pourrait ressembler l’avenir, celui-ci n’est jamais présenté autrement que sous la forme d’un bouquet de scénarios possibles, de telle sorte que sa présentation en est irrémédiablement diffractée. La solidité éprouvée des projections climatiques ne doit donc pas nous induire en erreur : la connaissance de l’avenir à laquelle elles nous donnent accès est, en quelque sorte, lointaine, froide, et purement négative ; elle décrit en effet de façon très précise les formes les plus générales à l’intérieur desquelles le cours du monde va se déployer, mais reste fondamentalement agnostique sur ce qui, de fait, se passera effectivement au plus proche des vies particulières[7]. Pour reprendre le mot de Céline, on peut considérer que la science (climatique, en particulier) « circonscrit, […] [mais] ne définit pas » (2009) : l’avenir reste en tant que tel inconnaissable, et son contenu échappe à toute description positive. En ce sens, lui prêter une consistance trop forte, c’est toujours risquer de projeter dans celle-ci nos propres désirs, peurs, ou conceptions morales, et d’en faire ainsi un fétiche.

Pour Castel, le fait que la fin des temps doive être désormais tenue pour une certitude historique n’implique en rien qu’elle puisse être utilisée pour justifier un nouveau discours moral : ce travers, qu’il faut éviter, est justement celui dans lequel tombent, non sans complaisance, les collapsologues. D’un point de vue empirique, il est certainement raisonnable, relève Castel, de considérer que « l’événement » de l’extinction de l’espèce humaine ne surviendra effectivement que dans un moyen/long-terme relativement indistinct, certainement situable dans les siècles à venir, mais dont la date précise importe peu. Cette prémisse étant posée, il est possible de désencombrer la réflexion des multiples injonctions à l’urgence qui viennent la parasiter lorsque l’effondrement est décrit comme imminent. À la différence des collapsologues, Castel envisage donc la fin des temps dans le cadre d’une expérience de pensée, elle-même informée par les savoirs accumulés grâce aux travaux de la communauté scientifique. Sa méthode, qui partage des similitudes structurelles avec celle développée par Dupuy (2004)[8], est la suivante : Castel fixe à titre d’hypothèse le point final de l’histoire humaine (soit, la mort du dernier homme), et essaie de remonter depuis ce point jusqu’à nous, pour décrire les enchaînements qui, depuis notre présent et selon toute vraisemblance, nous projettent vers lui. Ici, la fixation d’un point dans le futur répond à une exigence spéculative, qui apparaît déliée de l’ambition de pronostiquer un état du monde ; mais elle n’en vise pas moins des effets bien réels, car c’est à partir de cette image reconstruite par un effort d’imagination (spéculée, donc) que peuvent être déduites les orientations que pourrait (ou devrait) prendre la vie morale dans le présent. Pour Castel, seuls ceux qui sont prêts à contempler sans espoir de consolation l’atonie de l’« apocalypse sans royaume » (Anders) peuvent comprendre qu’il est possible – et même certainement désirable – de s’affranchir d’une bienséance morale dont les fondements sont depuis longtemps sapés, pour tenter d’opposer une violence « hautement raffinée » à celle, brutale, de ceux qui précipitent l’humanité à la fosse: l’appel « ferme et réfléchi » à la violence Castel est à comprendre en ce sens.

La pente glissante qui consiste à nous fabriquer des images du futur et à faire d’elles les fétiches de nos propres projections est, en un certain sens, probablement inévitable : mais peut-être peut-on reprocher aux collapsologues et à Castel d’y céder trop facilement ; de telle sorte qu’en donnant une consistance trop ‘épaisse’ au futur, ils compromettent (en la préemptant) toute réflexion sérieuse sur la vie morale se déployant au présent. À l’inverse, les ressources de la philosophie de Hegel nous permettent d’envisager l’avenir plus sobrement, sur le mode d’un « juste à venir », qui reflue sans cesse vers nous et qui s’annonce à travers des événements dont la signification reste ouverte, et à laquelle il ne tient qu’à nous de donner un sens en engageant des choix, des décisions. De l’avenir auquel nous nous ouvrons, nous pouvons anticiper les contours : mais pour ce qui relève de son contenu propre, il reste profondément indéterminé, en attente d’être interprété.

Avec Hegel, maintenir la possibilité de l’à-venir

Alors que nous sommes entrés dans les temps de la fin, il faut donc renoncer à toute conception téléologique de l’histoire : celle-ci n’est en rien régie par une espèce de mécanique déterministe ou de mouvement organiciste qui orchestrerait le développement nécessaire des forces historiques dans une direction pré-établie. Elle est, au contraire, le lieu même où s’éprouve la liberté : c’est ce que nous permet de penser la philosophie de l’histoire de Hegel, qui, comme le souligne Marmasse, n’a, à bien y regarder, « rien à dire sur le futur, puisqu’elle ne porte que sur l’expérience effective » (2015a : 386).

L’histoire est le lieu dans lequel les hommes ne cessent de chercher à s’interpréter eux-mêmes, aussi bien sur le plan individuel que collectif : telle est, en substance, la thèse fondamentale de Hegel (Pinkard 2017 : 44-45)[9]. Dans cet exercice, les hommes découvrent les contradictions dont sont porteuses les formes sociales-culturelles-politiques à l’intérieur desquels ils conduisent leurs vies (appelées ici ‘formes de vie’ par la suite). Ils tentent alors de les surmonter, si besoin – et c’est souvent le cas – dans le conflit, dans l’espoir de réaliser leur aspiration à la justice, et d’atteindre ainsi la réconciliation, moment ultime (Marmasse 2015a : 377) : mais celle-ci se trouve sans cesse ajournée. Le dépassement des contradictions s’accomplit dans l’émergence d’une nouvelle forme de vie, qui répond de façon plus adéquate aux problèmes pratiques que la précédente n’avait pas su traiter ; mais bientôt cette nouvelle forme entre elle-même en crise, et menace de s’effondrer sous ses propres contradictions – qu’il s’agit alors de diagnostiquer pour tenter à nouveau de les dépasser[10]. Pour Hegel, l’histoire universelle a ceci de particulier qu’elle prend peu à peu consistance à dans la succession de formes de vies ; chacune de ses formes naît et se déploie dans les ruines de la (ou des) précédente(s) et elle semble toujours porter avec elle la possibilité d’une actualisation de l’idée de liberté. Ce processus peut en définitive être tenu comme la véritable « fin infinie à l’œuvre dans l’histoire » (Pinkard 2017 : 166-168).

Ainsi, les Athéniens ont su tirer les bénéfices de l’harmonie naturelle dans laquelle baignait (selon Hegel) la Grèce Antique pour expérimenter la liberté dans l’espace participatif de l’agora. À l’idée d’une liberté exercée par un seul (le roi, le monarque), les citoyens Grecs opposaient en actes la possibilité de partager la liberté, de l’exercer à plusieurs ; cependant, l’existence de ce type de liberté était conditionnée par le fait que d’autres – les femmes, les métèques, les esclaves – ne soient pas libres. La liberté de plusieurs restait la liberté de quelques-uns. Les Romains incorporeront cet héritage athénien dans une nouvelle forme civilisationnelle bien plus vaste, celle d’un empire militaire multi-ethnique, prélevant tribut et organisant administrativement plusieurs centaines de milliers de kilomètres carrés. Le christianisme, enfin, dépasse l’idée d’une liberté réservée à quelques-uns en promettant la possibilité d’une libération pour tous dans le Royaume, lieu situé à la jointure du temporel et du spirituel (Pinkard 2017 : 68-87). Dans la perspective hégélienne, chaque étape de l’histoire nourrit des contradictions qui préfigurent la possibilité d’un approfondissement qualitatif de l’idée de liberté, et prépare ainsi sans les déterminer les étapes suivantes. Ce dernier point est important : une lecture attentive des textes suggère en effet que chez le penseur allemand, le mouvement de l’histoire ne se laisse pas décrire comme le déploiement d’une dialectique totalisante dans laquelle le bien et le mal occuperaient des positions symétriques préétablies, confrontées l’une à l’autre dans un jeu à somme nulle. Au contraire, ce mouvement semble composer avec une part irréductible de contingence, qui laisse ouverte la possibilité du mal[11]. Comme le relève en effet Marmasse, ce dernier n’est, pour Hegel, « pas la cause positive mais ce contre quoi le bien advient » ; en tant que tel et malgré son effectivité manifeste, « il reste abandonné à lui-même » (2015b) : cette interprétation suggère une asymétrie entre le bien et le mal, qui permet de redécrire la philosophie de l’histoire hégélienne comme procédant d’une dialectique fondamentalement fragmentaire et ouverte, laissant une place significative à la créativité de l’agir. Ces dernières années, les efforts fournis par Jaeggi (2018) pour poser les jalons d’une philosophie de l’histoire intégrant les apports de la dialectique hégélienne et ceux du pragmatisme nord-américain ont mis en évidence le caractère fécond d’une telle réinterprétation des travaux du maître de Iéna.

Pour Hegel, la connexion interne entre les séries historiques successives ne se justifie donc pas par la nécessité d’un progrès (par exemple, envisagé dans le sens d’un accroissement de l’abondance matérielle[12]), mais plutôt par la possibilité d’une intelligibilité qui pourrait toujours être appréhendée de façon rétrospective, et dont la saisie cognitive ouvrirait des pistes – impensées jusqu’alors – pour l’action. En d’autres termes, la liberté croît à mesure que les hommes prennent conscience des contradictions inhérentes aux formes de vie dans lesquelles ils sont plongés, et à mesure qu’ils mettent en œuvre des moyens pratiques pour tenter de dépasser ces contradictions. À cet égard, l’interprétation de Marmasse selon laquelle « l’Aufhebung est un acte purement idéel, [qui] ne consiste pas à transformer réellement l’objet mais à conférer à ce donné une nouvelle signification […], à établir un sens ou une règle d’ensemble là où, originairement, ni l’un ni l’autre ne sont présents, ou seulement sur un mode fragmentaire » (2015a : 231) nous semble exagérée. On peut en effet considérer que, d’un point de vue anthropologique, le dépassement (temporaire ou pérenne) de situations contradictoires implique toujours que soit déployée une praxis unifiée, combinant une composante cognitive et une composante corporelle-pratique, toutes deux aussi indissociables qu’irréductibles l’une à l’autre. Même dans les situations-limites où la « transformation réelle de l’objet » semble définitivement hors de portée, les tentatives désespérées pour dépasser des contradictions devenues insurmontables se traduisent immanquablement en un frêle répertoire pratique qui, faute de pouvoir transformer de fond en comble des dispositifs socio-matériels aliénants, se révèle comme un art de débusquer les interstices pour subvertir concrètement les effets que ces dispositifs visent à produire[13].

Au fond, si la pensée hégélienne nous semble ici digne d’attention, c’est parce qu’elle est particulièrement attentive au fait que la liberté doive être constamment réinterprétée et mise en œuvre dans l’histoire : attentive aux ‘moyens termes’, elle se concrétise selon un « principe immanent de transformation de l’expérience » (Marmasse 2015a : 266) en prise avec les contradictions saturant le réel. Ce faisant, elle s’oppose autant aux exigences irréalisables de l’idéalisme abstrait qu’au fixisme du traditionalisme rigide. En somme, la pensée de Hegel nous permet de penser que cette tension vers un dépassement (toujours provisoire, jamais définitif) des contradictions, et donc la possibilité d’un à-venir, sont toutes deux absolument structurantes, et qu’elles seules peuvent modestement orienter la vie morale dans le présent.

De nouvelles coordonnées pour la philosophie politique

Rien ne semble indiquer que notre situation historique actuelle (celle d’être entrés dans les temps de la fin) n’invalide ce motif. Ce qui est attendu de nous, c’est que nous produisions une nouvelle description de la liberté, qui soit capable de surmonter les contradictions insolubles de celle qui prévaut actuellement dans la modernité tardive. Ainsi que l’a récemment mis en évidence Charbonnier (2020), l’articulation progressive de la conception moderne de la liberté sociopolitique s’est, au cours des derniers siècles, largement superposée avec la poursuite d’un idéal d’abondance matérielle : ainsi, la période durant laquelle les nations européennes ont pu accéder à une maturité inédite en découvrant progressivement de nouveaux espaces d’autonomie dans les sphères religieuses, politiques, scientifiques, industrielles a été aussi celle durant laquelle elles ont organisé des dynamiques de spoliation, qui allaient tenir en minorité les cultures non-européennes, et générer un bouleversement des rapports collectifs au monde non-humain à l’échelle planétaire. Alors que le système Terre risque déjà d’avoir franchi des seuils critiques, la raison écologique apparaît donc légitimement comme « le stade actuel de la conscience critique » (Charbonnier 2020 : 39) ; dans cette nouvelle configuration, ce ne sont plus seulement les relations structurées à l’intérieur des collectifs humains qui sont soumises à des attentes normatives, mais aussi (et plus largement) les modalités de leur inscription matérielle dans le monde biophysique, désormais évaluées à l’aune de leur soutenabilité.

Cette reformulation de la tâche de la critique pourrait, entre autres, contribuer à réinscrire dans un plan plus large certains des débats qui ont structuré la philosophie morale et politique contemporaine, et permettre d’esquisser les contours d’une « politique de la Terre » susceptible de surmonter, au moins partiellement, les antagonismes traditionnels (Latour 2017). À partir des années 1980, la pluralisation rapide des référents culturels des sociétés libérales a ainsi fait l’objet d’interprétations diverses et parfois opposées, qui prirent forme dans ce qu’on allait dès lors appeler la controverse entre libéraux et communautariens (voir par exemple Taylor 1997; Rawls 2009) : dans la plupart des pays occidentaux, celle-ci allait se traduire par le déploiement de « politiques de la reconnaissance », visant à articuler plus finement les revendications particulières des individus avec les réquisits de l’universalisme. Ces avancées, bien que fragiles (en témoignent les résurgences actuelles des ethno-nationalismes), ont néanmoins permis de poser des jalons importants sur le plan intellectuel : dans des sociétés plurielles où les options existentielles sont multiples, il est désormais admis qu’aucune définition de la vie bonne ne peut être imposée de façon autoritaire. Pour s’orienter dans l’existence, certains font référence à une transcendance, qu’ils approchent par l’intermédiaire d’un courant philosophique, d’une tradition religieuse, ou au contraire en restant hors de toute affiliation ; d’autres, au contraire, revendiquent leur inscription dans un cadre purement immanent, et refusent toute idée de transcendance (Taylor 2011). Les images de la vie bonne sont puissamment informées par ces options d’orientation (Jung 2019), et nul ne peut s’arroger une position de supériorité pour définir catégoriquement celle de ces images qui, d’entre toutes, serait la meilleure. Le ‘bien’ que nous nous efforçons de faire advenir dans l’action entreprise en commun doit donc, par conséquent, rester relativement indéterminé : autrement dit, ce qui constitue son ‘contenu’ est et doit rester indisponible (Rosa 2020).

C’est à partir ce point précis (qui semble cristalliser des conclusions quasi-définitives) qu’il s’agit d’élargir la focale, pour resituer les identités socio-culturelles dans un contexte plus large, qui prenne davantage en compte les pratiques matérielles qui sous-tendent leur formation et leur maintien dans le temps. Un tel desserrement du périmètre d’analyse est, sur le plan intellectuel, coextensif à l’effort de commencer à tracer les contours d’une « politique de la Terre ». Nous pouvons ici nous resituer dans la perspective précédemment développée : il apparaît en effet ici que les intuitions fondamentales de la pensée de Hegel peuvent être mobilisées pour donner un ancrage normatif à des engagements pratiques orientés non pas, cette fois-ci, vers la définition du contenu du ‘bien’ (qui reste indisponible, pour les raisons que nous venons d’exposer), mais plutôt vers la réorganisation des conditions matérielles concrètes à l’intérieur desquelles il serait justifié de poursuivre ledit ‘bien’. Il y aurait donc une distinction à opérer plus clairement entre le fond (les significations ultimes que prêtent les individus à leurs options existentielles, et le « consensus par recoupement » qui en découle sur le plan collectif) et la forme (les conditions matérielles concrètes dans lesquelles sont poursuivies ces quêtes), afin de passer cette dernière au crible de la critique. Prenons un exemple : si nous nous efforcions d’organiser une société dans laquelle la quête d’orientation de chacun devait désormais s’inscrire dans un contexte de rationnement du transport aérien, ou de la consommation de viande rouge, les images de la vie bonne dont la réalisation concrète dépend au moins partiellement de telles pratiques matérielles seraient inévitablement soumises à des pressions ‘latérales’, et donc à de nouveaux impératifs de justification. En rationnant de façon systématique certains biens et services, on n’aurait cependant rien dit directement de l’orientation existentielle ultime censée être garante de la vie bonne (faut-il être un religieux zélé ? un philosophe esthète ? un scientifique rationaliste ? etc.) : on aurait plutôt caractérisé certaines façons de chercher comme étant plus ou moins acceptables, en fonction de leur soutenabilité écologique. Que l’exigence de développer de nouvelles réflexivités matérielles s’accompagne alors d’une réémergence de la critique de l’économie politique – justement passée au second plan à partir des années 1980 – et des inégalités, ne doit pas ici nous surprendre : comme de nombreux travaux le démontrent (voir par exemple Chancel 2017), ce sont en effet les classes les plus aisées, détentrices du capital, qui contribuent le plus significativement à l’aggravation de la crise climatique.

Conclusion

Si l’on se place dans la perspective de Hegel, nous pouvons donc dire que nous nous situons à une période inédite de l’histoire, où il apparaît très clairement que la forme de vie dont nous héritons, celle de la modernité tardive, est extrêmement dysfonctionnelle. Les institutions politiques et les organisations économiques qui la caractérisent, ainsi que les infrastructures matérielles dans lesquelles elles sont enchâssées, génèrent des normativités qui saturent les imaginaires sociaux ; mais reflètent de moins en moins nos aspirations morales, à mesure que notre compréhension de la liberté est passée au crible d’une critique de la raison écologique. La difficulté, ici, vient de ce qu’au moment même où elles apparaissent, ces nouvelles aspirations morales (que l’on pourrait qualifier de « terriennes ») se trouvent comme prises en otage par le spectacle effrayant de l’accélération des dynamiques de destruction environnementale, elle-même largement induite par l’élévation des niveaux de vie des populations des mondes émergents (qui n’est évidemment pas injustifiable en soi). À première vue, ces contradictions manifestes semblent témoigner de ce que l’histoire est définitivement sortie de ses gonds, et qu’elle ne saurait être autre chose qu’un amas de faits disparates : en présentant ainsi la situation, il semble inévitable que les énergies morales se dissipent, et qu’une position cynique ou nihiliste finisse par apparaître comme la plus raisonnable. Dans cet article, nous avons voulu proposer une alternative à cette interprétation, en démontrant que les articulations principales de la philosophie de l’histoire de Hegel pouvaient constituer des points d’appui certes modestes, mais robustes, pour rendre raison de la possibilité de l’action – et donc, de celle de la vie morale – dans les temps de la fin. Car à mesure que notre compréhension rétrospective de la trajectoire historique des sociétés modernes s’approfondit, et en dépit de l’inertie massive que nous reconnaissons incrustée dans les infrastructures et les collectifs humains qu’elles enserrent, nous nous réinterprétons : autrement dit, nous réarticulons et reformulons le contenu effectif du concept de liberté, de sorte à garder accessible le « caractère d’appel » (Joas 2016) que revêt son sens profond lorsqu’il est incarné dans l’histoire par des pratiques qui tiennent ouvertes, envers et contre tout, les chemins du possible.

Références

Allard Laurence, Alexandre Monnin, et Cyprien Tasset, 2019, « Est-il trop tard pour l’effondrement ? » Multitudes n° 76 (3): 53‑67.

BP, 2019, « Statistical Review of World Energy », https://www.bp.com/content/dam/bp/business-sites/en/global/corporate/pdfs/energy-economics/statistical-review/bp-stats-review-2019-coal.pdf.

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[1] Pierre-Louis Choquet est chercheur en philosophie et en sciences sociales, associé au CERES (ENS). Titulaire d’un doctorat de la School of Geography & the Environment de l’Université d’Oxford, ses recherches portent principalement sur la régulation des entreprises transnationales extractives. Ses premières publications sont parues dans The Anthropocene Review et dans The European Journal of Social Theory.

[2] Si le livre de Servigne et Stephens a popularisé le néologisme « collapsologie », l’intérêt – voire la fascination – suscitée par la thématique de l’effondrement lui est antérieure. Les conclusions du rapport Meadows en 1972 avaient été ainsi largement médiatisées ; plus récemment, on peut rappeler que Nicolas Sarkozy avait multiplié, en 2006-2007, les références au célèbre ouvrage du géographe américain Jared Diamond, Effondrement, qui venait alors tout juste d’être traduit en français (voir Tanuro 2007).

[3] L’expression de « source morale », introduite par Taylor (2018), désigne toute école philosophique, tradition religieuse ou courant artistique dont l’intelligibilité interne peut faire l’objet d’une saisie intuitive par un sujet, saisie expérimentée le plus souvent sur le mode de l’évidence et de l’intensité affective (Joas 2016). Tenter de circonscrire les « sources morales » d’une personne – fût-elle intimement convaincue de la vérité du marxisme-léninisme, passionnée par le surréalisme, ou convertie au salafisme islamique – permet ainsi de baliser, sans rien en dire de définitif, ses attachements en valeurs probables, et le type de vision du monde qui lui permet de s’orienter (et qui, en tant que tel, échappe à une description formelle totalisée).

[4] On peut par exemple relever le paradoxe qui consiste à voir entremêlées l’influence de la spiritualité bouddhiste et la prégnance du schème apocalyptique judéo-chrétien : le « temps circulaire » et le « temps en flèche » respectivement associés à ces deux traditions restent, en tant que tels, fondamentalement antagonistes.

[5] Le fait qu’ils mobilisent des sources morales non-anthropocentrées explique certainement qu’ils se montrent relativement insensibles à l’historicité des problèmes moraux.

[6] C’est, en un sens, un reproche que l’on pourrait adresser à Castel, mais aussi à Haenel et al. (2019), qui mobilisent explicitement des motifs messianiques.

[7] La distinction opérée par Latour (2012) entre le mode de véridiction de la parole scientifique (qui vise à établir un lointain) et celui de la parole religieuse (qui rejoint l’intime, le proche) est utile ici pour mieux caractériser la tendance au scientisme des collapsologues. Là où le ‘mandat’ des sciences naturelles se limite à établir des liens de corrélation ou de causalité entre des phénomènes empiriques observables, les collapsologues ont en effet tendance à interpréter les résultats des études scientifiques – ou plutôt leur recoupement – comme étant suffisamment ‘parlant’ pour ‘saisir’ existentiellement les individus, et les amener, sur la base de cette expérience, à ré-articuler une vision du monde. Le problème, ici, est que prêter cette capacité transformante aux résultats des sciences naturelles implique très certainement de les avoir réifiés (i.e., considérés comme certains, au sens fort du terme) au préalable.

[8] À la différence près qu’elle vise à dégager une heuristique de l’effroi plus que de la peur.

[9]La lecture de Hegel proposée par Pinkard doit beaucoup à celle développée par Taylor (1998).

[10]La pertinence de ce schéma hégélien pour penser la dynamique des formes de vie a été brillamment synthétisé par Jaeggi (2018).

[11] La thèse d’une négativité foncière du mal sur le plan conceptuel a trouvé une continuité importante dans la tradition philosophique et théologique occidentale : si Castel s’y oppose, nous la reprenons ici à notre compte, héritiers en ce sens de Cugno (2002).

[12] Notons que Hegel a formulé son concept de liberté avant que le basculement du régime écologique des modernes ne soit tout à fait opéré (du moins, si l’on considère son passage à une base quasi-entièrement fossile) ; c’est-à-dire avant, pour reprendre les termes de Charbonnier (2020), que ne soient célébrées les noces ambiguës de la quête de l’abondance matérielle et de celle de la liberté socio-politique.

[13] Ce caractère mixte de la praxis est mis en lumière de façon dramatique dans le film de László Nemes, Le fils de Saul : membre d’une équipe Sonderkommando dans un camp d’extermination, le personnage principal, Saul Ausländer, découvre dans une chambre à gaz le cadavre d’un enfant dans lequel il reconnaît les traits de son fils. Alors que ses camarades préparent une révolte organisée à l’intérieur du camp, il décide alors de faire tout son possible pour lui donner une sépulture. Tout au long du film, Saul Ausländer s’appuie sur les fragiles réseaux souterrains constitués par les ‘anciens’ du Sonderkommando, repère les failles dans les règles implacables qui régissent la vie du camp ; il discute, se faufile, tient tête, se hâte, pour parvenir, au final, à soustraire concrètement la dépouille aux flammes des fours crématoires. Bien entendu, ce cas limite illustre davantage le « bien sans témoin » levinassien (délié de toute visée politique) que l’idée de liberté hégélienne, que l’on pourrait considérer comme étant mieux prise en charge par ceux qui, au sein du Sonderkommando, fomentent la révolte. Il n’en reste pas moins qu’elle infirme l’idée selon laquelle l’Aufhebung ne se déploierait que sur un plan idéel : même dans l’impasse la plus complète, elle trouve nécessairement une traduction pratique, si infime soit-elle.




L’écologie intégrale : relier les approches, intégrer les enjeux, tisser une vision

Par Charlotte Luyckx[1]

Mots clé : Écologie, éthique environnementale, intégral, écospiritualité, écosophie, Laudato si’, anthropocentrisme, écocentrisme, décroissance, écologie profonde, transmodernité.

Key words: Ecology, environmental ethics, integral, ecospirituality, ecosophy, Laudato si’, anthropocentrism, ecocentrism, degrowth, deep ecology, transmodernity.

Résumé : Le concept d’écologie intégrale est d’une actualité criante : nous devons apprendre à tisser ensemble tant les divers courants écologistes que les différents enjeux de la crise planétaire que nous traversons. L’article propose, après une définition générale du concept d’écologie intégrale, l’explicitation de trois veines d’influence identifiées : une veine républicaine, une veine chrétienne et une veine transconfessionnelle. Cinq dimensions de l’écologie intégrale sont ensuite explicitées (technique, économique, politique, philosophique et spirituelle), présentées comme autant de strates géologiques de la crise. Leur prise en compte est jugée indispensable pour une compréhension intégrale de l’écologie. Par ailleurs, le défi d’une approche intégrale vise, à chacun de ces niveaux d’analyse, le dépassement des ornières de la pensée moderne qui crée des dichotomies là où il conviendrait de chercher des convergences.

Abstract: The concept of integral ecology is a highly topical one: we must learn to weave together both the various ecological currents and the various issues of the planetary crisis we are going through. The article proposes, after a general definition of the concept of integral ecology, the explanation of three veins of influence which have been identified: a republican vein, a Christian vein and a transconfessional vein. Five dimensions of integral ecology (technical, economic, political, philosophical and spiritual) are then made explicit and are presented as the geological strata of the crisis. They are considered indispensable for an integral understanding of ecology. Moreover, the challenge of an integral approach should, at each of these levels of analysis, aim to overcome the ruts of modern thought which creates dichotomies where we should rather look for convergences

*      *      *

Écologie profonde, politique, décoloniale, féministe, radicale, les mots nous manquent pour qualifier une écologie qui prenne la mesure de la gravité de la situation actuelle. Ecocide, anthropocène, solastalgie, on multiplie les néologismes pour parler de cette situation inédite dans laquelle nous nous trouvons. Même l’expression crise écologique planétaire est devenue un euphémisme, dans un contexte où aucun retour à la normale, sous-entendu par l’idée de crise (Bourg, 2013), n’est plus envisageable. « Oubliez tout ce que vous avez aimé, imaginé, rêvé pour vous et pour l’avenir de vos enfants, dans le confort plus ou moins assuré d’une vie moderne. Tout est déstabilisé, Tout peut disparaitre » (Batho, 2019 : 9). L’adjectif intégral, dans ce contexte, répond à une quadruple nécessité.

Une approche intégrative. Nous avons impérativement besoin de développer des lectures globales, permettant de comprendre la « crise » dans son intégralité. Intégral vient du latin ‘integer’ qui signifie ‘entier’. A contre-courant de la fragmentation des savoirs, nous devons aujourd’hui développer des modèles holistiques (de holos, le tout, la totalité) : ne pas traiter la question climatique sans inclure le bilan portant sur la biodiversité par exemple, ne pas traiter l’écologie sans la justice sociale ou les inégalités de genre, ne pas traiter les enjeux structurels de la crise sans les dimensions culturelles, considérer l’importance tant de l’écologie intérieure que de l’écologie extérieure. Il est à ce titre impératif de développer des grilles d’analyse interdisciplinaires, permettant de croiser les enjeux.

L’écologie intégrale implique d’unir tous les aspects de l’écologie : écologie humaine, sociale, politique, écologie scientifique, technique, économique, écologie agricole, énergétique, productive, écologie environnementale, naturelle, sauvage. Tout se tient. Voilà le maitre mot de l’écologie. Utiliser le terme d’écologie intégrale est une manière redondante de rappeler que l’écologie est en tant que telle intégrale, intégrante, intégrée, intégratrice. C’est rappeler la force d’un mot galvaudé (Van Gaver, 2019 : 1).

L’écologie intégrale se veut donc intégrative d’un grand nombre d’approches et de perspectives, engageant de ce fait un point de vue « méta » vis-à-vis des approches existantes de l’écologie.

Le mot intégral signifie compréhensif, inclusif, non-marginalisant, englobant. Les approches intégrales dans tout domaine visent exactement cela : inclure autant de perspectives, de styles et de méthodologies que possible au sein d’une vision cohérente du sujet. Dans un certain sens, les approches intégrales sont des « méta-paradigmes », ou des façons de réunir des paradigmes existants séparés en un réseau interdépendant d’approches qui sont mutuellement enrichissantes. (Wilber in Visser, 2009 : xii-xiii)

Cela signifie que l’écologie intégrale ne se situe pas en marge, comme une alternative à d’autres approches de l’écologie (l’écologie politique, l’écologie sociale ou l’écophilosophie par exemple), mais désigne au contraire leur articulation dans un modèle global cohérent. Cela ne signifie pas qu’il faille nier la conflictualité pouvant exister entre des approches parfois antagonistes sur certains points. Au contraire, le cadre global donne un espace d’explicitation permettant de visibiliser les conflits.

Une approche transmoderne. Nous sommes plus ou moins consciemment façonnés par une représentation du monde qui est celle de la culture occidentale mondialisée, et qui possède les caractéristiques suivantes : une vision rationaliste accompagnée d’une foi en la science et la technologie comme voie de salut pour l’humanité et d’une logique de l’efficacité ; une vision anthropocentrique dans laquelle seul l’humain possède une valeur intrinsèque et dans laquelle le non-humain est instrumentalisé ; une vision androcentrée, pensée par des hommes où prédominent des valeurs traditionnelles associées au masculin ; une vision occidentalocentrée, marquée par la mise sous tutelle des pays du Sud. Dans ce paradigme moderne, la valeur cardinale est l’autonomie, qui se décline dans tous les domaines de l’existence : vis-à-vis de la nature, vis-à-vis de la communauté, vis-à-vis des cadres traditionnels, notamment religieux, dans l’organisation sociale.

Divers courants écologistes ont mis en lumières les impasses de ce système de croyance. Parmi eux, trois exemples emblématiques. 1. L’écologie scientifique, d’abord, ramène dans le paradigme de l’autonomie la notion de limite. Les neuf limites planétaires (Rockström et al., 2009 : 472-475) identifiées par la communauté scientifique nous montrent très clairement que notre autonomie est conditionnée : pour survivre, nous devons reconnaître des limites à notre liberté. 2. L’écoféminisme (Shiva et Mies, 1999) également interpelle la modernité en liant l’anthropocentrisme, l’androcentrisme et l’occidentalocentrisme. Les écoféminismes y décèlent les mêmes rapports de domination, et les mêmes processus d’invisibilisation (de la nature, du travail des femmes et des valeurs traditionnellement associées au féminin, ainsi que des ressources et de la force de travail fournis par les pays du Sud) et dévoilent ce faisant l’envers du décor de la modernité. 3. L’écologie profonde (Naess, 2013), pour sa part, a vivement critiqué le dommage moral et l’appauvrissement existentiel de l’anthropocentrisme. Arne Naess, père de l’écologie profonde, voit dans la négation de notre appartenance à la nature, de la valeur de la nature et de son importance pour l’épanouissement des individus le fondement de la crise écologique et une atrophie de notre être.

L’écologie intégrale porte le projet d’un dépassement de la modernité. Celui-ci ne doit cependant pas se traduire par une négation de la modernité, ni par la nostalgie d’un âge d’or perdu. Au contraire, un véritable dépassement passe par l’intégration des acquis de la modernité, comme l’humanisme et une certaine conscience planétaire, toutefois inscrits dans un nouveau paradigme culturel. C’est pourquoi elle se veut transmoderne (Dussel, 1999 ; Luyckx Ghisi, 1990). Le préfixe « trans » traduit ce dépassement qui intègre. La transmodernité se distingue de la prémodernité, regard nostalgique vers le passé, ainsi que de la postmodernité, un contrepied de la modernité marqué par la déconstruction et le relativisme.

Une approche intègre. Étymologiquement proche d’intégral, l’écologie que nous voulons qualifier se veut également intègre, au sens où il nous faut développer des critères de discrimination pour éviter, tant que faire se peut, les diverses formes de « verdissement » superficiels, et ne prendre en compte, pour avancer dans l’ère écologique, que les chercheurs et acteurs sincères, qui font primer la volonté de préserver la vie et la dignité humaine sur d’autres intérêts immédiats, qu’ils soient financiers, idéologiques ou liés à la préservation de certains privilèges.

Une vision démocratique et pluraliste. Enfin, l’écologie intégrale que nous endossons défend une vision démocratique et pluraliste de la société, qui met la sauvegarde de la biosphère au centre (Bourg, 2018, Batho 2019, Van Gaver, 2019) des préoccupations politiques. Le terme intégral peut effrayer ceux qui redoutent les dérives totalitaires d’une approche se voulant globale, holistique. Il faut effectivement éviter que l’écologie intégrale, bien que radicale, ne soit totalisante dans sa prétention : « L’écologie du vivant est intrinsèquement immanente, c’est un ordre dynamique endogène ; elle n’a rien à voir avec un pouvoir global totalitaire ou globalitaire » (Van Gaver, 2019 :1).  Lecture globale et vision holistique ne signifient effectivement pas négation de l’inexorable dimension tâtonnante et incomplète de toute approche, ni l’importance de reconnaitre une pluralité de visions du monde. L’écologie intégrale se situe de ce fait dans la recherche permanente d’un équilibre délicat entre proposition normative et valorisation d’une pluralité de visions et de chemins.

De quel point de vue une pensée intégrale est-elle justifiée ? Ce n’est assurément pas avec la prétention de « tout savoir sur tout », ce qui n’est que sottise. Mais déjà, tous nous pouvons facilement reconnaitre que nous avons besoin de repères, dans la fragmentation actuelle du savoir, besoin de mettre chaque chose à sa place. N’est-ce pas un besoin inné de l’esprit humain que de tenter de mettre chaque pièce du puzzle au bon endroit pour avoir une idée de l’image qu’elles composent ? Tous ceux qui prennent un peu au sérieux le désir de connaitre se retrouvent très vite confrontés au fait que le savoir est devenu une forêt inextricable, où les complications et les contradictions sont déroutantes. Il est indispensable, pour ne pas se perdre ou s’égarer, de situer chaque approche et ses limites.  (Carfantan, 2014 : 1)

Trois visions de l’écologie intégrale 

Pour preuve, le concept d’écologie intégrale lui-même se prête à une pluralité d’interprétations et se nourrit d’influences diverses qui ne s’harmonisent pas forcément d’emblée. Nous avons identifié trois champs théoriques majeurs qui mobilisent ce concept : une lecture républicaine (Delphine Batho), une vision chrétienne (François 1er, Laudato si) et une vision transconfessionnelle (Ken Wilber). Les caractéristiques identifiées ci-dessus les rassemblent : lectures globales, intégrité, radicalité et intégration de différentes visions de l’écologie s’y retrouvent sous diverses formes. Seule la dimension du pluralisme pose question pour les deux premières approches, nous y reviendrons. Outre leur contexte d’émergence, les divergences majeures entre ces trois courants de l’écologie intégrale consistent en leurs ancrages culturels et spirituels respectifs. L’écologie intégrale, nous le verrons, intègre le spirituel, ou écologie intérieure, comme catégorie de pensée et d’action pertinente bien que non suffisante pour penser la transition. Nous reviendrons par la suite sur la question de savoir le statut qu’il convient de lui accorder.  Nous développerons cette question après avoir passé en revue ces trois veines de l’écologie intégrale identifiées.

Delphine Batho : une approche républicaine de l’écologie intégrale

 Je débuterai, suivant par là un ordre chronologique inversé, par l’approche de Delphine Batho, en référence à l’ouvrage paru en 2019, Ecologie intégrale, le manifeste (Batho, 2019). L’ouvrage, clair et percutant, tire, en quelque sorte, les implications politico-économiques du constat posé par Bruno Latour dans son livre « Où atterrir ? » (Latour, 2017) : l’axe de la mobilisation politique moderne – l’axe gauche-droite – est devenu obsolète. Un nouveau clivage structure la politique de l’anthropocène, opposant le terrestre au hors sol (Latour, 2017), ou les terriens aux destructeurs, (Batho, 2019). La crise planétaire de l’environnement donne le la : « L’enjeu de conserver une planète habitable pour l’humanité supplante en effet tous les autres » (Batho, 2019 : 9). Cette prévalence accordée aux politiques qui intègrent les limites planétaires est jugée indissociable de la question sociale. Cette dernière, cependant, n’est pas abordée à partir du prisme moderne « socialisme vs libéralisme » qui sont, pour Delphine Batho, les deux faces d’une même monnaie productiviste, croissanciste et techniciste conduisant à l’effondrement. Cependant, inégalités sociales et crise écologique sont indissociables tant au niveau des causes (le même modèle crée les deux) que des responsabilités (la concentration des richesses traduit une concentration des responsabilités dans la destruction des ressources et du vivant) et des conséquences (les dommages environnementaux produits par les plus riches sont massivement subis par les plus pauvres). Dans ce contexte, Delphine Batho définit l’écologie intégrale comme un nouveau projet politique pour « ceux qui veulent défendre la cause des terriens » (2019 : 44) : « L’écologie intégrale consiste à ce que tout choix politique soit fondé, dans tous les domaines, sur et pour l’écologie. Elle place le respect de la Nature au centre des décisions démocratiques. » (2019 : 45). L’écologie n’est plus, dans cette optique, un modèle parmi d’autres mais l’axe politique central à partir duquel les questions sont abordées et les décisions prises. Dans ce contexte, le manifeste propose le passage de l’état providence à l’état résilience, d’une économie néolibérale (ou productiviste) à une économie permacirculaire et biosourcée, en référence aux travaux de Dominique Bourg et Christian Arnsperger (Bourg et Arnsperger, 2017), ni capitaliste, ni marxiste, dessinant les contours politico-économiques d’une nouvelle ère dite de l’écologie intégrale aux accents écoféministes (Batho, 2019 : 81-87). Cette vision politique est soutenue par l’importance accordée à une écologie intérieure laïque : une reconnexion avec nos émotions et sentiments, une « réconciliation avec la nature, avec notre nature profonde d’êtres vivants, et avec nos semblables » (2019 : 95), et une éthique. Elle défend une vision républicaine de cette écologie intérieure : « Elle (l’écologie intégrale) est totalement laïque, car la laïcité est la condition de toute spiritualité ou écologie intérieure libre » (2019 : 95).

Laudato si’ : une vision chrétienne de l’écologie intégrale

 Sur ce dernier point, Delphine Batho prend distance, implicitement, avec le deuxième champ de l’écologique intégrale que nous avons identifié : l’écologie intégrale chrétienne, popularisée par l’encyclique du pape François Laudato si[2]  (en italien médiéval « Loué sois-tu », en référence à un poème de François d’Assise) parue en 2015. Ce texte, salué dans les milieux chrétiens et non chrétiens, mobilise l’expression d’écologie intégrale qui a popularisé la réflexion proprement chrétienne sur l’écologie. Le concept « intégral » était déjà présent dans des encycliques précédentes en référence à un type de développement humain plus proche de l’évangile, tranchant avec la vision productiviste et technocratique [3] L’encyclique Laudato si élargit le concept (écologie et justice sociale doivent être reliées) et le rend plus radical (le pape défend des positions clairement anticapitalistes). Intégrale l’encyclique l’est donc en un double sens : au sens d’une vision tout à la fois sociale et écologique d’une part, « Il n’y a pas deux crises séparées, l’une environnementale et l’autre sociale, mais une seule et complexe crise socio-environnementale. Les possibilités de solution requièrent une approche intégrale pour combattre la pauvreté, pour rendre la dignité aux exclus et simultanément pour préserver la nature ». (François, 2015 : § 139), mais aussi au sens de l’intégration d’une palette de lectures de la crise.

La culture écologique ne peut pas se réduire à une série de réponses urgentes et partielles aux problèmes qui sont en train d’apparaître par rapport à la dégradation de l’environnement, à l’épuisement des réserves naturelles et à la pollution. Elle devrait être un regard différent, une pensée, une politique, un programme éducatif, un style de vie et une spiritualité qui constitueraient une résistance face à l’avancée du paradigme technocratique. (…) Chercher seulement un remède technique à chaque problème environnemental qui surgit, c’est isoler des choses qui sont entrelacées dans la réalité, et c’est se cacher les vraies et plus profondes questions du système mondial.  (François, 2015 : § 111)

Bien que l’encyclique l’ait consacré, le terme écologie intégrale était déjà présent dans la culture chrétienne avant la parution du Laudato si, notamment sous la plume de l’éco-théologien de la libération Leonardo Boff (Boff, 1994) dont l’influence sur le pape François est manifeste.

On retrouve également l’expression, en contexte francophone, à partir des années 2000 chez Falk van Gaver (Van Gaver, 2017c). Ce dernier insiste sur le caractère intrinsèquement écologique de la religion, en particulier la religion chrétienne, et sur la proximité étymologique entre religion catholique (du grec kath’holon, « relatif au tout », « universel », « intégral ») et écologie intégrale, définie comme une « écologie complète, une écologie à la fois humaine et naturelle, temporelle et spirituelle » (Van Gaver, 2017c). Mais cette écologie intégrale chrétienne, certes en germe dans la tradition (dans la Bible, dans la pensée chrétienne, ses rites, sa liturgie et ses pratiques), n’a selon lui pas encore véritablement émergé dans la société, bien qu’on en trouve des exemples isolés, comme François d’Assise, Seraphin de Sarov, Tolstoï ou Lanza del Vasto. L’appliquer supposerait une opposition farouche au capitalisme, jugé incompatible, avec le christianisme (Van Gaver, 2017a). C’est pourquoi l’engagement dans une écologie intégrale chrétienne qu’il appelle de ses vœux suppose une double révolution : de l’ordre social de la société moderne capitaliste et productiviste d’une part, mais également d’un christianisme « historique » perverti et corrompu par l’argent et le pouvoir (Van Gaver, 2017b).

Dans la foulée de l’encyclique, le concept d’écologie intégrale s’est développé notamment à travers le lancement de la revue Limite[4] en septembre 2015 et les travaux de Gaultier Bès et Marianne Durano. Bien que d’influence chrétienne, la revue Limite n’est pas explicitement confessionnelle, et l’encyclique n’est qu’une référence parmi d’autres dans la palette d’auteurs mobilisés[5]. Dans son Manifeste, la revue se positionne en faveur d’une « écologie intégrale qui se fonde sur le sens des équilibres et le respect des limites propres à chaque chose » (Piccarreta (dir), 2015). Tout comme les approches évoquées précédemment, elle entend marier écologie sociale et environnementale, avec un accent, présent également dans l’encyclique, sur l’écologie humaine, au sens d’une attention au respect de l’intégrité du corps humain et à la dignité des modes de vies. « Promouvoir l’écologie intégrale, c’est donc se soucier aussi bien des plus fragiles et des opprimés que s’opposer à tout ce que nos modes de vie peuvent avoir de dégradant et d’aliénant. » (Piccarreta (dir), 2015)

La revue Limite revendique, à l’instar de Delphine Batho, un dépassement du clivage gauche/droite, et ses « alternances sans alternative » (Piccarreta (dir), 2015), ainsi que du productivisme et, plus globalement, de la modernité libérale et techniciste.

Ken Wilber : l’écologie intégrale transconfessionnelle

Ce serait une erreur de penser que le concept d’écologie intégrale est d’abord un concept chrétien, voire, comme l’affirme Falk Van Gaver, « la traduction laïque, à l’usage de tous, chrétien ou non, de l’écologie chrétienne » (Van Gaver, 2019). En réalité, le concept d’écologie intégrale se développe de façon parallèle au contexte chrétien, aux États-Unis, dans les années 90 sous la plume de Ken Wilber (Wilber, 1995), un philosophe américain traduit en plus de 20 langues, mais encore peu connu du monde intellectuel francophone. Nourri de plusieurs influences, Wilber propose une synthèse entre la psychologie transpersonnelle, les spiritualités orientales (hindouisme, bouddhisme et la philosophie de Sri Aurobindo) et la philosophie occidentale, en particulier ce qu’il appelle l’école non-duale (représentée par des auteurs comme Plotin et le néoplatonisme, mais également Teilhard de Chardin, Maître Eckart ou Schelling). L’écologie intégrale chez Wilber n’est pas seulement une éthique (cf. éthiques environnementales), mais la recherche d’un nouveau paradigme philosophique. Voici comment il définit lui-même son projet de philosophie intégrale.

J’ai cherché une philosophie intégrale, qui puisse tisser ensemble les contextes pluriels des sciences, de la morale, de l’esthétique, de la philosophie orientale et occidentale, et des grandes traditions de sagesses de l’humanité. Pas sur le mode du détail, ce qui serait évidemment impossible, mais sur le mode des orientations générales : d’une façon qui puisse suggérer que le monde est réellement Un, indivis, entier, et relié à lui-même sur tous les chemins qu’il emprunte : une philosophie holistique pour un Kosmos holistique, un monde philosophique, une philosophie intégrale.  (Wilber, 2000 : xi)[6]

L’un des enjeux majeurs de l’écologie intégrale de Wilber consiste dans le dépassement de l’ontologie moderne dominante qu’il appelle le « flatland », un matérialisme plat, sans relief, sans verticalité, sans profondeur spirituelle, un Cosmos désenchanté. L’ontologie qu’il propose est spiritualiste dans une perspective totalement transculturelle et transconfessionnelle : l’Esprit dont il est question peut être appréhendé tant avec le concept plotinien de l’Un, qu’avec concept bouddhiste de vacuité, ou encore le concept heideggérien d’Être[7]. Quelques balises, néanmoins, circonscrivent le champ des interprétations valables possibles : ne sont jugées pertinentes que les approches qui relient l’humain, la nature et l’Esprit sans nier leurs distinctions. Wilber rejette les positions d’inspiration romantique qui appellent une écologie de la fusion avec le grand tout de la nature, lesquelles expriment pour lui une régression à des cosmologies prémodernes.

La vision intégrale de Wilber se veut transmoderne : elle renoue avec certaines intuitions prémodernes (comme la conscience de l’unité et l’importance du lien) mais sans nier les acquis de la modernité (caractérisée par l’emprise de la rationalité qui divise et sépare) ni de la postmodernité (marquée par le relativisme pluraliste). Les visions modernes et postmodernes correspondent à des étapes de l’évolution de la conscience humaine qui, en tant que telles, sont appelées à être dépassées. « Dans ses phases ultérieures, le relativisme pluraliste va progressivement donner lieu à des modes de conscience plus holistiques, qui commencent à tisser ensemble les voix plurielles pour donner de magnifiques tapisseries à visées intégrales. Le relativisme pluraliste cède le pas à l’intégralisme universel[8]. » (Wilber, 2000 : xi)

Pour Wilber donc, une approche intégrale peut être définie comme l’élaboration d’une vision nouvelle qui recrée du lien et du sens à partir des éléments épars du paradigme postmoderne marqué par la déconstruction. « Là où le pluralisme relativiste identifie les nombreuses voix différentes et les nombreux contextes, l’intégralisme universel entreprend de les rassembler pour former un chœur harmonieux[9]. » (Wilber, 2000 : xi)

L’enjeu, pour une écologie intégrale, dans l’optique de Wilber, est de ne pas tomber dans ce qu’il appelle la confusion pré/trans (Wilber, 2000 : 210-213), une confusion entre la vision prémoderne et la vision transmoderne. En effet, les deux visions peuvent être confondues du fait de leur point commun : être non moderne. En réalité, elles sont différentes : par exemple, la vision prémoderne de la nature, est marquée, pour Wilber, par une indissociation, une indifférenciation entre l’humain et la nature, alors que la vision transmoderne, portée par la même aspiration à l’unité, intègre le moment moderne de mise à distance et de séparation. Une vision trans intègre plus qu’elle ne rejette les paradigmes antérieurs. Cette confusion pré/trans est très effective pour clarifier certaines controverses environnementales.

L’approche de Wilber a ceci d’intéressant qu’elle inscrit la réflexion sur la crise écologique dans une philosophie de l’histoire. On parle aujourd’hui de la force des « récits » pour penser la transition. Nous trouvons chez Wilber un récit tout à la fois instruit et prospectif, permettant de comprendre que la situation dans laquelle nous nous trouvons correspond à une certaine étape de l’évolution de la conscience humaine, appelée de ce fait à être dépassée. Cette philosophie de l’histoire wilbérienne est une source d’inspiration fondamentale pour accompagner la transition qui gagnerait à être plus largement diffusée en milieu francophone.

Cette philosophie intégrale se décline à travers le modèle AQAL, la mise en forme graphique de la vision intégrale qu’il développe permettant d’aborder tout objet de connaissance ou toute thématique dans ses dimensions intérieures, extérieures, individuelles et collectives. Ce modèle AQAL (Wilber, 2001(1996)) sera repris à la fin des années 90 par Michael E. Zimmermann et Sean Esbjörn-Hargens (Esbjörn-Hargens, 2009), et appliqué à l’écologie scientifique. « Parce que la théorie intégrale incorpore systématiquement plus d’aspects de la réalité, et les met en corrélation plus consciemment que n’importe quelle autre approche d’évaluation et de résolution de problème, elle est potentiellement plus apte à gérer les problèmes complexes du 21e siècle. » (Wilber, 2001(1996) : 2) C’est effectivement un cadre fécond pour comprendre la crise écologique dans sa pluri-dimensionalité.

Les strates de l’écologie intégrale

Sur base de ce bref panorama, et nourrie par ces différentes influences, je voudrais dans ce qui suit proposer un modèle pour définir le concept d’écologie intégrale[10], à partir d’une métaphore : celle des strates géologiques (figure 1). Ce modèle en strates nous invite à plonger dans les couches géologiques de notre culture pour intégrer des pans de questionnements divers, des plus techniques aux plus philosophiques et spirituels.

On peut déployer le projet d’une écologie intégrale dans différentes directions. On peut s’en servir pour désigner une vue d’ensemble qui relie des secteurs d’activité (alimentation, mobilité, éducation, énergie, etc.), pour montrer les synergies entre des courants de pensée écologistes (écoféminisme, écologie sociale, écologie politique, écologie profonde, écospiritualité, etc.), pour montrer la complémentarité entre diverses formes d’engagement ou de militance écosociale (écoactivisme, colibri, désobéissance civile non violente, éducation à l’environnement, écopsychologie, etc.) (De Bouver et Luyckx : 2019). L’approche privilégiée ici consiste à proposer une carte globale permettant de visualiser l’articulation et la complémentarité entre différentes dimensions de la crise, qui désignent autant d’interprétations sur les causes de celles-ci et, pour autant, sur les enjeux-clés qu’elle recèle.

Figure 1 :

L’intérêt de ce modèle, c’est qu’il permet de mettre en synergie plutôt qu’en concurrence les différentes interprétations de la crise. Le modèle, en effet, n’a pas pour objet de répondre à la question de savoir quelles sont, en définitive, les « vraies » causes de la crise écologique et donc les « vrais » enjeux. Il part au contraire du constat que chacun de ces diagnostics a sa pertinence propre et que c’est bien à ces différents niveaux que doit être pensé l’engagement écologiste dans une perspective intégrale.

Par ailleurs, il nous apparait que, trop souvent, les débats en matière d’écologie sont comme « grippés » dans les ornières de la Modernité. Une série de clivages théoriques hérités d’un autre temps continuent de nous conditionner et entravent la création d’alternatives crédibles. C’est notamment la thèse du philosophe canadien Charles Taylor dont les analyses dévoilent combien l’identité contemporaine est marquée par une série d’oppositions ou de conflits irrésolus hérités de la période moderne. Pour lui, l’ambition de surmonter ces oppositions est une tâche essentielle d’aujourd’hui.

« Desquelles [oppositions] s’agissait-il ? De l’opposition entre la pensée, la raison et la morale d’une part, le désir et la sensibilité de l’autre ; de l’opposition entre la pleine liberté consciente de soi d’un côté, et la vie dans la communauté de l’autre ; de l’opposition entre la conscience de soi et la communion avec la nature et, au-delà, de la séparation entre la subjectivité finie et la vie infinie qui informe la nature, la barrière qui sépare le sujet kantien de la substance spinoziste. » (Taylor, 1998 : 8)

Dans le même ordre d’idée, nous avons identifié pour chacune des strates de la crise écologique, une série de clivages que nous sommes appelés aujourd’hui à dépasser. Nous avons déjà évoqué, par exemple, la nécessité de dépasser le clivage gauche-droite en sortant du modèle productiviste. On retrouve ce genre de défi pour chacune des cinq strates que nous allons développer dans ce qui suit.

  1. Strate technique : une crise de l’énergie

Un premier grand ensemble de diagnostics et pronostics qui se discutent dans le domaine de l’écologie touche la question de l’énergie et les réponses majoritairement « technicistes » qui lui sont apportées. Une partie significative des citoyens reste persuadée, plus ou moins consciemment, qu’une solution technique va pouvoir être apportée au double problème des émissions de CO2 d’une part, de la raréfaction des ressources (pétrole, gaz, métaux rares) de l’autre. En améliorant l’écoefficience des technologies actuelles, en développant de nouvelles technologies pour enrayer les effets pervers des anciennes (capteurs de CO2, réfrigération du permafrost,…) ou encore en misant sur la découverte de nouvelles sources d’énergie encore inconnues, des « solutions » techniques sont imaginées – ou fantasmées parfois – pour faire face à la crise écologique, souvent réduite par ceux qui ne voient que cette strate-là, à la crise climatique et cette dernière à une crise de l’énergie. Sans entrer dans un discours technophobe, qui nierait toute pertinence à la recherche de solutions techniques à la crise écologique, force est de constater qu’un diagnostic technophile, et par là très « moderne », sur la crise nous masque les véritables enjeux.

Ni technophile ni technophobe. Loin du tout à la technologie comme du retour à la bougie, notre attitude vis-à-vis de la technologie gagnerait à se vouloir « critique » (Feltz, 2003 : 57-67), c’est-à-dire consciente de ses propres limites, et ouverte dès lors à d’autres grilles de lecture de la crise écologique. Plusieurs arguments peuvent être invoqués pour limiter l’espoir que nous sommes en droit de placer dans la technologie pour « résoudre » la crise écologique. Premièrement, la crise énergétique n’est qu’un aspect de la crise climatique, qui comporte également des enjeux sociaux et politiques indéniables. Cette dernière n’est par ailleurs qu’un aspect de la crise écologique telle qu’elle est définie par la communauté scientifique. Deuxièmement, il semblerait qu’une série d’éléments rendent manifeste l’impossibilité d’une « résolution » strictement technique de la crise écologique : l’effet rebond[11], les limites physiques de l’écoefficience et, l’impossibilité de remplacer purement et simplement le fossile par le renouvelable (Dupont, Jeanmart, Possoz, 2017), le couplage PIB/énergie (Jackson, 2010), nous obligent à élargir ce diagnostic technique, et explorer une deuxième strate de l’écologie intégrale.

  1. Strate économique : une crise du productivisme

 La crise écologique interpelle effectivement de plein fouet nos modèles économiques. Alors que les grandes institutions nationales et internationales continuent de brandir l’étendard de la croissance[12], la conscience des limites de ce modèle croissanciste s’affirme chaque jour davantage chez les chercheurs et militants engagés sur les questions écologiques. La remise en question de la croissance n’est pas neuve. En atteste la publication du fameux « Rapport Meadows » du Club de Rome en 1972.  La théorie de la décroissance s’est développée depuis lors à travers les travaux de Georgescu Roegen, Serge Latouche, André Gorz, Ivan Illich. Il semble effectivement que la visée d’une croissance infinie dans un monde fini ne soit pas un projet de société crédible. L’idée de croissance verte, supposant un découplage absolu entre la consommation d’énergie (et donc les émissions de CO2) et la croissance du PIB, historiquement corrélés, s’avère chimérique, si l’on en suit les travaux de Tim Jackson (Jackson, 2010), Gaël Giraud (Auzanneau, 2014) ou Christian Arnsperger (Arnsperger, 2010). Même une écologie circulaire, si elle s’inscrit dans le paradigme de la croissance, reste incompatible avec les limites planétaires, notamment à cause de l’effet rebond (Bourg, 2018a). Dans la perspective d’une écologie intégrale, négocier la sortie du modèle économique basé sur la croissance est très clairement un défi majeur.

Au delà de l’opposition croissance-décroissance. Il n’est cependant pas certain que le choix du mot « décroissance » soit le plus adéquat pour penser la transition. Le mot désigne un contrepied plutôt qu’une nouvelle vision et est souvent associé à un retour en arrière nostalgique. Par ailleurs, il masque l’espoir légitime de voir croître certains domaines d’activité : le commerce de proximité, l’agroécologie, l’éducation, … Dans l’optique d’une écologie intégrale telle que nous cherchons ici à la définir, la décroissance est une condition nécessaire mais non suffisante pour penser l’économie de demain : le terme déjà évoqué d’économie permacirculaire (Bourg, 2017 et 2018a), par exemple, nous semble plus approprié.  Il s’agit d’une économie qui est tout à la fois circulaire et orientée vers une réduction de tous les flux de matière et donc du volume de nos activités pour arriver à une empreinte écologique correspondant aux limites planétaires (Rokström et al., 2015(2009)). Cette vision est donc décroissante, mais ne brandit pas l’étendard de la décroissance comme nouveau projet de société. Un tel étendard ne peut la définir qu’en creux.

Une autre façon de contourner cette opposition binaire croissance-décroissance consiste à redéfinir les indicateurs de prospérité (Cassier et al., 2011 ; Meda, 2018 et Jackson 2010(2009)). Les recherches menées dans ces domaines dévoilent non seulement les impasses du modèle actuel basé sur le mono-indicateur du PIB comme mesure de « prospérité », mais également la portée politique, et non strictement économique, d’un telle réflexion. Quelque part, définir la prospérité d’un pays par le PIB signe l’abdication de la mission la plus noble du politique consistant, précisément, à donner une vision, une orientation. La réponse économiciste par défaut réduit, finalement, le politique à un rôle de facilitateur des intérêts économiques.

  1. Strate politique : une crise de notre projet de société

 A ce titre, l’écologie intégrale porte l’espoir d’une redécouverte des missions premières du politique, qui, dans un modèle démocratique, peut être définie comme la recherche d’une articulation harmonieuse entre un projet de société et les visions plurielles des individus qui la composent. Dans le modèle libéral, c’est l’économie qui définit le projet de société (croissance, développement) tout en se voulant respectueuse d’une pluralité de vision du monde (pour autant que celles-ci s’adaptent aux exigences du marché). L’écologie intégrale porte l’ambition de redéfinir notre projet de société, en faisant des valeurs de soutenabilité, de solidarité, de justice et de justesse l’horizon de sens partagé, toutefois respectueux d’une pluralité de chemins, d’interprétations culturelles. C’est là évidemment un défi majeur pour l’écologie politique depuis son émergence[13]. A ce niveau politique, nous avons identifié trois dichotomies qui appellent un dépassement dans l’optique de l’écologie intégrale.

Ni Libéral ni communautarien. Dans l’optique de l’écologie intégrale, le statut de ce nouveau projet de société en gestation est appelé à dépasser le débat historique entre la vision libérale et la vision communautarienne[14] qui divise la philosophie politique. Le respect de la liberté individuelle est au cœur du projet politique libéral. Dans cette optique, l’état se veut « neutre » de toute vision de la vie bonne, considérant qu’il est préférable, par respect du pluralisme, que ce dernier se contente d’une série de principes de justice formels (Rawls, 1971 ; Blais et Filion 2001, Ferry J.M., 2008). La vision communautarienne souligne l’importance du contexte culturel partagé, incluant des visions de ce qu’est une “vie bonne”, celui-ci constituant une condition de possibilité de l’identité et de l’autonomie des individus. Dans la perspective de l’écologie intégrale, la pluralité des visions individuelles du monde doit être reconnue, tout comme la nécessité de penser un horizon collectif et des valeurs de soutenabilité forte, de justice et de solidarité. C’est donc bien d’une vision de la vie bonne dont l’écologie politique est porteuse : une vision dans laquelle la vie humaine reste possible, matériellement et existentiellement soutenable, et dans laquelle un principe de justice est appliqué dans l’identification des dommages environnementaux et la répartition des pertes ; une vision qui intègre le vivant et les générations futures comme nouveaux protagonistes sur la scène politique de l’anthropocène. L’adoption de principes politiques substantiels est par ailleurs compatible avec le respect des libertés individuelles et le respect de la diversité des visions du monde. « Une société dotée de puissants desseins collectifs peut être libérale, pourvu qu’elle soit capable de respecter la diversité spécialement lorsqu’elle traite ceux qui ne partagent pas ces visées communes – et pourvu aussi qu’elle puisse offrir des sauvegardes pour les droits fondamentaux. » (Taylor, 1992: 82)

En réalité, cette vision de la vie bonne ne doit pas être pensée en vis-à-vis d’un modèle qui serait neutre. Au contraire, l’écologie dévoile précisément la non-neutralité du modèle dans lequel nous existons, qui réduit le vivant à un stock et place l’efficacité marchante comme critère principal de discernement politique.

Au delà de la dichotomie gauche-droite. Nous avons déjà évoqué, en référence à Delphine Batho et à Bruno Latour, la nécessité de dépasser l’opposition très « moderne » entre la gauche et la droite, car ce débat se joue en quelque sorte sur le sol du modèle productiviste qui doit être dépassé. Dans leur ouvrage de 2010, Dominique Bourg et Kerry Whiteside développaient également la nécessité d’un dépassement de ces catégories classiques (Bourg et Whiteside, 2010: 103-104). Le philosophe Vittorio Hösle apporte lui aussi un éclairage sur cette question en montrant comment l’écologie politique renoue avec certaines idées de la droite et certaines idées de la gauche, tout en s’opposant farouchement à une certaine droite et à une certaine gauche (Hösle, 2011). Ce qu’il apporte, ce faisant, c’est que ce dépassement de la dichotomie gauche/droite n’a rien d’une tabula rasa. C’est plutôt, comme l’évoquait Latour également, un changement d’axe qui rebrasse les cartes tout en intégrant et en rendant également possibles certaines alliances qui seraient impensables sans les cadres politiques traditionnels.

Ni strictement local ni strictement global. Cette nouvelle vision du politique, qui renoue avec la noblesse de la mission initiale, doit également éviter le piège de l’alternative du tout au local ou tout au global. Certains, dans la veine du municipalisme libertaire (Bookchin, 2003), rêvent d’une résolution de la crise écologique par la relocalisation du pouvoir au niveau très local, organisé selon des principes d’autogestion et de démocratie directe. D’autres, à l’inverse, imaginent une gestion extrêmement centralisée, par laquelle la crise serait résolue à coups de taxes, de nouvelles lois, de contraintes et de la mise en place d’un énorme réseau énergétique global. Dans l’optique de l’écologie intégrale, il s’agit de combiner les deux approches : une très nette relocalisation qui puisse être accompagnée par une plus grande autonomie accordée aux régions et aux communes pour recréer du lien et repenser les territoires, tout en mettant par ailleurs en place un cadre politique mondial qui établirait les limites planétaires et veillerait à la juste répartition des dommages environnementaux. Ce dernier élément est indispensable pour traiter les problèmes inévitablement transnationaux de l’écologie (Morin et Hulot, 2007), et contraindre, s’il le fallait, les États qui refuseraient d’adapter leurs comportements[15]. Le dépassement de cette dichotomie local/global invite également l’écologie intégrale à éviter le piège du repli identitaire. En effet, la rhétorique du retour au local s’accompagne, on le constate dans le panorama politique français par exemple, d’un rejet de l’autre, de la négation de la chance énorme que recèle le cosmopolitisme des pays européens, et de la nécessité de penser la relocalisation aussi comme une ouverture interculturelle, et pas un retour fantasmé sur les identités closes[16].

  1. Strate philosophique : une crise de la culture moderne

 A l’heure de redéfinir la prospérité ou de formuler un nouvel horizon de sens commun axé sur la soutenabilité forte, l’écologie intégrale nous parle d’un changement culturel majeur. Ce ne sont pas seulement nos technologies, nos modes de production ou de consommation, pas seulement nos modèles économiques ou politiques que nous devons transformer, mais également notre système de croyance. Dans l’optique de l’écologie intégrale, l’un des enjeux majeurs de la mutation culturelle que nous sommes appelés à vivre passe par un changement très profond de notre vision de la nature et notre lien avec elle :

« La relation de l’homme à la Nature est la relation de l’homme à la Réalité. Le respect de la Nature renvoie à notre conscience limitée, étroite, fragmentaire, conscience qui doit être changée pour que l’humanité retrouve un avenir dans une Nature riche et vivante et pas dans un monde pauvre, désertique et mort. Ce n’est pas sans relation avec la connexion intime de l’homme avec la vie. » (Carfantan, 2014 :1)

La crise touche en fin de compte jusqu’à notre vision de la réalité elle-même, notre ontologie. Elle porte en germe l’éclosion d’une nouvelle vision ontologique du monde.

A l’instar des strates précédentes, il y a dans ce registre philosophique qui correspond à la quatrième strate du modèle la nécessité de dépasser une série de clivages au profit d’une vision plus ample. Nous voulons mettre l’accent sur deux clivages en particulier.

Dépasser l’opposition déliance-retour au lien. Le premier dépassement porte sur notre représentation du rapport humain-nature. Face à la déliance moderne, un processus de mise à distance de la nature, émerge une aspiration forte à recréer du lien : la reconnexion à la nature et l’aspiration à retrouver un sens du collectif, très présents dans les milieux écologistes, en attestent. S’agirait-il de nier ce que la modernité a séparé pour renouer avec l’univers matriciel et fusionnel du lien ? La tentation est grande. Cependant, nous l’avons évoqué en référence à Ken Wilber, il est important d’éviter la confusion pré/trans : la déliance moderne n’est pas unilatéralement négative, elle a permis une émancipation de la subjectivité humaine vis-à-vis du corps social, vis-à-vis de la nature et ses cycles, vis-à-vis de certains cadres traditionnels oppressants. L’écologie intégrale se veut être un dépassement de cet état d’isolement de la subjectivité moderne, qui recrée du lien sans nier la séparation. Le concept qui traduit au mieux cette vision d’une autonomie compatible avec un sentiment d’appartenance est celui de reliance.[17] Celui-ci permet de différencier la communion de la fusion : la reliance se distingue du lien, car elle émerge sur le sol d’une séparation qu’elle n’annule pas. Reliance et déliance entretiennent un rapport dialogique. Ainsi, on trouve chez Morin la valorisation positive non seulement de la reliance, qui est pour lui le cœur de l’éthique dans la perspective d’une pensée complexe (Morin, 2004 : p.222 et Bolle de Bal, 2009 : 191), mais également de la déliance lorsqu’il affirme que « le monde ne peut advenir que par la séparation et ne peut exister que dans la relation entre ce qui est séparé » (Morin, 2004 : 27). La séparation est une étape et non l’aboutissement d’un processus d’évolution de la conscience humaine.

Dépasser l’opposition entre anthropocentrisme et bio-éco-centrisme. Ensuite, le deuxième dépassement concerne l’ontologie dans laquelle nous allons penser le dépassement de l’anthropocentrisme. De nombreux courants écologistes qui critiquent, à raison, l’anthropocentrisme, le font au nom d’une forme plus ou moins élaborée d’écocentrisme ou de biocentrisme : une vision qui prend le contrepied de l’anthropocentrisme en affirmant l’égale valeur de toutes les formes de vie, et en refusant d’accorder une valeur supérieure à l’humain[18]. Cette vision est tentante car elle correspond à une réalité biologique : nous sommes effectivement des entités vivantes, parmi d’autres, au sein d’un écosystème donné. Mais tout en étant vraie sur le plan scientifique, elle est intenable sur le plan éthique : nous ne pouvons fonder la transition écologique sur un modèle éthique dans lequel un chat, une bactérie et un être humain ont la même valeur. La crise écologique génère un « écocide » moralement inacceptable, mais elle met également en péril l’habitabilité-même de la Terre pour l’humain. Nous avons donc besoin d’un modèle qui dépasse cette opposition entre l’anthropocentrisme et le bio/écocentrisme. Pour cela nous devons sortir de l’ontologie moderne binaire qui nous coince dans cette alternative, et renouer avec l’idée tout à la fois intuitive et présente dans la plupart des cultures pré-modernes et non modernes : une hiérarchie des êtres. Dans une ontologie qui reconnait une gradation de valeur au sein du réel, on peut tout à la fois contester radicalement l’anthropocentrisme qui nie toute valeur au non-humain, et le biocentrisme, qui nie les sauts qualitatifs entre les règnes de la nature. On peut, en le formulant positivement, préserver l’humanisme tout en reconnaissant la valeur intrinsèque graduellement différenciée du non-humain. Cette vision, que l’on peut caractériser comme un écocentrisme hiérarchique, fonctionne par cercles concentriques de valorisation, en reconnaissant des sauts qualitatifs entre les règnes de la nature.

Mais dans le cadre de l’écologie intégrale, le recours au concept de hiérarchie des êtres ne doit pas être purement et simplement pensé comme une réplique du modèle prémoderne. Au contraire, il s’agit d’une synthèse sur fond de crise écologique : les relations humain/nature doivent être pensées sur le mode de l’ambivalence, c’est-à-dire que l’humain est tout à la fois vivant parmi les vivants sur le plan scientifique, au regard des relations écosystémiques, et spécifique sur le plan ontologique de la valeur intrinsèque (Muraca, 2011 : 375-396).

  1. Strate spirituelle : une crise de sens

 Une dernière strate s’impose, qui ne nie pas les précédentes, mais les enrichit avec un éclairage spécifique : de nombreux auteurs, dans la veine de l’écospiritualité, s’accordent pour considérer que la crise écologique est également une crise spirituelle qui touche le matérialisme[19] de notre culture. En effet, sur fond de matérialisme et de sécularisation, on constate que c’est finalement le marché qui remplit la fonction traditionnellement occupée par les religions : de nombreux auteurs nous montrent combien les aspirations humaines fondamentales sont quelque part dévoyées par la vision marchande, qui répond par la consommation et la compétition à nos questions existentielles profondes (Castoriadis et Cohn-Bendit, 2014(1980) et Arnsperger, 2005). Ce modèle est par ailleurs fondé sur un déni de la finitude, qu’il s’agisse de notre propre mort dont l’angoisse est niée par la fausse promesse d’éternelle jeunesse (Becker, 1973), ou de la finitude de la planète et les limites qui circonscrivent les conditions d’habitabilité sur la planète (Rockström et al., 2015(2009)). Ensuite, le relativisme ambiant nous laisse sans repères moraux pour guider nos vies et pour informer l’action collective. C’est la thèse du philosophe Vittorio Hösle pour lequel le relativisme et la réification du réel sont les deux fondements de la crise écologique et les causes de notre incapacité à y faire face (Hösle, 2011). Par ailleurs, la question des repères moraux est très intrinsèquement liée à celle de notre identité et notre capacité à comprendre et à formuler le sens de notre existence. « Pour nous, le monde perd tout contour spirituel, il n’y a rien qui vaille la peine d’être entrepris, nous appréhendons un vide terrifiant, une sorte de vertige, voire une rupture de notre univers et de notre espace vital. » (Taylor, 1998b : 33) Et ce vide, à son tour, alimente le capitalisme. Les individus les plus lucides des enjeux liés à la crise écologique, et qui renoncent aux compensations marchandes, se retrouvent inévitablement confrontés à la question du sens : quel sens peut avoir ma vie dans un monde dévasté ? Cela a-t-il encore un sens de faire des enfants ? de s’engager ? la vie humaine a-t-elle, malgré tout, un sens, ou l’humain n’est-il que le cancer de la planète ? La crise écologique, finalement, touche au plus intime de notre être le problème du désenchantement du monde décrit par Max Weber : la crise écologique reflète une crise de cette vision aplatie et instrumentale de la réalité non humaine, qui nous coupe de toute possibilité de communion à la nature. Nous sommes coupés d’un monde réduit à l’état d’objet utile, coupés de la nature en nous (le corps machine, les émotions réprimées) et hors de nous (la nature réduite à un ensemble de ressources). L’aspiration à percevoir l’unité vivante, vibrante et signifiante du réel, chère au romantisme allemand par exemple (Gusdorf, 1985), et dont attestent les mystiques de différents courants spirituels et/ou religieux (Taleb, 2014), est un levier puissant de transformation individuelle et collective, interrogeant en profondeur notre système de croyances moderne. La crise écologique nous ébranle dans ce dualisme moderne, et nous invite à redécouvrir le caractère hiérophanique (Eliade, 1965(1957)) de la nature, et donc de la Réalité. La redécouverte de la sacralité du monde[20] est un enjeu phare de l’écologie intégrale.

Donner une place à la spiritualité est essentiel pour comprendre la crise que nous traversons dans sa complexité, sa profondeur et sa radicalité. Cela ouvre également un champ plus large concernant l’identification des leviers d’action, incluant, par-delà les impératifs politiques, économiques et techniques, l’idée d’une transformation intérieure, d’une métanoia[21], permettant de développer une résilience intérieure face aux bouleversements qui viennent.

Cependant, ici aussi, il nous apparait qu’il faille dépasser certaines ornières de la pensée qui nous enferment dans des conflits insolubles et des guerres de clans.

Au-delà de l’opposition entre vision transcendante et immanente. Le premier conflit appelant un dépassement, est celui qui oppose vision transcendante et immanente du sacré. A la suite de la fameuse thèse de Lynn White (1967 : 1203-1207), les religions transcendentalistes (en particulier le christianisme du Bas Moyen Age dans le texte de White) ont été incriminées aux racines de la crise écologique, comme matrices philosophico-théologiques ayant quelque part « vidé » le réel de sa valeur et de sa sacralité, et préparé l’avènement de la modernité. Cette dernière n’en aurait finalement que radicalisé les implications et amplifié la force de frappe. En s’opposant farouchement à l’animisme, et en insistant, pour ce faire, sur le caractère transcendant – et donc extérieur au monde créé – de la réalité divine, la théologie chrétienne du 11e aurait, selon White, posé les bases du futur désenchantement du monde. Nous n’entrerons pas ici dans les détails de cette thèse largement contestée, discutée et développée dans la littérature (White, 2019 ; Bourg et Roch, 2010). Notons cependant qu’elle dévoile une tension entre une vision transcendentaliste (c’est-à-dire une vision dans laquelle on considère que Dieu est extérieur au monde créé), qui correspond aux approches (mono)théistes, et une vision immanentiste (une vision dans laquelle on considère, comme chez Spinoza ou dans différentes formes d’animisme, que Dieu est la nature). Ce débat immanence-transcendance est très bien décrit par la théologienne écoféministe Rosemary Radfort Ruether :

Tant les théalogiennes[22] que l’Archevêque[23] sont pris dans un faux dualisme où chacune des parties s’accroche à une demi-vérité déformée. L’archevêque pense que Dieu ne peut être vraiment Dieu que s’ « Il » est compris comme étant spécialement en dehors de toutes les choses créées et comme le gouvernant à partir d’en haut. Les théalogiennes présument que, pour que le divin soit principe de vie et source de tout, il doit être entièrement à l’intérieur du monde naturel, dans le sens où il est identique au monde et à la nature tels qu’ils sont actuellement. (Ruether, 2000 : 40)

L’enjeu se pose de façon analogue dans le domaine de l’écologie, où cette opposition reste vive tout comme les craintes mutuelles des deux « camps ». Parmi les tenants des religions instituées, nombreux sont ceux qui continuent de se méfier de l’écologie, surtout si elle touche à la spiritualité, car ils restent marqués par la méfiance vis-à-vis de l’animisme[24]. A l‘inverse, de nombreux militants écologistes pensent le réenchantement du monde en mettant l’accent strictement sur l’immanence, au moyen d’outils empruntés à des cultures prémodernes ou non occidentales : la pratique de la hutte de sudation, des rituels autour des éléments, la référence à la sorcellerie néo-païenne (Starhawk, 1982)  ou l’association, sur le plan théorique, de l’écologie avec l’animisme exclusivement[25] sont très présents dans la sphère écospirituelle.

Dans l’optique d’une écologie intégrale, il semble capital de sortir de cette polarisation, en reconnaissant l’importance et l’intérêt d’une interpellation mutuelle : les religions monothéistes ne gagneraient-elles pas à revisiter la question de l’immanence, et à s’interroger sur la présence du sacré dans la nature[26] ? A l’inverse, les spiritualités immanentistes ne peuvent-elles se laisser interpeller par le message d’unité des religions monothéistes, en particulier l’intuition d’un principe unificateur qui relie le réel par-delà la multiplicité des formes naturelles ? Ainsi, parmi les concepts présents dans la littérature, le concept de panenthéisme (Moltmann, 1988 ; Egger, 2018), qui réconcilie transcendance et immanence, recèle une richesse indéniable pour intégrer ces deux familles antagonistes et faire droit aux intuitions des uns et des autres.

Au-delà de l’opposition pluralisme-spiritualisme. Le deuxième conflit est celui qui oppose une vision pluraliste, laïque, se voulant neutre d’un point de vue dogmatique et ouvert à une pluralité d’approches, et une vision spiritualiste qui, par essence, endosserait un corpus dogmatique jugé unique vision valable. Nous avons vu en première partie de ce texte combien la bannière de l’écologie intégrale rassemble une diversité d’options, d’une intériorité laïque chez Delphine Batho à une approche chrétienne dans le Laudato si, ou encore une approche transconfessionnelle chez Ken Wilber.  Nous voyons qu’il existe là une palette de possibilités d’inclure la spiritualité dans notre compréhension de la crise écologique. Si nous voulons une écologie intégrale véritablement intégrative, il est indispensable qu’elle reconnaisse la valeur de cette diversité culturelle et spirituelle. C’est pourquoi, l’écologie intégrale ne peut se définir ni comme strictement laïque ou a-religieuse ni comme strictement confessionnelle[27], mais bien comme intégrative d’une palette de spiritualités, incluant l’idée d’une spiritualité laïque et ne rejetant pas non plus les religions au nom d’une prétendue « a-dogmaticité » spirituelle. Par ailleurs, elle peut être un espace fécond de dialogue inter-religieux[28].

L’écologie intégrale est donc pluraliste et spiritualiste, et refuse de mettre les deux termes en opposition. L’écologie intégrale est porteuse d’un pluralisme qui ne repose pas, comme dans la vision laïque, sur une négation de la spiritualité au nom d’une « neutralité » républicaine, mais considère au contraire l’intériorité, la quête de sens – c’est-à-dire la spiritualité au sens large – comme des fondamentaux de l’existence humaine et comme des catégories de pensée pertinentes pour penser la crise écologique. Cependant, cette intégration de la spiritualité ne doit pas se faire au détriment de la reconnaissance d’une palette d’options, d’interprétations, de pratiques et de chemins spirituels. Sans tomber dans une vision relativiste, il nous faut postuler l’existence d’un horizon de sens commun vers lequel converge la recherche spirituelle humaine, et dont les diverses traditions et pratiques proposent des interprétations particulières. La Vérité, en ce sens, n’est pas actée dans un système dogmatique particulier (fût-ce le dogmatisme laïque) mais fonctionne comme un horizon, au sens que lui a donné le philosophe belge Jean Ladrière. C’est là un élément épistémologique fondamental sans quoi nous ne pouvons sortir de ce conflit. La vérité comme horizon permet de tenir ensemble l’idée d’un principe régulateur (contrairement au relativisme) tout en évitant les prétentions à posséder un savoir total (contrairement aux conceptions absolutistes du savoir). Le concept fait droit à l’aspiration à la vérité inhérente à l’humain tout comme à la dimension tâtonnante et jamais aboutie de cette recherche.

 « L’horizon vise une réalité à venir, mais dont l’avènement est à la fois déjà effectif et toujours différé, proche et en même temps infiniment lointain, ultime mais cependant contemporain (…) Sa vertu c’est d’ouvrir un espace à l’action instauratrice, de rendre proche et fiable le futur dont elle affronte le défi, en indiquant de façon non équivoque une direction, mais sans poser un terme déterminé, un moment d’accomplissement, qui marquerait la fin de la tâche. » (Ladrière in Perron. 2005 : 170)

« Tisser ensemble »

C’est ainsi que se clôture notre panorama de l’écologie intégrale. On retrouve ces différentes strates au sein des trois veines de l’écologie intégrale identifiées à des degrés de développement divers. Par exemple, chez Wilber, les dimensions techniques et politiques sont abordées d’un point de vue « méta », comme autant d’aspects de sa vision intégrale, mais là n’est pas l’accent majeur de son approche. A l’inverse, chez Delphine Batho, comme nous l’avons vu, l’écologie intérieure est présente, sous une forme laïque, mais ne se situe pas à l’avant plan de sa proposition. Cela n’est pas un problème. S’engager dans la recherche d’une écologie intégrale ne signifie pas qu’il faille s’engager au même titre à tous les niveaux. Ce qui importe, par contre, c’est de pouvoir reconnaitre l’existence et la pertinence de l’ensemble des strates, et d’inscrire nos propres intérêts et compétences dans cette lecture globale. C’est donc bien la vision globale qui caractérise en propre l’écologie intégrale, laquelle définit ce qu’Edgard Morin a décrit comme le paradigme de la complexité : « Quand je parle de complexité, je me réfère au sens latin élémentaire du mot « complexus », « ce qui est tissé ensemble ». Les constituants sont différents, mais il faut voir comme dans une tapisserie la figure d’ensemble. Le vrai problème (de réforme de pensée), c’est que nous avons trop bien appris à séparer. Il vaut mieux apprendre à relier. » (Morin, 1995 : 106)

Ce travail de reliance marque le tournant épistémologique de l’ère écologique et porte en lui le germe d’une véritable renaissance, aujourd’hui en gestation à tous les niveaux de compréhension et d’organisation de la société. Il porte également l’espoir d’un dépassement des clivages modernes qui marquent le monde contemporain, y compris l’activisme écologique, et l’ambition d’élaborer, de façon transculturelle et démocratique, de nouvelles synthèses intégratrices.

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[1] Charlotte Luyckx est docteure en philosophie (UCLouvain, 2014) et spécialiste des enjeux philosophiques de la crise écologique. Elle est co-créatrice et co-organisatrice du GRICE (Groupe de Recherche Interdisciplinaire sur la Crise Ecologique, UCLouvain). Passionnée par le changement de société en cours, elle s’investit également dans des projets de transition au niveau local (Maison du Développement Durable d’OLLN) et à visée éco-spirituelle (Centre Reliance en Belgique, Ziar ASBL/Ong Ndem Sénégal). Publications récentes de l’auteure : De Bouver Emeline et Luyckx Charlotte  (2019), « L’écosystème de la transition: diversité des engagements pour répondre à l’urgence écologique », L’Institut d’écopédagogie. Analyse : 1-8. ; Luyckx Charlotte (2018), « Ecologie intégrale et réenchantement », En question n°125.

[2] L’encyclique est antérieure (2015) au Manifeste de Delphine Batho mais cette dernière ne s’y réfère pas, bien que la lettre de François 1er figure dans sa bibliographie.

[3] Paul VI, Popularum Progressio ; Jean Paul II, Centesimus annus et Benoit XVI, Caritas in veritate.

[4] La revue fait débat dans les milieux intellectuels français : applaudie pour la qualité de ses analyses et des sujets abordés, elle est par ailleurs accusée de verdir une droite conservatrice dure (Carle, 2017 : 44-61). A ce propos, voir le très bon article de Jean-Louis Schlegel, « Les limites de Limite » (2018 : 207-212). Ce denier considère que cette critique est indue, et l’association suggérée dans certains articles des auteurs de Limite avec des personnages à tendance d’extrême droite (voire néofasciste), injustifiée. « Mettre Limite en cette compagnie (d’auteurs d’extrême droite) est injuste : des proximités sur les thèmes débattus et les sources utilisées – proximité après tout normale puisqu’il s’agit d’un combat similaire- (…) ne justifient pas de mettre Limite dans le même sac qu’Alain Soral et d’autres extrémistes de droite » (Schlegel, 2018 : 207). Il identifie néanmoins certaines limites au cadre philosophique de la revue, notamment une critique unilatérale du développement technologique (Schlegel, 2018 : 210) et une éclipse du politique (Schlegel, 2018 : 211).

[5] Allant de Illich à Gorz en passant par Gunther Anders, Simone Weil, Georges Bernanos ou encore Pierre Rabhi. « Les références intellectuelles, spirituelles, philosophiques et littéraires sont multiples et éclectiques et font flèche de tout bois : elles peuvent aller du christianisme traditionnel à l’anarchisme anticlérical » (Schlegel, 2018 : 208).

[6] Traduction de l’auteure (Tdla).

[7] Dans « Sex, ecology and spirituality » (Wilber, 2000 (1995)), l’une des questions clé qui retiendra l’attention de Wilber est la question de l’articulation entre dimensions transcendantes et immanentes de l’Esprit. Il y a pour lui « unité non duale » de l’Esprit, qui se manifeste et s’incarne historiquement selon un double mouvement: un mouvement ascendant (l’Esprit est ce vers quoi tendent les êtres, le moteur de l’évolution, ou point Oméga de Theillard de Chardin) et un mouvement descendant (l’Esprit s’incarne de façon diverse et hiérarchisée dans les différentes formes de vie).

[8]  Tdla.

[9] Tdla.

[10] Définition personnelle de l’auteure

[11] L’effet rebond est un des arguments clés pour comprendre les limites des solutions techniques. Il désigne un phénomène observé selon lequel les économies d’énergie rendues possibles par l’amélioration de l’écoefficience d’une technologie sont compensées par une adaptation des comportements : bien que l’écoefficience des technologies s’améliore, la consommation énergétique ne cesse d’augmenter car les gains d’énergie (et donc d’argent) sont investis dans d’autres secteurs énergivores.

[12] Parmi les 17 Objectifs du développement durable formulés par l’ONU figure l’objectif n°8, “Travail décent et croissance économique”: « Les objectifs de développement durable visent à encourager une croissance économique soutenue en tirant la productivité vers le haut et en innovant sur le plan technologique ». (PNUD, 2012)

[13] Pensons à des auteurs comme André Gorz, Ivan Illich, Henri David Thoreau, Murray Bookchin.

[14] Charles Taylor est un des théoriciens de ce débat, souvent assimilé au communautarisme. On trouve chez lui des éléments de dépassement de ce débat.

[15] Contraindre, par exemple, la possibilité pour un dirigeant de refuser de signer les accords transnationaux limitant les émissions de CO2, ou de s’en retirer à tout moment.

[16] A cet égard, nous prenons distance avec les positions politiques de Gauthier Bès, qui établit un parallélisme entre la nécessité scientifique de réinscrire nos activités dans les limites planétaires et la nécessité existentielle de rétablir des “limites” aux territoires nationaux (Bès, 2014).

[17] Le concept de reliance apparaît dans les années 70 sous la plume de Roger Clausse pour désigner un besoin psychosocial, au sein des sociétés occidentales, qui surgit face à une dislocation du lien social. Repris, élargi et développé par le sociologue belge Marcel Bolle de Bal, puis ensuite par Edgar Morin (Morin, 2004 : 27) et Michel Maffessoli (Bolle de Bal, 2009 : 191), ce concept en vient à désigner « la création de liens entre une personne et un système dont elle fait partie » (Bolle de Bal, 1996 : 23)

[18] Certains taxent même de « spécéisme » la reconnaissance de cette supériorité, comme on taxe de racistes ceux qui défendent la supériorité d’une « race » sur les autres

[19] Ce matérialisme peut être défini comme une vision du réel réduit à ses composantes matérielles, dénué de profondeur, de signification et de valeur intrinsèque, un monde neutre sur lequel nous, humains, projetons des valeurs et des symboles.  On trouve une description claire chez Whitehead de cette vision matérialiste du réel : “inodore, incolore, insipide, un va-et-vient de matière, incessant et insignifiant » (Whitehead, 1994 : 74).

[20] A ce sujet, voir aussi Mohammed Taleb (2009 : 75-89).

[21] Le concept de métanoïa renvoie à l’idée d’une conversion du regard, d’une ouverture à plus grand que soi hors de soi, d’un retournement de l’être tout entier. Il désigne un processus de métamorphose analogue au passage de la chrysalide au papillon. Ce concept grec fait partie du vocabulaire de la psychanalyse (notamment chez Jung) mais aussi de l’écospiritualité (notamment chez le Patriarche œcuménique Bartholomé, patriarche « vert », et chez l’écothéologien Michel Maxime Egger)

[22] Elle fait ici référence aux femmes qui proposent une théologie féministe immanentiste.

[23] La figure de l’ « archevêque » désigne dans le texte le point de vue d’une théologie strictement transcendentaliste (et patriarcale).

[24] Un bon exemple est l’ouvrage de Jean-Claude Larchet (Larchet, 2018). L’auteur y exprime une méfiance et jette un discrédit sur une série d’approches écospirituelles (qui portent une regard critique sur l’anthropocentrisme chrétien), jugées influencées par “le paganisme (sous sa forme gréco-romaine antique, ou celle des mythologies nordiques et du chamanisme) ou les religions extrême-orientales et le courant New-Age qui les a revisitées” (Ibidem: 13). Il rejette à ce titre, au début de l’ouvrage, les positions de l’écothéologien orthodoxe M.M. Egger en affirmant : “Cet auteur se réclame de l’Orthodoxie mais ses positions, fortement influencées par l’hindouisme, s’apparentent souvent à une forme de monisme panthéiste et de néo-paganisme” (Ibidem :12, note 2).

[25] Théorisée, par exemple, chez Leslie Sponsel, qui définit la transition écologique comme un passage de l’ère industrielle, caractérisée, dans son rapport à la religion, par la référence à une divinité transcendante et lune vision monothéiste, à l’ère écologique, dont le corrélat théologique serait explicitement l’animisme, la nature sacrée, le polythéisme et le panthéisme (Sponsel, 2017 : 217-218).

[26] L’encyclique Laudato si comporte à ce titre plusieurs passages insistant sur l’immanence, par exemple le § 88: “Les évêques du Brésil ont souligné que toute la nature, en plus de manifester Dieu, est une lieu de sa présence. En toute créature habite son esprit vivifiant qui nous rappelle à une relation avec lui. La découverte de cette présence stimule en nous le développement des “vertus écologiques”. On peut également souligner les travaux de Ruether R. R. (Ruether, 2000), Jurgen Moltman (1988), Matthew Fox (1995), Taleb M. (2014), Egger M.M. (2012, 2018).

[27] « L’écologie intégrale a pour vocation d’être à la fois radicale et fondamentale, mais en même temps plurielle et plurale dans ses motifs et ses motivations – notamment ses motivations et dimensions spirituelles qui ne sont pas forcément chrétiennes ni même forcément religieuses. Les catholiques n’ont pas le monopole de l’écologie humaine ni l’apanage de l’écologie intégrale. Le pape l’a bien rappelé dès le début de son encyclique, c’est l’affaire de tous, c’est une écologie pour tous.» (Van Gaver, 2017b : 1)

[28] De nombreux points communs en effet rassemblent la démarche des écothéologiens des différentes traditions religieuses. A titre d’exemple, on peut citer les approches de Martin Kopp pour le protestantisme, celle de Michel Maxime Egger pour l’orthodoxie et de Khaled Bentounes pour l’Islam qui partagent une même ambition de relire leur tradition à l’aulne de la crise écologique dans un esprit de dialogue interreligieux.




La « conversion » écologiste de l’Église catholique en France : sociologie politique de l’appropriation du référent écologiste par une institution religieuse

Par Ludovic Bertina

Résumé

Afin d’avoir une idée de la performativité du référent écologiste sur les comportements et les structures de nos sociétés contemporaines, nous analyserons les effets de l’intégration de ce référent sur une institution religieuse, en l’occurrence ici l’Église catholique dans le contexte français. À travers une analyse du discours écologiste de l’Église, de sa réception et sa mise en application individuelle et collective, nous verrons que la « conversion » de l’Église à l’écologie génère un mouvement contraire d’individualisation de l’engagement militant et d’implication institutionnelle dans les controverses écologistes. Ce mouvement favorise assurément l’institutionnalisation de l’écologie, mais celle-ci ne sera effective que si l’Église s’inscrit dans une quête de cohérence, où le maintien d’une ligne politique sera aussi décisif que la valorisation d’une spiritualité écologiste.

Mots-clés : écologie, religion, catholicisme, sociologie des institutions et organisations

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The ecological “conversion” of the Catholic Church in France: A political sociology of the integration of the ecological concern by a religious institution.

Abstract

By analysing the Catholic Church’s “conversion” to ecology in the French context, we want to single out the structural effects of environmental concern on a religious institution. Through the analysis of the Church’s ecological discourse and its individual and collective implementation, we will see that the « conversion » of the Church to ecology generates an individualization of activist’s commitment along with institutional involvement in environmental controversies. This contradictory movement certainly induces the institutionalization of ecological concern. Nevertheless, the Catholic Church’s “conversion” will only be effective in the framework of a quest for greater consistency, where policy making will be as important as the value of spirituality.

Keywords : ecology, religion, catholicism, institutions and organizations

Référence: Bertina Ludovic, 2019, « La « conversion » écologiste de l’Église catholique en France : sociologie politique de l’appropriation du référent écologiste par une institution religieuse », La Pensée écologique, vol. 3, no. 1



Pourquoi faire le récit de l’accident de Fukushima ?

Par Sébastien Travadel et Franck Guarnieri

Résumé 

Cette recherche étudie la logique d’action en situation de crise, à partir d’une définition du statut du récit et du témoin. Nous nous appuyons sur le témoignage de Masao Yoshida, directeur de la centrale de Fukushima Daiichi au moment de l’accident. À travers ce récit transparaît l’ancrage de la rationalité dans une temporalité spécifique. Il se dégage également une forme d’esthétique de la logique. Ces résultats nous conduisent à interroger les paradigmes de la sécurité industrielle relatifs à la performance humaine, pour introduire une « écologie de la sécurité ».

 Mots-clés: crise, esthétique, rationalité, récit, temporalité

 

Why tell the story of the Fukushima accident?

Abstract

This research studies the logic of action in a crisis situation, based on a definition of the status of the narrative and of the witness. We take the case of the testimony of Masao Yoshida, the director of the Fukushima Daiichi nuclear power plant during the accident. Through this narrative, we can see the anchoring of rationality in a specific temporality. We further point a form of aesthetic of logic. These results lead us to question the paradigm of industrial safety related to human performance, and to introduce the concept of “ecology of safety”.

Keywords : crises, aesthetic, rationality, narrative, temporality

Référence : Travadel Sébastien, Guarnieri Franck, 2019« Pourquoi faire le récit de l’accident de Fukushima ? », La Pensée écologique, vol. 3, no. 1

Pour consulter l’article : https://www.cairn.info/revue-la-pensee-ecologique-2019-1-page-103.htm?contenu=resume  




Végétal (écologie, philosophie et éthique)

Par Quentin Hiernaux

Il existe une tension implicite, qui demeure le plus souvent inconsciente et par conséquent non théorisée, entre l’importance empirique des végétaux que décrivent et étudient les écologues et biologistes végétaux et leur relative absence dans la pensée philosophique et éthique. En un mot, comment se fait-il que les végétaux laissent généralement indifférents les philosophes de la biologie et la plupart des penseurs de l’éthique environnementale, alors que les scientifiques nous démontrent leur caractère absolument essentiel à toute vie et tout environnement ? Après avoir décrit et exemplifié ces constats, nous essayerons d’en montrer les raisons et enfin de proposer une voie alternative au moyen de quelques principes utiles à la réflexion éthique sur le végétal.

Présentation des végétaux et de leurs rôles écologiques

Que nous disent les sciences au sujet des végétaux et de leurs rôles écologiques ? Le terme végétal est entendu ici au sens phylogénétique des organismes chlorophylliens issus de la lignée verte. Ce terme générique comprend les algues vertes (uni et multicellulaires) d’une part et les plantes terrestres d’autre part (mousses, fougères, plantes à fleurs) (Judd et al. 2015). L’ensemble de ces organismes est caractérisé par son autotrophie. Grâce à la photosynthèse, les végétaux, contrairement aux animaux, peuvent produire directement de l’énergie à partir de matières inorganiques et d’énergie lumineuse (Bournérias et Bock 2006). Cette caractéristique fondamentale couplée à la très grande plasticité des espèces et organismes végétaux les rend qualitativement essentielsà pratiquement tous les écosystèmes, terrestres ou aquatiques – grâce au phytoplancton. Les végétaux sont ainsi à la base des chaînes trophiques et alimentaires en tant que producteurs primaires de l’énergie et de la biomasse. Mais leur importance écologique ne se limite pas au rôle de ressource ou de producteur. Les végétaux interviennent également dans la régulation de très nombreux processus écologiques. D’eux dépendent les grands cycles biogéochimiques (carbone, azote, phosphore, hydrogène, oxygène) : la composition et la régulation de l’atmosphère et des océans (90% de l’oxygène de notre atmosphère est produit par des algues marines unicellulaires), les cycles de l’eau, la formation, la composition et la stabilisation des sols (Frontier et al. 2008, Touyre 2015, Suty 2015, Sultan 2015).

L’histoire de la vie sur Terre est intrinsèquement liée à la vie végétale. Les premiers organismes photosynthétiques étaient des algues marines à l’origine des conditions atmosphériques rendant la vie terrestre ultérieure possible. Ce processus s’est poursuivi avec la colonisation des premiers végétaux sur la terre ferme dont l’action des racines et la dégradation organique sont à l’origine de l’érosion de la roche primitive et de la création des sols. « Toute évolution d’un sol se traduit macroscopiquement par une évolution de la végétation, qui elle-même influence l’évolution du sol » (Frontier et al, 2008 : 236). En outre le dégagement de vapeur accompagnant la photosynthèse contribue à maintenir l’humidité de l’atmosphère et à réguler le cycle global de l’eau. « Les conditions hydriques du biotope sont elles-mêmes autant sous le contrôle de la végétation, que celle-ci est sous le contrôle des conditions hydriques » (ibid. : 237). Les boucles de rétroactions sont donc particulièrement déterminantes pour saisir la vie végétale dont l’activité est à la fois cause et conséquence de la vie sur Terre.

Ces processus placent les végétaux à la base des neuf principaux biomes terrestres dont dépendent toutes les autres formes de vie, y compris la nôtre.Un biome est un vaste ensemble homogène d’écosystèmes qui se définissent à partir de son type de végétation : prairies, forêts décidues tempérées, forêts ombrophiles, savanes et forêts décidues tropicales, déserts, forêts mixtes tempérées et forêts de conifères, maquis méditerranéen, taïga, toundra arctique (Raven et al. 2014). Le concept de paysage est ainsi également étroitement dépendant de la végétation qui lui donne corps (même en creux dans le cas du désert). Cette prééminence végétale sur Terre s’exprime aussi du point de vue quantitatif : « La molécule de cellulose est […] la plus fréquente des molécules organiques à la surface du globe ; elle représente, à elle seule, plus de la moitié de la biomasse terrestre » (Hallé, 1999 : 135). La biomasse terrestre dans son ensemble est quant à elle composée à plus de 99,5% de matière organique végétale.

Les végétaux sont ainsi qualitativement et quantitativement primordiaux et essentiels pour toute forme de vie et donc aussi pour la vie humaine. Leur rôle est crucial, tant du point de vue de l’histoire de l’évolution que pour les cycles écologiques actuels . Les plantes sont au fondement de notre histoire et de notre espace vital. Cette approche centrée sur les végétaux et leurs rôles écologiques ne doit évidemment pas éclipser l’importance décisive de nombreux autres organismes comme les bactéries ou les champignons dans les écosystèmes. Cependant, se centrer sur le végétal présente l’avantage de nous décentrer des modèles de pensée animaux tout en nous rattachant à une réalité visible à l’œil nu, omniprésente tant dans notre quotidienneté qu’à l’échelle de l’histoire de l’humanité (au niveau agricole, plus largement utilitaire, mais aussi symbolique).

Philosophie et éthique du végétal

Oubli et approche négative traditionnelle du végétal

Ceci étant dit, pourquoi le végétal est-il le plus souvent négligé en philosophie et en éthique ? Les ouvrages en matière d’éthique environnementale ou de philosophie de l’écologie consacrent le plus souvent des parties conséquentes aux « animaux non-humains » alors que le sort des plantes demeure généralement absent ou implicite (Marder 2018). Pourtant, contrairement aux bactéries et autres microorganismes dont la découverte de l’existence et de l’importance écologique est récente à l’échelle de l’humanité, les plantes n’ont jamais été invisibles. Au contraire, elles sont omniprésentes partout autour de nous, physiquement ou culturellement, vivantes ou transformées (en aliments, bois, textiles, combustibles, etc.). En dépit de son importance capitale pour la vie, le végétal apparait le plus souvent comme un simple décor, à la limite spectacle de la contemplation esthétique (la beauté de la fleur ou du paysage), et non comme un acteur déterminant. Cette posture occidentale moderne typique à l’égard des plantes se cristallise dans une série de positions non interrogées. Ainsi, lorsque les végétaux ne sont pas purement oubliés, invisibilisés, on les considère traditionnellement comme des objets passifs, immobiles, inintelligents et insensibles ; ils ne souffrent pas, sont dépourvus d’individualité, sans droits et sans valeur morale. Leur positivité est le plus souvent strictement réduite à une valeur agricole et économique utilitaire (y compris au sein du débat écologique – par exemple au sujet de la valeur de l’agriculture biologique qui est pensée uniquement du point de vue humain et où la perspective du végétal ne rentre même pas en compte). Au-delà de l’anthropocentrisme, c’est un zoocentrisme (Hull 1978, Hallé 1999, Hall 2011) qui demande dès lors à être interrogé. Ceci n’implique pas nécessairement une disqualification de l’éthique animale (ou humaine) – qui vise à minimiser la souffrance – dans le débat qui l’oppose parfois au biocentrisme (la valeur morale réside dans la vie des organismes) ou à l’écocentrisme (la valeur morale réside dans les relations écosystémiques) des éthiques environnementales (Afeissa 2010). Mais la perspective végétale devrait contribuer à mettre en perspective les termes de l’opposition, créer de nouvelles articulations entre la vie des organismes et celle des écosystèmes.

Pour une approche empirique et positive du végétal

Il serait tentant d’attribuer l’ensemble des positionnements typiques de la tradition occidentale moderne à de simples préjugés à l’égard des plantes. Mais ce ne serait qu’en partie vrai. S’il est exact que les végétaux ont peu attiré l’attention et la considération des penseurs qui les ont le plus souvent dénigrés a priori, ce n’est pas simplement par paresse ou hostilité. Les systèmes philosophiques de pensée moderne basés sur la raison et la subjectivité ainsi que le dédain anthropocentriste expliquent seulement en partie, les stéréotypes dont ont été victimes les végétaux. Toutefois, certaines caractéristiques propres à la vie végétale et au contexte écologico-philosophique actuel permettent des explications supplémentaires.

Par exemple, si l’on a pu concevoir le végétal prioritairement comme une ressource économique exploitable de façon illimitée jusqu’à très récemment (pensons à la révolution verte promue entre 1960 et 1990) c’est en raison de la convergence de plusieurs facteurs. Tout d’abord, l’objectivation des plantes sur le plan philosophique permet de les réduire à des ressources sur le plan pratique (Hall 2011). Ensuite, le modèle agrocapitaliste les transforme en ressources illimitées, interchangeables et reproductibles à l’identique dans son système de production basé sur une croissance indéfinie (Marder 2013, 2018). Mais si ceci a pu fonctionner aussi longtemps et relativement efficacement, c’est également en raison de la nature même des végétaux. En effet, les facultés de multiplications végétatives à l’identique et la nature plastique des plantes, pratiquement sans limites, ont permis leur sélection, leur calibrage et leur exploitation industrielle. À la croissance indéfinie du capitalisme répond la croissance indéfinie des plantes. Il est facile de diviser en milliers d’exemplaires certaines plantes par boutures et même par multiplications cellulaires (ce qui est impossible chez les animaux vertébrés). De même, la grande variabilité des organismes et des espèces végétales n’a pas attendu le génie génétique pour être exploitée par la main de l’être humain. Ces propriétés tiennent à la nature même des plantes qui sont autotrophes, généralement fixées en terre et à la base des chaînes alimentaires. En effet, pour survivre, elles doivent s’adapter à leur environnement changeant en se changeant elles-mêmes et en changeant leur environnement. En simplifiant, là où l’animal développe prioritairement des stratégies d’action (en se déplaçant) la plante développe des stratégies d’être (en se transformant elle-même et son milieu). L’évolution des espèces n’a pas favorisé l’individualité morphologique centralisée chez les plantes, vraisemblablement car elles doivent pouvoir survivre aux herbivores qui mangent certaines de leurs parties. Aucun de leurs organes n’est vital. Grâce à leur faculté de différenciation, jusqu’à 90% d’entre eux peuvent être détruits sans nécessairement condamner à mort la plante. L’évolution a même sélectionné la production de fleurs et de fruits visités ou mangés par les animaux, car ceux-ci aident à la dissémination du pollen et des graines (Bournérias et Bock 2006, Raven et al. 2014). Les végétaux sont ainsi doués d’une très grande plasticité se traduisant notamment par des facultés de régénération et de croissance indéterminée tout au long de leur vie. Ces caractéristiques ontologiques combinées à l’absence de système nerveux poussent la plupart des scientifiques à penser que les plantes ne souffrent pas, ce qui explique en partie leur objectivation moderne. Mais si cette question éminemment subjective de la souffrance ne peut vraisemblablement pas être définitivement tranchée, elle ne devrait pas en occulter une autre à notre avis plus importante. Même si les végétaux ne souffrent pas, cela signifie-t-il qu’on ne peut pas leur faire de mal ?

Végétal et valeurs

Poser cette question plus générale ne dépend plus d’un cadre subjectiviste et demande de sortir du paradigme utilitariste du capitalisme agroalimentaire et d’une éthique basée sur la souffrance des individus. Or ceci n’est vraisemblablement devenu que récemment possible à cause de la crise environnementale que nous traversons et de la prise de conscience écologique à un niveau moral. L’écologie nous instruit du rôle des végétaux en amont de leur valeur utilitaire pour l’humain. Il en résulte que dans la période de transition actuelle, les plantes sont écartelées entre leur statut traditionnel d’objet-ressource axiologiquement neutre et celui de conditions de possibilité absolue de toute vie sur Terre. Le fossé moral semble maximal. Comment éviter le clivage extrême opposant d’un côté l’exploitant d’huile de palme déforestant allègrement la terre dont il se sent maître et possesseur et de l’autre le défenseur de la carotte, prêt à lui jouer de la musique classique pour en adoucir les mœurs ? La solution est vraisemblablement celle d’un juste milieu. Il ne s’agit ni de cautionner l’exploitation ou la modification déraisonnée des plantes sous prétexte qu’on ne pourrait pas leur porter préjudice, ni évidemment de défendre une forme d’abolitionnisme végétal où il ne serait plus permis de tuer la moindre plante pour la manger. Les plantes, en tant qu’êtres fixés à leur milieu, dont elles sont les conditions de possibilité, tout en s’en démarquant en tant qu’organismes à part entières, invitent à réfléchir selon une modalité plus écocentrique dans laquelle la préservation de la qualité des relations entre monde organique et inorganique serait première. Toutefois, les végétaux en tant qu’organismes semblent aussi bénéficier d’une valeur intrinsèque qui s’exprime a minimapar un principe de non nuisance, voire de respect pour leur vie et leurs conditions d’existence. La reconnaissance de cette valeur peut être déduite du fait qu’un comportement humain visant à tuer ou dégrader volontairement et arbitrairement (c’est-à-dire sans même aucun enjeu utilitaire) des végétaux et/ou leur milieu est généralement considéré comme moralement répréhensible. Bien entendu cette valeur théorique, même si elle est intuitivement reconnue, ne signifie pas qu’elle est respectée par tous et de façon systématique (de la même façon que l’on admettra et pratiquera moins facilement la mise à mort gratuite d’un chimpanzé que celle d’un scarabée, on brûlera moins facilement une forêt que l’on arrachera un coquelicot).

Découpler l’idée de souffrance d’une part de l’idée de mal (moral) et de préjudice (légal) d’autre part permet une éthique environnementale soucieuse de la vie végétale. Ceci ne signifie pas que l’éthique du bien-être animal soit quant à elle disqualifiée dans la foulée. Toutefois, à des êtres différents doivent répondre des attitudes différentes. Pour pouvoir protéger efficacement le végétal, commençons par sortir des préjugés traditionnels à son égard qui sont en décalage complet avec son importance écologique. Penser la vie végétale non plus sur un mode individuel-animal, mais sur un mode environnemental se révèle sans doute plus efficace. La proposition faite ici suggère qu’on ne peut penser la vie végétale indépendamment de son milieu et qu’inversement, on ne peut penser des milieux indépendamment de la vie végétale. Le rapport privilégié des végétaux au monde inorganique est un rapport de co-engendrement entre les milieux de vie et les vivants végétaux. Ce rapport ne doit pas être pensé de façon privilégiée comme le rapport d’un individu à son milieu, mais comme le résultat de dynamiques collectives. Trop souvent,  la volonté de préserver la biodiversité « Que doit-on faire pour protéger telle espèce animale ? » est un but en soi, comme si l’animal pouvait être abstrait de son milieu (cet argument est par exemple celui des zoos qui prétendent protéger les espèces en les coupant de leurs milieux naturels).  Or, la volonté de préserver les écosystèmes est quant à elle nécessairement aussi une volonté de maintenir la vie dans ses manifestations diverses, et les vies des écosystèmes dépendent des végétaux qui sont à leur base (c’est-à-dire que maintenir en vie des pandas dans des zoos ne revient qu’à protéger très abstraitement la biodiversité, puisque la bambouseraie dont ils sont issus continue à se dégrader). Les écologues et botanistes s’accordent généralement sur l’idée que beaucoup de végétaux des écosystèmes pourraient s’adapter à la disparition des animaux, alors que l’inverse est impossible. Protéger efficacement la vie demande d’abord de protéger les végétaux qui en sont les conditions de possibilité. Pareillement, protéger la montagne, la rivière ou le sol devrait revenir à protéger avant tout la spécificité de l’activité végétale sur ces environnements qui en font de véritables écosystèmes et des milieux pour les êtres vivants qui les habitent. L’idée d’une eau, d’un sol, d’un environnementou d’une natureinorganique à protéger en tant que matrice de la vie terrestre est une option qui peut se révéler tout aussi dangereusement abstraite que celle qui consiste à relâcher une grenouille en voie d’extinction dans une mare polluée. En effet, l’arbre fait la forêt, l’herbe la prairie, et chacun de ces organismes végétaux peut subir un préjudice (jugé moralement répréhensible, justifiable ou non) qui se répercute aussi à l’échelle de l’environnement. En ce sens les végétaux nous obligent à pondérer un équilibre difficile entre biocentrisme et écocentrisme.

Vers une éthique  d’inspiration végétale 

Défendre l’idée que les plantes jouent un rôle de co-constitution à l’égard des milieux ne doit pas revenir à les assimiler de façon indifférenciée à l’environnement. Ni l’holisme environnemental ni le dualisme des organismes et de leur environnement ne font honneur aux rôles et au statut des végétaux. La valeur réside probablement d’abord dans les relations productrices et mutuelles entre des communautés végétales situées et des matières inorganiques particulières, ensuite entre ces communautés et les organismes animaux et enfin, seulement, entre les animaux et leurs environnements. Cet ordre des valeurs suit l’ordre des raisons et des processus. Chaque étape est en quelque sorte la condition de la suivante. L’exposition schématique de ce raisonnement ne devrait pas laisser penser qu’il y aurait trois étapes rigoureusement consécutives opposant plantes, environnements et vivants non-plantes. Même dans l’étape de constitution des milieux par les plantes, des organismes non-végétaux, principalement des bactéries et des champignons, interviennent. De même, certaines relations des animaux à leur environnement ont des conséquences importantes pour la vie des plantes. Cependant, il y a dans ce processus de co-constitution ontologique des plantes et des milieux l’émergence de la vie et de ses conditions de possibilités que nous invitons à penser de façon intrinsèquement liée comme base de toute éthique soucieuse de la protection de l’environnement, des plantes et plus largement du vivant. Lorsque le fonctionnement de la vie végétale est compris et établi à sa juste valeur, il devient difficile, voire artificiel et même néfaste, de concevoir une éthique centrée exclusivement soit sur le vivant, soit sur l’environnement, comme s’il s’agissait de deux tendances mutuellement exclusives. Dans un environnement sain, ce qui est bon pour la plante est normalement bon pour l’équilibre de l’écosystème[1]. La vie végétale témoigne de la force et de la primauté constitutive de cette association qui doit ensuite inciter à penser de façon similaire et située le rapport des espèces animales à leur milieu (comme le fait par exemple la construction de niche). Enfin, la possibilité de réfléchir à la valeur intrinsèque des organismes végétaux demeure souhaitable, au regard des nombreuses découvertes récentes au sujet des comportements végétaux : communication, mémoire, décisions, « intelligence » (Trewavas 2014). Dans la mesure où l’on a pu évaluer expérimentalement que les plantes sont capables de se défendre (chimiquement) en cas de prédation et de discriminer entre plusieurs situations (des types de sols ou des supports différents pour des plantes grimpantes) et de choisir activement celle qui leur est la plus favorable, nous devrions être encore plus enclins à reconnaître la valeur qui réside dans leur vie et les efforts pour la préserver. Une éthique de l’environnement d’inspiration végétale cohérente ne devrait pas mutuellement exclure l’attention portée à la vie des organismes, même jugés les plus « rudimentaires », de l’activité générale, environnementale, qui en émerge collectivement et en garantit les conditions d’existence.Réfléchir sur les plantes et les processus végétaux suggère dès lors une complexification et une diffraction salutaire des options philosophiques et éthiques habituellement retenues pour penser le vivant « et » son environnement qui sont ici compris comme les deux faces d’une même pièce. L’environnement est ce que fait le vivant, le vivant est ce que fait l’environnement.

Quentin Hiernaux, Fonds National de la Recherche Scientifique (FNRS), Université Libre de Bruxelles, Centre de recherche en Philosophie (PHI).

Corrélée aux entrées du Dictionnaire de la Pensée Écologique: Agriculture durable et biologique ; Agroécologie ; Biocentrisme ; Bioéconomie ; Déforestation ; Écocentrisme ; Écologie scientifique ; Éthique de l’environnement ; Forêt ; Jardin ; OGM ; Valeur intrinsèque.

Bibliographie

Afeissa H.-S. 2010. La communauté des êtres de nature, Paris : éditions MF.

Bournérias M. et Bock C. 2006. Le génie des végétaux. Des conquérants fragiles, Paris : Belin.

Frontier S., Pichod-Viale D. et al. 2008. Ecosystèmes, 4e édition, Paris : Dunod.

Hall M. 2011. Plants as Persons a Philosophical Botany, Albany : State University of New York Press.

Hallé F. 1999. Éloge de la plante : pour une nouvelle biologie, Paris : Seuil.

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Hull D. L. 1978 « A Matter of Individuality », Philosophy of Science, 45, p. 335-360.

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Notes

[1]Ce qui ne veut pas dire que ces deux registres de valeur se confondent purement et simplement puisque ce qui est bon pour une plante invasive en tant qu’organisme peut être mauvais pour l’écosystème dans lequel elle s’implante.




L’Arbre et la Forêt au regard de l’approche systémique

Par Ernst Zürcher

« La pensée systémique associe divers concepts : celui d’ensembles d’éléments interdépendants à ceux de complexité, d’auto-organisation, d’interactivité.

Le principe en est le suivant. Soit un ensemble et ses composants – la pensée systémique considérera que :

  • L’ensemble possède des propriétés qui proviennent de l’assemblage lui-même. Il s’ensuit trois conséquences. S’il se défait, les propriétés disparaîtront. Si l’organisation change, les propriétés changeront (bien que les constituants soient les mêmes). L’ensemble ne doit pas être décomposé, car alors il perd ses propriétés.
  • Certaines des propriétés des composants sont attribuables aux relations qu’ils entretiennent avec les autres au sein de l’ensemble. Elles ne peuvent donc être connues si on les sépare de l’entité.
  • L’ensemble peut et doit être considéré pour lui-même, indépendamment de ses constituants. Il a une existence autonome».

(Citations adaptées de Philosophie, Science et Société – une philosophie pluraliste 2016 / 2018)

L’arbre est un sujet idéal pour comprendre que dans une démarche systémique, il faut partir du tout pour comprendre les parties. Dans une approche fonctionnelle de l’anatomie par exemple, l’organisme donne du sens à l’organe, l’organe donne du sens à la cellule. Il s’agit de comprendre comment, au cours du développement individuel, mais aussi au cours de l’évolution, structures et fonctions interagissent en permanence. À l’origine de l’approche systémique, et / ou holistique, il y a lieu de mentionner les contributions scientifiques décisives de J.W. Goethe (1749 – 1832), basées sur la découverte du processus de métamorphose chez les plantes en vertu d’un plan d’organisation commun, et la description de ce phénomène dans d’autres domaines de la nature.

Comment comprendre les parties de l’arbre ?

Face à ces géants de l’espace et du temps que sont les arbres, la question qui s’impose est en effet la suivante : Quel est leur secret ? Ou, dans une formulation un peu plus scientifique : Quelle est la particularité de croissance ou structure qui permet aux arbres d’atteindre de telles dimensions spatiales ou temporelles ?

Un élément de réponse nous est fourni par la distinction de deux types ou phases de croissance chez les végétaux : d’une part la croissance végétative, c’est-à-dire la formation d’organes tels que tige, feuilles ou racines ne participant pas à la reproduction sexuelle et d’autre part la croissance générative à l’origine des fleurs, fruits et graines.

Alors qu’une plante annuelle – un tournesol par exemple – accomplit son cycle complet « germination – croissance végétative – floraison – fructification – flétrissement / dispersion des graines » entre le printemps et l’hiver suivant, l’arbre va se développer pendant de nombreuses années en mode végétatif seulement. La graine nouvellement germée consacre ses réserves avant tout à la formation de racines, alors que la jeune pousse aérienne de l’année ne dépassera pas quelques centimètres ou au maximum quelques décimètres de hauteur sous nos latitudes. Au lieu de parties florales éphémères, la croissance de la tige s’interrompt par la mise en place de structures d’attente capables de résister aux rigueurs de l’hiver ou de la saison sèche en zones méridionales : c’est la formation des bourgeons. Ceux-ci sont en fait constitués de l’embryon de tige destiné à se développer l’année suivante, comme télescopiquement comprimé, portant les ébauches de feuilles, le tout protégé par un système d’écailles typique pour chaque espèce. Ces bourgeons sont soit terminaux ou pseudo-terminaux suite à l’avortement de la pointe de la tige, soit latéraux ou axillaires, situés à l’aisselle des feuilles.

Ces bourgeons peuvent être considérés comme des graines implantées sur la plante-mère, donnant naissance à toute une colonie de plantes-sœurs individuelles, ajoutant chaque année un étage à l’édifice organique que constitue l’arbre. Ce mode de croissance lui permet d’accéder à la troisième dimension de façon beaucoup plus efficace que les plantes annuelles, et surtout plus durable dans le temps.  La notion de « bourgeon-graine », impliquant celle d’« arbre coloniaire » (en référence au terme de colonie) a été formulée dès le début du 18esiècle, mais vient seulement d’être développée en toutes ses implications ces dernières années dans les ouvrages de Francis Hallé, spécialiste des forêts tropicales et avocat d’une nouvelle approche en botanique.

Durant toute cette phase purement végétative, qui peut durer chez les arbres de nombreuses années ou décennies, une structure rigide se déployant dans l’espace est mise en place grâce à la formation de couches successives de bois au niveau du tronc, des branches et des racines. C’est comme si l’« impulsion florale et de formation des fruits / graines » était tout d’abord « intériorisée » sous forme de tissus ligneux. Même plus tard, lorsque les arbres ont atteint leur phase reproductive, la formation de fleurs, fruits et graines reste comparativement modeste et généralement pas très colorée, et n’empêche pas que du bois continue à être annuellement formé sous l’écorce. Il est connu que l’un des processus se fait aux dépens de l’autre : lors des années à forte fructification, les cernes du bois sont plus étroits.

Ce mode de croissance par développement d’une colonie de pousses annuelles portée par un même fût et une ramure commune se complique chez de nombreuses essences et se différencie par la suite par des « réitérations » du même modèle architectural de l’arbre au sein de la couronne. En plus de plantes annuelles constituant une « prairie » en périphérie de la couronne, souvent à des dizaines de mètres du sol, on assiste alors à l’émergence de jeunes arbres sur les épaules de l’arbre-mère, amplifiant encore la capacité d’investir l’espace.  C’est ici un phénomène-clef qui amène le botaniste à considérer l’arbre comme « potentiellement immortel », en relevant que les plus grands ne sont pas forcément les plus vieux, la solution du gigantisme n’étant pas compatible avec une durée de vie maximale, l’individu âgé étant alors trop vulnérable.  Relevons ici une belle citation illustrant cette vision de l’arbre :

            « S’il est réellement un être collectif où des générations successives s’échelonnent l’une sur l’autre, l’arbre doit durer très longtemps et ne périt pour ainsi dire que d’une mort accidentelle, puisqu’aux vieux bourgeons en succèdent chaque année de nouveaux qui maintiennent la communauté végétale toujours jeune et toujours riche d’avenir […]. L’individu périt, mais la société persiste ». Jean Henri Fabre, entomologiste, 1876.

L’arbre comme partie d’un tout qui le dépasse

De façon analogue aux bourgeons évoqués plus haut, l’arbre est à la fois un organisme(mais associé à des champignons / mycorhizes) avec une silhouette, une architecture et des caractéristiques morphologiques spécifiques (un chêne est toujours différent d’un bouleau), et organed’un organisme d’ordre supérieur, la forêt. Celle-ci se constitue en associations naturelles d’espèces différentes en interaction. Elle est dotée d’une canopée plus ou moins dense et d’une lisière, le tout constituant une enveloppe délimitant un espace intérieur dont l’atmosphère et le sol se distinguent de ceux hors de la forêt.

À son tour, la forêt est à la fois organisme(on décrit de grands types de forêts et associations non dues au hasard, mais à des conditions de croissance et à des interactions précises) et organed’un organisme d’ordre supérieur : la Terre.  Les découvertes les plus récentes de la géophysique et de la climatologie nous font comprendre la ceinture forestière équatoriale comme organe vital pour l’ensemble de la « physiologie terrestre ».

Il est en effet depuis longtemps connu que les forêts sont un facteur important dans le développement de l’humidité atmosphérique et la formation des nuages. Plus récemment, l’on a découvert qu’elles sont également impliquées, par des émanations dans l’atmosphère de molécules organiques, de particules fines et de grains de pollen, dans les processus de condensation et de chute de neige ou de pluie. Mais au-delà d’un simple recyclage des précipitations au niveau local, les forêts sont à l’origine d’un transfert d’humidité atmosphérique des océans vers l’intérieur des continents, grâce à des cycles répétés d’évapotranspiration –  condensation. L’impact solaire extrêmement intense au niveau de l’équateur est « pacifié », car mis à contribution pour la formation de biomasse, pour le stockage et la circulation de l’eau et la formation de masses atmosphériques humides permettant des transferts de chaleur dans des zones plus froides éloignées de l’équateur. Certains climatologues pensent qu’il pourrait aussi alimenter le célèbre Gulf Stream qui traverse l’Atlantique et tempère les côtes de l’Europe du nord.  La reconnaissance de ce rôle essentiel des massifs boisés va nous amener à réévaluer l’importance des forêts naturelles et la nécessité de les maintenir pour assurer le fonctionnement des régimes hydrologiques terrestres.

Dans ce contexte, la situation actuelle est probablement beaucoup plus critique qu’imaginé jusqu’alors. En effet, certains experts estiment que la forêt amazonienne ne devrait pas passer en-dessous du seuil de 70% de la surface initiale si ce « cœur climatique » doit pouvoir continuer à battre. Le danger réside dans les coupes rases effectuées sur de grandes surfaces, entamant les massifs naturels fermés très riches en eau, dont on sait qu’ils ne peuvent brûler spontanément. Il se forme alors des fronts de coupe exposés à un rayonnement solaire intense, provoquant un dessèchement des arbres mis à nu. Les incendies de forêt peuvent alors être déclenchés, s’auto-alimenter de façon accélérée et devenir incontrôlables. Perspective à long terme si cette tendance suit son cours : une désertification dramatique de l’écosystème le plus vital de notre planète. Ce phénomène a déjà provoqué des ravages en Indonésie et en Malaisie suite aux déforestations à grande échelle au profit de plantations de palmiers à huile. Les conséquences pourraient être bien plus graves encore en ce qui concerne l’Amazonie.

De considérer les arbres comme organes de la forêt et la forêt comme organe de la Terre est donc d’une portée dépassant largement le débat scientifique : c’est d’importance existentielle pour l’ensemble de la planète. Il y a peu de temps encore, l’on croyait que les arbres poussent bien en zone équatoriale parce qu’il y fait chaud et humide – maintenant, nous savons que s’il fait chaud et humideen zone équatoriale, c’est parce qu’il y pousse des arbres sous forme de massifs forestiers denses !

Émergence

« La pensée systémique s’oppose à la pensée analytique qui atomise en éléments simples et recherche des séries causales indépendantes, en tentant une déduction des propriétés du tout à partir de celles des parties « .

Dans ce contexte, le concept d’émergence est particulièrement intéressant : il propose une réflexion sur la vraie nature des synergies, où des propriétés tout à fait nouvelles apparaissent, de façon non déductible à l’aide des parties constituantes.

Une énigme relative à la formation des structures est la suivante : Comment les cellules du cambium, unités de base, sont-elles amenées à fournir les éléments formant des vaisseaux conducteurs longs parfois de plusieurs mètres, constitués de cellules parfaitement connectées entre elles, enveloppés dans exactement ce qu’il faut de tissu de soutien (fibres) et de tissu de réserve (parenchyme) – et ceci d’une façon différente d’une essence à l’autre ? Chez le Chêne par exemple, un vaisseau du bois initial est mis en place de façon simultanée tout au long du fût, constituant un tube ininterrompu d’un tiers de millimètre de diamètre pouvant dépasser les dix mètres de longueur. Ceci correspond à une mise en série simultanée de trente mille éléments cellulaires communiquant par leurs perforations terminales.

Ce type de questions ne concerne plus le domaine des « mécanismes », mais s’adresse au domaine des causes, appartenant à d’autres niveaux d’organisation. Dans ce contexte, mentionnons le concept d’émergence récemment développé.

L’émergence est considérée comme un phénomène qui entre en jeu lorsque des systèmes simples font apparaître, par leurs interactions ou leur évolution, un autre niveau de complexité qu’il est impossible de prévoir et difficile à décrire par la seule analyse de ces systèmes pris isolément.

Ce phénomène se trouve dans tous les systèmes dynamiques comportant des rétroactions. L’une des caractéristiques liées au concept d’émergence concerne les propriétés : à partir d’un certain niveau de complexité et d’organisation des particules matérielles ou des composantes biologiques, des propriétés authentiquement nouvelles émergent ; les propriétés émergentes sont irréductibles, et ne peuvent être déduites des phénomènes de niveau inférieur à partir desquels elles émergent. Dans le domaine de la chimie par exemple, les caractéristiques des atomes d’hydrogène et d’oxygène prises séparément ne permettent pas de prévoir les propriétés d’une molécule d’eau ; encore moins celles d’un agrégat de molécules d’eau dans des structures capillaires, si l’on se réfère aux récents travaux de G. Pollack (2013). De façon plus générale : à partir de la matière inanimée, il n’est pas possible de déduire les caractéristiques du vivant (Kiefer 2007).

En biologie, cette notion d’émergence permet d‘inverser le regard, et de prendre comme point de départ l’organisme – l’arbre par exemple – en tant qu’unité fonctionnelle, constituant un système hiérarchique. En effet, l’organisme est composé d’organes, ceux-ci de tissus ou systèmes cellulaires qui regroupent des cellules à fonction semblable. Les cellules comportent quant à elles des organelles et celles-ci sont constituées de macromolécules. Une protéine est une telle molécule géante, qui possède des propriétés que n’a aucun des atomes qui la composent.

Dans chacun des niveaux d’organisation émergeant de l’organisme, on peut voir à l’œuvre des principes de forme et d’organisation – des « contenus d’information actifs » dans le sens de D. Bohm et D. Peat (cités dans Heusser 2013). Ces principes formateurs (« causa formalis ») structurent la matière, qui doit être vue ici comme conditionnécessaire à leur manifestation et non comme cause premièredu niveau d’émergence supérieur. Dans ce sens, la nature s’organise elle-même « par le haut », par la réalisation de lois gérant les substances tirées d’un matériel qui lui est subordonné ; mais simultanément, elle est dépendante de cette matière, qui représente la condition nécessaire à sa manifestation (Heusser 2013). L’évolution du concept scientifique de « champ biologique » ou morphogénétique vient récemment d’être présentée de façon détaillée par A. Tzambazakis, dans l’ouvrage Fields of the Cell(Fels et al. 2015).

Une belle formule d’un des pionniers de la botanique moderne illustre ainsi cette notion élargie d’émergence et de champ morphogénétique :

« Ce sont les plantes qui forment les cellules

et non les cellules qui forment les plantes »

« Die Pflanzen bilden die Zellen, und nicht die Zellen die Pflanzen »

(H. A. de Bary 1879, cité dans Hagemann 1982).

Implications pour une vraie transition écologique

« La pensée systémique essaye donc de rendre compte des différents ensembles organisés présents dans le monde sans les dissocier. Elle peut être employée dans presque tous les domaines de la connaissance, par exemple pour comprendre le fonctionnement de la société et ses aspirations ».

            Une forêt naturelle, mais également une forêt gérée par l’homme dans le respect de ses équilibres (par exemple la « forêt jardinée ») est un système riche en partenariats, échanges, symbioses, synergies. Un tel fonctionnement est à mettre en opposition à une forêt « régulière », monospécifique et équienne, issue de plantations après des coupes rases de peuplements naturellement mixtes. Dans de tels peuplements artificiels, tous les arbres se trouvent en permanence en situation de concurrence mutuelle, lors de la recherche de l’eau et des sels minéraux dans les mêmes horizons pédologiques. Ceci les rend sensibles aux carences et à l’attaque de ravageurs. De plus, ces peuplements uniformes sont particulièrement sensibles aux sécheresses et aux incendies. Une réorientation est urgente face aux contraintes et défis dus au réchauffement climatique.

Dans ce contexte, il faut relever que le principe de durabilité est l’œuvre dans la foresterie d’Europe centrale. Ce critère fut défini pour la première fois par l’Allemand de Saxe Hans Carl von Carlowitz (1645 – 1714) dans son traité Sylvicultura oeconomica  (1713), s’appliquant à l’époque avant tout à des forêts issues de plantations. De façon plus générale, il stipule aujourd’hui que le volume de bois exploité chaque année dans une forêt donnée, composée de différents peuplements, ne dépasse pas le niveau de l’accroissement moyen du massif pris dans son ensemble. Le moment de chaque prélèvement tient compte de l’évolution dynamique et de la structure du peuplement. Le prélèvement lui-même a pour effet d’activer la formation de bois chez les arbres restants, dans la mesure où il accorde davantage de lumière à leurs couronnes et empêche le peuplement d’entrer dans son stade sénescent final nettement moins productif. Dans sa réflexion sur la forêt en tant qu’organisme et sur le principe de sa gestion durable, le forestier R. Hennig constate : « L’homme ne se trouve donc pas ici face au biosystème ou écosystème ‹forêt›, mais il constitue plutôt lui-même un maillon fonctionnel de ce système, puisqu’il intervient directement dans les processus naturels. D’une part, il assure des fonctions qui, dans le cas de forêts vierges, c’est-à-dire sans intervention humaine, reviendraient à d’autres acteurs ou facteurs organiques tels que champignons ou insectes ravageurs, et abiotiques tels que tempêtes ou incendies. D’autre part il bénéficie du rendement économique de ce qui, sinon, serait prélevé ou détruit par ces autres acteurs fonctionnels ».

Finalement, un nouveau partenariat est possible entre l’homme et les arbres, entre l’agriculture et la foresterie. Le premier pas dans ce sens est de comprendre que l’homme et la nature ne sont pas obligatoirement antagonistes. Par des actions concrètes bien ciblées, nous pouvons devenir (ou redevenir) un facteur de biodiversité (l’étude des paysages bocagers l’a démontré), contrairement à l’idée que la nature ne redeviendrait authentique que si l’homme l’abandonnait à elle-même. Solidarité et coopération s’instaurent alors au-delà d’une compétition exclusive. Encore une fois, nous prendrons pour exemple l’arbre, où il y a complémentarité et échange mutuel entre les racines et les champignons mycorhiziens qui les entourent, au profit de chacune des parties.

            Au niveau de la démarche, il s’agit de passer de l’interdisciplinarité (les académiciens et « experts » restant encore entre eux) à la transdisciplinarité : les disciplines académiques universitaires doivent trouver le dialogue avec les praticiens, les artistes et avec les porteurs de savoirs traditionnels, dont parfois nous ne soupçonnons  même pas le champ d’expérience et les catégories de pensée.

Faire appel à la totalité de nos perceptions

« Appliquée à la science elle-même, la pensée systémique considère le savoir comme un tout ».

En prolongeant cette approche, on ne devrait plus se concentrer sur une application prépondérante de la perception visuelle, mais faire appel à l’ensemble de nos sens et à l’observation consciente de ceux-ci.

Réfléchir aux phénomènes de la nature vivante, expérimenter et comprendre, c’est la mission que se donnent les biologistes, les physiologistes, les botanistes, les forestiers et autres bio-ingénieurs, pour éventuellement trouver d’utiles applications de leurs découvertes. Les pédagogues, les psychologues et les médecins sont en train de mettre au jour des liens inattendus entre le bien-être humain et les arbres, les forêts.

Et maintenant, nous sommes invités à ouvrir encore davantage le champ du questionnement et à nous demander :

  • Quand avons-nous touché, palpé un arbre pour la dernière fois, sachant que plus que tout autre sens, celui du toucher nous convainc de la réalité physique d’un être ou d’une chose et nous informe d’une façon subtile sur son état du moment, sa consistance  ?
  • Quand avons-nous senti, humé un arbre pour la dernière fois ?
  • Quand avons-nous entendu, écouté un arbre pour la dernière fois ?
  • Avons-nous peut-être, ne serait-ce qu’une fois, eu l’idée de goûter à un arbre autrement que par ses fruits ?

Et finalement, pourquoi ne pas nous demander :

  • Quand avons-nous dessiné un arbre pour la dernière fois ?
  • Nous est-il arrivé de rêver d’un arbre et pourquoi ?
  • Nous souvenons-nous de l’étrange parfum du terreau forestier qui se développe sous le couvert des arbres ?

Une découverte récente relative à cette dernière question nous montre que la pratique d’une telle approche systémique ou holistique peut avoir des effets de prime abord inattendus. Avec le recul, elle nous révèle que l’objet même de l’étude peut entrer en interaction concrète avec celui qui l’étudie, allant même jusqu’à déclencher des sensations de bien-être :

Un sol riche en matière organique tel que l’humus forestier offre des conditions idéales pour le développement naturel d’une bactérie non pathogène : le Mycobacterium vaccae. Son nom provient du latin vacca(vache), car elle a d’abord été isolée dans des buts scientifiques à partir de bouses de vache. Des tests de laboratoire et des recherches approfondies ont révélé que des compléments alimentaires contenant cette bactérie augmentent la résistance au stress et la faculté d’apprentissage de souris dans les labyrinthes. Au-delà, les scientifiques (M. Ege etal., 2011) pensent qu’elle peut fonctionner comme antidépresseur, car elle stimule la production de sérotonine et de noradrénaline dans le cerveau, nous mettant physiologiquement de bonne humeur !

Ernst Zürcher, Chercheur et ingénieur forestier à la Haute École spécialisée bernoise

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Gouvernance des sciences

Par Jean-Philippe Leresche

GOUVERNANCE DES SCIENCES

Dans les sciences sociales, la question de la gouvernance des sciences est étroitement associée à celles de l’État, de la démocratie et de l’expertise. Tout autant que dans les débats théoriques et empiriques sur l’affaiblissement de l’autonomie de l’État, la question de l’autonomie des sciences a fait l’objet de nombreuses réflexions au cours des trente ou quarante dernières années. La perspective « mertonienne » des sciences avait construit la science comme un univers indépendant du monde social, garant de la « vérité » et d’un progrès économique et social continu et bienfaiteur. Cette vision à la fois idéalisée, « civilisationnelle » et quasi autarcique de la science contraste avec des produits scientifiques moins idylliques (par exemple la bombe atomique) qui ont fortement déstabilisé la science en tant qu’institution d’orientation de la société (avec l’Etat et la religion). Par la suite, certaines critiques de la science ont également incorporé le modèle de développement économique « productiviste » des sociétés occidentales que la science servirait.

Dès le début des années 1970 en Europe, les revendications de mouvements sociaux tels que les anti-nucléaires expriment une prise de conscience progressive des risques technologiques et des « dégâts du progrès » (selon la formule de l’époque du syndicat français CFDT). Divers courants de pensée politique (en particulier autogestionnaires) ont nourri ces mobilisations « d’en bas » (luttes de quartier, anti-impérialistes ou féministes). De façon plus institutionnalisée et « top down », au début des années 1990 avec la Conférence de Rio (Principe 10) puis, en 1998, avec la Convention d’Aarhus, la question de la participation a été placée à l’agenda politique comme un instrument de gouvernance au service « de stratégies de développement durable fondées sur les meilleures connaissances disponibles ». A partir de là, d’un point de vue normatif, la gouvernance est devenue un principe d’action du développement durable. Ces démarches d’ « en haut » provenant de courants souvent appelés « modernisateurs » ont insisté sur le rôle des citoyens et de la société civile en général dans les choix et les décisions en matières environnementale et technoscientifique.

D’une autonomie quasi absolue des sciences (thèse de la « république de la science »), on est alors passé à des visions d’interdépendance assez fortes entre sciences et société, science et politique ainsi qu’entre science et économie. Les travaux de Latour, qui abordent les sciences comme une activité sociale parmi d’autres, ont joué un grand rôle dans l’apparition d’un nouveau paradigme de relations sciences-société plus démocratiques. Il en est même qui, comme Callon et d’autres, ont identifié des démarches de « co-production des savoirs » à travers l’émergence d’une « démocratie technique » qui pourrait être assimilée à une gouvernance intégrée des sciences.

La littérature scientifique a mis en évidence l’existence d’une multitude de procédures participatives aux modalités et résultats divers (conférences de consensus, jury de citoyens, budgets participatifs, etc.). Selon la formule de Callon, ces procédures peuvent devenir autant de « forums hybrides » lorsque, au travers de controverses socio-techniques, elles font dialoguer et interagir différents types d’acteurs ou d’experts aux savoirs hétérogènes. La conception d’une gouvernance des sciences par la participation citoyenne (avec la figure du « citoyen expert » ou « contre-expert ») a toutefois été discutée. D. Pestre juge ainsi que les régulations des sciences par le marché, les administrations ou le droit peuvent être au moins aussi fortes (sinon davantage) que celles par les citoyens, ces derniers pouvant être parfois réduits à jouer les utilités dans des instances ou des processus marginaux et/ou éphémères.

Face aux perspectives de l’ « économie de la connaissance », qui considère les savoirs comme un facteur de production comme un autre (cf. par exemple les objectifs de la Stratégie de Lisbonne formulés en 2000 par l’Union européenne), la question des finalités de la gouvernance participative des sciences se pose avec acuité : s’agit-il simplement de légitimer des décisions déjà prises dans des cercles experts restreints ou de faire réellement accepter des choix collectifs contraignants à travers la délibération pour échapper à des dérives autoritaires ? Tout se passe en effet comme si l’information ou la consultation ne suffisaient plus puisqu’elles n’ont généralement pas de lien avec les décisions prises. Or, comme les travaux, entre autres, du réseau européen CIPAST l’ont montré, il n’y a de participation véritable que lorsque les personnes concernées par une décision y sont effectivement associées. Si l’on prend au sérieux l’argument selon lequel les forces du marché et du droit sont souvent plus fortes que les technologies participatives pour réguler divers domaines d’action publique, il faut alors s’interroger sur la pertinence d’une gouvernance des sciences « molles » par rapport à la possibilité réelle de contrôler ou d’orienter les activités scientifiques dans le sens d’une réflexion pro-active et prospective sur la durabilité en général (cf. l’histoire contrastée du technology assessment aux États-Unis et en Europe).

La présence simplement formelle de « parties concernées » (stakeholders) dans des dispositifs participatifs renverrait à deux des critiques adressées traditionnellement à la démocratie représentative : le fait que celle-ci privilégierait les logiques majoritaires (aux dépens des minorités) plutôt qu’argumentatives et qu’elle renforcerait l’autonomie des gouvernants par rapport aux gouvernés. La critique « élitiste » de la démocratie représentative qui dénonce une « auto-sélection » des personnes réputées compétentes et légitimes n’en sortirait que renforcée. Dès lors, démocratiser la gouvernance des sciences (une « science participative ») ne passerait pas par une seule modalité mais par une articulation de divers registres démocratiques (participatifs, délibératifs, directs et représentatifs) qui ne s’excluraient pas les uns les autres mais se compléteraient selon les contextes, les échelles, les objets et/ou les temporalités (https://ecsa.citizen-science.net/sites/default/files/ecsa_ten_principles_of_cs_french2.docx.pdf). Ainsi, toujours révocables par l’élection, les élus seraient-ils amenés à se positionner clairement par rapport aux arguments développés dans diverses arènes participatives. Les savoirs mobilisés dans chacune d’entre elles ne sont en effet pas nécessairement les mêmes : par exemple, la participation à l’échelle locale/urbaine peut mobiliser des savoirs d’usages liés au statut d’habitant ou de riverain alors que le cadre national ou européen peut apparaître plus approprié pour débattre d’objets scientifiques ou technologiques plus généraux. Dans le débat public, opposer expertises scientifique et citoyenne ne fait donc pas sens en général bien que leur poids respectif dépende des contextes. Instrumentalisé ou mal utilisé, le débat public peut également susciter frustrations et rejet. Ni idéaliste, ni cynique, une gouvernance des sciences bien comprise s’apparenterait à un renforcement du rôle des citoyens en général dans le débat public sur les priorités scientifiques ou environnementales, sans toutefois renvoyer dos à dos expertise scientifique et contre-expertise citoyenne qui peuvent être sources de dynamiques collectives débouchant sur la définition d’un bien commun consenti.

Mais, à l’instar des élus, les citoyens ne sont pas tous préparés à participer à des décisions dans des domaines scientifiques et/ou techniques complexes, évolutifs et incertains (cf. par exemple le programme controversé de convergence des technologies nano-bio-info-cognitives (NBIC)). Ils ont tous besoin d’expertises scientifiques, même contradictoires, non pas comme « vérité ultime » mais comme produit accessible de savoirs structurés par des méthodes rigoureuses. Autrement dit, la tension entre l’expertise scientifique et le débat public peut se résoudre dans un dialogue collectivement informé. Contrairement à l’une des critiques adressées à la démocratie participative, reconnaître le besoin conjoint de l’expertise scientifique et du débat public au sens large n’est pas affaiblir l’élu ou la démocratie représentative. C’est simplement réaffirmer les complémentarités des savoirs (politiques, profanes, scientifiques, etc.) et des types de légitimité (élective ou non). Pour faire face aux défis environnementaux et climatiques du présent/futur et pour contrer toute dérive des technosciences, l’enjeu porte sur les possibilités de réinjecter du politique dans la gouvernance des sciences, c’est-à-dire interroger des voies et moyens pour redonner à la politique un pouvoir d’orientation de la société, tout en reconnaissant la diversité légitime des points de vue dans le débat public. Les principales interrogations pour le futur de la gouvernance des sciences portent ainsi sur les capacités et ressources (cognitives, politiques, etc.) à mobiliser pour développer une véritable conception relationnelle des sciences en société et en politique. Certaines questions portent également sur les capacités à conserver une recherche publique forte capable de dialoguer avec la recherche privée dans le but de répondre aux problèmes environnementaux et climatiques dans toutes les régions du monde et sur les capacités à partager les savoirs (autant pour réduire un knowledge divideentre le nord et le sud qu’une privatisation rampante des savoirs qui le renforcerait). Un autre écueil réside dans l’asynchronie entre la négociation d’un consensus à court terme à travers des mécanismes de gouvernance et l’inscription dans le long terme des exigences écologiques.

En résumé, à l’avenir plus encore qu’aujourd’hui, dans une société pouvant produire le risque social, scientifique et technologique de sa propre fin, la question portera sur qui définira les priorités et les savoirs scientifiques légitimes susceptibles de contribuer au « sauvetage » de cette société, qui les financera, qui les fabriquera et dans quels buts ? Jusqu’où la société, l’économie et la politique accepteront-elles les choix formulés, y compris dans leurs objectifs parfois contradictoires, par les institutions scientifiques publiques au nom de la liberté de la recherche ? Et jusqu’où les scientifiques accepteront-ils d’écouter les demandes des différentes composantes de la société dans l’expression de leurs préférences et besoins, parfois opposés, en matière de recherche ? Enfin, comment juger de la qualité des décisions prises en matières environnementales et scientifiques dans les dispositifs participatifs ? La durabilité des sciences et des technologies ainsi que l’évaluation de leurs « performances » dépendront des réponses apportées à ces questions. Ces réponses indiqueront aussi dans quelle mesure la démocratisation des choix scientifiques et technologiques est conciliable avec la liberté académique.

Bensaude-Vincent B., Les Vertiges de la technoscience. Façonner le monde atome par atome, Paris, La Découverte, 2009. – Blondiaux L.,Le Nouvel Esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative, Paris, Seuil, 2008. – Bourg D.&Boy D., Conférences de citoyens, mode d’emploi, Paris, Ed. Charles Léopold Mayer/Descartes, 2005. – Callon M., LascoumesP.&BarthesY.,Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique,Paris, Seuil, 2001. – Glassey O., LerescheJ.-P. & Moeschler O., Penser la valeur d’usage des sciences, Paris, Les Archives contemporaines, 2013. – Mirenowicz J.,Sciences et démocratie : le couple impossible ?, Paris, Editions Charles Léopold Mayer, 2000. – Nowotny H., Peter S. & Gibbons M., Repenser la science : savoir et société à l’ère de l’incertitude, Paris, Belin, 2002. – Pestre D., A contre-science, Paris, Seuil, 2013. – Sintomer Y., Petite histoire de l’expérimentation démocratique, Paris, La Découverte, 2011. – Stengers I., Une autre science est possible, Paris, La Découverte, 2013.

Jean-Philippe Leresche, Professeur ordinaire, Observatoire science, politique et société, Faculté des sciences sociales et politiques, Université de Lausanne.




Entre finitude et infinitude: le paradoxe de l’ingénierie climatique

Par Léon Hirt

Résumé

Cette recherche propose d’étudier la géo-ingénierie – ou ingénierie climatique (IC) – sous le prisme d’un paradoxe d’ordre anthropologique que je nomme le « paradoxe de l’IC ». Ce dernier est défini comme étant l’existence simultanée d’une perception de la finitude et d’un esprit infini qui cherche à transcender cette finitude. Je suggère que l’IC découle de cette tension entre la perception de la finitude et l’esprit infini, et qu’il résulte de cette situation paradoxale une recherche d’un sentiment de transcendance ontologique. De façon générale, ce cadre d’analyse invite à repenser la manière d’aborder l’IC et les techniques y afférentes. Plus concrètement, il invite à repenser la définition de l’IC et les critères employés pour classer les techniques relevant de l’IC.

Mots-clés: géo-ingénierie, ingénierie climatique, finitude, infinitude, anthropologie

Abstract

In this study, I propose to apprehend geoengineering – or climate engineering (CE) –through an anthropological paradox named “the paradox of CE”, which I define as the fact that, simultaneously, one perceives finitude, but through a particular mind-set, I call “infinite mind” that strives to transcend finitude. I suggest that CE stems from the tension between the perception of finitude and the infinite mind, and that the paradox results in a feeling of ontological transcendence. Consequently, the framework through which CE is analysed suggests we need to rethink the way we perceive CE and its techniques. More specifically, we suggest reconsidering both the definition of CE and the criteria used to classify CE techniques.

Keywords : geoengineering, climate engineering, finitude, infinitude, anthropology

Référence: Hirt Léon, 2019, « Entre finitude et infinitude : le paradoxe de l’ingénierie climatique », La Pensée écologique, vol. 3, no. 1



Sous le voile du langage : l’expérience du monde. Quels fondements pour une écologie incarnée ?

Par Christophe Gilliand

Résumé 

Dans la lignée d’une riche tradition philosophique située au croisement de l’éthique environnementale et de l’anthropologie, cet article identifie le dualisme entre nature et culture comme l’origine ontologique de la « crise environnementale » et s’interroge sur les conditions de possibilité de son dépassement.  En mettant en évidence la façon dont le langage structure notre façon d’appréhender le monde, il s’agit d’explorer les fondements épistémologiques du dualisme. En tant qu’êtres doués de raison, ne sommes-nous pas condamnés à vivre dans l’espace-temps abstrait de notre univers conceptuel plutôt qu’au contact véritable des choses ? En adoptant une perspective phénoménologique, ce travail soutient au contraire que notre enracinement dans la nature se manifeste comme une évidence dès lors que l’on prête attention à notre expérience directe du monde.

Mots clés: Environnement, dualisme, épistémologie, langage, expérience, phénoménologie

Abstract

Under the veil of language: the experience of the world. What groundings for an embodied ecology ?

Following a rich philosophical tradition located at the crossroads of environmental ethics and anthropology, this article identifies dualism between nature and culture as the ontological origin of the environmental crisis and asks under what conditions it is possible to surpass it. By showing how language structures our way of viewing the world, the aim is to explore the epistemological groundings of dualism. As rational creatures aren’t we condemned to live in the abstract time-space of our conceptual universe instead of living truly in contact with things? By adopting a phenomenological perspective, this paper seeks to show, on the contrary, that our embedment in nature becomes obvious as soon as we look under the veil of language and pay close attention to our direct experience of the world.

Keywords: environment, dualism, epistemology, language, experience, phenomenology

Référence : Gilliand, Christophe, 2019,« Sous le voile du langage : l’expérience du monde. Quels fondements pour une écologie incarnée ? », La Pensée écologique, vol. 3, no. 1.

Pour consulter l’article : https://www.cairn.info/revue-la-pensee-ecologique-2019-1-page-63.htm?contenu=resume