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Penser la nature par-delà le travail et la technique : de l’exploitation à l’usage

Par Delphine Pouchain (Maîtresse de conférences en Sciences économiques, Sciences Po Lille)

 

 

 

 

Résumé : Pour l’économiste, la nature est avant tout un facteur de production. Il la modifie, l’exploite par son travail et par la technique. Il la traite comme un capital, un capital naturel. La nature entre dans une fonction de production, et sera donc exploitée sans prise en compte de sa spécificité. Cette conception s’oppose à celle d’une nature animée, une nature vivante, à admirer. Si elle a une valeur, c’est ici une valeur intrinsèque et donc inestimable. Au-delà de l’opposition stérile entre contemplation d’une nature de laquelle nous serions extérieurs et exploitation d’une nature pensée comme capital, l’enjeu est de concevoir et de concrétiser une nature travaillée, modifiée par la technique, mais une nature néanmoins traitée avec ménagement. On peut le dire autrement : si la philosophie met l’accent sur le jugement esthétique et la contemplation d’une nature intacte, si l’économie conçoit la nature comme capital à exploiter, la philosophie économique est-elle à même de proposer une philosophie de l’usage de notre environnement ?

Abstract: For the economist, nature is above all a factor of production. He modifies it, exploits it through his work and technique. He treats it as capital, natural capital. Nature enters into a production function, and will therefore be exploited without taking into account its specificity. This conception is opposed to that of an animated nature, a living nature, to be admired. If it has value, it is here an intrinsic value and therefore inestimable. Beyond the sterile opposition between contemplation of a nature of which we would be external and exploitation of a nature seen as capital, the challenge is to conceive and concretize a nature that is worked on and modified by technology, but a nature that is nevertheless treated with care. We could put it another way: if philosophy emphasizes aesthetic judgment and the contemplation of an unspoilt nature, and if economics conceives of nature as capital to be exploited, is economic philosophy able to propose a philosophy of the use of our environment?

 

 

Protéger la nature en repensant le travail et/ou la technique ; ou : penser la nature par une critique du travail et de la technique ; c’est à la fois nécessaire et insuffisant. Certes, nos rapports au travail et à la technique ont immanquablement une part de responsabilité dans l’avènement de l’Anthropocène. Mais changer nos conceptions du travail et de la technique ne suffira pas : ce sont nos rapports à la nature, et donc à l’économie, qu’il nous faut repenser. En amont des critiques marxistes du travail et des critiques écologistes de la technique, il y a à faire une critique de la notion de nature.

Plus précisément, c’est à une critique de nos rapports à la nature que la philosophie économique doit procéder : la philosophie économique peut-elle permettre à l’économie de penser la nature autrement que comme une ressource à exploiter ? Plus précisément encore, existe-t-il, entre l’exploitation et la contemplation [Hadot, 2004], une voie pour un « bon usage » de cette nature ?

 

Une nature à exploiter ou contempler

Exploitation

L’économiste considère la nature comme un facteur de production et un décor pour ses activités. Il la modifie, l’exploite par son travail et par la technique. Il la traite comme un capital, un capital naturel. En tant que capital, il peut ensuite proposer des règles pour une gestion optimale de ce capital. Pensons ici à la formule de Robert Solow : « Du point de vue de l’économie, le stock de ressources naturelles n’est qu’un capital pour la société. (…) À presque tous les autres égards, ce stock de ressources fonctionne économiquement de la même façon que n’importe quel autre stock. La plupart des principes de gestion des ressources naturelles sont donc des principes d’économie bien connus. » [Solow, 1974, p. 13, notre traduction]. Associée au travail et à la technique, la nature entre dans une fonction de production, et sera donc exploitée sans prise en compte de sa spécificité et de son caractère vivant. En tant que capital, la nature est assimilée à des biens produits par l’homme, donc artificiels, et à des biens dont la visée n’est que la production. La nature est donc un bien produit par l’homme, en vue de produire d’autres biens. La nature telle qu’elle est envisagée par cette économie se présente comme un édifice que nous pouvons détruire et reconstruire à l’image d’un grand Mécano : de fait, la nature n’est jamais considérée dans son caractère intrinsèquement fragile et vulnérable. En effet, c’est parce que la nature n’est pas vivante qu’elle peut sans dommage être détruite puis reconstruite, cassée puis réparée, comme beaucoup d’objets. Ainsi, la réversibilité est inséparable de cette idée de nature morte, inanimée : rien n’est irréparable parce que les choses cassées se réparent [Pouchain, 2017][1]. Pourtant, ici, c’est non seulement une erreur, mais également une faute morale de « […] croire que l’on peut faire ce qu’on veut de la nature, la recréer à loisir. C’est vouloir en faire un artefact, qui reste toujours dans la dépendance de celui qui l’a fait. » [Larrère et Larrère, 2015, p. 161][2]. Il ne s’agit pas de nier toute pertinence aux projets de restauration écologique, mais de garder en mémoire le fait qu’il ne s’agira jamais de retrouver exactement un état antérieur souvent détruit irrévocablement[3]. C’est de ce caractère réellement vivant dont la nature est ici dépourvue. La nature n’est plus réellement perçue comme vivante, n’est plus ce qui incarne et permet la vie. On retrouve les propos de Passet [1979] : « […] la science économique n’est plus alors que la science de la gestion d’une chose morte » [1979, p. 8], la logique des choses mortes devenant la loi suprême de l’économie

Les concepts économiques traditionnels semblent dès lors intrinsèquement inaptes à tenir compte d’une nature véritablement vivante. L’économie révèle dès lors son embarras, voire son impuissance, face au problème écologique. Paradoxalement et implicitement, la théorie économique théorise donc la nature en euthanasiant le vivant. Merchant [1990] décrit très précisément le déclin d’un paradigme organique, dans lequel la nature était comparée à une mère nourricière, une conception chargée d’obligations éthiques, au profit d’un paradigme mécaniste, autorisant sans limite l’exploitation de cette même nature. La nature devient un simple décor pour les activités économiques, et un stock de ressources à exploiter :

On peut ici penser également à ce que nous dit Lynn White [1967] de nos rapports à la technique en Europe[4]. L’étymologie originaire de « nature » en tant que naissance disparaît totalement. Au-delà de ses variantes, l’économie de l’environnement[5] aboutit souvent à monétariser la nature vivante, à la marchandiser, à la mettre au service de la croissance économique, et ainsi à la rabattre au rang de n’importe quel objet. En effet, le discours économique dominant nous semble épouser un paradigme qui « […] objectivise les étants non humains pour les mettre face à l’homme en tant qu’objets bruts qu’il a à connaître et à dominer » [Schaeffer, 2007, p. 208]. C’est que, partageant avec le dualisme philosophique cette tendance à « […] affirmer (…) une incommensurabilité ontique entre l’homme et les autres êtres vivants » [Schaeffer, 2007, p. 208], il finit par réduire toute la nature à de la nature morte. Une telle représentation de la nature ignore que cette nature est avant tout une nature animée, une nature vivante, une nature qui naît, grandit, meurt et se régénère, bref une nature naturans.

Une telle conception de la nature mène immanquablement à son exploitation et à son épuisement. Comment dès lors envisager autrement nos rapports à la nature ? Suivant le philosophe Pierre Hadot [2004], l’alternative à l’exploitation serait la contemplation.

 

Sortir de l’exploitation par la contemplation ? Ou Orphée peut-il nous sauver de Prométhée ?

Contre l’exploitation qu’incarne la figure de Prométhée, la contemplation incarnée par Orphée : c’est la solution que semble proposer Hadot [2004]. Prométhée et Orphée se caractérisent par deux approches très différentes de la nature. L’homme prométhéen est celui qui cherche à dominer la nature et à exercer sur elle la totalité de ses pouvoirs. Rappelons en effet que pour Francis Bacon, la nature ne dévoile ses secrets que sous la torture des expérimentations. Mais dominer la nature, la torturer pour lui faire avouer ses secrets, n’est pas la seule manière de la connaître. Du côté d’Orphée au contraire :

« Ce n’est pas par la violence, mais par la mélodie, le rythme et l’harmonie qu’Orphée pénètre les secrets de la nature. Alors que l’attitude prométhéenne est inspirée par l’audace, la curiosité sans limites, la volonté de puissance et la recherche de l’utilité, l’attitude orphique est, au contraire, inspirée par le respect devant le mystère et le désintéressement. » [Hadot, 2004, p. 136].

L’attitude prométhéenne cherche à dévoiler les secrets de la nature par la technique : il s’agit d’utiliser des procédés techniques en vue d’une connaissance ayant pour visée la domination et l’exploitation. L’attitude orphique cherche pour sa part justement à « […] préserver une perception vivante de la nature. » [Hadot, 2004, p. 138]. D’un côté, la connaissance passe par la technique, la mécanisation, l’expérimentation, voire la torture afin de dompter la nature. De l’autre côté, la connaissance résulte de l’observation, de la contemplation, d’une perception esthétique. Allant au bout de la logique de Hadot, on pourrait dire aussi : la chose contemplée est une chose donnée et inappropriable, quand l’objet exploité suppose une appropriation antérieure.

L’attitude prométhéenne « […] contraint [la nature] à se transformer en des états artificiels et contre nature. » [Hadot, 2004, p. 327]. L’attitude orphique nous pousse à adopter une toute autre conception de la nature, « libérée de toutes les représentations utilitaires dont nous la recouvrons, c’est la percevoir d’une manière naïve et désintéressée, attitude qui est loin d’être simple, tant il faut s’arracher à nos habitudes et à notre égoïsme. » [Hadot, 2004, p. 281]. De Prométhée à Orphée, trouvons-nous ici une conception de la nature pertinente pour l’économie et l’économiste ?

 

Dépasser l’opposition entre exploitation et contemplation par l’usage

Exploitation et contemplation, des impasses en vue des impasses en vue d’une (bonne) économie

  1. D’une part, la nature exploitée a mené à l’impasse dans laquelle nous sommes aujourd’hui, et au dépassement des limites planétaires :

  1. D’autre part, la conception de la nature comme objet à contempler pose problème au scientifique, à l’économiste, qu’il soit marxiste et/ou écologiste. Ici, la nature ne donne pas prise au calcul. Si elle a une valeur, c’est une valeur intrinsèque ou inhérente, donc inestimable. Cette nature qui se donne aux humains, sans valeur marchande, semble échapper au calcul, à la maîtrise, bref à l’économie : Orphée ne recherche pas l’utilité. On retrouve ici les réflexions et les critiques des philosophes concernant la wilderness[6]. Rappelons en effet que la wilderness est une nature considérée comme grandiose, spectaculaire, exceptionnelle. C’est un lieu de contemplation, dont toute activité humaine est exclue. On peut penser ici aux tableaux de Thomas Cole, Albert Bierstadt ou de Frederic Church, dont les œuvres donnent à voir une nature de laquelle l’homme est absent :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

A Storm in the Rocky Mountains, Mt. Rosalie, Albert Bierstadt, 1866, Brooklyn Museum

 

Quand l’homme est présent, c’est avant tout pour faire prendre conscience de sa « petitesse » face à l’immensité de la nature :

View of Cotopaxi, 1857, Frederic Edwin Church, The Art Institute of Chicago.

 

La même logique s’applique encore dans la conception de certains parcs naturels ou réserves : la protection implique l’absence d’action. Ici domine « […] la thèse selon laquelle il faut mettre des fragments de nature à l’abri des actions humaines pour la protéger » [Beau, 2017, p. 218]. La contemplation mène directement à l’abstention : « […] la pensée de la wilderness se montre assez pauvre du point de vue de la réflexion sur les rapports entre les hommes et la nature, puisqu’elle n’en envisage qu’une seule forme souhaitable, l’abstention. » [Beau, 2017, p. 219]. Comme l’écrivait Cronon : « Notre présence même dans la nature annonce sa chute. L’endroit où nous sommes est l’endroit où la nature n’est pas. Dans ce cas […], la nature sauvage ne laisse aucune place à l’être humain, sauf peut-être en tant que visiteur contemplatif profitant de sa rêverie tranquille dans la cathédrale naturelle de Dieu » [1996, p. 17, notre traduction, souligné par nous].

Dans cette perspective, la seule façon de bien agir avec ou sur cette nature est de ne pas agir. Ici, il n’y a pas de bonne manière de travailler avec la nature. En user, c’est la profaner. Protéger la nature, c’est exclure l’action, exclure l’homme, bref exclure de facto toute activité économique.

 

  1. Nous arrivons donc ici dans une forme d’impasse, que nous pouvons formuler ainsi : Orphée ne nous sauve de Prométhée qu’en nous faisant sortir de l’économie. La difficulté à laquelle nous aboutissons peut se schématiser ainsi :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bref, si la philosophie met l’accent sur le jugement esthétique et la contemplation d’une nature intacte, si l’économie conçoit généralement la nature comme capital à exploiter, la philosophie économique est-elle à même de proposer une philosophie de l’usage de notre environnement pensé au sens large ? Un usage qui soit donc hors contemplation, mais sans tomber dans l’exploitation ?

 

Usage et pilotage, entre contemplation et exploitation

Aujourd’hui, « nous avons besoin d’une éthique environnementale qui nous dise autant comment utiliser la nature que comment ne pas l’utiliser. » [Cronon, 1996, p. 21, notre traduction, souligné par nous]. Si Prométhée nous dit comment l’exploiter, Orphée nous dit comment ne pas l’utiliser. Mais ni Prométhée ni Orphée ne nous disent comment bien user de la nature. Ainsi, pour le dire de manière ramassée, contemplation ou exploitation, la difficulté pour l’économiste demeure : Orphée et la contemplation, en dehors de l’économie, ou rester dans une économie prédatrice avec Prométhée et l’exploitation. Comme l’écrivait Cronon [1996] dans sa critique du concept de wilderness, nous avons peu de chance ici « […] de découvrir à quoi pourrait ressembler une insertion de l’homme dans la nature éthique, soutenable et honorable. » [Cronon, 1996, cité in Beau, 2017, p. 219].

Comment sortir de l’idée selon laquelle « la protection de la nature ne se joue[rait] que dans les espaces d’où l’homme est absent. » [Beau, 2017, p. 218] ? Peut-on trouver « […] des façons d’habiter la nature qui ne la dégradent pas » et montrer que « des interactions positives entre cette dernière et les sociétés humaines sont possibles. » [Beau, 2017, p. 219] ? Au-delà de l’opposition stérile entre contemplation d’une nature de laquelle nous serions extérieurs et exploitation d’une nature pensée comme capital, l’enjeu est de concevoir et de concrétiser une nature travaillée, modifiée par la technique, mais une nature néanmoins traitée avec ménagement. Un certain nombre de réflexions suggère qu’une telle voie existe, et certaines activités font apparaître que cette voie est en plus parfaitement applicable et viable.

A côté des attitudes prométhéenne et orphique, le bon usage fait signe en direction d’une attitude coopérative telle que l’envisageait Passmore [1980] : « L’attitude coopérative ne s’oppose pas aux transformations humaines de la nature. Elle s’efforce néanmoins de travailler avec elle, non contre elle. Les modifications opérées par les humains ne doivent pas s’imposer à la nature, mais doivent l’améliorer, la rendre plus belle et plus riche. » [Hess, 2013, p. 196]. Entre la contemplation et l’exploitation, on trouverait la coopération, et la coopération implique une relation entre l’homme et la nature. Dans la contemplation il n’y a pas de relation souhaitable, et dans l’exploitation il y a une relation pathologique, une relation d’asservissement. Dans la coopération, on peut trouver une relation laissant ouverte la possibilité d’une nature traitée avec ménagement. C’est entre l’exploitation et la contemplation que s’ouvre un espace pour une relation éthique à la nature. Les relations ne sont pas moralement neutres : elles ont une valeur morale. L’usage de la nature suppose une relation avec elle, l’usage est plus ou moins bon, donc la relation a un contenu moral plus ou moins élevé. En effet, « Dès lors que nous reconnaissons que nous n’agissons pas sur, mais avec la nature, nous devons nous interroger sur les bonnes et les mauvaises façons de nous conduire. » [Beau, 2017, p. 291].

Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise contemplation, il n’y a pas de bonne ou de mauvaise exploitation, mais il y a un usage qui peut-être plus ou moins bon, plus ou moins raisonné, plus ou moins sobre. Si Orphée est du côté de la contemplation, et Prométhée du côté de l’exploitation, la figure du pilote mobilisée par Larrère et Larrère [2015] pourrait incarner la possibilité d’un bon usage de la nature. Piloter la nature, ce n’est ni la contempler, ce qui nous ferait sortir de l’économie, ni l’exploiter, ce qui nous ferait sortir de la possibilité d’un « bon » traitement de la nature. Le pilotage de la nature tel que le conçoivent Larrère et Larrère s’oppose à la fabrication et est inséparable d’un questionnement sur son usage, et le « bon » usage pose la question d’une relation éthique à la nature. En effet, « Le pilotage est une démarche attentive, empirique et précautionneuse, si sensible au contexte de production qu’elle doit toujours être adaptée et n’est guère reproductible à l’identique. » [Larrère et Larrère, 2015, p. 182, souligné par nous].

Ainsi, « […] si nous reconnaissons l’autonomie et l’altérité des choses et des créatures qui nous entourent […], alors nous réfléchirons attentivement aux usages que nous pouvons en faire, et nous pourrons même nous demander s’il faut vraiment les utiliser. » [Cronon, 1996, p. 24, notre traduction]. Coopération, pilotage, usage, ou encore considération [Pelluchon, 2017, 2018] : exploiter avec considération n’est pas possible, piloter ou user avec considération est faisable.

 

La possibilité d’un bon usage économique

Usage, coopération, pilotage, considération [Pelluchon, 2017, 2018] : les propositions visant à dépasser l’alternative exploitation-contemplation ne manquent pas. Mais l’économie peut-elle passer de l’exploitation à l’usage, et si oui comment ? Cela suppose une nouvelle conception de la nature, une nouvelle conception de la technique, mais également un nouvel agent économique. Comme le dit Hess, « L’économie est, ici, au cœur du débat. Et les environnementalistes, ajoute-t-il, commettraient une grossière erreur à ne pas s’y intéresser de plus près. » [Hess, 2013, p. 199].

 

L’usage et la technique

L’usage ne s’oppose pas intrinsèquement à la technique et à la transformation de la nature. A la manière de ce que suggérait déjà Naess [2020], la technique peut prendre la forme d’une une technologie douce ou soft. Comme le rappelle Larrère [2010], « L’activité technique, pour Naess, ne met pas fin à la nature » [Larrère, 2010, p. 233]. Inversement, « Les objectifs du mouvement de la deep ecology n’impliquent aucune dépréciation de la technologie […]. » [Larrère, 2010, p. 234]. L’usage peut être un usage technique, mais on ne considèrera pas ici que la solution ultime aux problèmes d’environnement se trouve dans la technique.

Quelle forme peut prendre la technique ici ? Il s’agirait non plus d’« arts du faire » qui trop souvent dérivent en « arts de faire contre », mais d’« arts de faire-avec » [Larrère et Larrère, 2015, p. 15]. « Faire-avec », dans une logique de pilotage, est compatible avec la technique. Pilotage et fabrication sont sous-tendus par des rapports différents à la nature, à la technique, et entre les hommes. Du côté de la fabrication s’impose une démarche dominatrice, là où le pilotage donne à voir une démarche de collaboration. Le pilote accepte que sa technique ne lui donnera jamais la parfaite maîtrise de ce sur quoi ou avec quoi ou qui il travaille :

Ainsi, « Plus un acte technique a respecté les processus naturels, plus on se rapproche de la nature, avec laquelle il a bien fallu composer ; plus on a négligé les contextes et les processus naturels, plus on s’oriente vers l’artifice. » [Larrère et Larrère, 2015, pp. 15-16].

 

  1. Un usage ménageant la nature : le mouvement Chipko

 

Vandana Shiva, dans Monocultures de l’esprit [2022], illustre les ravages de la monoculture et de l’application des principes de la foresterie scientifique aux forêts tropicales. Dans ce système, c’est l’usine qui devient le modèle duquel s’inspirer pour extraire un maximum de profit de la forêt. On a ainsi transposé à la gestion de la forêt les principes de fonctionnement de l’uniformité « de la chaîne de montage industrielle » [2022, p. 28], au point que cette gestion transforme aujourd’hui les forêts en ressources non renouvelables. La forêt n’est plus considérée que comme un stock de bois industriel exploitable commercialement, indépendamment de sa valeur en tant que source de moyens de subsistance pour les populations locales. Le mouvement Chipko s’est constitué en 1973 en Inde précisément pour protéger ces forêts et s’opposer à cette gestion considérée comme mortifère. Les femmes du mouvement Chipko se battent contre la monoculture et pour la préservation des forêts dans les provinces de Garhwal et Kumaon. Leurs actions consistent notamment à s’enlacer aux arbres (« chipko » venant du terme « étreinte ») pour empêcher les destructions par les groupes d’exploitants forestiers :

Il y a trente ans, de nombreuses femmes de la communauté Bishnoi au Rajasthan (Inde), dirigées par Amrita Devi, ont sacrifié leur vie pour sauver leurs khejri, arbres sacrés, en les serrant dans leurs bras. L’histoire de Chipko commence avec cet événement. Au milieu de l’Himalaya, dans les années 1970, les femmes Chipko ont créé le mouvement Hug The Tree. La défense des arbres avec son propre corps est l’instrument de lutte, pour défendre la forêt, source de subsistance de leur société. La déforestation provoque une catastrophe naturelle, les terres se dégradent, les sources d’eau polluent et les animaux sauvages meurent.

https://www.lessiconaturale.it/les-femmes-chipko/

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour la foresterie scientifique, à la question de savoir ce qu’apportent les forêts, la réponse est « le profit » ; à la même question, les membres du mouvement Chipko répondent : « Un sol, de l’eau et de l’air pur » [Shiva, 2022, p. 30]. Il ne s’agit pas ici de ne pas modifier la forêt, mais bien de co-exister et de collaborer, afin de parvenir à en tirer de quoi subsister sans la mettre en danger.

Les réflexions développées par Shiva se rapprochent de l’opposition de Larrère et Larrère [2015] entre faire avec et faire contre, même si l’opposition est ici plus tranchée : un paradigme détruit la vie, quand l’autre la favorise :

 

Ménager la nature par un usage économique « lucide »

User économiquement de la nature tout en la ménageant : là est toute la difficulté. « User avec ménagement », c’est sans doute faire usage avec lucidité [Chrétien, 2004]. Comme le rappelle Chrétien, l’enjeu est ici de savoir « […] ce qu’avec elle on peut faire […] » [2004, p. 90] : la « lucidité dans l’usage » de la nature, c’est d’abord savoir ce qu’il est possible de faire avec elle, comment travailler avec elle. Il s’agit avant toute chose d’apprendre à la connaître. L’art d’user explique encore Chrétien suppose une attention et une obéissance aux « choses » dont on use. L’usager « […] commande à force d’humilité, comme tout ce qui commande vraiment. […]. L’usage ne commande qu’en obéissant et que pour avoir obéi. » [2004, p. 92]. « Mauvais usage » ou « mal user » sont donc des oxymores : mal user est abuser, tandis que le bon usage ne peut causer de mal. On pourrait ainsi dire que c’est un tel « usage lucide » qui est implicitement visé par le mouvement Chipko.

En effet, la « lucidité de l’usage » prend d’abord la forme chez Chrétien d’un respect pour la chose dont on use, d’une considération. Un tel usage obéit et s’adapte, il s’abandonne à la chose. Comme Chrétien le dit joliment, « Quand l’usager compte sur les choses et avec elles en y laissant s’ouvrir le monde, il n’y va pas d’une dévastation. » [p. 101]. L’usage n’est pas ici une destruction, l’usage ne renvoie pas à la valeur d’usage au sens où les économistes l’entendent. L’usage lucide de la nature suppose de garder en mémoire l’idée selon laquelle nous usons d’une chose donnée : « Nous n’œuvrons et ne pouvons œuvrer que parce que la nature a déjà œuvré pour nous, œuvré en nous donnant, en nous laissant recevoir d’elle ce en quoi nos mains pourront puiser […]. » [p. 101]. La lucidité de l’usage présuppose que la nature ne soit pas considérée comme un simple stock de ressources à notre disposition. Se servir d’une chose, c’est « […] la reconnaître, la considérer, se comporter avec elle selon les prises ou les possibilités qu’elle-même m’offre et me donne, donc agir selon elle. L’utilité est de rencontre. » [p. 109]. A la différence de l’utilisation, l’usage suppose donc la considération et la morale.

La nature qui se donne ici, ce n’est ni un don à contempler, ni un don comme ressources permettant d’augmenter un stock de richesses à la manière dont le pensaient les physiocrates. C’est don d’une nature naturans, un don qui oblige à un usage différent. Ici, la nature se donne en un lieu spécifique et dans un temps imprévisible (le temps de la rencontre et de l’événement).

Les réflexions de Shiva [2022] illustrent bien la possibilité et même l’existence d’un tel usage lucide. Respect de la biodiversité et usage des ressources naturelles sont ainsi rendus compatibles. Rentabilité, productivité, production, consommation sont autant de catégories et de distinctions relevant de constructions sociales, voire occidentales, qui empêchent de voir que soutenabilité écologique, efficacité et justice forment un système cohérent et praticable. Shiva critique la tendance (notamment des grandes multinationales et des institutions internationales comme la Banque Mondiale ou la FAO) à présenter « le Nord » comme un producteur de ressources et donc un protecteur de la biodiversité, là où « le Sud » est vu comme un consommateur et un donc destructeur. Par ailleurs, les communautés du Sud font elles-aussi usage de la technologie, au sens d’un processus qui trouve son origine dans les ressources naturelles et sa fin dans la satisfaction des besoins humains. La technologie peut aussi bien détruire que favoriser la vie. Shiva montre que cette technologie reconnaissant la diversité des pratiques et des cultures n’est pas moins efficace que celle qui s’incarne dans les « monocultures » pratiquées dans le Nord et diffusées par lui : elle ne paraît moins efficace que quand sont niées toutes les externalités négatives entraînées par les monocultures. Shiva mobilise notamment l’exemple de la culture des eucalyptus[7], et analyse également les effets pervers de la Révolution verte indienne. Biodiversité et Indiens se sont appauvris conjointement. Ainsi, « La faible productivité des systèmes diversifiés et multidimensionnels et la productivité élevée des systèmes uniformes et unidimensionnels de l’agriculture, de la foresterie et de l’élevage ne sont donc pas des mesures neutres et scientifiques : elles sont biaisées par les intérêts commerciaux pour lesquels la maximisation de la production unidimensionnelle est un impératif économique. » [Shiva, 2022, p. 173] :

 

 

 

 

 

Shiva Vandana, 2022, Monocultures de l’esprit, Wildproject, p. 79.

 

Il s’agit bien ici de deux conceptions irréconciliables de la productivité qui s’opposent. Finalement, les travaux de Shiva font implicitement signe en direction d’un nécessaire réexamen des catégories économiques.

 

Conclusion :

Suivant les travaux de Shiva [2022], on voit que production des moyens de subsistance et respect de la biodiversité sont conciliables, dans une logique de réciprocité à la base des relations entre l’Homme et la Nature. Shiva insiste justement sur la nécessité de reconnaître « d’autres manières de penser la nature, et d’autres manières de produire pour nos besoins. » [2022, p. 10]. Les monocultures concernent autant l’esprit que le sol : sa critique des monocultures renvoie autant à la culture des moyens de subsistance qu’à la culture en lien avec le monde des idées. Le mouvement Chipko est ainsi engagé autant dans un conflit sur les ressources que dans un conflit concernant les conceptions philosophiques de la nature [2022, p. 30]. Avec le concept de « monoculture de l’esprit », Shiva critique la conception dominante de la nature, donnant à voir une biodiversité perçue comme fragmentée et atomisée : la biodiversité devient « une simple catégorie arithmétique, numérique et additive » [p. 109].

Comme le dit finalement Callicott, « […] ce que nous faisons en relation avec la Nature dépend de la manière dont nous pensons la Nature […]. » [2011, p. 53]. C’est bien leur manière de penser la nature, et à travers elle le vivant, que les économistes doivent reconsidérer aujourd’hui, selon des modalités que la philosophie économique tente d’identifier. Dès lors, si le « le vieux débat entre marxismes et écologismes » peut se comprendre comme un nécessaire dépassement de l’opposition entre exploitation et contemplation, une philosophie économique centrée sur l’usage peut permettre de faire dialoguer marxismes et écologies dans une nouvelle économie.

 

 

Bibliographie

Beau Rémi, 2017, Ethique de la nature ordinaire. Recherches philosophiques dans les champs, les friches et les jardins, Editions de la Sorbonne, Philosophies pratiques.

Blandin Patrick, 2019, De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, Quae, Sciences en question.

Callicott John Baird, 2011, « Primauté de la philosophie naturelle sur la philosophie morale. La forme des choses à venir », Cahiers philosophiques, Vol. 4, n°127, pp. 41-62.

Chrétien Jean-Louis, 2004, Promesses furtives, Les Editions de Minuit, Paris.

Cronon William, 1996, « The Trouble with Wilderness: Or, Getting Back to the Wrong Nature”, Environnemental History, Vol. 1, n°1, pp. 7-28.

Godard Olivier, 1998, « Les sciences économiques et les recherches sur l’environnement », in « La question de l’environnement dans les sciences sociales : éléments pour un bilan », Lettre du Programme environnement, vie et sociétés, n°17, février, pp. 24-43.

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[1] Pourtant, « L’irréparabilité et l’irréversibilité sont des marqueurs essentiels de l’histoire et des sociétés contemporaines. Jusqu’à une date récente, en effet, l’existence de l’homme était placée sous le signe de la réparation et du retour possibles. La formidable puissance des techniques aura rendu impossibles la réparation et le retour. » [Godin, 2012, p. 26].

[2]. Il ne faut pas oublier néanmoins que « […] seule la transformation intentionnelle de la nature est véritablement une artificialisation. » [Larrère et Larrère, 2015, p. 168]. Comme le rappellent Larrère et Larrère, « […] on peut donc être dans la nature sans qu’elle cesse d’être nature. » [Larrère et Larrère, 2015, p. 48].

[3] En effet, « Il est exclu qu’un écosystème retrouve un état antérieur : les milieux ayant une mémoire, ils porteront longtemps la marque des pratiques humaines qui s’y sont succédé depuis l’holocène – et a fortiori celle des dégradations subies. » [Larrère et Larrère, 2015, p. 208], puisqu’« Il y a bien longtemps que la nature n’est plus si naturelle que ça. » [Larrère et Larrère, 2015, p. 154]. Les débats autour de la pertinence des « restaurations écologiques » sont donc très vifs et révèlent autant de conceptions de la Nature.

[4] Voir sur ce sujet Larrère [2016]. Selon cette dernière, progressivement, ce n’est plus la technique comme outil de domination de la nature qui va cristalliser les critiques, mais plutôt une technique qui s’autonomise et devient aliénante pour l’Homme. Ainsi, « L’originalité de l’écologie politique européenne se trouve dans sa

capacité à mettre en cause le développement technologique aussi bien dans ses finalités sociales que dans son absence de contrôle politique. » [Larrère, 2016, p. 21].

[5] Suivant dans un premier temps Godard [1998], nous considérons que l’économie de l’environnement s’inscrit dans une « démarche d’extension » de la théorie économique standard. Dans cette perspective, il s’agit « seulement » d’étendre la science économique existante à une nouvelle problématique et à de nouveaux objets. On appliquerait alors à l’environnement les outils d’analyse de la théorie dominante. L’environnement est appelé à devenir un bien économique comme n’importe quel autre, et sa spécificité est niée.

[6] On peut en rappeler brièvement cette définition : « Le Wilderness act, voté en 1964, qui encadre la protection de la nature, en donne la définition suivante : « Une wilderness, par opposition aux espaces où l’homme [man] et ses œuvres dominent le paysage, est ici identifiée comme un espace où la terre et sa communauté de vie ne sont pas entravées par l’homme, où l’homme lui-même n’est qu’un visiteur qui ne reste pas » (Nash 1967, p. 5). La suite du texte précise que les espaces retenus pour être protégés doivent avoir conservé, hors de toute exploitation, leur « caractère et leur force primitifs » et que la gestion qui en est faite doit permettre de les maintenir en cet état, en bannissant toute présence humaine permanente. » [Larrère, 2021, p. 35].

[7] La culture des eucalyptus résume à elle seule les ravages de la monoculture. Shiva évoque ainsi « la domination d’une science forestière qui avait réduit toutes les espèces à une seule (l’eucalyptus), tous les besoins à un seul (celui de l’industrie de la pâte à papier) et toutes les connaissances à une seule (celle de la Banque mondiale et des fonctionnaires des forêts) » [Shiva, 2022, pp. 72-73]. Or ce qui est sans valeur, voire indésirable, pour obtenir de la pâte à papier peut être désirable pour la subsistance des plus pauvres. Le produit recherché n’est « […] pas le même pour l’agro-industrie et pour un.e paysan.ne du tiers-monde. » [p. 93].




Venir-de-Terre : l’autre généalogie des Grec-ques

Par Martin Collette. Agrégé de philosophie, titulaire d’un master en biologie et écologie. Bruxelles, Belgique. Ancien étudiant d’Isabelle Stengers, lecteur de Deleuze et Guattari, Whitehead, Bergson, Nietzsche, Héraclite, Spinoza…, Martin est également un amateur d’anthropologie (spécialement amazonienne) et un admirateur de Pierre Clastres. Souffrant de solastalgie, ses réflexions historiques et méditations photographiques portent sur la disparition des mondes.

 

 

 

À côté de la patrilinéarité, qui installe le patriarcat au faîte du monde grec officiel, les textes archaïques révèlent une autre filiation, circulaire plutôt que linéaire, qui renvoie l’humain à l’humus et brouille les frontières de classe, de genre, d’espèce, en libérant des devenirs minoritaires. Une géo-néologie contre une généalogie. La résistance s’organise autour du dionysisme.

 

Dans les trois dimensions de l’épique, du philosophique et du tragique, on trouve la même tension, qui traverse les textes de manière souvent sous-jacente, parfois formelle. Cette tension oppose notamment deux modes de filiation, qui sont parfois concurrents, mais qui opèrent le plus souvent sur des plans distincts quoique sécants. Le premier est celui que nous connaissons bien depuis l’Antiquité, à savoir la filiation patrilinéaire, par laquelle des éléments essentiels de l’identité sociale et individuelle (nom, statut, propriété), se transmettent de père en fils (éventuellement de père en fille, par extension du même principe).

Le second mode de filiation est essentiellement féminin, mais on ne peut le réduire à la matrilinéarité. Car il n’y a pas une simple symétrie entre ces deux filiations. Si la patrilinéarité est individuelle, directe et verticale, l’autre filiation est plurielle, indirecte et horizontale. Et à dire vrai, elle n’est pas non plus exactement linéaire, au sens où elle progresserait en ligne droite, mais bien plutôt curviligne ou laminaire. Le pli est la conformation qui résume le mieux le mouvement géométrique (ou plutôt géologique, nous le verrons) de cette filiation.

Grand-père

Le mythe ancien de la réincarnation du grand-père permet d’approcher un point de passage entre la filiation patrilinéaire et la filiation que j’appelle ici « géo-laminaire ». C’est que le passage s’opère précisément dans les entrailles sombres de la Terre, là où l’âme du défunt s’échappe à son corps et s’éparpille en émanations fertiles, telle un fluide impalpable circulant entre les êtres et les générations (le souffle de l’Âme du monde, selon les Stoïciens, en est une variante tardive). Ainsi, ce n’est pas spécifiquement à tel lignage, paternel ou maternel, que le nouveau-né se trouve affilié, mais bien à une multiplicité terrienne, dont la portée religieuse est associée au collectif féminin (voir ci-après). D’où la notion d’une filiation géo-laminaire, les strates générationnelles se déposant en couches pliées dans l’épaisseur humique.

La circularité de cette conception de la métempsychose du grand-père allie cette logique circulatoire avec des éléments de patrilinéarité, à savoir la filiation directe entre deux hommes (le grand-père et son petit-fils). Cette conception est encore attestée dans le Grèce antique (cf. les travaux de Maria Daraki) et elle s’inscrit dans diverses langues anciennes par des parentés terminologiques et des synonymies entre « petit-fils », « grand-père » ou « oncle » (cf. Émile Benveniste). Effectivement, ces filiations masculines permettent de contourner le père en passant par la terre et par la mère, d’autant plus lorsqu’il s’agit du grand-père maternel. Un épisode saisissant de l’Odyssée, qui raconte une scène de chasse dans la jeunesse du héros, établit un tel lien entre Ulysse et son grand-père maternel Autolycos – où l’on apprend que celui-ci a donné à Ulysse son prénom. Dans ce récit, Ulysse acquiert les qualités et la puissance animales d’un chien, comme pour donner chair à cette filiation avec ce grand-père (« Autolycos » signifie « le loup en personne »). Il a conservé de cette chasse une cicatrice à la cuisse, provoquée par la défense d’un sanglier monstrueux – bête terrienne par excellence. Cette cicatrice évoque immanquablement la gestation de Dionysos, dans la cuisse de Zeus (nous y reviendrons).

Or, la filiation secrète qui relie le nouveau-né au grand-père, en passant par la puissance fertile de la Terre, est une forme particulière, créative, de l’incurvation qui peut être infligée à la droite linéarité du schéma patrilinéaire et patriarcal, dans le contexte historique de l’avènement progressif de ce schéma. Nous allons voir qu’il existe bien d’autres formes de cette résistance dans la culture et la pensée grecques.

Nourrices

S’il paraît évident que la mère joue un rôle dans cette « alter-filiation » dont nous parlons, elle n’en est pourtant pas le personnage central ou proéminent. Elle est plutôt la représentante d’une « multiplicité pliée et pliante » (comme Spinoza parle de nature « naturée » et « naturante » – car la multiplicité et le pli, c’est la nature comme manifestation et puissance). Or, il y a une multiplication de la fonction maternelle elle-même. En effet, dans les familles de l’aristocratie grecque, cette filiation alternative se transmet moins par la génitrice que par les nourrices. Dans l’Odyssée, on se rappelle Euryclée, la vieille nourrice d’Ulysse, seule membre de la maisonnée à le reconnaître lorsqu’il revient à Ithaque, malgré son déguisement surnaturel. Seule donc à le rattacher à sa terre et à son peuple. De manière très symptomatique, Ulysse avait également été reconnu par son vieux chien édenté, qui dort sur un tas de fumier. Le lien au peuple, aux bêtes, au foin, à la glèbe, ne peut être plus marqué, alors que Pénélope elle-même, son fils et ses pairs, sont incapables d’identifier le maître légitime de l’oïkos.

L’institution des nourrices est un phénomène peu étudié à ma connaissance, en tout cas peu invoqué par les commentateurs de la pensée grecque. Il est pourtant d’une grande importance, il me semble. Car précisément, il indique cet aspect terrien, pluriel, rhizomatique, de la filiation officieuse des Grecs. Par le lait des nourrices – qui est en somme ici une sorte d’anti-sperme – l’enfant s’emplit d’un lien tacite au peuple et à la terre. Il est donc particulièrement significatif que ce lait ne vienne pas de la mère biologique, d’ascendance grecque, mais des nourrices, issues du petit peuple. L’usage du mot « peuple » que je fais ici est évidemment à prendre dans un sens très élargi, un sens écologique qui ne correspond pas au démos de la cité athénienne, dont on sait qu’il exclut femmes, esclaves et étrangers. Le peuple flou et tacite dont il est ici question est une notion lâche et générique qui s’applique à une communauté indéfinie, qui implique au contraire tout ce qui sera négligé, minorisé ou rejeté dans la Grèce classique : femmes, esclaves, étrangers « barbares » (hors du cercle de la « xenia » grecque), mais aussi sans doute les bêtes des champs et, au-delà, tout ce qui « grouille et rampe » sur la terre et dans ses replis.

Terre

À travers la mère et surtout les nourrices, la filiation grecque s’étend donc à tout un substrat vivant, une multiplicité pullulante et indéterminée – ce qui deviendra pour nous « la nature ». Car si la patrilinéarité relie l’individu à son Père, la filiation géo-laminaire le relie à la Terre. Et la Terre (avec une majuscule), pour les Grecs, c’est Gaïa, la déesse primordiale « au large sein » (eurysternos) d’où jaillit la vie sous toutes ses formes. Cette Terre allie une puissance d’engendrement et une fonction nourricière. Elle est à la fois bienfaisante et monstrueuse. Multiplieuse de vie et plieuse de destin. Elle donne la vie et prend les morts. Car elle est aussi capable de colère, de violence et de ruse. Tout comme Zeus, son petit-fils, qu’elle a contribué à installer sur le trône. Zeus a d’ailleurs consolidé ses qualités de ruse en ingérant sa première épouse Métis (« Intelligence rusée »), déesse d’ascendance chthonienne, descendant de Gaia par une lignée féminine.

À travers le lien, jamais complètement rompu, avec cette déesse primordiale, l’être-au-monde grec charrie les relents de très anciennes pratiques religieuses, d’origine paysanne, sans doute oubliées à l’époque classique, mais encore perceptibles dans les fêtes saisonnières et certains rites exclusivement féminins, comme les Thesmophories athéniennes, une cérémonie où les épouses proféraient des insanités et sacrifiaient des cochons dans des gouffres. Il faut aussi mentionner les Anthestéries, fêtes d’origine paysannes célébrant le retour du printemps, qui en appellent à une divinité récente, aux origines troubles, qui émerge aux alentours du 6ème siècle…

Dionysos

Dionysos, puisque c’est de lui qu’il s’agit, est la création mythico-conceptuelle qui condense le mieux cette récalcitrance d’un peuple terrien face à l’ordre patriarcal et politique (au sens de l’ordre qui a trait à la cité, à la polis), à l’époque de la première philosophie grecque (et en un sens, Ulysse et Héraclite sont des répétitions ou des répliques du soulèvement dionysien). En effet, Dionysos et sa suite ne cessent de mettre à mal cet ordre patriarcal de la cité et de la société grecque, bien qu’il ait émergé à l’intérieur de son aire d’influence (on dit parfois de Dionysos qu’il est un dieu grec d’origine étrangère, ou l’inverse – il naît en Grèce mais comme étranger à son essence).

De manière très révélatrice, lors des fêtes dionysiaques, les frontières sociales, sexuelles, et même biologiques, sont provisoirement effacées et systématiquement brouillées, à l’instar de ce qui se produit aujourd’hui encore dans nos carnavals déguisés. Dionysos lui-même est un dieu efféminé et d’origine étrangère, à la sexualité polymorphe, un dieu « queer » à l’identité incertaine et malléable. Les cortèges bacchiques, essentiellement féminins, se forment dans les marges sauvages et accidentées de la cité et de son hinterland agricole, avant de s’abattre sur la ville en un essaim joyeux, pour semer le désordre. Les ménades, inspirées par le dieu et prise de mania (sorte de « possession »), ou ivres de boisson, sont à l’initiative de ce rite qui semble simuler une attaque, une razzia s’abattant sauvagement sur la cité et son ordre normatif.

Dionysos est non seulement le dieu de l’ivresse, mais il est aussi le patron de la vigne et du lierre. Deux arbres singuliers, qui ont choisi de grimper et de ramper plutôt que d’investir leur métabolisme dans un tronc rigide, droit et vertical. Ce sont d’authentiques arbres, mais sans la linéarité et l’univocité de l’axe d’élévation céleste. Ainsi, Dionysos et ses attributs végétaux brouillent les contours, contorsionnent les droites, multiplient les lignes, subvertissent et parasitent la verticalité du chêne roi. Cela ne peut pas être un hasard. Il s’agit d’un authentique contre-modèle, qui possède même son prototype botanique. C’est sans doute un contre-poids et une soupape nécessaire dans cette époque de passion naissante pour l’ordre et la hiérarchie. Mais c’est aussi un contre-feu, qui éclate dans les marges du classicisme athénien triomphant. Une sorte de menace virale jetée à la face du nouvel ordre divin olympien, largement patrilinéaire, céleste, vertical, hiérarchique. Il existe d’ailleurs un « messianisme » dionysiaque qui prévoit que Gaïa, lassée par l’arrogance olympienne, déchaîne une série de déluges climatiques au terme desquels Dionysos sera sacré nouveau monarque du monde. Peut-être sommes-nous aujourd’hui dans cette époque troublée…

Tragédie

Dans la tragédie dionysiaque, la mère est souvent présente, mais elle semble désincarnée ou « désindividualisée », à la manière dont les adeptes de Dionysos sont frappées de mania. C’est littéralement le cas dans les Bacchantes d’Euripide. Agavé, à la tête d’une meute de ménades, égorge et démembre son propre fils Penthée, roi de Thèbes. Saisie par la mania du dieu, elle est inconsciente de ses actes, puis elle se réveille en mère infanticide. Dans l’Œdipe roi de Sophocle, évidemment, la mère perd aussi son statut maternel, et c’est en mère incestueuse qu’elle se découvre alors avec effroi. Tout cela provoque une catastrophe sociale et une crise politique pour la cité, dont le roi est à la fois un usurpateur (Œdipe a tué son père biologique sans le savoir) et un monarque légitime qui s’ignore (puisqu’il est le fils du roi). Dionysos, patron de l’art tragique, est passé par là.

Rien ne peut aller droit dans cette histoire où Œdipe lui-même, avec son pied bot, est boiteux. Mieux : c’est toute sa lignée qui est d’avance gauchie, son père se nommant Laïos (le « tordu » ou le « gauche ») et son grand-père Labdacos (le « boîteux »). Ainsi, c’est dans l’identité même de cette lignée mâle qu’est inscrit l’oracle : l’échec de la patrilinéarité comme fondement de (et du) droit. Et est-ce un hasard si des bribes de mythologie alternative font état d’une sœur puissante d’Œdipe, qui s’oppose à son accession au trône et qu’il évince par la ruse (elle se cacherait selon certains derrière la figure du monstre chimérique de la Sphynge) ? C’est sans doute que cette histoire tragique raconte la menace souterraine d’une autre filiation, qui passe par les femmes et implique bien plus que la cité et son souverain mâle (l’erreur du complexe d’Œdipe, n’est-ce pas de réduire toute l’histoire à celle du fils et de son statut au sein d’une famille nucléaire et d’une transmission royale linéaire ?).

Or, de façon remarquable, la forme tragique oppose typiquement un héros mâle de sang royal à un chœur féminin (parfois un chœur de vieillard). C’est donc l’opposition de l’héritier mâle à un collectif féminin (ou ancestral), qui est en jeu. C’est aussi l’opposition de l’individu appelé à diriger (c’est-à-dire à mener droit – à « droitiser » ?) et d’un peuple qui doit plier, se courber (et qui en appelle donc à une « gauche » pour le défendre ?). Dans ce contexte, la mère dévoreuse est une image récurrente, à la fois nécessaire et menaçante, dont Agavé et Jocaste sont deux polarités (dévoration par la bouche ou par le sexe).

Ce motif tragique de la génitrice dévoratrice évoque une figure terrienne, dans un passage de l’Odyssée. Nous sommes au climax de l’épopée, quand Ulysse doit résister au vertige qui l’attire vers le gouffre de Charybde. Dans cet épisode, le héros est suspendu à un figuier, au-dessus de l’abîme, jouant le fruit humain. Mais pas n’importe quel fruit. Car la figue est précisément un fruit « choral », qui échappe à la filiation linéaire. Il s’agit en réalité d’un réceptacle charnu replié, enfermant des centaines de fruits minuscules. Sa forme et son développement complexe en font un utérus symbiotique, dans lequel des guêpes hautement spécialisées s’introduisent par un minuscule orifice pour venir pondre et mourir, assurant à la fois la reproduction du figuier et celle de leur propre espèce, comme une métempsychose végétale. Ici, dans ce fruit-utérus, s’exprime l’idée d’une circulation entre les filiations, au-delà des genres et des espèces. Tel est le statut suspendu du roi Ulysse, confronté au vertige du gouffre chthonien. Il faut d’ailleurs mentionner ici que le figuier est aussi associé à Dionysos, et qu’il en existe une forme sauvage appelé caprifiguier – c’est-à-dire « figuier des boucs » – qui n’est pas comestible mais participe en espèces auxiliaire à la pollinisation des figuiers de culture – voilà donc un nouvel acteur dans ce chœur reproductif.

Philosophie

Quant à la philosophie, le cas est plus complexe. Je me contenterai ici d’évoquer les textes des premiers « physiciens » et en particulier d’Héraclite (début du Vème siècle). Tout son effort pour penser un ordre cosmique s’inscrit dans l’ample circularité d’un « éternel retour ». Les éléments passent les uns dans les autres, le feu changeant de forme à chaque « tournure » (tropos). Les identités et les statuts sont soumis à l’impermanence fondamentale de l’être, qui est devenir. Le lien au thème de la terre est discret et requiert une analyse parfois aventureuse, que je ne peux ici qu’effleurer. On en trouve de multiples échos dans les fragments du penseur, à travers certains thèmes comme celui de l’humide, de la circulation du feu vivant dans un cosmos qui demande une approche de physiologue plus que de physicien.

Il y a également chez Héraclite la présence sourde et latente de divinités issues d’une lignée chthonienne oubliée, comme les Érinyes (impitoyables vengeresses chthoniennes, également invoquées par la tragédie) et la Nuit (Nux). Ces divinités nocturnes et souterraines sont marginalisées par la généalogie officielle, mais leur importance a été restituée par une analyste telle que Clémence Ramnoux, selon qui ces figures composaient une généalogie alternative à la lignée patrilinéaire issue de Gaïa, et étaient invoquées dans le culte de Dionysos. La nuit, il en est encore question dans un vocable qui compte beaucoup pour la lecture d’Héraclite, il s’agit du terme euphroné. Euphronè est la « nuit » mais aussi, littéralement, la « bonne pensée ». Il s’agit ici de la pensée en tant que phronésis, faculté du corps, pensée viscérale, qui appartient probablement à tous les vivants, ou au moins une grande partie d’entre eux, puisqu’elle est produite par le diaphragme (phren). Or, le diaphragme est le muscle qui régule la respiration, et l’ordre du monde lui-même dépend d’une mesure (metra) et d’une raison (logos) qui président à une grande respiration cosmique, d’où procèdent les exhalaisons chaudes de la physis chargée de feu. Ainsi, circulation et circularité étreignent l’être dans une ontologie dont la terre est le centre vivant.

La thèse d’un penchant terrien de l’héraclitéisme est appuyée par un lien de parenté supposé entre Héraclite et une famille de prêtres éleusiniens, qui présidaient à un rite mystérique dédié à Dionysos. Il y a d’ailleurs une invocation directe (et d’autres, indirectes) de Dionysos, identifié au passage à Hadès, ce frère de Zeus qui reçut la souveraineté royale sur cette partie sombre et invisible de l’univers que constitue le sous-sol terrien. Cette zone opaque est celle où Héraclite ramène sans cesse les rois, les prêtres et les dieux de l’Olympe car c’est là, dans ce ventre méconnu et méprisé, que s’opèrent les transformations fertilisantes du feu, d’où procèdent toutes choses vivantes, qui sont autant d’émanations de la physis, comme la pousse du blé, maître atout des États (je renvoie aux travaux de James C Scott pour saisir le lien entre domination et agriculture céréalière).

En fait, le feu est la partie aérienne et visible d’une puissance de vie qui peut se faire solide et liquide pour dormir dans les replis humiques de la terre, des marais, des bois et des corps vivants (on songe ici au fameux ganos, lueur chaude des liquides dionysiaques : vin, sang, boue…). Ce feu céleste n’est donc que la forme ultimement concentrée d’une énergie vitale qui court dans la terre et ses fluide chargés de vie, et qui retourne à la terre après avoir atteint son apogée.

Finalement, il apparaît alors que le fameux « devenir » héraclitéen est un « venir-de », qui remonte sans cesse le cours de la vie individuelle pour diffracter dans la multiplicité de ses racines terriennes. Héraclite, qui apprécie les jeux de mots, utilise lui-même le terme génomai pour nommer ce devenir, et par un effet de sonorités et de racines, le mot évoque une loi de la terre (Gé-nomos) ou une manière de pâturer (nomas) pour se distribuer (sur) la terre ( est l’autre nom de Gaia). À ces deux devenirs correspondent deux figures du destin : le moros et la moira. Le moros est le destin comme lot ou « part de vie » assigné par avance aux hommes, il est linéaire et ascensionnel, il correspond à l’élévation de l’âme jusqu’à son maximum d’intensité et d’incandescence vitale. La moira est la face sombre ou la malédiction attachée à ce destin, la part de boue et d’humidité terrienne qui, telle une implacable force de rappel, ramène l’âme sur terre et la dilue dans les flux des humeurs, du sang, de la sève du monde, circulant à travers les chairs et les êtres. Plusieurs fois, Héraclite rend hommage aux bêtes qui aiment se rouler dans la boue ou la paille, à l’instar du cochon et de l’âne. Et il indique que tout ce qui rampe sur le sol se nourrit de terre (ou mérite sa part). Selon la légende, il serait mort lui-même de dessication après un bain de boue.

Ces deux devenirs et ces deux destins se rattachent à nos deux généalogies : l’une, où l’individualisation progresse en se concentrant vers un futur dans lequel on est appelé à répéter le destin du père, pour prolonger sans cesse une droite lignée ; l’autre, où elle régresse en se diluant, vers un passé commun qui afflue dans un présent perpétuel, qui meurt et renaît à chaque instant (« on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve »). Le devenir se fait alors venir-de (la Terre), et la généalogie « Gé-néalogie », voire « Gé-néologie » (car le nouveau émerge sans cesse de la puissance créatrice de Terre).

Comme je l’ai déjà indiqué, la pensée d’Héraclite est aussi une vaste entreprise de subversion, qui procède par touches discrètes, pratiquant l’irone sibylline à l’égard des symboles de la royauté, et la moquerie à peine voilée à l’endroit de la religion officielle. Elle s’exprime jusque dans l’astronomie, puisque les astres – à commencer par le premier d’entre eux, le royal soleil – se voient définis comme des coupelles concaves, qui ne font que récolter les exhalaisons en provenance de la terre, pour nous renvoyer un éclat aussi vif que fugace. Sans cesse le penseur ramène les ambitions célestes au creuset boueux de leur destin hasardeux (« le temps, enfant-roi qui jette des osselets au sol »). Et sans cesse, il rétablit le passage circulatoire et circulaire entre le statut éminent de quelques puissants qui poursuivent le lustre et le sort des « nombreux » qui forment le cortège des bêtes et des peuples s’affairant sans gloire, courbés sur la glèbe (l’or, réévalué par l’âne – ou renvoyé à la terre qu’il a fallu excaver pour une goutte de prestige métallique). L’effort conceptuel grandiose des premiers physiciens vise à offrir une forme générique unitaire à cette coappartenance diffractée qui connecte chaque être aux vrombissements et aux palpitations sourdes qui agitent la Terre et ses peuples grouillant. Et cela se ressent malgré un aristocratisme philosophique, qui brouille les pistes chez Héraclite. Sa tentative métaphysique vise non pas l’« Un-seulement », pure unité retirée dans son identité et son éminence autarcique, mais l’« Un-rassemblement » du logos (legein signifie d’abord « (r)assembler »). Cette complémentarité de l’être (ou de l’Un) s’exprime à travers l’incomplétude de l’étant (ou de l’entité). C’est pourquoi Héraclite assigne à chaque chose le statut d’un « assemblage » toujours partiel et imparfait : « Assemblages (synapsis) : à la fois touts (hola) et non touts (ouk hola) ». Chaque chose est ainsi condamnée à en contenir d’autres plus menues et à être elle-même contenue par autre chose de plus grand, dans un univers essentiellement ouvert à la circulation des substances et des identités. On n’est pas loin de l’étrange monde de métamorphoses qu’Ulysse entrevoit au royaume de Circé.

Épopée

Pour terminer, retournons à l’origine, à l’épopée. Et plus particulièrement à cette Odyssée que nous avons déjà croisée à plusieurs reprises. Retrouve-t-on, dans le récit des aventures d’Ulysse, cette double généalogie – patrilinéaire et géo-laminaire ? Oui, sans doute, même si cela n’apparaît pas de manière explicite. Car c’est la forme du récit elle-même qui déroule cette double linéarité, l’une en tension et rectitude, l’autre en replis, en circonvolutions et transformations, à travers deux narrations qui s’enchâssent et s’imbriquent l’une dans l’autre.

La première histoire encadre le récit et lui donne son sens univoque et « moderne » de quête. Elle raconte le retour d’Ulysse à Ithaque. Ce retour donne le cap, la direction du récit. Il inscrit chaque épisode dans une même linéarité, qui s’imprime dans l’âme d’un Ulysse tendu de tout son être vers sa quête. Cette tension a pour nom noustè, la nostalgie qui étreint le héros et l’assigne au retour. Or, cette direction donnée au récit a aussi une traduction généalogique, car la quête d’Ulysse consiste à reprendre sa place au sein d’une lignée masculine, et ainsi retrouver son statut et son pouvoir sur Ithaque, sa femme, ses domestiques et ses troupeaux (non sans avoir trucidé par dizaines les prétendants au trône et au lit conjugal, prouesse qui donne à ce retour la légitimité d’un droit, mérité par la force et l’habileté – l’aristocratie d’Ulysse). Cette place laissée vide est fortement marquée par le récit qui encadre l’Odyssée, avec sa première partie qui se déroule à Ithaque, en l’absence d’Ulysse, et sa dernière partie qui met en scène le retour proprement dit, de sorte que tout le voyage apparaisse comme la restauration de la lignée. Autant Ithaque manque à Ulysse, autant Ulysse manque à Ithaque. Entre son père Laërte, usé et cacochyme, et son fils Télémaque, tendre et immature, il manque au lignage un homme en pleine vigueur. Pénélope noue sa ruse de tisseuse pour permettre à Ulysse de retrouver le fil de cette filiation.

Et puis, il y a l’autre histoire, ou plutôt les autres histoires, puisqu’il s’agit d’une collection de récits polyphoniques, aux origines sans doute anciennes et diverses. Ce second récit, c’est celui du voyage. Au contraire du premier, il est fait de louvoiements, de fourvoiements, de dérives. Ulysse ne cesse d’y perdre son cap, d’être détourné de son objectif. Vents, tempêtes et courants mettent ses navires en perdition et les envoient par le fond. C’est aussi dans leur âme qu’Ulysse et ses hommes se trouvent désorientés, déviés de leur droite visée et de leur droite conduite. De la drogue des Lotophages, qui les plonge dans une apathie heureuse, au chant des sirènes, qui les attire irrésistiblement vers une union funeste, en passant par Calypso, qui retient Ulysse dans une captivité lascive, dans sa grotte au fond des bois, les tentations se succèdent et les hommes y succombent les uns après les autres (seul Ulysse rentrera). Mais le plus grand des périls est sans doute celui qui menace leur statut d’humain lui-même, lorsque la magicienne Circé change les marins en cochons, sur l’île d’Aïaié (Aïa est un vieux nom de Gaïa, la Terre).

Dans ce récit sinueux, on aperçoit à chaque détour la généalogie secrète que j’ai évoquée plus haut : cette circularité temporelle qui communique avec la circulation terrienne des identités et des êtres. Elle se traduit par le risque de métamorphose que je viens d’évoquer, mais aussi par toutes les entorses et les infractions aux frontières des identités, imposant une hésitation entre homme et animal, mortel et divin, vivant et mort, masculin et féminin (Jean-Pierre Vernant a fait de cet enjeu l’élément central de son analyse). Le rôle des femmes et de la mère dans cette généalogie alternative, se marque nettement lors de l’escale d’Ulysse au Pays des Morts. C’est là en en effet qu’Ulysse apprend le décès récent de sa mère en rencontrant le spectre de sa génitrice, dont le reflet lui apparaît dans un trou boueux. Ainsi, le récit de l’Odyssée fait passer la mère d’Ulysse du côté du voyage et de ses étranges péripéties, mais aussi de la mort et de son royaume souterrain, l’effaçant du même coup de l’ordre patriarcal qui est en jeu sur la terre ferme d’Ithaque, où le père et le fils d’Ulysse attendent son retour. À l’apparition de la mère défunte, succède l’évocation d’une kyrielle de femmes mortes, connues et moins connues, épouses et filles de héros. On retrouve ainsi cette dimension collective et féminine des affiliations terriennes.

L’importance pour Ulysse de rétablir une linéarité droite au fil de son voyage est particulièrement remarquable dans l’épreuve ultime de son voyage. Pour retrouver la direction d’Ithaque et la place qui lui revient de droit dans son lignage, Ulysse devra en effet accomplir une prouesse de navigation, qui lui impose précisément de fixer son cap. Car c’est bien le sens de l’épreuve qui lui est assignée : naviguer sur l’étroit fil de survie qui permet de passer entre Charybde et Scylla. Le moindre écart, d’un côté ou de l’autre, le condamne soit à être dévoré par un monstre, soit à être englouti dans un gouffre (rappelons-nous du sort de Penthée et d’Œdipe : être dévoré par sa mère, soit par sa bouche, soit par son sexe). Ce sera d’ailleurs le sort de ses hommes et de son dernier navire, tandis qu’Ulysse se retrouve suspendu à ce figuier surplombant l’abîme, où nous l’avions laissé plus haut. Charybde et Scylla sont d’ailleurs deux figures particulièrement inquiétantes du pli, de la courbure que la vie terrestre impose au destin humain. Scylla a la forme d’un fauve doté de six longs cous tentaculaires, prolongés de mâchoires implacables. Quant à Charybde, elle a la forme d’un tourbillon, fascinante spirale qui emporte les marins dans les entrailles de la Terre. Telles sont les courbures terrifiantes qui nous rappellent que nous appartenons à la Terre et à ses cycles de vie et de mort. On retrouve ici les deux attributs de la gorgone, monstre féminin le plus redouté des Grecs : l’œil et les tentacules.

Ayant survécu à ces monstrueux plis terriens et marins, alors qu’il s’approche enfin d’Ithaque, Ulysse passe par une série de (re)naissances qui le rattachent nettement à la Terre et aux éléments. Nous sommes au début du récit (qui est aussi la fin de l’histoire). Après un nouveau naufrage, Ulysse est longuement roulé par les vagues, enveloppé dans le voile d’Ino. Le mot sans cesse répété est kuma, qui signifie « vague » (et dont vient notre « écume »), mais aussi, littéralement, « ce qui s’enfle », et par suite : le fruit, le fœtus, le ventre enceint. Un peu plus tard, lorsqu’il s’échoue en Phéacie, il s’enfonce dans un lit de feuilles mortes, tel « un tison brûlant ». Cette image de la braise sur le sol est associée en Grèce à la naissance. Et c’est en effet en nouveau-né qu’Ulysse émerge de l’humus, le lendemain matin. Joyeux et nu, il gambade dans les bois, évoquant un alter ego de Dionysos (dont la naissance est probablement contemporaine au texte d’Homère). Allusion cryptée ou hasard de l’air du temps ? Et qui est ce mystérieux Seigneur du fleuve, auquel Ulysse avait prêté allégeance, avant de s’engager dans l’estuaire vaseux ?

Au-delà du patriarcat

Finalement, qu’est-ce que le « patriarcat » ? Quand et comment advient-il ? Cette question a sans doute de nombreuses réponses. Ou peut-être n’en a-t-elle aucune, car elle est posée de manière trop simple. Mais voici ce que je peux en dire, dans le cadre restreint de cette réflexion. Admettons d’abord que le patriarcat, ce n’est pas exactement la patrilinéarité, même si les deux choses sont liées. C’est plutôt la prétention à fonder, sur la patrilinéarité et la patrilocalité, un régime de normalisation, de domination et de propriété. Le patriarcat apparaît comme une opération de « gouvernance » légitime, univoque et totalisante, fondée sur une interprétation élargie de la patrilinéarité. À travers cette opération, l’ordre patriarcal rabat la logique patrilinéaire sur le territoire, la société et les vivants, instituant un ordre légal et technique, un régime d’organisation et une métaphysique hiérarchiques et pyramidaux. À ce titre, et en termes simplistes, le patriarcat n’est guère qu’un autre nom de la tendance monothéiste née dans les anciens états proche-orientaux. La même tendance se manifeste dans l’hénothéisme (une forme incomplète et édulcorée du monothéisme). Et c’est ce qui se produit dans le contexte grec, avec l’avènement de la religion olympienne, fortement hiérarchisée et fondée sur la royauté de Zeus, qui triomphe en même temps que le modèle de la cité athénienne. Ce modèle implique en effet la projection d’un pouvoir céleste sur un empire terrestre à travers un réseau pyramidal de féodalités, mythiques et réelles, dans lequel chaque roi, roitelet, maître et père de famille reproduit et traduit localement le schème dominateur descendant.

Mais la Grèce est la fois le lieu d’un avènement de l’ordre patriarcal et la possibilité d’une résistance continuée à ses destructions et ses injustices. Est-ce le siège d’un renversement de cet ordre ? Sûrement pas. Mais l’histoire devrait nous apprendre que résister est une tâche sans fin, et qu’il s’agit de puiser aux sources les plus vives pour nourrir et entretenir cette résistance. Les aventures de la généalogie grecque, avec l’opposition d’une filiation « géo-laminaire » à la filiation patrilinéaire, en sont un exemple frappant il me semble. D’un côté l’identité se transmet de père en fils, de l’autre elle circule entre les races, les genres et les espèces. Si elle passe par les femmes, sous des figures collectives telles que la communauté des nourrices et le chœur tragique, ce n’est pas pour suggérer un contre-modèle matrilinéaire, mais parce qu’elle résiste à un modèle individualiste et anthropocentré. Car cette alter-filiation couve avant tout un lien charnel au monde et à ses multiplicités.

Ainsi, si l’on veut rompre avec l’impérialisme occidental, il ne suffit pas d’oblitérer ou de répudier la Grèce. Au contraire, il faut s’en souvenir. S’en souvenir dans ses moindres détails, plutôt que dans ses grandes lignes, qui ont la rectitude et l’univocité du progrès et de la domination. Les « moindres détails », eux, ne cessent de s’agréger et de diverger pour dessiner un entrelacs d’appartenances et d’apparentements, qui traversent les générations, les identités, les genres, les peuples, les espèces et les couches géologiques, en libérant des « devenirs minoritaires », comme le disaient Deleuze et Guattari. Au fond ontologique de ce foisonnement, la nature apparaît comme une création infinie et indéfinie de plis et de courbures. Gé-néologie.




Désastreuse victoire de l’adaptation

Par Nicolas Bouleau, mathématicien et philosophe

 

L’adaptation n’a pas de sens en soi, mais en fonction de la réduction globale des émissions, et de la part d’une nation dans cet effort de réduction.

 

Les effets des émissions de gaz à effet de serre sont globaux. L’atmosphère terrestre est brassée. De sorte que si l’objectif global est de diminuer le total des émissions pour que la température en moyenne spatiale n’excède pas x degrés à l’échéance T, cet objectif se traduit pour chaque nation par une courbe de résultats à atteindre de l’instant présent jusqu’à T. Chaque nation sait qu’elle doit limiter ses émissions. Si elle émet plus elle freine le processus collectif, si elle émet moins, elle va plus vite que le résultat global dû aux autres.

L’adaptation n’a pas du tout la même signification dans les deux cas. Car si les émissions de la nation A sont supérieures aux autres, et si elle mène une politique vigoureuse d’adaptation, elle profite de l’énergie sale qu’elle utilise pour prendre une avance technologique, économique, et aussi quant à la gestion des êtres vivants sur son espace.

Au contraire si la nation B est bonne élève et émet moins que les autres, sa politique d’adaptation est une transformation visant à soigner les dégâts faits par les autres sur son espace de vie. C’est complètement différent.

Ce point est fondamental. Jérôme Fenoglio directeur du journal Le Monde écrit dans l’éditorial du 13 juin 2023 « Pour donner de la consistance à cette notion-clé [l’adaptation] une centaine de nos journalistes ont parcouru la France de ces premiers mois de 2023… ». C’est passionnant, mais je ne comprends pas que les compétences mobilisées pour publier une grande enquête sous le titre générique ADAPTATION, n’aient pas fait l’objet d’une clarification de cadrage par ce distinguo absolument crucial.

Le raisonnement de bon sens ci-dessus, peut être quantifié. Et la multiplicité des façons de faire cette quantification ouvre, comme il est normal, un champ de discussion teinté de prises de positions politiques. On peut rapporter les comparaisons

  1. a) aux habitants,
  2. b) à la superficie de terre occupée par pays

On a parfois argué que la contribution à l’économie avait son importance et qu’il fallait rapporter les comparaisons aux PIB des pays. Mais cette méthode — dans la situation de détérioration dans laquelle nous sommes, rappelons que les émissions globales de CO2 sont reparties à la hausse en 2022 par rapport à 2021, et que cela signifie que non seulement on ne traite pas le problème mais on l’aggrave plus que l’année précédente — cette méthode donc revient à considérer que les riches sont possesseurs d’un droit d’abimer davantage les conditions de vie de la planète que les pauvres ce qui est inadmissible. Insérer des considérations économiques dans les ratios comparatifs revient à justifier la force pour faire la justice, et cela risque d’avoir des conséquences extrêmes à terme.

Les États-Unis, pays leader du monde occidental, peuvent être pris à titre d’exemple : en chiffres arrondis de tonnes de CO2 /hab/an ils émettent 14,6 et la planète 4,6 donc trois fois plus que la moyenne.

L’Europe et la Chine font aussi partie des sur-émetteurs. La Chine émet 6,7 t/hab/an et l’Europe des 27 émet 7,5 t/hab/an. En Europe, le pays le plus vertueux la Suède, émet 5,2 t/hab/an alors que la valeur mondiale est 4,6 t/hab/an. Le Luxembourg émet par habitant plus que les États-Unis.     

En superficie les États-Unis émettent 484 t/km2/an soit deux fois plus que la planète continentale qui n’en émet que 236. La Chine émet 965 t/km2/an soit le double des États-Unis, l’Europe 800 t/km2/an.

Quant à l’idée des droits d’émission négociables, présentée comme géniale, qui allait réconcilier l’économie de marché avec l’environnement, elle a été introduite historiquement comme une simple facilité opérationnelle, et s’est révélée défaillante pour plusieurs raisons 1°) le flou inhérent aux contrats à termes concernés : les marchés de compensation (offset markets) permettent des avantages immédiats contre des promesses vagues[1], 2°) le cadre sacro-saint des marchés financiers est inadapté pour ce type de problème à cause de la volatilité inhérente qu’ils engendrent par eux-mêmes qui vient rajouter du flou au flou.[2]

D’ailleurs j’ajoute — comme je le répète depuis une vingtaine d’années — que le capitalisme tel qu’organisé actuellement sous le règne des marchés financiers est en soi un obstacle à la transition écologique, car contrairement à ce que l’on continue à affirmer dans les manuels, la rareté des ressources fossiles qui s’amenuisent est trop mal indiquée par les marchés à cause de leur incontournable volatilité.

 

Par quels mécanismes les habitants des pays riches jouent-ils double jeu sans parfois le savoir ?

En matière de changement climatique tout le monde a compris que la planète était en train de se fâcher gravement, que des souffrances étaient distribuées très irrégulièrement devant nous, et qu’il fallait prendre cela tout à fait au sérieux. Mais se comporter écologiquement, manger bio plus cher, et prêter son argent à des entreprises vertes qui ne rapportent pas grand-chose, tout le monde a compris qu’il valait mieux faire semblant que de le faire vraiment.

  1. a) La marche en crabe

On ne peut dénouer le dilemme des intérêts divergents qu’en séparant clairement les pays sur-émetteurs et les pays sous-émetteurs.

L’activité économique du pays sur-émetteur A est pilotée en encourageant les entreprises à s’orienter vers des objectifs verts, qui seront atteints lorsque les composts industriels chaufferont les villes, lorsque le polyéthylène nécessaire à l’isolation sera fabriqué, lorsque les avions voleront grâce au plastique retraité retiré des océans, lorsque les forêts seront replantées par des investisseurs « verts » avec des arbres OGM faisant génétiquement davantage de bois, etc.

Mais cet objectif n’est pour l’instant pas atteint puisque le pays A est en sur-émission. Tout cet argumentaire justifie un progrès économique qui maintient la situation de sur-émission par rapport à la moyenne.[3]

  1. b) Qui sont les actionnaires ?

Autrement dit il ne faut pas croire Total énergies lorsqu’elle dit qu’elle fait effort pour la planète. Et les manifestants avaient raison d’ennuyer les actionnaires qui venaient à l’Assemblée générale défendre leurs dividendes, car ce sont des profiteurs du désastre, comme les actionnaires des fabriques d’armement profitent des guerres.

Il faut imposer la transparence nominale des actionnaires même pour les petits actionnaires. Les montants investis peuvent rester confidentiels mais la liste complète des actionnaires doit être publique car il est normal qu’on sache qui est la cause de ce qui se passe. C’est un facteur majeur d’influence politique.

  1. c) La participation aux affaires est aussi une participation aux émissions.

En économie libérale les échanges se font selon un prix de marché. De sorte qu’un pays B qui serait un élève moyen juste à la moyenne de ce qui se passe globalement n’est pas dans une situation fair play s’il commerce avec un pays A en sur-émission car celui-ci fonctionne suivant des règles plus laxistes qui facilitent la production. En faisant des échanges avec A elle contribue au maintien de la sur-émission de A.

A quoi peut mener cette cécité ?

En revanche Jérôme Fenoglio a peut-être raison lorsqu’il écrit en reprenant un argument célèbre de Jean-Pierre Dupuy « Il faut être capable de concevoir le pire pour qu’il ne puisse arriver ». Seulement voilà, Dupuy publia Pour un catastrophisme éclairé en 2002. Le problème de cet argument est qu’il vaut aussi bien, sans modification aucune, aujourd’hui vingt ans après. Une telle assertion n’a aucune portée réelle sans échéance explicite faute de quoi l’assertion est glissante (demain j’arrête de fumer)[4]. C’est parce que les échéances sont incertaines, probabilistes, que la procrastination fonctionne.[5]

Et dans cinquante ans lorsque la région équatoriale entre les tropiques sera invivable parce que trop chaude et trop humide, que le Groenland aura fondu ainsi que le permafrost sibérien, l’humanité aura-t-elle encore assez de moyens d’action pour éviter pire encore ?

Ma vision est la suivante. Elle n’est qu’une lecture interprétative des informations dont je dispose qui sont tout à fait partielles.

Les masses populaires des pays pauvres vont voir les usages des classes aisées des pays avancés comme à la fois injustes, et impossibles à changer. Une évolution historique inexorable parce qu’il sera hors de portée des gouvernements de faire valoir l’intérêt « général », aucun n’ayant mandat pour cela.

Cette fatalité qui déprécie, de fait, sans que cela soit son but avoué, la valeur héréditaire de populations entières va nécessairement faire naître un ressentiment profond. Cette réaction peut être d’une violence extrême. A mon avis, le capitalisme globalisé pousse l’humanité vers une société de plus en plus fracturée entre pays riches et continents pauvres où, malgré la misère, la population s’accroit à un rythme jamais atteint dans l’histoire. Si les égoïsmes géopolitiques perdurent, l’absence d’avenir pour ces populations de plus en plus dans l’indigence, les poussera collectivement à bout.

Certains n’hésiteront pas à ravager la Nature pour nuire à ceux qui gagnent, car ce sera probablement leur seul moyen d’action dans ce qu’ils percevront comme une guerre de survie. Pourquoi les talibans cassent-ils les vestiges historiques ? Parce qu’ils considèrent que cela affaiblit leurs ennemis. C’est vraisemblablement ce que feront les pauvres devant un avenir de détresse pour eux et leurs enfants en commençant évidemment par les grands animaux prédateurs qui sont gênants pour l’élevage. Il faut se représenter, de générations en générations, le fardeau d’une condition humaine dépassée, obsolète, bornée, sans horizon par rapport à ceux-là mêmes qui profitèrent des ressources de la planète et détraquèrent le climat. Tuer la nature est la façon la plus facile de mettre l’humanité en péril. C’est la puissance de ceux qui ne disposent pas des armes modernes. 

Le rapport de mai 2019 de la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) indique que la nature est soumise à une pression croissante face à l’exploitation des terres et des ressources en particulier dans les zones qui abritent les communautés les plus pauvres au monde. Les peuples autochtones sont clairement des gardiens de la nature. Le rapport souligne l’importance de les mettre à contribution, prendre en compte leurs points de vue, leurs droits ainsi que leurs pratiques afin d’améliorer leur qualité de vie, tout en œuvrant pour la conservation, la restauration et l’utilisation durable de la nature.

 

[1] Voir sur mon blog les articles  » Second rapport stratégique du Green Finance Observatory » et « La transition ».

[2] Cf. N. Bouleau Le mensonge de la finance, Les mathématiques le signal-prix et la planète, L’Atelier 2018,

[3] Ajoutons que les droits accordés à l’innovation par les brevets mis au point dans une situation de sur-émission reviennent à valider juridiquement  l’avantage de « jouer des coudes » durant la période difficile.

[4] C’est la grave faiblesse de l’accord de Paris, due semble-t-il au remplacement d’un « shall » par un « should » pour que les Américains acceptent de signer.

[5] Voir sur mon blog l’article « L’économisation du catastrophisme ». Cf. aussi N. Bouleau Le mensonge de la finance, Les mathématiques le signal-prix et la planète, L’Atelier 2018, chapitre 16.




Le hasard postulé

Par Nicolas BOULEAU, mathématicien et épistémologue

 

 

 

 

Très souvent admise dans les articles de biologie et plus encore dans les vulgarisations, l’interprétation courante de la philosophie de Jacques Monod considère que le processus de l’évolution réside en des mutations aléatoires de l’ADN qui sont indépendantes entre elles et indépendantes du contexte moléculaire et environnemental. Nous relevons ici le manque d’arguments de ce postulat et montrons que cette vision, par son apparente simplicité, devient pour certains un slogan, alors que de nombreux travaux en cours portent justement sur des correctifs à lui apporter.

L’article présente d’abord par un parcours historique des prises de position sur cette question, puis est discuté le cadre méthodologique dans lequel cette vision prend place. Enfin nous en tirons quelques conséquences quant à la distinction OGM versus non-OGM et sur une certaine éthique scientifique de l’imprudence.

 

  1. Jalons historiques

Les quelques passages où Charles Darwin évoque le hasard ne sont pas assez formels, selon nos critères contemporains, pour trancher sur le rôle qu’il attribuait à l’aléa :

« J’ai jusqu’à présent, parlé des variations […] comme si elles étaient dues au hasard. C’est là, sans contredit, une expression bien incorrecte ; peut-être, cependant, a-t-elle un avantage en ce qu’elle sert à démontrer notre ignorance »[1].

Dès L’origine des espèces il rencontre un problème clé qui restera jusqu’à nos jours :

« il est difficile de déterminer, cela d’ailleurs nous importe peu, si les habitudes changent ordinairement les premières, la conformation se modifiant ensuite, ou si de légères modifications de conformations entraînent un changement d’habitude ; il est probable que ces deux modifications se présentent souvent simultanément ».

Darwin cite Lamarck plutôt positivement. Il ne pouvait guère en être autrement à l’époque puisque son grand livre paraît en même temps que la controverse à l’Académie des sciences française sur la génération spontanée et que les atomes ne sont encore qu’une hypothèse, refusée jusqu’au début du 20e siècle par d’éminents savants y compris des chimistes.[2]

Une longue période s’ouvre alors dont on peut marquer le début également par l’importante formule de Boltzmann en thermodynamique statistique (1875) et qui se prolongera jusqu’à la découverte de la double hélice après la seconde guerre mondiale et celle des équilibres métastables des systèmes ouverts. Elle est marquée par un développement prodigieux de la physique qui encourage les vues réductionnistes et, a contrario, par des observations de plus en plus nombreuses et fines des naturalistes et des physiologistes sur lesquelles s’appuient d’illustres penseurs pour défendre un « principe vital » ou du moins une insuffisance des causalités physiques et chimiques pour comprendre le vivant. Le philosophe Henri Bergson prend l’exemple de l’Œstre du cheval, une espèce de mouche qui pique l’animal qui en se léchant avale des œufs de l’insecte dont les larves transiteront dans son système digestif jusqu’à donner de nouveaux adultes, et celui du coléoptère Sitaris qui parasite le nid de certaines abeilles, pour étayer la pertinence d’une créativité du vivant distincte de ce qui relève de la science qu’il range dans la catégorie du « mécanistique ».[3]

Au tournant des 19e et 20e siècles la science traverse des révolutions successives, au sens de Thomas Kuhn, qui prennent souvent la forme d’impossibilités, croissance de l’entropie, non transmissibilité des caractères acquis (August Weismann), non additivité des vitesses proches de celle de la lumière. Quant aux dernières réticences devant l’abstraction de la théorie atomique (Pierre Duhem, Louis Le Chatelier) elles sont surmontées grâce aux dénombrements méticuleux de Jean Perrin et Léon Brillouin fournissant le nombre d’Avogadro. La redécouverte en 1900 des travaux de Gregor Mendel, complètement ignorés, donne à la biologie ses premières bases quantitatives, qui se développeront ensuite par l’école anglaise de statistique mathématique avec les premières dynamiques de population (Francis Galton, Ronald Fisher, et Sewal Wright aux États-Unis).

Après la première guerre mondiale, alors que la physique opère une métamorphose engendrant la mécanique quantique qui mobilise des outils mathématiques avancés comme les espaces de Hilbert, les statistiques apparaissent comme une méthode bien adaptée aux sciences humaines et du vivant. C’était déjà l’avis de Condorcet et de Buffon, elles permettent des classifications rigoureuses grâce au concept de corrélation sans que soit mobilisée nécessairement une relation de causalité.[4] Les observations des naturalistes et des physiologistes s’accumulent qui font connaître la prodigieuse richesse des plantes et des animaux ainsi que leurs curieux modes de vie.

Le fossé entre les outils méthodologiques de la physique et ceux de la biologie a certainement contribué à faire voir les inventions créatives de la nature vivante comme une énigme. Comment les fonctions d’onde et les algèbres de Von Neumann pourraient-elles expliquer la fabrication d’un œil ou la construction d’un nid d’oiseau. Si l’on écarte toute intention divine, dans quel jeu le hasard pourrait-il tirer des cartes aussi variées ? Lucien Cuénot après avoir rassemblé une impressionnante collection de cas où l’évolution semble suivre intentionnellement une direction, en vient à chercher quelle serait la consistance philosophique d’un anti-hasard pour corriger le désordre de l’aléatoire.[5] Il voit ce registre du côté de ce qui fait sens pour nous humains :

« il y a une évidente opposition […] d’un côté déterminisme aveugle, sans dessein, et exclusion de finalité : de l’autre déterminisme téléologique orientant vers un but le déterminisme mécanique. D’un côté le hasard, de l’autre l’anti-hasard. […] Nous ne connaissons les espèces végétales, animales et nous-mêmes que par le phénotype, c’est-à-dire par le résultat de la réaction du substratum héréditaire aux actions de milieu, qui peuvent modifier plus ou moins intensément l’expression du génotype ».

Faudrait-il admettre une sorte de hasard truqué ? Du hasard qui voudrait dire quelque chose ? Mais, si cela fait sens, ce ne peut être le pur hasard. Le physicien Charles-Eugène Guye, quant à lui, se lance dans des calculs de probabilité pour montrer combien l’improbabilité du vivant est évidente.[6] A cet égard l’ouvrage d’Erwin Schrödinger What is life ? qui postule la nature cristalline du maintien de la permanence dans l’hérédité apparaît comme une piste prometteuse vers la causalité en biologie.[7]

La découverte de la structure en double brin de l’ADN par Francis Crick, James Watson, Maurice Wilkins et Rosalind Franklin, peu après la seconde guerre mondiale est une rupture épistémologique majeure qui donne au livre de Schrödinger une valeur prémonitoire, fortifie le courant réductionniste, et fait rapidement naître une vulgarisation schématique fondée sur l’informatique. Au demeurant le questionnement sur l’importance du vécu subsiste et Conrad Waddington introduit le concept d’assimilation génétique qui vise à donner un cadre mieux circonscrit à une forme de lamarckisme. Ces idées sont débattues lors d’un célèbre colloque animé par Arthur Koestler et J. R. Smythies, Beyond Reductionism, New perspectives in the Life Sciences (1969), où sont mentionnés les travaux anciens de l’Américain Walter Baldwin (1896). Même si d’après Waddington cette référence est discutable, l’usage répété de cette citation a construit le concept d’effet Baldwin qui désigne aujourd’hui le fait que lors d’un changement d’environnement il se peut que certains individus d’une population présentent des traits qui les avantagent sélectivement même si ces caractères n’étaient pas antérieurement observables.

Peu après le prix Nobel attribué à Jacques Monod, François Jacob et André Wolf (1965), Jacques Monod publie sont très célèbre ouvrage sur lequel nous nous arrêtons un instant. Ainsi que Laurent Loison le montre bien[8], ce livre confirme un tournant dans la vision épistémique de Monod. Partant d’une conception répandue où le microscopique ne pouvait avoir d’effet direct macroscopique que de façon statistique[9], il défend dorénavant un déterminisme moléculaire fondé sur les « complexes stéréospécifiques non covalents » et il dénoue l’opposition avec la thermodynamique statistique en faisant appel à l’interprétation de Léon Brillouin et les notions d’information et de néguentropie. Il range l’ouvrage de Koestler et Smythies dans « les écoles organicistes ou holistes qui telles un phénix renaissent à chaque génération » et se détourne de l’idée d’une « théorie générale des systèmes » de Von Bertalanfy.

Mais la thèse la plus forte de son livre, ainsi que le titre l’indique, réside dans le rôle qu’il fait jouer au hasard dans l’évolution (chap. 7). S’appuyant sur les travaux de Brenner et Crick il énumère différents types d’altérations accidentelles discrètes que peut subir la double fibre d’ADN et énonce ce célèbre postulat :

« Nous disons que ces altérations sont accidentelles, qu’elles ont lieu au hasard. Et, puisqu’elles constituent la seule source possible de modifications du texte génétique, seul dépositaire à son tour des structures héréditaires de l’organisme, il s’ensuit nécessairement que le hasard est la seule source de toute nouveauté, de toute création dans la biosphère. Le hasard pur, le seul hasard, liberté absolue, mais aveugle, à la racine même du prodigieux édifice de l’évolution. » (p.147).

Le livre de Monod est clairement écrit et n’esquive aucune radicalité : « cette notion centrale de la biologie moderne n’est pas aujourd’hui une hypothèse, parmi d’autres possibles ou au moins concevables. Elle est la seule concevable, comme seule compatible avec les faits d’observation et d’expérience » (p.148). Il dépeint l’évolution (chap. 7) comme le résultat de « la roulette de la nature » (p. 159).

Plusieurs auteurs ont rapidement réagi à cette affirmation dont le caractère provocateur pour une part du monde intellectuel, ne constituait pas en soi une validation, et ont pointé sa faiblesse en tant qu’apriori épistémologique, notamment Ernest Schoffeniels et Albert Jacquard qui soulignèrent que l’appel au hasard est une facilité qui peut faire obstacle à la recherche de nouvelles compréhensions.

Il convient de souligner qu’au-delà d’une image vulgarisatrice la notion de « roulette de la nature » a une signification épistémologique fondamentale, je dirais même mathématique. Elle signifie que les mutations non seulement sont soumises à un aléa mais que cet aléa est comme celui de la roulette : ne dépendant d’aucun cadre, d’aucune influence, indépendant au sens stochastique de tout autre hasard, de toute mutation chez un autre individu, hors de tout contexte. Tout au plus accordera-t-on que ce hasard-roulette dépende de l’ADN auquel il est appliqué, l’ADN comme texte abstrait sans repliements, sans états quantiques métastables, sans corrélation avec quoi que ce soit.[10]

Parmi les critiques de Monod, celle du statisticien Georges Matheron (Matheron 1978) est particulièrement intéressante parce qu’elle se situe à la juste place où le problème est épistémologiquement difficile. En tant que statisticien il observe que les acides aminés ne sont pas répartis dans la nature comme s’ils avaient été tirés au hasard. Quand bien même nous considérerions que les phénomènes biologiques sont le résultat du hasard, de ce hasard nous n’avons qu’un seul tirage, une seule trajectoire ; et ce qu’est la nature aujourd’hui – et ce qu’elle fut dans le passé – induit une foule de déterminismes, de sorte que le problème est de partager les sources de hasard s’il y en a, et les causalités multiples et contextuelles. Il n’y a effectivement qu’une seule nature avec un seul parcours, si divers et riche fût-il, et sur une seule planète. La comparaison avec le hasard de la roulette à multiples tirages indépendants est ainsi une pure abstraction. On voit que la question concerne la méthode elle-même des sciences de la nature.

Le cas de René Thom est plus compliqué. Il faut distinguer un pamphlet dirigé contre l’abus des modèles probabilistes dans beaucoup de disciplines (Thom 1980) parce qu’ils sont peu informatifs et difficilement réfutables, et l’application de la théorie des catastrophes à la biologie qui fit l’objet de plusieurs livres (cf. Thom 1972 et Thom 1991) qui, malgré un accueil réservé de certains biologistes, ouvrent une voie très nouvelle et mieux acceptée maintenant pour l’élaboration d’un discours au niveau de l’embryogenèse et du phénotype qui aille plus loin qu’un simple descriptif statistique. La démarche est platonicienne et typiquement celle d’un mathématicien de construire des notions plus abstraites, mais plus simples que ce qui est observé et mesuré.

A la même époque que le livre de Monod paraissait l’article de Kimura et Ohta (1971) qui mettait l’accent sur l’existence de mutations sans effet visible sur le phénotype et soulignait le phénomène de dérive par effacement d’allèles dans les populations restreintes. Dans un de ses nombreux livres Stephan Jay Gould (Gould 1987), narrateur hors pair, se positionne en faveur de la théorie neutraliste de Kimura plutôt que pour l’organicisme de Koestler.

Une autre façon de parler de l’inventivité de la nature est celle de François Jacob qui parle de « bricolage » ou d’Antoine Danchin (Danchin 1991) qui emploie le terme d’opportunisme et prend l’exemple de l’œil chez divers animaux où les tissus employés pour les corps transparents sont des protéines différentes trouvées à l’occasion, issues d’autres usages.

Mentionnons également le mathématicien et linguiste Marcel Schützenberger (Schützenberger 1992) collaborateur de Noam Chomsky qui discute la « convergence » du processus de sélection naturelle comme forme d’algorithme du recuit simulé (simulated annealing).

 

  1. La dialectique de Jean-Claude Milner

Il n’est pas étonnant que la dualité soulignée par Cuénot et bien d’autres entre phénotype et génotype ait intéressé des linguistes car le langage est typiquement le jeu d’un formel susceptible d’interprétation : le signifiant et le signifié.

A cet égard, dans un article fort intéressant, « Hasard et langage », le linguiste Jean-Claude Milner (Milner 1991) pointe ce qu’on peut appeler une dialectique de l’approche scientifique du langage. Dans un premier temps la connaissance se place sous le règne du hasard, c’est ce que Ferdinand de Saussure appelle l’arbitraire du signe. Et Milner de faire remarquer que le mot hasard lui-même, venu de l’arabe où il désigne un jeu de dés, pourrait être différent, ce qui donne un sens fondateur au célèbre poème de Mallarmé « Un coup de dé jamais n’abolira le hasard ». Il ajoute :

Mais, ce premier temps, on ne peut rien en faire. A partir du moment où l’on a dit que les configurations linguistiques sont totalement aléatoires, donc qu’elles pourraient être entièrement autres que ce qu’elles sont, le problème de la science du langage n’est pas d’expliquer comment elles pourraient être autres, mais comment elles sont. Le second temps consiste donc à recouvrir, à oblitérer le premier […] il reste à montrer que tel ou tel caractère s’explique en liaison avec tel autre. Cette mise en relation prendra, dans le meilleur des cas, la forme d’une déduction.

La posture radicale de Monod s’apparente au premier temps, dont on ne peut rien faire, d’où les reproches d’Albert Jacquard[11] et d’autres qui réclament une autre approche pour la biologie. N’oublions pas que ce hasard-roulette est sensé gouverner le choix des fonctions et des formes qui, lors de l’évolution, viendront se mettre en relation avec celles des phénotypes existants.

Ouvrons ici une parenthèse pour évoquer une situation se rapportant à notre question, et qui est plus qu’une anecdote.

Elle concerne Ferdinand de Saussure, le célèbre philologue, qui durant les mêmes années où il enseignait à Paris son magistral Cours de linguistique générale, se livrait à des recherches sur la poésie antique dont le fil conducteur et la motivation étaient qu’il devinait des noms de dieux par la musique des vers sans que ces noms soient explicitement écrits. Pourquoi n’a-t-il pas publié ces travaux, très approfondis, dont il a couvert plusieurs dizaines de cahiers conservés à la bibliothèque de Genève ? Parce que ce grand savant a craint qu’on dise que ses trouvailles étaient dues au hasard. On mesure, par ce cas, la pression idéologique que peut exercer la notion de hasard.[12]

Récemment cette problématique des influences mutuelles du génome, de l’épigenèse et du développement ont pris une place considérable dans les recherches et les publications et on doit mentionner les synthèses remarquables de Mary Jane West-Eberhard (2003) et de David Pfennig et al. (2021).

 

  1. Les synthèses de Mary Jane West-Eberhard et de David Pfennig et al.

L’ouvrage de Mary Jane West-Eberhard est une somme de 800 pages d’une richesse impressionnante tant par l’analyse de la littérature scientifique que par les idées et les éclairages personnels qu’elle donne sur les questions délicates. C’est passionnant et ce livre a, sans conteste, largement contribué à réorienter les motivations des chercheurs sur les questions liées à la plasticité du développement.

Une notion clé qu’elle avance est celle d’accommodation génétique, qui élargit celle d’assimilation génétique introduite par Waddington. Elle la définit de la façon suivante :

L’accommodation génétique améliore un nouveau phénotype d’au moins trois manières différentes : (a) en ajustant la régulation, pour changer la fréquence d’expression du trait ou les conditions dans lesquelles il est exprimé ; (b} en ajustant la forme du trait, en améliorant son intégration et son efficacité ; et (c) en réduisant les effets secondaires désavantageux. L’accommodation génétique se produit qu’un nouveau trait soit induit par mutation ou par l’environnement, car elle dépend de la variation génétique à de nombreux loci apportés sous un nouveau régime sélectif par le changement phénotypique induit.

Notons que cette définition n’est pas complètement explicite en ce qui concerne le procédé qui va réaliser cette accommodation. En effet si le nouveau trait, supposé avantageux, est dû à la plasticité du développement et n’est pas inscrit génétiquement au départ, on comprend que le génome de cet individu va se répandre dans la population si son porteur est prolifique. Mais comment ce génome, une fois plus répandu, va-t-il «savoir» quelle mutation il faut faire pour fixer le trait ? Les mutations qui vont se produire chez les individus issus du nouveau génome ont toute chance de ne pas trouver quelle modification du génome il faut faire pour obtenir le trait. Car que le trait vécu soit enregistré ou pas sur le génome cela ne se voit pas sur le développement donc cela n’est pas soumis à sélection.

Ajoutons que — en restant dans l’hypothèse de hasard-roulette — les mutations sur une descendance d’un individu ne vont pas partout. Dans l’hypothèse de hasard-roulette à la Monod, les mutations induisent tous les changements. Cela veut dire qu’elles sont à l’origine de toutes les modifications héréditaires du phénotype. Mais cela n’est pas contradictoire avec le fait que si on se donne un changement fixé à l’avance les mutations successives peuvent passer à côté sans jamais l’atteindre. Ce phénomène très important peut se comprendre par similarité avec le fait qu’une promenade aléatoire en dimension 3 et au-delà s’en va à l’infini sans avoir eu le temps de visiter toutes les éventualités (cf. Kesten 1978) en tenant compte de ce qu’un phénotype, si simple soit-il, évolue toujours dans un espace d’état de grande dimension.

Le texte de Mary Jane West-Eberhard (p148 et seq.) qui explique l’accommodation génétique décrit un phénomène et donne des exemples où le génome change en prenant en compte un trait avantageux découvert par plasticité du développement. Mais ce texte n’explique pas comment cette inscription dans le génome se fait dans le cas hasard-roulette, de sorte que cette rédaction peut être comprise comme une critique de l’hypothèse hasard-roulette, plutôt que comme une confirmation de cette hypothèse, selon les avancées futures des connaissances. C’est habile, ou plutôt disons prudent. Cela laisse entendre qu’elle ne souscrit pas aveuglément à l’hypothèse de Monod et qu’elle considère que les explications détaillées viendront des recherches et pourraient varier suivant diverses circonstances expérimentales (elle cite le changement d’allèles à une pluralité de loci, etc.).

L’ouvrage collectif coordonné par David Pfennig reprend cette problématique une vingtaine d’années plus tard. Il est d’une rigueur toute britannique. On a l’impression de lire Bertrand Russell. En particulier la contribution de Pfennig lui-même est d’une limpidité exemplaire.

A la 4e de ses «questions clés» sur la plasticité phénotypique David Pfennig montre que selon la «synthèse moderne», qui réconciliait la théorie de Darwin et la génétique mendélienne, la plasticité ne pouvait affecter l’évolution puisque celle-ci requiert un changement héréditaire. Mais il apporte deux correctifs à cet argument : d’abord que la plasticité peut avoir un impact sur l’évolution même si la réponse plastique spécifique n’est pas elle-même héritée, ensuite que, en fait, certaines réponses plastiques sont transmises héréditairement. Et il dégage trois cas où la plasticité facilite l’évolution :

Premièrement, la plasticité peut faciliter l’évolution indirectement en favorisant la persistance de la population dans des environnements nouveaux, permettant ainsi aux populations de rester viables jusqu’à ce que l’évolution adaptative puisse se produire (l’hypothèse de « l’achat de temps »). Deuxièmement, la plasticité peut faciliter l’évolution directement en exposant à la sélection des variations génétiques auparavant inexprimées, ce qui alimente l’évolution adaptative (hypothèse de l' »évolution induite par la plasticité »). Enfin, la plasticité peut faciliter l’évolution directement en formant la base d’un système d’héritage alternatif sur lequel l’évolution adaptative peut se déployer (hypothèse de l' »évolution non génétique »).

Il illustre ces situations par des cas détaillés. Je renvoie pour cela au livre où également les travaux de ses collègues sont riches de connaissances factuelles et d’observations qui précisent des comportements où se joue une influence du développement vers l’hérédité. C’est la question cruciale du «vécu d’abord» (development first).

N’importe quelle situation particulière peut souvent être lue comme «une mutation au hasard d’abord», (cf. la crainte de Saussure), mais cette facilité devient de plus en plus artificielle car les cas s’accumulent et certaines expériences apportent des confirmations. Le cas des Daphnies, ces petits crustacés d’eau douce, est assez spectaculaire. En présence de certains prédateurs dans leur eau ils prennent un aspect différent avec une sorte de casque et ce trait s’avère transmissible héréditairement s’ils sont dans une eau changée sans prédateurs. Parmi les « trouvailles » célèbres de la nature citons : la moule perlière des rivières qui parvient à ne pas disparaître entrainée par le courant parce que les germes qu’elle disperse dans l’eau s’accrochent aux branchies des truites ou des saumons qui les font remonter en amont où elles éclosent; également le fait que le phacochère qui se met à genou pour fouiller a transmis à ses rejetons une callosité aux genoux qui apparaît sur les embryons avant même leur naissance; les «chaines de vacances» du Bernard l’Hermite qui quitte sa coquille pour une plus grande libérant l’ancienne qui peut ainsi accueillir un autre Bernard l’Hermite et ainsi de suite en chaîne; Cuénot mentionne aussi certains animaux inoculateurs dont le dard au lieu de présenter un trou à l’extrémité possède un orifice sur le côté permettant à la pointe de pénétrer plus aisément. Il y a des conduites de détour, des formes d’opportunisme dont un exemple est que les substances transparentes de l’œil, cet ustensile fondamental, sont souvent faites de protéines spécifiques qui existaient pour des animaux différents pour d’autres fonctions.

On peut interpréter, sinon tous, du moins plusieurs de ces exemples, en suggérant que, par un processus dont on n’a pas le détail et peut-être de plusieurs façons, le développement dessiné par un vécu dans la plasticité phénotypique intervient sous la forme d’un biais favorisant, au moins légèrement, les mutations qui modifient peu ce même développement.

Contrairement à ce qui se passe dans l’hypothèse hasard-roulette où rien, sinon un hasard nouveau étranger à la scène, ne peut jouer sur les mutations, on voit bien qu’une simple influence corrélative entre l’épigenèse et le génome aurait un effet déterminant sur l’adaptation et le gradualisme car elle soumettrait les mutations appuyant le vécu à une sélectivité favorable.

Un tel principe suivrait l’influence imaginée par Raymond Hovasse il y a une cinquantaine d’années (Hovasse 1972, p1679) :

Le fait qu’un organisme donné peut réagir à une action du milieu par une somation, implique, dans son cytoplasma, indépendamment de ses gènes, la possibilité d’un mécanisme réalisateur, déviation d’un mécanisme génique, ou peut-être plasmagénique. Ce mécanisme une fois réalisé ne peut-il être déclenché à nouveau plus facilement ensuite par un phénomène génique ? La somation amorcerait, en quelque sorte, la mutation.

Il y a dans les publications récentes des investigations qui montrent a minima que l’épigenèse peut à la fois être influencée par le vécu et influencer le génome par une qualification du type de hasard qui y intervient : biais, corrélation, mémoire, etc.

Toutes ces recherches montrent que nous sommes maintenant clairement dans la deuxième phase de la dialectique de Milner.      

             

  1. Les deux préceptes de Jacques Monod

Pour comprendre les aspects éthiques, il faut nous replacer dans cette situation historique extraordinaire où les découvertes sur l’ADN semblent apporter enfin une réponse à la grande question de la vie sur laquelle les religions avaient construit des sentiments et des croyances, et où s’ouvre une nouvelle activité scientifique, la biologie moléculaire, prometteuse d’aborder vraiment concrètement les mécanismes du vivant. Tout un programme. Il faut repenser les idées vagues de Darwin dans une nouvelle réalité opérationnelle pour l’agriculture, l’élevage et la médecine. Les interprétations façonnées par la culture, l’empathie avec les êtres vivants que nous sommes aussi, la ressemblance entre nos nourrissons et des petits animaux, toute cette intuition qui constituait ce qui s’appelait la vie, la nôtre, et notre mort également, et se trouvait au cœur des plus hautes philosophies, tout cela reste mais change de rôle, cela devient les sources du questionnement biologique, non plus les bases de la vérité mais le décor où se joue la pièce scientifique. C’est en cet instant historique unique que Jacques Monod prend la parole, légitimé par sa connaissance reconnue des techniques concernées et qu’il pose des mots sur l’aventure et les éventuels devant lesquels se trouve l’humanité.

Son discours a deux piliers : 1°) le hasard règne en maitre, et 2°) la conscience du scientifique peut tenir lieu d’éthique pour l’avenir.

Mais contrairement à ce qu’il a supposé, l’évolution ne fonctionne pas avec des mutations purement au hasard, indépendantes entre elles et indépendantes du contexte comme tirées à la roulette. C’est au contraire un vaste sujet d’étude de comprendre les influences, les biais induits, leur degré de causalité ou seulement de corrélation entre les changements du génome et ceux de la matrice épigénétique et du développement. Monod cherchant un discours percutant contre toute forme de spiritualisme a saisi le hasard comme arme absolue et, ce faisant, a ouvert en grand l’autorisation morale de faire n’importe quoi. En proclamant une explication facile et caricaturale de la nature, il a rendu sa préservation plus difficile et donné un slogan tout trouvé aux manipulateurs moléculaires sans scrupule éthique.

Le dernier chapitre de son traité intitulé « Le royaume et les ténèbres » constitue, en vingt pages, un véritable manifeste d’une éthique tirée de la « conception moderne de la science ». Pour répondre à l’angoisse de l’Homme devant sa destinée, il s’agit de garder un « discours authentique » qui consiste à relier la vérité scientifique et les valeurs mais en les gardant distinctes sans les confondre. C’est une discipline que s’impose l’homme de science pour l’authenticité de tout discours ou action. « L’éthique de la connaissance, créatrice du monde moderne, est la seule compatible avec lui, la seule capable, une fois comprise et acceptée, de guider son évolution« .

Mais cette foi en l’homme de science est-elle fondée ? Si dieu n’existe pas, l’homme de science prudent et désintéressé est une plus grande fiction encore. Pensons à la naissance en 2018, en catimini, des fillettes génétiquement modifiées par l’équipe chinoise de He Jiankui [13], pensons aux nombreux laboratoires privés qui font commerce d’informations tirées de bases de données de génomes humains pour aider à la sélection d’embryons au niveau du blastomère, n’omettons pas la Darpa qui finance de la biologie de synthèse, sans parler des pays où l’information est contrôlée et qui mènent nombres d’essais tenus secrets. Cette science immaculée conception n’existe pas. Le laisser croire, revient à absoudre à l’avance tous les dérapages.

Monod se faisait une idée assez schématique du social, et cela l’a trompé sur l’avenir de sa propre discipline. Il écrivit en effet : « Sans doute pourra-t-on pallier certaines tares génétiques, mais seulement pour l’individu frappé, non dans sa descendance. Non seulement la génétique moléculaire moderne ne nous propose aucun moyen d’agir sur le patrimoine héréditaire pour l’enrichir de traits nouveaux, pour créer un « surhomme » génétique, mais elle révèle la vanité d’un tel espoir : l’échelle microscopique du génome interdit pour l’instant et sans doute à jamais de telles manipulations ». Cependant, avec les modifications du génome humain, les limites dont il parle sont déjà dépassées et les recommandations éthiques faites lors de la conférence d’Asilomar de 1975 ne sont plus adaptées.

 

  1. Conclusion

Dans le monde entier des chercheurs sont préoccupés de comprendre les passages, nombreux mais circonstanciés, que la nature nous montre entre le vécu des êtres vivants et leur l’ADN. Il n’y a pas que le cas étonnant des Daphnies, en Californie c’est à propos des lézards, etc. En France un groupement de recherche (GDR) a été créé sous l’égide du CNRS comprenant 37 laboratoires sur le thème de la plasticité phénotypique.[14] C’est un courant de recherche immense, j’ajoute aux mentions précédentes les travaux de Jonathan B. Losos, Kevin J. Parsons, Ammon Cori, et Blair W. Perry. On a commencé à comprendre qu’il y a comme une continuité entre la permanence de la matrice épigénétique et celle du génome, ainsi qu’une relation progressive entre les changements de l’une et de l’autre. Dans quelle mesure, à quelle échelle ? Work in progress

Néanmoins les instances institutionnelles de sagesse collective sont tardives à se mettre en place. Dernièrement la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) n’a pas classé parmi les OGM réglementés les produits de mutagenèse aléatoire in vitro qui pourtant modifient le cadre cellulaire de l’ADN (Arrêt du 7 février 2023).

Résumons : Jacques Monod a construit une doctrine qui valide le message aux scientifiques : « vous pouvez tout essayer » ; et dont la morale pour le monde entier est : « faites confiance aux scientifiques ».

Là se trouve l’origine principale du blanc-seing déontologique qui s’est répandu en biologie. Celle-ci doit maintenant se dégager de ces visions radicales et imprudentes.

 

Références

  1. M. Baldwin, 1896. « A new factor in evolution » American Naturalist 30, 441–451.
  2. Bergson L’évolution créatrice, Alcan 1907.
  3. Bouleau Ce que Nature sait, Presses Universitaires de France, 2021.
  4. Bouleau La biologie contre l’écologie ? Le nouvel empirisme de synthèse, Spartacus-idh 2022.
  5. Bouleau, D. Bourg, Science et prudence, Du réductionnisme et autres erreurs par gros temps écologique, Presses Universitaires de France 2022.
  6. Cori et al.  » The Genetic Basis of Adaptation following Plastic Changes in Coloration in a Novel Environment », Current Biology 28, 2970–2977, 2018.
  7. Cuénot Invention et finalité en biologie, Flammarion 1941.
  8. Cuénot « L’anti-hasard« , Revue scientifique, n°3235, 1944 (paru en mars. 1946), p.339.
  9. Danchin « Hasard et biologie moléculaire » in E. Noël Le hasard aujourd’hui Seuil 1991.

Ch. Darwin L’Origine des espèces, (1876), Garnier-Flammarion, 1992.

  1. Gayon, Th. Pradeu, Philosophie de la biologie, Explication biologique, hérédité, développement, Vrin 2021.

St. J. Gould « Un hérisson dans la tempête » (1987) Grasset 1994.

Ch. E. Guye, L’évolution physico-chimique, Rouge et Cie 1941.

  1. Hovasse Adaptation et évolution, Hermann 1950.
  2. Hovasse « La réalité de l’évolution organique », in Biologie Gallimard 1972, pp1547-1696.
  3. Jaccard « Hasard et génétique des populations » in E. Noël Le hasard aujourd’hui Seuil 1991.
  4. Jolivet « Le principe de Baldwin ou l’effet Baldwin en biologie, Une bonne explication ou une échappatoire des darwinistes ? » L’Entomologiste, t. 63, 2007, n° 6 : 315-324.
  5. Kesten «Erickson’s conjecture on the rate of escape of ad-dimensional random walk»,Trans. of the American Math. Soc. Vol.240, (1978) 65-113.
  6. Kimura, T. Ohta, « Protein polymorphism as a phase of molecular evolution », Nature 229, 467-469, (1971).
  7. Kimura « The neutral theory of molecular evolution: A review of recent evidence » Japan. J. Genet.66 (1991), 367-386.
  8. Koestler, J. R. Smythies, Beyond reductionism, New perspectives in the life sciences, Hutchinson 1969.
  9. Le Chatelier Leçons sur le carbone, la combustion, les lois chimiques, Dunod/Hermann, 1908.
  10. A. Levis, D. W. Pfennig, « Evaluating ‘Plasticity-First’ Evolution in Nature: Key Criteria and Empirical Approaches » Trends in Ecology & Evolution, July 2016, Vol. 31, No. 7
  11. Loison “Why did Jacques Monod make the choice of mechanistic determinism?” Comptes Rendus Biologies, Elsevier Vol.338, 6, (2015), 391-397.
  12. B. Losos Destinées improbables : Le hasard, la nécessité et l’avenir de l’évolution, (Riverhead Books 2017) La découverte 2021.
  13. Matheron, Estimer et choisir, Ecole des Mines 1978; Estimating and Choosing, Springer 1989.
  14. Mayr « Cause and effect in biology » Science 134, (1961), 1501-1506.

J.-Cl. Milner « hasard et langage » in E. Noël Le hasard aujourd’hui, Seuil 1991.

  1. Monod Le hasard et la nécessité, Seuil 1970.
  2. J. Parsons et al. « Does phenotypic plasticity initiate developmental bias? » Evolution & Development. Wiley 2020; 22: 56–70.
  3. Perrin Les atomes, Alcan 1913.
  4. W. Perry et al. « Evolution: Plasticity versus Selection, or Plasticity and Selection? » Current Biology 28, R1096–R1119, 2018.
  5. W. Pfennig, « Evolution and the flexible organism, Do environmentally induced changes to individuals affect natural selection, and if so, how? Amer. Scientist 110, 94-101, (2022).
  6. W. Pfennig, ed., Phenotypic Plasticity and Evolution: Causes, Consequences, Controversies. CRC Press. (2021).
  7. Prigogine Physique, temps, devenir, Masson 1980
  8. Schoffeniels L’anti-hasard, Gauthier-Villars 1973.
  9. Schrödinger What is Life ? The Physical Aspect of the Living Cell, 1944.
  10. Schützenberger, « Le hasard peut-il produire la complexité du vivant ? », in L’Homme face à la science, Critérion, 1992.
  11. Thom Stabilité structurelle et morphogenèse, Benjamin 1972.
  12. Thom « Halte au hasard, silence au bruit », Le Débat, Gallimard, 31, (1980), 119-132.
  13. Thom Prédire n’est pas expliquer, Eshel 1991.
  14. H. Waddington « The theory of evolution today », in Koestler-Smythies Beyond reductionism Hutchinson 1969.
  15. Weismann Essais sur l’hérédité et la sélection naturelle, Reinwald, 1892.
  16. J. West-Eberhard Developmental Plasticity and Evolution, Oxford Univ. Press 2003.

[1] Charles Darwin 1876.

[2] Cf. Henry Le Chatelier 1908.

[3] Henri Bergson 1907.

[4] La biologie devrait-elle se limiter à un rôle descriptif ? La question de la place de la causalité pour les sciences du vivant est permanente (Ernst Mayr 1961, Jean Gayon et Thomas Pradeu 2021).

[5] Lucien Cuénot 1941 et 1944.

[6] Charles-Eugène Guye 1941, p213 et seq.

[7] Erwin Schrödinger 1944.

[8] Laurent Loison 2016.

[9] Ce point de vue est bien exprimé par Ch. E. Guye : « Si donc l’on admet l’hypothèse selon laquelle l’origine de la vie coïnciderait avec l’apparition, dans la constitution moléculaire, d’une fluctuation dissymétrique d’espèce relativement très rare, on conçoit d’emblée pourquoi nous avons toujours été jusqu’ici dans l’impossibilité de faire sortir la vie autrement que de la vie elle-même. Cela résulte immédiatement du fait que nous ne sommes pas le démon de Maxwell et que nous sommes impuissants à agir sur les fluctuations individuelles par le moyen grossier de nos manipulations physico-chimiques (statistiques) que seules nous sommes capables d’effectuer. »

[10] On comprend mieux au dernier chapitre de son livre pourquoi Monod adopte cette position. Elle semble d’ailleurs contredire le rôle qu’il fait jouer, en s’appuyant sur ses propres travaux, aux « complexes stéréospécifiques non covalents », notion qui dépasse « l’hypothèse d’Anfinsen » que l’action des protéines n’interviendrait que par leurs séquences d’acides aminés.   

[11] « Je crois que Jacques Monod nous a rendu un très mauvais service, en donnant l’impression, à la suite de Démocrite, qu’il y avait soit le hasard, soit la nécessité, et que tout dépendait d’eux. Ce service est d’autant plus mauvais qu’il a donné l’image d’un hasard tel un petit dieu grec. » (Jacquard 1991).

[12] Ces recherches ont été publiées et commentées par J. Starobinsky, Les mots sous les mots, Gallimard 1971.

[13] Il s’agit de trois fillettes sur lesquelles on a d’ailleurs peu d’information (cf. H. Morin Le Monde 19 avril 2022).

[14] https://plasticite-phenotypique.cnrs.fr/




Le progrès écologique selon John Baird Callicott

Par Jean-Baptiste Vuillerod*

 

Résumé :

Cet article cherche à discuter la notion de progrès écologique à partir de l’œuvre de John Baird Callicott. Après un bref rappel de l’éthique de la terre développée par Callicott, le texte montre que son éthique environnementale repose sur des fondements scientifiques et accorde un rôle déterminant aux innovations technologiques. Le progrès écologique peut alors être compris comme une articulation du progrès moral, du progrès scientifique et du progrès technologique dans nos rapports à la nature. La dernière partie de l’article discute de manière critique l’articulation que Callicott propose de ces trois progrès. Tout en estimant fondée la tentative de Callicott de penser une forme de progrès écologique, nous montrons que le rôle prépondérant qu’il accorde à la science et à la technologie pose des difficultés à l’intérieur de cette tentative.

 

Abstract:

This paper aims to discuss the notion of ecological progress from John Baird Callicott’s work. After a brief resume of Callicott’s land ethic, the text explains that his environmental ethic is based on scientific foundations and technological innovations. The ecological progress can be understood as the articulation of moral progress, scientific progress, and technological progress in our relationship towards nature. The last part of the article is a critique of Callicott’s articulation of these three kinds of progress. If the idea of ecological progress seems well-founded, the importance of science and technology in Callicott’s attempt is problematic.

 

Mots-clés : Progrès, révolution, éthique, science, technologie

Keywords: Progress, Revolution, Ethics, Science, Technology

 

Plan de l’article :

1/ Une éthique fondée sur la science

1.1/ Bref rappel de l’éthique de la terre

1.2./ La science au fondement de l’éthique

2/ Une philosophie du progrès

2.1/ Révolution scientifique et révolution morale

2.2/ Le progrès technologique

3/ Penser le progrès écologique avec et contre Callicott

3.1/ Remarques critiques

3.2/ Quelles voies pour le progrès écologique ?

 

 

La notion de progrès n’est pas facilement mobilisable dans les réflexions écologiques contemporaines. La rhétorique du progrès est certes employée par nombre de décideurs politiques et de leaders de l’économie mondialisée – qu’on pense par exemple à des figures comme Elon Musk (Tola, 2021) –, et on la retrouve dans les politiques publiques de financement des énergies « vertes » ou de promotion de la voiture électrique. Cependant, dans ses formes les plus extrêmes et fantaisistes, la foi inébranlable dans le progrès technique et scientifique suscite à juste titre la méfiance et la circonspection – depuis les projets de terraformation qui prétendent pouvoir nous expatrier sur d’autres planètes, jusqu’aux projets d’artificialisation complète de nos environnements par le « géo-constructivisme » (Neyrat, 2016) et aux projets de géo-ingénie qui nous transforment en « apprentis sorciers du climat » (Hamilton, 2013) en misant sur la captation du CO2 ou sur l’envoi massif de souffre dans l’atmosphère.

            Contre toute croyance aveugle dans le progrès technique et scientifique, il semble nécessaire de faire entendre une autre voix pour adopter à son égard une réflexivité environnementale critique. D’un point de vue historique, il est ainsi utile de rappeler que cette croyance tire son origine des débuts de l’ère industrielle, au début du xixe siècle, lorsque « le progrès tient alors à la fois de loi de l’histoire et de religion nouvelle » (Fureix et Jarrige, 2020 : 23). Raconter la longue histoire des « technocritiques » (Jarrige, 2016) et montrer que, dès le xixe siècle, le progrès n’a pu s’imposer qu’en triomphant des résistances qu’il suscitait dans les populations et en produisant une série de « désinhibitions » (Fressoz, 2020 : 19), constitue un geste nécessaire pour prendre une certaine distance vis-à-vis d’une croyance parfois presque irrationnelle envers le prométhéisme du progrès que nous héritons de « l’âge productiviste » (Audier, 2019).

Dans les débats plus actuels, on s’interroge à juste titre pour savoir si les défenseurs du « bon Anthropocène », qui voient dans la crise écologique une opportunité dont l’humanité peut sortir grandie, ne réinvestissent pas une forme de « théodicée » de l’histoire dans laquelle l’humain prend la place de Dieu grâce au progrès technologique (Hamilton, 2016). Il est également légitime de questionner le caractère peu démocratique et technocratique des projets de géo-ingénierie, qui risquent de livrer la gestion du monde à « un géogouvernement des savants » (Bonneuil et Fressoz, 2016 : 98). D’un point de vue davantage épistémologique, on peut aussi se demander si l’idée de progrès qui fait son retour avec les grands récits de l’Anthropocène ne charrie pas avec elle une conception particulièrement réductrice et homogène du temps historique, qui serait uniquement orienté vers l’avenir et qui nous empêcherait de percevoir la pluralité des temporalités de la nature dans l’épaisseur du présent (Haraway, 2020 ; Bensaude-Vincent 2021).

            Les raisons qui nous conduisent à être suspicieux envers la rhétorique du progrès ne manquent pas. S’agit-il pour autant d’abandonner purement et simplement le concept ? Faut-il en conclure à une antinomie irréductible entre les termes d’écologie et de progrès ? L’objectif de notre article est de contribuer au dépassement de cette antinomie et de poser quelques jalons en vue de l’élaboration d’un concept de progrès écologique. Pour ce faire, nous nous proposons de discuter de manière critique l’un des rares philosophes de l’environnement à revendiquer son attachement à la notion de progrès : il s’agit de John Baird Callicott[1]. Nous prendrons ainsi la philosophie de Callicott comme fil directeur pour réfléchir à la possibilité de penser quelque chose comme un progrès écologique, lequel renverrait chez lui à une amélioration des relations morales, scientifiques et techniques que nos sociétés entretiennent avec les êtres naturels. Mais nous la prendrons aussi comme un symptôme de la difficulté qu’il y a à penser un tel progrès. Nous verrons en effet que si la défense que Callicott propose d’un progrès souhaitable d’un point de vue écologique cherche bien à rompre avec l’ancienne conception prométhéenne du progrès, sa tentative peine à aboutir et se heurte à des limites. C’est depuis la discussion même de ces limites que nous tenterons d’indiquer quelques pistes pour renforcer l’idée selon laquelle parler de progrès écologique n’est pas aussi contradictoire qu’on pourrait le penser.

            Pour ce faire, nous commencerons par rappeler les grandes lignes de l’éthique environnementale de Callicott et ses fondements scientifiques, puis nous exposerons sa théorie du progrès moral, scientifique et technologique. Dans un dernier moment, nous émettrons quelques remarques critiques concernant le progrès écologique tel qu’il est développé par Callicott, en insistant en particulier sur la dimension problématique du progrès technologique qu’il propose. Ce sera l’occasion d’émettre une compréhension alternative du progrès écologique qui s’inscrit dans le prolongement de la conception callicottienne tout en prenant des distances avec certains de ses présupposés.

 

  1. Une éthique fondée sur la science
  • Bref rappel de l’éthique de la terre

            Le point de départ de l’éthique environnementale de Callicott est le constat d’un biais anthropocentriste dans les philosophies morales traditionnelles, aussi bien du côté de la morale utilitariste (Mill, Bentham) que du côté de la morale déontologique (Kant) (Callicott, 2021 : 24). La philosophie morale traditionnelle a principalement réfléchi à ce qui est utile aux êtres humains, ou bien aux devoirs qu’entretiennent les êtres humains les uns envers les autres. Ce biais anthropocentriste se retrouverait même dans les éthiques animales qui étendent le point de vue humain aux animaux à partir de l’expérience de la souffrance (Peter Singer) ou bien de l’extension du concept de droit (Tom Regan). D’après Callicott, dans un contexte de crise écologique à l’échelle mondiale, la prise en compte des non-humains dans la réflexion éthique exige pourtant un geste plus radical et un décentrement complet de cette perspective trop centrée sur l’humain. L’enjeu d’un tel décentrement est non seulement d’étendre la question éthique au-delà des seuls animaux qui nous ressemblent le plus, mais aussi de poser la question de la morale au niveau des écosystèmes et non plus des individus pris isolément.

Selon Callicott, c’est uniquement en nous détournant du seul point de vue de la communauté interhumaine et en adoptant le point de vue de « la terre comme une communauté biotique » (ibid. : 64) qu’une éthique environnementale peut voir le jour. Seul le cadre de la communauté non spécifiquement humaine peut « faire passer Homo sapiens du rôle de conquérant de la communauté-terre à celui de membre et citoyen parmi d’autres de cette communauté » (ibid. : 67). La pierre de touche de l’éthique callicottienne réside ainsi dans l’idée selon laquelle « l’homme n’est pas un être à part, qui habite un “environnement” qui lui serait extérieur et étranger. Il fait partie intégrante des écosystèmes qu’il habite » (Maris 2016 : 178). L’idéal moderne de l’être humain comme maître et possesseur de la nature – dont le motif a d’ailleurs certaines préfigurations dans la philosophie grecque et dans les religions juives et chrétiennes, ces « deux sources du patrimoine intellectuel de l’Occident » (Callicott, 2021 : 269) – ne peut être remis en cause que par la transformation complète de la perspective à partir de laquelle se pose la question éthique : la communauté des terrestres et non plus la communauté des humains.

C’est tout le mérite d’Aldo Leopold et de son ouvrage Almanach d’un comté des sables que d’avoir opéré ce changement de perspective. Une grande part de l’éthique de la terre de Callicott consiste par conséquent en une explicitation philosophique et en une formalisation rigoureuse des intuitions fortes d’Aldo Leopold. Le propre de l’éthique leopoldienne est d’être holiste et écocentrée, par différence avec les éthiques environnementales individualistes et biocentrées, comme l’est par exemple celle de Paul Taylor qui accorde une valeur inhérente à chaque être vivant en étendant les principes de la philosophie morale de Kant aux non-humains (Taylor, 2007 : 111-152). Callicott reproche à Taylor de ne pas expliquer cette mystérieuse valeur inhérente propre à chaque vivant et d’hésiter lorsqu’il s’agit de savoir s’il faut réserver la capacité d’évaluation de cette valeur aux seuls êtres humains (Callicott, 2021 : 146-151). Aux éthiques biocentrées, il préfère l’holisme écocentré de Leopold qui prend pour centre de référence la communauté biotique en elle-même, au sein de laquelle l’être humain doit avoir « le respect des autres membres, et aussi le respect de la communauté en tant que telle » (ibid. : 67). Cette insistance sur le respect de la « communauté en tant que telle » distingue Callicott d’autres formes d’holisme environnemental, en particulier celui de Holmes Rolston III que l’on peut qualifier de « holisme faible » parce qu’il insiste sur le rapport essentiel de l’individu à son contexte mais continue de n’accorder une valeur qu’aux individus (Larrère, 1997 : 72-77). À l’inverse, l’« holisme fort » ou l’« hyperholisme » de Callicott tente de penser l’éthique environnementale depuis le point de vue de la communauté elle-même, à la manière dont Leopold nous invitait à « penser comme une montagne ».

Cela le conduit à adopter une ontologie relationnelle. Callicott défend en effet une « doctrine des relations internes » dont « l’idée de base est que l’essence d’une chose est déterminée de façon exhaustive par ses relations et qu’elle ne peut être déterminée en dehors de ses relations avec d’autres choses » (Callicott, 2021 : 111). L’insistance sur la communauté biotique vise ainsi à nous faire prendre conscience que les êtres de la nature n’existent pas indépendamment des relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres et qui forment un écosystème comme tissu de relations entremêlées. Cette prise de conscience est décisive dans la remise en cause de l’anthropocentrisme et dans la possibilité de réinscrire l’être humain dans la communauté terrestre à laquelle il appartient comme toutes les autres espèces. Reprenant la formule à Paul Shepard et à Alan Watts, Callicott affirme ainsi que « le monde est ton corps » (ibid. : 114), au sens où l’ontologie relationnelle qu’il défend nous amène à relativiser la séparation entre le milieu interne de l’organisme et le milieu externe, et à comprendre que « le monde est en fait le prolongement de son propre corps » (ibid. : 115).

Ce sont les conséquences morales de cette idée qui fondent l’éthique environnementale de Callicott, puisque le monde naturel n’est dès lors plus conçu comme un objet qu’il nous serait possible d’accaparer, d’exploiter, de détruire, mais il est vu comme ce dont nous dépendons pour vivre, ce qui est finalement indissociable de nous-mêmes et ce que nous devons respecter en dehors même de toute fin utilitaire. Se référant à sa propre expérience, Callicott écrit : « Tandis que je regardais ces eaux brunâtres saturées de boue absorbant les déjections industrielles et municipales de Memphis […], je me mis à éprouver une douleur physique tangible. […] Mes petits intérêts personnels n’étaient pas en cause, et pourtant, quelque part, j’étais personnellement blessé. » (ibid. : 118) On comprend par là en quel sens, chez Leopold comme chez Callicott, « on a des devoirs parce que (et pour autant que) l’on appartient à une communauté » (Larrère, 1997 : 79), en l’occurrence la communauté biotique. Nos obligations éthiques envers la nature s’enracinent dans le sentiment d’être relié de manière essentielle aux êtres membres de la communauté des terrestres, à la totalité relationnelle des êtres de la nature. De même que l’appartenance à la communauté humaine, dans les éthiques traditionnelles, fondait des obligations interhumaines, de même l’appartenance à la communauté biotique, dans l’éthique environnementale de Callicott, fonde des obligations envers la nature.

  • La science au fondement de l’éthique

            Bien qu’il en appelle aux sentiments et aux intuitions morales, cette base subjective n’est pas le véritable fondement de l’éthique de la terre selon Callicott : seules les sciences peuvent fournir un tel fondement (Collomb, 2017) – un point d’autant plus important que les textes plus récents de Callicott continuent d’insister fortement sur ce point (Callicott, 2013). Dans son texte « Fondations de l’éthique de la terre », il rappelle les trois fondements scientifiques de l’éthique leopoldienne : la cosmologie copernicienne, le darwinisme et la science écologique (Callicott, 2021 : 66). Copernic a rabaissé l’ego de l’être humain en lui faisant prendre conscience qu’il n’était en réalité qu’un grain de poussière dans l’univers et que la planète Terre était une oasis de vie unique dans le cosmos, « une île douillette et paradisiaque au milieu d’un océan désert ». La vision copernicienne du monde offre ainsi quelques raisons de protéger la planète Terre, mais elle ne permet pas encore de fonder l’essence relationnelle de la communauté biotique. C’est Darwin qui, le premier, y parvient sur un plan diachronique en reliant dans le temps tous les êtres vivants à une même histoire naturelle. L’odyssée darwinienne de l’évolution « établit un lien diachronique entre les humains et les non-humains », elle élargit en quelque sorte notre parenté à tous les êtres qui ont peuplé l’histoire de la vie sur Terre depuis ses origines.

            En plus de L’Origine des espèces, c’est à La Filiation de l’homme que s’intéresse Callicott, puisqu’il y trouve la possibilité à la fois de naturaliser et d’historiciser l’éthique, c’est-à-dire de fonder cette dernière dans l’histoire naturelle (ibid. : 178). La théorie darwinienne permet en effet de faire de l’éthique altruiste un avantage adaptatif pour Homo sapiens, au sens où la coopération et les interdits concernant le meurtre, le vol ou la trahison ont pu constituer des avantages évolutifs dans la lutte pour la survie de l’espèce humaine (ibid. : 165-168). Si seul un langage symbolique complexe a pu faire que les êtres humains en arrivent à élaborer et à adopter des maximes rationnelles de moralité, et si cette rationalité langagière semble avoir besoin d’une communauté pour se développer, alors cela signifie que la morale complexe prend elle-même sa source dans une tendance naturelle au sentiment moral. Raison pour laquelle Callicott ne cesse de rappeler la source écossaise de la théorie darwinienne de l’éthique : la théorie des sentiments moraux chez David Hume et chez Adam Smith (ibid. : 171 ; Welchman, 2009). Il y a donc une tendance naturelle à la moralité qui, au cours de l’histoire de l’espèce humaine, s’est rationalisée pour concerner différents niveaux de communauté. C’est n’est que dans la modernité que la morale s’est étendue à l’humanité dans son intégralité, à travers notamment la doctrine des droits de l’homme. L’enjeu d’une éthique environnementale, selon Callicott, est désormais d’étendre la communauté aux non-humains, non pas pour rejeter les droits de l’homme, mais pour intégrer les devoirs de respect interhumain au sein d’une communauté plus vase, la communauté biotique. C’est là, d’après lui, la conséquence contemporaine d’une éthique de la terre fondée sur les principes de l’histoire naturelle darwinienne.

            Cette extension de l’éthique naturalisée à la communauté biotique exige cependant une autre science : la science écologique (McIntosh, 2002). À de nombreuses reprises, Callicott revient sur sa compréhension de l’histoire de la science écologique. L’écologie permet de penser la relation de la communauté biotique, non plus au niveau diachronique de l’histoire naturelle, mais à un niveau synchronique. Dès ses débuts, avec la théorie organiciste de Clements et le concept de communauté d’Elton, au début du xxe siècle, l’écologie a permis de fonder l’éthique holiste d’Aldo Leopold. En tant qu’elle est « l’étude des relations des organismes entre eux et avec leur environnement naturel » (Callicott, 2021 : 73), l’écologie nous informe scientifiquement sur le lien consubstantiel qui unit tous les membres de la communauté biotique.

Chez Clements, les organismes individuels sont tous considérés comme des organes d’un « supra-organisme ». Ce modèle trouve une base plus rigoureuse chez Tansley (en 1935), puis chez Lindeman (en 1942) et Odum (en 1953), qui formalisent cela en important un vocabulaire énergétique issu de la thermodynamique (ibid. : 198). L’élaboration du concept d’écosystème par Tansley introduit l’idée selon laquelle la communauté biotique est essentiellement caractérisée par des flux d’énergie : de l’énergie du soleil captée par la photosynthèse des plantes aux déjections des animaux qui se sont nourries de matière végétale ou bien d’herbivores, de la matière organique morte des déjections aux vers, aux champignons et aux bactéries qui s’en nourrissent, c’est un immense flux énergétique qui relie entre eux tous les membres d’un écosystème (ibid. : 77). Cette solidarité écosystémique prouvée par la science écologique se trouve au fondement de l’éthique de la terre car elle expose la base scientifique de la communauté biotique sur laquelle repose les devoirs moraux envers la nature.

Il est vrai que, par différence avec l’écologie qui fondait l’éthique de Leopold, la nouvelle éthique environnementale doit également prendre en compte les développements plus récents de la science écologique, en particulier les études qui montrent que l’écosystème ne constitue pas un système en équilibre mais un processus en perpétuel changement (Larrère et Larrère, 2009 : 134-154). Callicott prend acte du fait qu’il convient « de dynamiser, à la lumière des développements de l’écologie depuis le milieu du xxe siècle, la maxime morale qui résume l’éthique de la terre » (Callicott, 2021 : 224). La maxime de Leopold – selon laquelle « une chose est juste quand elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique » – doit ainsi être modifiée pour intégrer la dimension constitutive des perturbations au sein des écosystèmes. Callicott la reformule finalement de la manière suivante : « Une chose est juste quand elle tend à perturber la communauté biotique sur une échelle de temps et d’espace normale. » Cette reformulation ne change cependant rien au fait que le véritable fondement de l’éthique environnementale se trouve dans la science écologique. Comme l’explique parfaitement Callicott sans aucune ambiguïté, « l’holisme prépondérant de l’éthique de la terre résulte de la façon dont nos sensibilités morales sont informées par l’écologie » (ibid. : 73).

 

  1. Une philosophie du progrès
  • Révolution scientifique et révolution morale

Le fondement scientifique de l’éthique de la terre sous-tend un modèle révolutionnaire qui touche aussi bien le progrès scientifique que le progrès moral. La référence à Leopold se veut une référence à un « partisan de la révolution écocentrique » (ibid. : 31) qui concerne indissociablement le savoir scientifique écologique et la morale qui en découle. Ainsi, s’il y a une théorie morale « révolutionnaire » (ibid. : 55) chez Leopold, la raison en est qu’elle repose elle-même sur une révolution scientifique plus fondamentale[2], celle de la science écologique. Parce que cette révolution est portée par la science, et non par des processus politiques de prise de pouvoir, il s’agit certes d’une « révolution tranquille » (Callicott, 2021 : 40). Pour autant, il n’en s’agit pas moins d’une transformation profonde et radicale de notre manière de voir le monde à travers les yeux de la morale et de la science.

Ce lien entre la science écologique et l’éthique environnementale s’opère, au niveau cognitif, à travers la vision du monde dont est porteuse l’écologie scientifique. Ce point est particulièrement clair dans le texte de 1986 qui porte sur « Les implications métaphysiques de l’écologie », dans lequel Callicott explique que « l’écologie modifie nécessairement en profondeur la compréhension que nous avons de nous-mêmes, isolément, et de la nature humaine, collectivement » (ibid. : 95-96). L’élévation du point de vue au niveau de la communauté biotique, rendue possible par l’écologie scientifique, se fait par là le vecteur d’une transformation révolutionnaire de notre vision du monde. Callicott peut ainsi écrire que « la philosophie théorique de l’écologie est en effet révolutionnaire », au sens où « elle interroge les hypothèses les plus vénérables de la tradition philosophique occidentale moderne – sur lesquelles reposent à leur tour les institutions sociales, économiques et politiques dominantes » (ibid. : 35). C’est finalement l’ensemble des préjugés philosophiques ou métaphysiques communs à la science comme à la morale qui se défont au sein de la science écologique, de sorte que ce qui se transforme dans le domaine scientifique a des incidences sur le domaine moral. La révolution ne peut être scientifique sans se faire, du même coup, révolution morale.

Rien de surprenant, dès lors, au fait que l’idée de révolution aille de pair avec la défense, par Callicott, de l’idée de progrès. Il y a en effet un « progrès moral » (ibid : 55) qui consiste essentiellement dans l’extension toujours plus grande de la communauté éthique. Ainsi, de même que nous condamnons aujourd’hui l’esclavage passé, de même « les générations futures censureront l’esclavage banal et universel de la nature » (ibid. : 56). Lorsqu’il cherche à préciser ce qu’il entend par « progrès moral » (ibid. : 85), Callicott souligne qu’il ne s’agit pas de remplacer purement et simplement les devoirs que nous avons envers les êtres humains par les devoirs envers la nature ; l’enjeu est bien plutôt d’ajouter un nouveau niveau éthique grâce à la communauté biotique, sans pour autant abandonner le niveau antérieur de la communauté humaine. Le propre de la science écologique, on l’a vu, est de promouvoir ce progrès en montrant rigoureusement les liens réels qui nouent l’existence de tous les membres de la communauté biotique. Le progrès scientifique de l’écologie est ainsi le socle sur lequel repose le progrès moral de l’éthique environnementale. Ensemble, la science et la morale constituent par conséquent ce que, dans cet article, nous nommons le progrès écologique.

Cet appel au progrès scientifique et moral a pour corrélat le fait que la philosophie de Callicott se veuille volontiers prophétique. Selon lui, « la philosophie de l’écologie qui s’est développée dans le dernier quart du xxe siècle est le laboratoire de l’avenir » (ibid. : 38). De sorte que ce qu’il nomme « postmodernisme » constitue l’époque qui suivra la modernité en train de s’effondrer : « Lorsque le sujet cartésien aura perdu toute emprise sur l’esprit occidental, il sera alors devenu […] une curiosité historique. » (ibid. : 161) Nous serions aujourd’hui pris « entre la vision moderne du monde, déclinante, et l’aube d’une nouvelle vision du monde, encore embryonnaire, qui ne s’est pas encore suffisamment développée pour avoir acquis son identité propre » (ibid.). L’éthique environnementale qui tire les leçons de la science écologique porte précisément la promesse de cette identité à venir, selon Callicott.

Ce goût pour l’avenir l’amène à utiliser le vocabulaire de l’utopie lorsqu’il formule le vœu de réintroduire en Amérique les espèces qui précédaient l’arrivée des Européens (bisons, antilopes, cerfs, mulets, élans) et qui étaient bien moins néfastes pour l’environnement que les bœufs et les moutons qui ont pris leur place. « Les utopies sont peut-être impossibles à réaliser, mais elles ne sont pas pour autant inutiles. Elles nous tirent de l’inertie » (ibid. : 265), écrit Callicott. Nous verrons dans un instant que les « spéculations utopiques » de Callicott concerne également « l’environnement artificiel de la postmodernité » (ibid. : 332) et qu’elles débouchent sur une croyance technophile particulièrement développée chez le philosophe. Il suffit pour l’instant de noter ce lien entre les thèmes de la révolution, du progrès et de l’utopie dans l’éthique de la terre. Un tel regroupement thématique permet de comprendre à quel point l’éthique environnementale de Callicott va de pair avec une philosophie progressiste de l’histoire. L’histoire y est conçue comme le lieu d’avènement du progrès écologique et s’avère résolument orientée vers un avenir plus satisfaisant dans nos rapports à la nature, un avenir que la référence à l’utopie permet de désigner de manière emphatique.

  • Le progrès technologique

Comment passe-t-on de la révolution scientifique à la révolution morale chez Callicott ? Il y a par moment chez le philosophe une tendance idéaliste et une tendance « scientiste »[3]. À le lire, on a parfois l’impression que ce sont les idées scientifiques qui guident le monde et que ce sont elles qui sont déterminantes pour le devenir historique de la Terre. S’il est possible de parler de tendance scientiste ici, c’est au sens où, dans cette conception, ce sont les avancées scientifiques qui font l’histoire, à la manière dont c’était par exemple déjà le cas dans le positivisme de Comte, qui fondait la « révolution morale » sur « les sciences d’observation entre les mains des savants » (Comte, 2020 : 79). Si idéalisme il y a, la raison en est que ce primat de la science dans l’histoire s’accompagne d’un primat des idées, et Callicott reconnaît lui-même que les philosophes environnementaux dont il fait partie « sont davantage préoccupés de questions d’ordre cognitif » (Callicott, 2021 : 27). La transition entre la science et l’éthique se fait au mieux par la philosophie environnementale, qui discerne ce qu’il y a de novateur dans la science écologique pour en tirer des conclusions sur le plan moral : « Le besoin est aujourd’hui plus grand que jamais pour les philosophes de retrouver leur ancienne fonction – de redéfinir l’image du monde, en réponse à une expérience humaine inéluctablement transformée, et à une marée d’informations et d’idées nouvelles venues des sciences » (ibid. : 29), écrit-il. Mais nous sommes là encore, dans la philosophie qui sert d’intermédiaire entre la science et la morale, sur le strict plan des idées.

Nous verrons plus loin que la tendance scientiste de Callicott trouve une alternative à l’intérieur même de sa propre philosophie. Concentrons-nous pour l’instant sur le présupposé idéaliste qui trouve également une forme de solution alternative dans sa pensée. En effet, certains textes de Callicott insistent sur le rôle des technologies dans la diffusion des avancées scientifiques aux comportements quotidiens, et par conséquent aux comportements d’ordre éthique. L’attitude idéaliste cède largement le pas ici à une attitude résolument matérialiste qui fait des habitudes acquises au contact des outils technologiques usuels le lieu d’une véritable conversion à l’éthique environnementale.

            Dans son texte fameux de 1992, « La nature est morte, vive la nature ! », Callicott écrit que les nouvelles technologies peuvent « contribuer à disséminer largement une vision du monde écologiste, et l’éthique qui lui correspond » (ibid. : 269). Cela signifie que les nouvelles technologies « diffuseront la conception postmoderne, holiste, systémique et dynamique de la nature » (ibid. : 291). Ces technologies apparaissent même comme le biais à partir duquel la société tout entière sera transformée : « Cela entraînera de nouvelles percées technologiques dans le même esprit et, en dernière analyse, des changements correspondants dans les domaines de la politique, de l’économie, de l’agriculture, de la médecine et d’autres secteurs élémentaires de la civilisation. » (ibid.) Ce sont principalement les nouvelles technologies informatiques qui sont visées ici par Callicott. Il considère ainsi que « les ordinateurs […] sont une magnifique traduction de la théorie des systèmes – les ordinateurs eux-mêmes, aussi bien que les logiciels » (ibid. : 288). Concrètement, cela signifie que « avec un ordinateur personnel, une touche peut totalement et instantanément changer la configuration de tout un paragraphe, d’une page ou d’un graphique » (ibid. : 289). La causalité informatique est semblable à la « causalité complexe d’interrelations d’un écosystème », elle nous apprend à penser en réseau et à un niveau holistique. C’est pourquoi, selon Callicott, « les enfants de la génération actuelle, qui ont grandi avec des ordinateurs dans leur chambre, seront plus enclins à penser de manière systémique – et y compris, pouvons-nous espérer, de manière écosystémique » (ibid.).

            Certes Callicott n’affirme pas que les nouvelles technologies informatiques et numériques vont produire nécessairement la révolution morale exigée par l’éthique environnementale. Mais il y a néanmoins dans son propos un optimisme technophile qui lui permet d’affirmer que « les nouvelles technologies changent insidieusement notre conception de la nature à mesure qu’elles pénètrent dans nos espaces de vie » (ibid.). Ce changement insidieux des mentalités qui passe par les technologies constitue l’aspect proprement matérialiste de la philosophie de Callicott, puisqu’il attribue au maniement quotidien des objets technologiques un rôle de transformation presque invisible de nos manières de penser. C’est ainsi par la technologie, en particulier la technologie numérique, que la nouvelle vision scientifique du monde passe dans nos vies, et non uniquement par la diffusion directe au plus grand nombre des acquis de la science écologique. Le lien entre le progrès moral et le progrès scientifique trouve par conséquent dans le progrès technologique son intermédiaire nécessaire.

            On ne s’étonnera pas, dès lors, que Callicott compte parmi les philosophes de l’environnement les plus technophiles et qu’il fasse des innovations technologiques une voie de résolution de la crise écologique. Dans son essai « La nature est morte, vive la nature ! », il mentionne notamment les panneaux solaires et mentionne la « révolte tranquille contre l’énergie électrique conventionnelle [qui] est en train d’avoir lieu » (ibid. : 290). Il souligne que le passage aux énergies vertes, et notamment au solaire, ne témoigne pas seulement d’un intérêt économique, mais d’un intérêt moral (« une question de conscience »). L’innovation technologique offrirait ainsi l’opportunité de maintenir un niveau de vie convenable tout en protégeant la nature. « Une transition généralisée aux technologies appropriées est la seule façon dont nous pouvons maintenir à la fois une société de consommation de masse et une biosphère en bonne santé – la seule façon de construire une société soutenable. » (ibid.)

            Le progrès technologique joue donc à deux niveaux dans la philosophie callicottienne. D’une part, du côté des technologies numériques, il permettrait de diffuser insidieusement dans nos habitudes les plus ordinaires une pensée holistique et systémique nécessaire à une révolution morale. D’autre part, les technologies dites « vertes », comme l’énergie solaire, sont au cœur des solutions de la crise écologique et leur adoption constitue de ce fait une concrétisation de la nouvelle éthique en faveur de la nature. La technologie apparaît bel et bien au cœur de cet avenir écologiquement souhaitable que Callicott appelle de ses vœux : « La nouvelle compréhension de la nature, de la nature humaine et de la relation homme-nature peut se diffuser par capillarité dans l’esprit des gens grâce à son incarnation dans la technologie solaire et électronique postmoderne. » (ibid. : 294) Le progrès écologique accorde de ce fait une place centrale, non seulement aux progrès de la morale et de la science, mais aussi au progrès de la technologie.

 

  1. Penser le progrès écologique avec et contre Callicott
  • Remarques critiques

Nous proposons maintenant une série de remarques critiques qui permettront de poser les bases d’une discussion concernant le progrès écologique chez Callicott. Ces remarques concernent essentiellement ce que nous avons appelé sa tendance scientiste et son optimisme technophile. Elles permettront de nous acheminer vers un dépassement de ce que nous allons pointer comme des limites de la conception callicottienne.

En ce qui concerne la tendance scientiste de la philosophie de J. Baird Callicott, la principale critique pouvant lui être adressée consiste à rappeler que ce ne sont pas nécessairement les sciences, et notamment la science écologique, qui se trouvent au fondement des attitudes éthiques des individus (Hester et al., 2002)[4]. L’importance des savoirs vernaculaires est également décisive pour orienter les attitudes morales envers la nature (Provost 2021 ; Mies et Shiva, 1998). Ces savoirs se sont certes raréfiés en raison de l’industrialisation, de l’urbanisation et du passage à une agriculture intensive qui nous ont fait oublier toute une série de gestes et de connaissances empiriques au sujet des êtres naturels, mais ils n’en sont pas moins porteurs d’un potentiel moral envers les êtres naturels en tant qu’ils véhiculent le plus souvent un bon usage des environnements naturels. La redécouverte de ces savoirs traditionnels constitue un enjeu de taille aujourd’hui, notamment au sein de la production agricole. Le collectif Réseau Semences Paysannes, par exemple, créé en 2003, regroupe des petits exploitants qui refusent d’acheter chaque année leurs semences à la grande industrie et recourent à d’anciennes variétés de blés pour préserver la biodiversité dans les campagnes (Demeulenaere et Goulet, 2012 ; Bonneuil et Thomas, 2009). Dans ce cas, ce n’est pas tant la science écologique qui est décisive que la volonté de se réapproprier un savoir vernaculaire ancien qui avait disparu en raison de l’industrialisation de l’agriculture. Or c’est précisément ce qu’une attitude scientiste manque dans son analyse des attitudes morales. Callicott, en mettant trop l’accent sur la science écologique, tend presque malgré lui à marginaliser l’importance de ces savoirs vernaculaires.

À la décharge de Callicott, il faut cependant souligner deux points. D’une part, il n’est pas toujours très clair de savoir si, selon lui, la science écologique doit fonder les attitudes morales quotidiennes des individus dans leur rapport à la nature (d’un point de vue pratique), ou bien fonder l’éthique environnementale comme discipline philosophique (c’est-à-dire comme théorie rigoureuse). Ainsi, lorsqu’il parle de la nécessité d’une « alphabétisation universelle à l’écologie » (Callicott, 2021 : 65), il semble clair que la science écologique doit se diffuser dans les formes de vie quotidienne, dans la morale pratique. Néanmoins, c’est bel et bien une « philosophie de l’écologie » (ibid. : 33) que cherche à élaborer Callicott, de sorte que c’est essentiellement la philosophie de l’éthique environnementale qui recueille les enseignements de la science écologique (Larrère, 2002). Si l’on met l’accent sur ce dernier point, alors le primat de la science revient simplement à réaffirmer la dimension épistémologique de la philosophie, laquelle s’enracine selon Callicott dans une tradition qui remonte aussi loin que la philosophie elle-même – la « philosophie morale » ayant toujours « suivi les évolutions en philosophie naturelle » (Callicott, 2021 : 37). De ce point de vue, le primat de la science n’est pas nécessairement dénué de toute difficulté, mais la philosophie de Callicott apparaît moins scientiste.

D’autre part, Callicott nuance lui-même fréquemment dans son œuvre le primat de la science. Il valorise parfois l’importance des savoirs vernaculaires, par exemple lorsqu’il discute les « savoirs indigènes » des Ojibwas ou des Kayapos, des savoirs issus d’une culture orale mais qui « pourraient être d’une grande valeur pour la culture globale émergente de notre espèce » (ibid. : 303). Callicott s’est également intéressé à des traditions de pensée non occidentales, notamment des traditions asiatiques (Callicott et McRae, 2014). Au sein même de la tradition occidentale, il reconnaît que l’holisme de la science écologique, chez Clements, s’enracinait dans les philosophies de Spencer, Goethe, Kant et Hegel (Callicott, 2021 : 103), et il admet volontiers que l’ontologie relationnelle qu’il promeut trouve ses sources dans « l’idéalisme allemand et anglais du xixe et du début du xxe siècle – avec les philosophies de Hegel, Fichte, Bradley, Royce et Bosanquet » (ibid. : 111). Il semble donc bien que la centralité de la science écologique dans l’élaboration d’une éthique environnementale soit largement relativisée par Callicott lui-même. Bien que celui-ci continue d’accorder indubitablement une forme de primauté au savoir scientifique issu de l’écologie, on trouve dans son œuvre d’autres ressources (les savoirs vernaculaires, la tradition philosophique, les pensées non occidentales) en vue de l’élaboration d’une éthique environnementale.

La difficulté est peut-être plus grande en ce qui concerne l’optimisme technophile de la philosophie callicottienne. En premier lieu, sur l’importance que Callicott attribue aux technologies numériques dans la diffusion d’une pensée holistique au potentiel écologique, il semble difficile d’admettre que la diffusion mondiale des ordinateurs et l’usage abondant des technologies numériques par les nouvelles générations soient des facteurs significatifs de l’émergence d’une sensibilité environnementale. Si une nouvelle sensibilité morale en faveur de la nature est réellement en train de naître aujourd’hui, son lien est tout sauf évident avec le caractère systémique de ces nouvelles technologies. Ces technologies peuvent certes servir à s’informer sur les questions écologiques et sont susceptibles de faciliter l’accès à un ensemble de débats, de données et d’enjeux qui seraient peut-être plus difficilement accessibles sans elles. Mais l’on voit mal en quoi le dispositif technique par lui-même serait vecteur d’une morale écologique. En outre, sur un plan écologique, ces nouvelles technologies ainsi que l’usage d’internet qui l’accompagne sont porteuses d’une pollution massive, de sorte qu’il paraît difficile d’en faire le complément nécessaire aux énergies renouvelables, comme tend à le faire Callicott.

Sur le terrain même des énergies « vertes » ou renouvelables, il convient également d’adopter une attitude plus prudente que celle de Callicott. S’il est indéniable que ces énergies sont nécessaires pour diminuer nos émissions de gaz à effet de serre et pour lutter contre le réchauffement climatique, il n’en faut pas moins prendre en compte les conséquences potentiellement négatives d’une multiplication exponentielle de ces énergies dans le contexte industriel et économique actuel. D’un côté, les terres rares et les métaux nécessaires à la construction des panneaux solaires, des batteries électriques et des éoliennes sont des facteurs de pollution importante dans les lieux d’extraction – au point que le Salvador a interdit en mars 2017 l’extraction de terres rares sur son territoire en raison de la pollution des napes phréatiques de surface qu’elle produisait. Par ailleurs, le cycle d’extraction et de transformation des minerais constitue aujourd’hui une part importante des émissions de gaz à effet de serre dans le monde[5], de sorte qu’une forte croissance de leur extraction pour construire des énergies « vertes » semble aller de pair, du moins en l’état actuel des choses, avec une augmentation de ces émissions contre lesquelles ces énergies sont pourtant censées lutter. Il convient donc de faire preuve de prudence dans notre valorisation des énergies renouvelables, non pour les critiquer ou les rejeter de manière simpliste, mais pour avoir une conscience réflexive des conditions sous lesquelles de telles énergies pourraient être véritablement « vertes » et écologiquement profitables. L’optimisme technophile de Callicott l’empêche en partie de mettre au premier plan cette distance réflexive. Il semble n’y voir qu’une solution utopique au réchauffement climatique, indépendamment des nombreux problèmes que ces énergies soulèvent.

 Ces limites concernant l’optimisme technophile de Callicott révèlent le lien de sa philosophie avec la croyance proprement moderne dans le progrès technique et scientifique. Paradoxalement, son éthique environnementale est compatible avec une foi peu nuancée dans le progrès technologique qui date du début du xixe siècle et de la révolution industrielle. Callicott veut certes remplacer « les vieux poêles à mazout et les automobiles à essence » par « l’éclairage, le chauffage et les transports fondés sur l’énergie solaire » (Callicott, 2021 : 289), mais il ne problématise pas la croyance au progrès technologique en tant que tel. Le problème des technologies polluantes semble résider dans la science qui les sous-tend, la science mécaniste moderne (ibid. : 286), de sorte que le remplacement de cette dernière par une science écologique devrait aboutir nécessairement à des technologies bénéfiques pour l’environnement (comme y insiste très justement Burbage, 2011 : 136-137).

Tout se passe ici comme si le véritable problème de la modernité résidait avant tout dans la révolution scientifique introduite par le mécanisme, lequel devrait être rejeté par une nouvelle révolution scientifique, celle menée par l’écologie. C’est ici que la tendance scientiste de Callicott fait retour, puisque le problème à ses yeux ne réside pas dans la foi que nous accordons au progrès technologique mais dans la science qui sous-tend ce progrès. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, dans ses essais, Callicott emploi davantage le mot de « technologie » que le terme de « technique »[6] : la technique, à ses yeux, est nécessairement technologique, au sens où la technique est toujours pour lui la réalisation concrète d’une science – « la technologie moderne, écrit-il, est la traduction matérielle des lois, des principes et des méthodes de la science moderne classique » (Callicott, 2021 : 286). Les problèmes environnementaux ne portent par conséquent pas sur la place que nous accordons à la technologie dans nos sociétés, mais sur ses fondements scientifiques.

L’articulation entre la science, la technique et l’éthique que nous avons cherché à mettre au jour dans l’éthique de la terre aboutit ainsi à une apologie finalement assez classique – et assez moderne – du progrès technologique. L’utopie de l’avenir revendiquée par Callicott remplace certes la machine à vapeur par des ordinateurs et des panneaux solaires, mais elle reste profondément dépendante de cette croyance prométhéenne dans le progrès technologique qui caractérise notre modernité. Le progrès scientifique qui, chez Callicott, vient fonder un progrès moral, vient également fonder un progrès technologique dont la mise en œuvre est centrale à ses yeux pour réaliser le progrès écologique. On comprend du même coup que si sa tendance scientiste trouve dans sa propre philosophie des moyens pour être nuancée et relativisée, elle n’en imprègne pas moins en profondeur sa conception du progrès et lui fait retrouver les présupposés les plus ancrés d’une modernité dont Callicott prétendait pourtant se détacher.

Du point de vue même de la philosophie callicottienne, il semble y avoir une part d’échec, ou du moins de limite. Sa revendication révolutionnaire se heurte ici à une continuité flagrante avec ce que Callicott décrit lui-même comme relevant du « paradigme industriel » moderne (ibid. : 310). Prétendant rompre entièrement avec ce paradigme de manière révolutionnaire, il paraît encore rester – pour une part du moins – prisonnier de l’ancien modèle. Pour reprendre l’idée de « révolution tranquille », on peut dire que la révolution opérée par Callicott se fait si tranquillement qu’elle ne s’opère jamais tout à fait. Ou plutôt, si elle s’opère sur le plan de la révolution scientifique et de la révolution morale, il n’y a pas chez lui de révolution dans la manière de considérer la technique.

  • Quelles voies pour le progrès écologique ?

Est-il possible de penser autrement le progrès écologique ? Ou bien la tentative de Callicott révèle-t-elle que tout essai pour penser un progrès écologique nous fait en réalité retomber dans le prométhéisme des modernes ? Selon nous, la force de Callicott tient dans la possibilité qu’il nous offre de thématiser le concept de progrès écologique aujourd’hui. Les difficultés que pose ce progrès écologique ne tiennent pas chez lui à l’idée même de progrès, mais à la manière dont il le comprend et à la place qu’il attribue au progrès technologique. Nous voudrions suggérer, pour conclure, que la tentative avortée de Callicott ne discrédite par tout concept de progrès écologique, mais nous oblige à réfléchir celui-ci de manière différente.

Si par progrès on entend un acheminement de la société dans son ensemble vers un état meilleur, alors il faut comprendre le progrès écologique comme un acheminement de nos sociétés vers un état meilleur en ce qui concerne nos relations avec la nature. C’est précisément ce que cherche à penser l’éthique environnementale de Callicott. Son développement philosophique du concept de communauté biotique nous permet de penser nos obligations morales envers les non-humains et les écosystèmes, et non plus uniquement envers les seuls êtres humains. Si l’ensemble de nos pratiques, de nos modes de production et de consommation, étaient orientées par la prise en compte du point de vue de la communauté biotique, alors cela constituerait à n’en pas douter un véritable progrès écologique qui reposerait sur ce que Callicott nomme un progrès moral.

 La centralité du progrès moral dans la philosophie callicottienne devrait lui permettre d’échapper aux théories prométhéennes du progrès fondées sur les seuls progrès scientifiques et techniques. Bien qu’il retombe en partie dans la compréhension proprement moderne du progrès qui repose sur les innovations technologiques, c’est le progrès moral et non uniquement un progrès technologique ou techno-scientifique qui devrait permettre de parler de progrès écologique au sens propre du terme chez Callicott. Un progrès technologique dans notre rapport à la nature qui serait indépendant de tout progrès d’ordre éthique ne vaut pas comme un progrès écologique à ses yeux, et même l’insistance qu’il met sur les progrès scientifiques et technologiques n’ont de sens, dans sa philosophie, qu’en tant qu’ils sont les partenaires nécessaires d’un progrès moral dans l’ensemble de nos relations aux êtres de la communauté biotique. C’est là une condition nécessaire, dans le dispositif conceptuel callicottien, pour que l’on puisse lier ensemble les termes de « progrès » et d’« écologie ». 

Le paradoxe de la pensée de Callicott tient au fait qu’elle affirme ce primat d’une transformation éthique de nos formes de vie tout en subordonnant la question morale à des transformations scientifiques et technologiques. C’est de cette tension entre le primat de l’éthique et le primat des sciences et des technologies que naissent les réticences critiques que nous avons émises précédemment. Cependant, si l’on s’en tient, contre Callicott, à accorder à la science et aux nouvelles technologies une importance plus relative et plus nuancée, alors le progrès scientifique et le progrès technologique peuvent avoir leur place dans le progrès écologique.

Que le progrès scientifique réalisé par la science écologique puisse participer à la transformation écologique de nos formes de vie, c’est une nécessité puisque « tous les sujets de dispute sur le système Terre passent par la médiation des sciences “naturelles” » (Latour et Schultz, 2022 : 68). La connaissance du réchauffement climatique, des pollutions et de l’effondrement mondial de la biodiversité exige des études scientifiques et, par conséquent, fait de celles-ci un moteur essentiel du progrès écologique. Que Callicott ait parfois tendance à trop insister sur le soubassement scientifique de nos actions morales est critiquable, mais cela ne doit pas conduire à refuser tout rôle à la science écologique dans la mise en œuvre d’un progrès écologique.

De même, il n’y a pas à refuser de prime abord tout rôle au progrès technologique au sein du progrès écologique. Il est certain que l’innovation technologique peut avoir sa part dans l’amélioration du rapport que nos sociétés entretiennent avec la nature. Mais cette participation doit aussi s’accompagner de formes de contestation des nouveautés technologiques. Parfois, il peut s’agir tout simplement de ne plus utiliser, ou de moins utiliser certaines innovations qui ont pu apparaître comme des progrès à une certaine époque, mais qui se sont révélées, à l’usage, désastreux d’un point de vue écologique.

Nous avons cité plus haut en exemple le collectif Réseau Semences Paysannes, dont les membres recourent à des semences traditionnelles pour maintenir la biodiversité contre l’homogénéisation produites par les OGM ou bien par la sélection en laboratoire de quelques semences jugées plus performantes. Il est également possible de prendre comme exemple le cas de l’éclairage artificiel nocturne et de ses nuisances sur l’environnement – lesquelles ne sont reconnues en France comme des pollutions lumineuses de l’environnement nocturne que depuis la fin des années 2000 (Lapostolle et Challéat, 2019). Ces pollutions lumineuses nocturnes sont néfastes pour de nombreux animaux parce qu’elles entravent leurs déplacements ou perturbent leurs cycles de prédation et de reproduction, ainsi que pour la flore elle-même, en raison notamment de la perturbation qu’elles provoquent chez les insectes pollinisateurs. Elles sont également sources de nuisance pour les êtres humains eux-mêmes tant sur le plan esthétique (l’impossibilité de voir les étoiles dans le ciel la nuit) que sur le plan scientifique (la difficulté à observer le ciel pour les astronomes). La lutte contre ce type de pollution passe nécessairement par une diminution de l’éclairage artificiel, qui était pourtant l’un des emblèmes du progrès technique et scientifique du xixe siècle. L’idée d’un « éclairer juste » suppose un éclairer moins et un éclairer mieux qui suppose de rompre avec un ensemble d’habitudes que nous avons contractées depuis bientôt deux siècles. On trouverait de nombreux autres exemples dans la même veine : le retour à des formes de pêche ou d’élevage préindustrielles, l’usage de contenants qui ne sont pas faits en plastique et qui peuvent être consignés.

Dans de nombreux cas, notre rapport à la nature peut être amélioré indépendamment de toute course en avant aux innovations technologiques. C’est dire que le progrès écologique ne suppose pas nécessairement (bien qu’il ne l’exclue pas dans certains cas) le progrès technologique. Ce qui est particulièrement frappant dans les cas où le progrès écologique ne va pas de pair avec un progrès technologique, c’est que l’idée de progrès s’accompagne le plus souvent d’un retour à des pratiques traditionnelles issues du passé. Se réhabituer à ce que nos villes ne soient plus tout entières illuminées la nuit fait ainsi écho aux modes d’habitation prémodernes de l’environnement urbain, de même que le retour paysan aux semences traditionnelles et diversifiées implique de revenir à des modèles qui précèdent la transformation que l’agriculture a connue au milieu du xxe siècle. De façon tout à fait contraire à la conception moderne du progrès, le progrès écologique peut parfois aller de pair avec la résurgence du passé au cœur du présent, et non pas avec une croyance dans l’avenir et dans les innovations dont cet avenir est censé être porteur.

C’est par conséquent à une conception nouvelle du temps que nous invite le progrès écologique : plutôt qu’une flèche du temps uniquement orientée vers le futur, on aurait la cohabitation du passé, du présent et de l’avenir dont l’articulation serait au cœur d’une transformation positive de nos rapports à la nature. Conformément à ce que soutient Callicott, un tel progrès peut articuler les révolutions sur le plan de la morale, de la science et de la technologie, mais à la différence du philosophe, nous soutenons que le progrès moral peut avoir une certaine autonomie par rapport au progrès scientifique et au progrès technologique, ou du moins que la synergie de ces trois formes de progrès n’existe pas toujours. Il existe des cas où le progrès écologique suppose, au contraire, un retour en deçà de certaines innovations technologiques ou bien une transformation de nos attitudes morales qui ne passent pas nécessairement par la science. Qu’il s’agisse malgré tout d’un « progrès », c’est peut-être ce que la cause écologique est en train de nous faire comprendre aujourd’hui.

 

*Notice bio-bibliographique de l’auteur :

Je suis postdoctorant à l’Université de Namur (centre Arcadie : Anthropocène, histoire, utopie) et chercheur rattaché à l’Université Paris Nanterre (laboratoire Sophiapol). Après une thèse qui a porté sur la réception de Hegel dans la philosophie française contemporaine, mes recherches postdoctorales se concentrent sur la résurgence des motifs en philosophie de l’histoire dans les discussions contemporaines sur l’Anthropocène. J’ai notamment publié l’ouvrage Theodor W. Adorno : La domination de la nature (Amsterdam, 2021) ainsi que les articles suivants : « L’Anthropocène est un Androcène : trois perspectives écoféministes » (Nouvelles Questions Féministes, vol. 40, n° 2, 2021, p. 18-34) ; « L’utopie écologique ? Réflexions croisées sur Theodor W. Adorno, Ernst Bloch et Hans Jonas » (Écologie & Politique, n° 63, 2021, p. 171-189) ; « Deleuze avec Adorno : Philosophie, pensée critique et écologie politique » (Revista Portuguesa de Historia do livro, dossier « 25 années sans Deleuze », 2021, n° 47-48, p. 17-48).

 

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[1] Nous nous concentrons ici sur les textes de Callicott des années 1980 et 1990, en particulier ceux réunis dans l’édition française de l’Éthique de la terre (Callicott, 2021), et n’entrons pas dans les discussions concernant la réévaluation de l’anthropocentrisme dans Thinking Like a Planet: The Land Ethic and The Earth Ethic (Callicott, 2013). Pour les problématiques qui nous concernent ici, Thinking like a Planet ne nous semble pas marquer une inflexion significative.

[2] J. B. Callicott reprend à Thomas S. Kuhn le concept de « révolution scientifique ».

[3] Le terme de « scientisme » est utilisé par Callicott lui-même pour répondre aux critiques qui lui sont adressées au sujet du rôle primordial accordé aux sciences dans sa philosophie (Callicott, 2002 : 309) ; il s’en défend en disant que la science ne passe dans l’éthique qu’à travers la philosophie.

[4] Catherine Larrère retrouve cette idée de manière différente en accentuant plus que ne le fait Callicott l’écart entre l’éthique environnementale, comme philosophie, et la science écologique (Larrère, 2002). Une autre critique consisterait à reprocher à Callicott le fait que la science écologique qu’il mobilise n’est pas capable de fonder le concept éthique de communauté qu’il cherche à défendre (voir Shrader-Frechette, 2002).

[5] Voir le point I/5 du rapport de l’IRP (International Resource Panel) : Mineral Resource Governance in the 21st Century, 2020 [URL : https://www.resourcepanel.org/fr/rapports/gouvernance-des-ressources-min%C3%A9rales-21e-si%C3%A8cle].

[6] La technologie a d’abord désigné au xixe siècle la science des machines et en a fini par signifier le lien consubstantiel entre la technique et la science (sur l’histoire du mot, voir Jarrige, 2016 : 107-110).




Le hasard selon Monod, Thom et Matheron

Par Nicolas Bouleau

 

 

 

 

 

Peu de temps après la parution du premier rapport au Club de Rome (1972), et du très célèbre livre de Jacques Monod où celui-ci posait que l’évolution procédait par le hasard, dès 1978, Georges Matheron publiait un essai — Estimer et choisir — dans lequel il prenait le contrepied du grand biologiste affirmant que celui-ci avait commis une grave erreur, fréquente dans les interprétations des statistiques. La vision de Monod, qui s’est répandue en véritable dogme fondateur de la biologie de synthèse, rencontre aujourd’hui de plus en plus de critiques sur la confusion qu’elle fait entre le modèle probabiliste et la réalité, notamment en sous-estimant le contexte et les circonstances. Il s’agit surtout ici de présenter la pensée de Matheron et de mettre en lumière sa portée épistémologique.

 

I/ Pour bien faire sentir que la vision de Georges Matheron est une position modérée, disons d’abord quelques mots du point de vue de René Thom.

            Celui-ci publie en 1980 dans la revue Le Débat un article intitulé « Halte au hasard, silence au bruit«  dans lequel il dénonce la « fascination de l’aléatoire qui témoigne d’une attitude antiscientifique par excellence ».

            « Affirmer que « le hasard existe », écrit-il, c’est prendre cette position ontologique qu’il y a des phénomènes naturels que nous ne pourrons jamais décrire, donc jamais comprendre » ; « en quoi l’appel au hasard pour expliquer l’évolution serait-il plus scientifique que l’appel à la volonté du Créateur ? »

            L’article de Thom est très véhément mais assez confus, il rejette même l’idée que le hasard soit une représentation asymptotique dans des situations idéales. Il considère que c’est la recherche des déterminismes qui est intéressante dans la science : « Que gagne-t-on à enrober le squelette du déterminisme dans une couche de graisse statistique »…

            Pour Thom introduire le hasard dans les représentations de la nature est une solution de facilité qui signifie : pas la peine d’aller plus loin dans notre recherche de compréhension.

 

II/ Une dizaine d’années auparavant, Jacques Monod dans Le hasard et la nécessité avait proposé la thèse que toute la nature était le résultat du hasard, la fameuse « roulette de la nature », avec cette célèbre phrase provocante :

             » Nous disons que ces altérations sont accidentelles, qu’elles ont lieu au hasard. Et, puisqu’elles constituent la seule source possible de modifications du texte génétique, seul dépositaire à son tour des structures héréditaires de l’organisme, il s’ensuit nécessairement que le hasard est la seule source de toute nouveauté, de toute création dans la biosphère. Le hasard pur, le seul hasard, liberté absolue, mais aveugle, à la racine même du prodigieux édifice de l’évolution. »

            Et nombreux sont ceux qui se sont levés contre cette idée, y compris des scientifiques. Thom est loin d’être le seul à critiquer Monod, on peut citer Albert Jacquard, le biologiste Schoffeniels, et beaucoup d’autres, qui dénoncèrent cet appel au hasard qui dit au fond « ne cherchez pas à comprendre, inutile d’aller plus loin ».

 

III/ Parmi les critiques de Monod, celle de Georges Matheron est particulièrement intéressante parce qu’elle se situe à la juste place, là où le problème est épistémologiquement difficile. Quand bien même nous considérerions que les phénomènes biologiques sont le résultat du hasard, de ce hasard nous n’avons qu’un seul tirage, une seule trajectoire ; et ce qu’est la nature aujourd’hui  – et ce qu’elle fut dans le passé – induit une foule de déterminismes, de sorte que le problème est de partager les sources de hasard s’il y en a, et les causalités multiples et contextuelles. Il n’y a effectivement qu’une seule nature avec un seul parcours, si divers et riche fût-il, et sur une seule planète. La comparaison avec le hasard et sa roulette à multiples tirages est ainsi une pure abstraction. On voit que la question est très générale et concerne la méthode elle-même des sciences de la nature.

        Georges Matheron (1930-2000) est considéré comme le fondateur des statistiques spatiales (Agterberg 2004), du moins fondateur avec les moyens conceptuels du 20e siècle, car au niveau de l’artisanat il y eut évidemment Buffon avec ses « Probabilités géométriques » dès le 18e siècle. Ce dernier écrit dans son Essai d’Arithmétique morale [1] : « L’Analyse est le seul instrument dont on se soit servi jusqu’à ce jour dans la science des probabilités, […] la géométrie paraissait peu propre à un ouvrage aussi délié ; cependant si on y regarde de près […] le hasard selon qu’il est modifié et conditionné, se trouve du ressort de la Géométrie aussi bien que de celui de l’Analyse » ; et de prendre l’exemple d’une pièce jetée sur un carrelage puis d’une aiguille sur un parquet.

           En 1954 Georges Matheron commence à travailler sur les variables régionalisées, généralisant les méthodes de prospection géologiques de l’ingénieur Danie Krige. En 1968 il fonde le Centre de géostatistiques de l’École des Mines à Fontainebleau. Son livre Random Sets and Integral Geometry (1975) introduit plusieurs nouveaux concepts sur les répartitions aléatoires, les mesures aléatoires de Poisson et leurs transformées.

           Il est connu aussi pour ses clarifications en philosophie des sciences notamment par son essai Estimer et Choisir (1978) (Estimating and Choosing, 1989) sur lequel nous allons nous appuyer.

 

IV – Estimer et choisir

A) Matheron commence son essai par un chapitre intitulé : « Le hasard chez J. Monod ou comment on franchit les limites de l’objectivité ».

            Il est curieux que Matheron critique un manque d’objectivité chez Monod, car la démarche de Monod peut être considérée comme dissimulant des phénomènes complexes intéressants (Schoffenhiels, Jacquard), mais le hasard ne semble pas privilégier un point de vue subjectif. Dire qu’un phénomène se produit au hasard, c’est adopter un point de vue universaliste et objectif, sans égard à quelque subjectivité que ce soit.[2]

            C’est là qu’apparaît déjà la profondeur du propos de Matheron. Rappelons qu’il est de multiples hasards et modèles afférents possibles, et qu’il est dépourvu de sens de parler de hasard sans préciser de quel hasard on parle. C’est le choix d’adopter un modèle au hasard qui n’est pas objectif, mais culturel et social, car l’expérience nous révèle une réalité qui ne parle pas comme un modèle au hasard, mais comme une singularité tout à fait spécifique.

            Il souligne d’abord que le hasard est un « concept métaphysique », alors que lui se place du point de vue empirique. Il écrit :

« Dans le domaine des disciplines empiriques, nous ne pouvons pas extrapoler à l’infini une théorie, si bien corroborée soit-elle, sans sortir ipso facto des limites à l’intérieur desquelles cette théorie possède un sens opératoire et a reçu la sanction de l’expérience ».

            La remarque est très proche – et je crois indépendante – de la célèbre thèse de Quine sur la sous-détermination des théories par l’expérience.[3]

            Il reprend le « paradoxe » du couvreur qui fait tomber une tuile juste sur le médecin qui sort de chez lui pour une visite, anecdote ancienne qui soi-disant fournit un « hasard absolu », parce que les événements n’ont « rien à voir ». Il explique que pour objectiver, il faut replacer l’ouvrier dans une stationnarité et le médecin aussi. Et qu’alors la relation d’indépendance p(AB)=p(A)p(B) est surement fausse parce que durant la nuit les deux sont inactifs. Couvreur et médecin dorment; s’ils sortent, c’est au matin, etc. Il y a donc bien des corrélations de part et d’autre.

            Il prend ensuite le cas des chaines polypeptidiques où se succèdent dans un ordre variable certains des 20 acides aminés formant ainsi une protéine. Il arrive à la conclusion que les acides aminés ne sont pas répartis comme s’ils avaient été tirés au hasard. Il utilise un argument d’ordre de grandeur.

            « Il est vraisemblable, écrit-il, que J. Monod a conçu sa philosophie, avant tout, comme une machine de guerre contre celle de Teilhard de Chardin. C’est ce qui explique leur parenté. Le hasard de Monod est le frère ennemi du point Omega du bon père. Son ennemi certes, mais essentiellement son frère. Ils sont bien de la même famille. »

            Matheron dégage de ce chapitre le concept de « seuil d’objectivité » qui se comprend de la façon suivante :

« un modèle donné, aussi bien testé et corroboré qu’il ait pu être, contient toujours et nécessairement des théorèmes qui ne correspondent plus à des énoncés empiriques contrôlés, ni même contrôlables au-delà d’une certaine limite ».

            Il faut distinguer le mathématicien qui est capable de faire vivre beaucoup de propriétés du modèle et le physicien qui tente de les valider par l’expérience et qui n’y parvient que pour certains d’entre eux. (On peut penser, par exemple, à un modèle de tirage aléatoire des chiffres d’un nombre réel et aux propriétés asymptotiques des décimales qui sont dans la préoccupation du mathématicien, alors que l’expérimentateur n’en étudiera qu’un nombre fini, qu’un échantillon fini observable).

B) « Pourquoi nous ne sommes pas d’accord avec les Étrusques, ou De l’objectivité dans les modèles probabilistes » avec cette splendide citation de Sénèque

 » Voici en quoi nous ne sommes pas d’accord avec les Étrusques, spécialistes de l’interprétation des foudres. Selon nous, c’est parce qu’il y a collision des nuages que la foudre fait explosion. Selon eux, il n’y a collision que pour que l’explosion se fasse. Comme ils rapportent tout à la divinité, ils sont persuadés, non pas que les foudres annoncent l’avenir parce qu’elles ont été formées, mais qu’elles se sont formées parce qu’elles doivent annoncer l’avenir. »

         Il discute l’opposition entre subjectivistes et objectivistes, sans aller à ce stade jusqu’au développement des probabilités subjectives de Ramsey, de Finetti et Savage, juste pour souligner que les subjectivistes accordent du sens à la probabilité d’un fait unique et non les objectivistes. Mais au lieu de partager : les faits uniques pour les subjectivistes et les faits répétables pour les objectivistes, Matheron veut justement étudier « dans quelle mesure un phénomène unique peut faire l’objet d’une estimation sur la base d’une information fragmentaire ». Ici Matheron a probablement à l’esprit le phénomène des chaînes de Markov : une plante peut se trouver comme elle est à la suite de circonstances au hasard, il n’est reste pas moins vrai que le « comme elle est » resserre les possibilités à venir de cette plante.

            Il souligne que « Le modèle, jamais, n’est identique à la réalité. D’innombrables aspects du réel lui échappent toujours, et inversement le modèle contient d’innombrables propositions parasites, sans contrepartie dans la réalité ».

            Dire que ce qu’on voit a été tiré au hasard est un non-sens car de ce tirage on ne peut pas reconstruire le triplet de base (Ω, A, P), ni la loi de probabilité qui gouverne ce tirage.

            Il attribue à Popper le critère d’objectivité selon lequel l’énoncé a résisté à beaucoup de tentatives d’invalidation, critère que Matheron adopte. Ce critère est dû en fait à John Stuart Mill, et ne concerne que la science nomologique.[4]

            « Il n’y a pas de probabilité en soi, écrit-il. Il n’y a que des modèles probabilistes. La seule question qui se pose réellement, dans chaque cas particulier, est celle de savoir si un tel modèle probabiliste, en relation avec un tel phénomène réel, présente ou non un sens objectif. Comme nous l’avons vu, cela revient à se demander si ce modèle est falsifiable ». Matheron est proche de Popper mais plus concret, il ne se place pas en épistémologue, mais en statisticien.

            Il décrit quelques modèles probabilistes simples dont le modèle des épreuves répétées, comme le lancement d’un dé. Pour ces modèles discrets, le modèle est réfuté si un événement de probabilité nulle se produit dans la réalité (ou presque nulle si le modèle est complexe).

            Pour faire comprendre l’importance du choix des modèles, il prend comme réalité une suite binaire :

00100100001111110110101010001000100001011010001100

Il discute la prévision de la suite sur 10000 tirages, et le travail du statisticien qui fait un modèle d’épreuves répétées  i.i.d. (indépendantes identiquement distribuées) avec la probabilité p estimée par la fréquence et l’erreur prise à 2 écarts-types. Le statisticien fait ainsi une hypothèse falsifiable, donc objective.

            Mais la « réalité » c’est aussi de savoir ou d’ignorer comment on a obtenu cette suite et si on est en mesure de la prolonger par quel dispositif. Et il fait remarquer que la suite choisie est en binaire les 15 premières décimales de π ; donc sous cet angle, il est facile de la prolonger. D’où un « motif de croire » que c’est le début de π. Et là on touche le problème du rôle de l’interprétation, du sens, on quitte le génotype pour le phénotype.

            Il propose de mettre du côté des objectivistes les modèles scientifiques généraux ou panscopiques, et du côté des subjectivistes les modèles pluri- ou monoscopiques destinés à la décision opératoire. Le modèle théorique est réfuté dès qu’un exemple le rejette. « Le modèle monoscopique doit être jugé au seul but qu’il poursuit », Matheron a visiblement en tête l’exemple d’un modèle de sous-sol géologique où l’on s’intéresse à la vertu prédictive du modèle en vue de forages.

C) La forêt poissonnienne

Là apparaît clairement le schéma épistémologique de Matheron.

            A propos d’une forêt, d’un gisement minier ou d’une chaine de montagnes, il considère deux situations épistémiques :

  1. a) l’étude de cette famille d’objets : les forêts, comment sont-elles, etc.

Les gisements de cuivre, leurs structures… c’est l’approche scientifique objective externe avec des modèles pan-scopiques, donc on s’intéresse à l’ensemble des objets d’un même type.

  1. b) les outils de décision pour la gestion d’un exemple unique : la forêt de Mervent-Vouvant, une mine de cuivre au Chili, etc. « Le mineur doit estimer les différentes parties de son gisement avant de décider lesquelles exploiter, lesquelles laisser en place, comme trop pauvres. » Il s’agit alors de modèles mono-scopiques.

Dans le cas d’une forêt, les arbres sont des points et ils sont répartis selon une mesure poissonienne d’intensité constante sur l’aire considérée. C’est le modèle. Le caractère poissonnien du modèle exprime deux choses concrètes :

  1. i) la densité moyenne d’arbres à l’hectare ne semble pas présenter de variations systématiques dans l’espace ;
  2. ii) le fait qu’une zone soit très (ou très peu) fournie en arbres n’implique pas en moyenne qu’une zone voisine soit plus ou moins fournie que les autres. « Il ne s’agit plus du problème classique de la statistique qui consisterait à estimer la densité d’un processus ponctuel de Poisson, mais plutôt du choix d’un modèle adéquat pour une réalité physique donnée ».

Matheron dégage pour cela certaines étapes épistémologiques, et insiste sur le fait que la méthode dépasse la statistique classique ou étroite de tester une hypothèse, parce qu’il y a de l’interprétatif dans le choix de la famille de modèle et cela conditionne l’intérêt prédictif de la méthode. Le talent du géostatisticien réside dans l’art de choisir le modèle le plus prédictif.

D) Le choix et la hiérarchie des modèles

Matheron précise les étapes ainsi dégagées pour le cas général d’une réalité régionalisée, i.e. une fonction z(x) définie dans une zone bornée de R3 ou R4.

            Il mentionne la classe importante de modèles des processus spatialement stationnaires (avec une représentation spectrale par un processus à accroissement orthogonaux et une mesure spectrale) et d’autres outils.       

Dans toute la suite de son traité, Matheron développe la méthode fondée sur la pratique du centre de Géostatistiques de Fontainebleau, qui est toujours de faire des déductions sur une réalité unique partiellement connue à l’aide d’un modèle probabiliste choisi grâce à des critères d’objectivités internes.[5]

            Il explicite un outil technique particulier : le krigeage, qui est entouré d’un certain mystère, longtemps une spécificité du centre de Fontainebleau, qui est une méthode de linéarisation pour approcher une espérance conditionnelle inspirée de papiers de l’ingénieur Danie Krige.

E) Discussion

Quelques remarques pour dégager les points forts de la philosophie de Matheron et les mettre en discussion.

1) Premier point souligné par Matheron : ce n’est pas parce qu’un phénomène unique est irrégulier qu’il doit être pensé comme un tirage aléatoire dans une famille de cas similaires. Exemple la ligne du rivage d’un continent est ce qu’elle est. La côte bretonne est ce qu’elle est, on ne peut dire qu’elle résulte d’un tirage au hasard.

2) Mais Matheron va plus loin : il développe l’idée qu’à partir d’une situation unique les propriétés mêmes de cette situation (critères micro-ergodiques etc.) permettent de choisir un modèle probabiliste qui épouse bien la réalité et duquel on peut tirer des conséquences confrontables à l’expérience. Il explicite des problèmes de répartition spatiale ou dans R4.

3) Il s’ensuit que sa critique véhémente de Monod porte sur le fait que le modèle de la mutation au hasard de Monod est mauvais pour des raisons internes (une molécule ne casse pas au hasard, mais se brise en des points de fragilité dans les circonstances considérées). Le modèle est théorique et non objectif (les acides aminés ne sont pas répartis comme s’ils avaient été tirés au hasard).       

4) L’idée fructueuse des critères d’objectivité internes pour étudier une réalité unique comme un gisement, peut-elle s’appliquer au cas de la nature ? L’objectivité externe n’est évidemment pas complètement accessible, nous n’avons pas toutes les natures possibles à disposition. Il faut donc considérer que c’est la nature vivante et physique qui est la réalité unique. Adapter un modèle probabiliste sur une réalité aussi vertigineusement complexe est forcément très grossier.

            Ce serait moins utopique pour un écosystème. Mais il faudrait alors qu’on sache pour les espèces étudiées passer du génotype au phénotype même pour les êtres microscopiques et leurs mutants.

5) Dernier point qui se réfère à mes propres travaux : La philosophie de Matheron (telle que rédigée en 1978) ne s’applique qu’à certaines réalités. Ce serait une faute de tenter de l’appliquer à des phénomènes dont l’étrangeté est combinatoire. On commettrait la même faute que si au vu de la répartition statistique des nombres premiers jusqu’à un million on en déduisait par un modèle probabiliste les nombres premiers suivants (cf. Bouleau 2021 et 2022).

La philosophie de Matheron peut être schématisée en :

            – d’une part, une critique de l’immersion brutale d’une situation unique comme tirage au hasard. La réalité est ce qu’elle est et le modèle probabiliste ne peut être tiré que d’hypothèses et de compréhension des circonstances ;

            – d’autre part, le développement de nouvelles techniques pour extraire de certaines situations déterministes, du hasard qu’elles ont en elles-mêmes. Ceci est exploré surtout pour la géophysique.

 

Références

P. Agterberg, « Georges Matheron, Founder of Spatial Statistics » Earth sciences history, – Meridian allenpress 2004.

M. Bilodeau, F. Meyer, M. Schmitt, eds, Space, Structure and Randomness, Contributions in Honor of Georges Matheron, Springer 2005.

N. Bouleau, La modélisation critique, Quae 2014.

N. Bouleau, Ce que Nature sait, La révolution combinatoire de la biologie et ses dangers, PUF 2021.

N. Bouleau, La biologie contre l’écologie ? Le nouvel empirisme de synthèse, Spartacus-idh 2022.

N. Bouleau et D. Bourg, Science et prudence, Du réductionnisme et autres erreurs par gros temps écologique, PUF 2022.

A. Jacquard « Hasard et génétique des populations » in Le hasard aujourd’hui, Seuil 1991.

D. Jeulin « Morphology and effective properties of multi-scale random sets: A review » Note CRAS Mécanique, 340, 219-229, 2012.

N. Lind, M. Pandey, J. Nathwani, « Assessing and Affording the Control of Flood Risk » Structural Savety 2009.

G. Matheron, Estimer et choisir, Ecole des Mines de Paris 1978; Estimating and Choosing, Springer 1989.

G. Matheron et J. Serra, « The Birth of Mathematical Morphology » Proc. 6th Intl. Symp. Mathematical Morphology, 2002.

G. Matheron, « Kriging, or Polynomial Interpolation Procedures, a Contribution to polemics in mathematical Geology » Transactions Vol LXX, 240-244, 1967.

J. Monod, Le hasard et la nécessité, Seuil, 1970.

E. Schoffeniels, L’anti-hasard, Gauthier-Villars 1973.

J. Serra « Is pattern Recognition a Physical Science ? » Proc. 15th International Conf. on Pattern Recognition 2000.

René Thom, « Halte au hasard, silence au bruit », Le Débat, n°31, 119-132, Gallimard 1980.

R. Webster, « Is soil variation random ? » Geoderma, 07, 149–163, 2000.

Notes

[1] Le traité de Buffon porte ce titre quoiqu’il s’agisse de probabilités exclusivement, mais elles sont appliquées à la société, aux jugements des hommes, et ce sera encore l’ambition de Condorcet au sujet des préférences électorales.

[2] Monod en effet ne se place pas du tout du point de vue des probabilités subjectives chères aux économistes, développées par de Finetti, Ramsey et Savage au début du 20e siècle.

[3] Voir N. Bouleau La modélisation critique chapitre 5, Quae 2014.

[4] Voir pour « science nomologique », N. Bouleau et D. Bourg, Science et prudence, Paris, Puf, 2022.

[5] Il s’agit de palier le fait que la réalité n’est pas un tirage d’un modèle ergodique. Il faut donc extraire de cette réalité une certaine généricité. Il parle de micro-ergodicité.

 

 

 

 

 

 

          

           

           

           

 




Écologie et théologie. La notion de limite dans l’œuvre de Jacques Ellul

Par Patrick Chastenet

 

 

 

 

Résumé : La pensée d’Ellul permet de comprendre l’actuelle crise écologique en ce qu’elle offre une analyse sociologique critique de la croissance économique et une théologie biblique invitant à limiter la puissance technicienne. Aux dysfonctionnements de l’économie productiviste, elle oppose une alternative révolutionnaire, une conduite incarnée et un projet à taille humaine, fondées sur la liberté et la responsabilité, sans dissociation possible. Ellul rappelle aux chrétiens que la Parole du Christ a désacralisé le monde et apporté la liberté à l’Homme, mais pas celle de faire n’importe quoi. La limite choisie est ce qui permet d’articuler la liberté à la responsabilité. Ellul retourne l’accusation courante portée contre le christianisme. Ce n’est pas en respectant la Parole de Dieu que l’Homme a provoqué la crise écologique mais, au contraire, parce qu’il ne croit plus au Créateur qu’il a dévasté la création. Le message ellulien s’adresse aux chrétiens, mais il peut intéresser aussi les écologistes et les décroissants à la recherche d’une éthique susceptible de conjurer les périls présents et à venir.

 

Ecology and theology: the notion of limit in the works of Jacques Ellul

 

Abstract: Ellul’s thinking enables us to reach a better understanding of the current ecological crisis, in that it offers a critical sociological analysis of economic growth, and a biblical theology inviting us to restrict technological power. Opposing the dysfunctions of productivist economics it propounds a revolutionary alternative: an incarnated conduct and a human size project grounded in freedom and responsibility, both necessarily conjoined. Ellul reminds Christians that while the Word of Christ removed the sacred from the world and brought freedom to Man, it is not freedom just to do anything. A limit is set which harmonizes freedom and responsibility. Ellul turns on its head the common accusation levelled at Christianity. Man did not bring about the ecological crisis in abiding by God’s Word; on the contrary, having lost belief in the Creator, he laid waste the creation. The Ellulian message is addressed to Christians but it is also of interest to ecologists and the proponents of negative growth in search of an ethics that might ward off the perils of the present time and those to come.

 

Mots clé : Limite, Ellul, Technique, Croissance, Chrétiens, Crise, Éthique.

Keywords: Limit, Ellul, Technology, Growth, Christians, Crisis, Ethics.

 

Au fil du temps, le statut de l’Homme, dans ce qu’il est convenu d’appeler « la Nature », a changé. L’Homme est passé du statut d’espèce menacée à celui d’espèce menaçante. Les moyens qu’il utilisait jadis pour se protéger d’un milieu souvent hostile se retournent aujourd’hui contre lui et son environnement. Pour avoir désacralisé le monde et permis ainsi l’émergence de la science et de la technique moderne, le christianisme se voit accusé d’être à l’origine de la crise écologique[1]. Dans quelle mesure l’œuvre de Jacques Ellul permet-elle de penser ce changement de paradigme et de répondre à cette accusation ? Peut-elle nous aider, aujourd’hui encore, à conjurer la catastrophe écologique annoncée ? Oui, et non. Oui, parce qu’outre l’antériorité (le milieu des années 1930) et la singularité (l’accent mis sur l’importance du phénomène technique) de son engagement écologiste, Ellul a le mérite d’adosser son analyse sociologique à une réflexion éthique. Non, car même si Ellul sépare nettement les deux registres de sa pensée -sociologique et théologique-, son éthique s’appuie sur la Bible et s’adresse en priorité aux chrétiens. Pour autant, son œuvre a marqué plusieurs leaders historiques du Parti Vert et inspiré de nombreux décroissantistes. Jacques Ellul mérite d’être considéré comme l’un des précurseurs de l’écologie politique, non parce qu’il a rédigé sur cette thématique une cinquantaine d’articles de presse ou de revue, dont ceux de Combat nature[2], et de nombreux développements dans plusieurs de ses livres mais parce que sa critique de la raison technicienne préfigure celle de l’artificialisme de la société de consommation menée à partir des années 1960[3].

Se pencher sur la nature de la crise écologique, et sur les réponses éthiques que nous pourrions tirer de l’enseignement d’Ellul, permet d’articuler les deux volets d’une œuvre divisée en deux registres séparés – sociologique et théologique – dont la correspondance étroite et dialectique joue à l’intérieur de chacun des deux registres mais aussi d’un registre à l’autre[4]. Si la liberté est au cœur de l’œuvre ellulienne, elle est inséparable d’une éthique de la responsabilité. « Pour que la liberté existe, écrit Ellul, il faut qu’elle ait à la fois des points de repères et une limite à cause de la finitude du créé. La limite, c’est la limite du possible de la liberté tout en restant vivant[5] ». Nous formulons l’hypothèse selon laquelle la notion de limite occupe dans l’approche ellulienne de la question écologique (via sa critique du technicisme) une place au moins aussi décisive que la notion de tension dans son traitement de la question politique[6]. Ce concept se retrouve dans chacun des deux registres.  C’est en articulant et en combinant ces deux niveaux de lecture que l’on pourra le mieux saisir toute l’importance de la notion de limite au sein de l’éthique ellulienne. Ellul ne se contente pas de décrire sociologiquement les dysfonctionnements d’une société productiviste, il leur oppose une alternative révolutionnaire, une conduite de vie incarnée, un projet à taille humaine. Lorsqu’il s’adresse aux chrétiennes et aux chrétiens, il explique que la question de la protection du milieu est inséparable de celle de la puissance technicienne et de la limitation de ses moyens. Penser théologiquement la technique revient à se demander « si l’homme a une quelconque raison de ne pas poursuivre jusqu’au bout l’élimination de la nature, ce qui signifierait assurément sa propre élimination[7] ». Face à la crise écologique qui nous menace, Ellul met à notre disposition une sociologie critique pour limiter la croissance économique et une théologie biblique invitant à limiter la puissance technicienne selon son principe : « Il faut poser comme limite absolue que l’on ne peut pas continuer une croissance infinie dans un milieu fini »[8].

Une sociologie critique invitant à limiter la croissance économique

Ellul dénonce l’approche technocratique du rapport de l’homme à son environnement qui, au nom de l’intérêt général, maltraite les populations locales tout en saccageant la nature. Il va même jusqu’à contester le principe d’une politique publique de défense de l’environnement. En réalité pour lui, il faut freiner la croissance économique car l’homme ne peut prétendre vouloir protéger la planète sans limiter son hybris. À défaut de pouvoir empêcher l’élimination de la nature, Ellul nous invite à agir pour limiter l’ampleur des destructions.

Limiter le « déménagement » du territoire

Ellul s’est engagé pour limiter la démesure technicienne, la course au gigantisme, le développement exponentiel, l’accélération sous toutes ses formes, la croissance économique. Ce citadin amoureux de montagne, de forêt et de mer apprit avant et durant l’Occupation à aimer la campagne et ses paysans. C’est souvent en leur nom qu’il batailla contre l’implantation de centrales nucléaires, ou ce que l’on n’appelait pas encore les grands projets inutiles et imposés. Son premier combat d’envergure eut lieu, après la Libération, contre la construction du barrage qui provoqua la destruction du village de Tignes, le déplacement forcé de ses cinq cents habitants et l’immersion dans le lac de milliers d’hectares de forêts et de terres cultivables. En dépit de l’avis du Conseil d’État, la population locale fut sacrifiée sur l’autel de la production d’énergie. À chaque fois, au nom de l’intérêt général et du progrès, on bafoue les droits des habitants. Dans les années 1950, au projet de puiser l’eau du Val de Loire pour alimenter la capitale, il répond qu’il faut au contraire assoiffer Paris pour l’empêcher de se développer davantage. Quand il croise le fer avec la Mission interministérielle d’aménagement de la côte aquitaine (MIACA), il retrouve son ardeur juvénile car cet organisme concentre à ses yeux toutes les tares de la bureaucratie étatique. Jouant un rôle de contre-expertise, le Comité de défense de la côte aquitaine (CDCA) qu’il anime avec Charbonneau, s’oppose à la baléarisation de la façade atlantique avec son cortège d’hôtels, de voies rapides et de marinas[9]. De 1973 à 1979, il multiplie tribunes dans la presse et réunions publiques. Accusé d’être le porte-parole des propriétaires, le CDCA invoque quant à lui les droits de la nature, mais surtout ceux des populations locales. Dénonçant les abus de pouvoir et le gaspillage de l’argent public, Ellul s’inquiète des effets de la surpopulation estivale sur le bassin d’Arcachon, les lacs et les forêts. Peu convaincu par l’argument voulant que le tourisme de masse enrichisse les habitants à l’année, Ellul voit surtout dans ces projets une aubaine pour les promoteurs, ainsi qu’une occasion pour les maires de financer des équipements aussi dispendieux qu’inutiles. Mauvaise foi, politique du fait accompli et arrogance technocratique, Ellul n’a pas de mots assez durs pour désigner les méthodes de la MIACA. Au lieu de raisonner en nombre de nuitées, il faudrait « revenir à la sagesse d’une croissance lente »[10]. Il oppose la saveur de l’art de vivre en Aquitaine aux calculs de l’industrie touristique. S’appuyant sur un rapport de la Cour des comptes, il fustige une administration qui perturbe les équilibres naturels (percées dans la forêt, immeubles sur la dune, terrain de golf en zone semi-aride) et humains (ostréiculteurs et forestiers pénalisés). La MIACA représente à ses yeux « ce qu’il y a de plus haïssable », soit la combinaison entre capitalisme et bureaucratie, fonctionnant « par voie autoritaire et sans contrôle[11]».

Limiter la déforestation

Ellul s’est aussi mobilisé pour limiter la déforestation, tant à l’échelon local qu’à l’échelon régional. Son écologie est humaine dans le sens où elle replace toujours la personne – l’usager, le forestier, le paysan – au cœur du dispositif. Lorsque ce randonneur entend le ministre se vanter que la bataille de la forêt est gagnée car on a augmenté l’étendue de la surface boisée, il émet deux critiques. D’abord, que l’on fait pousser des résineux à croissance rapide, adaptés à la fabrication de pâte à papier, au détriment des feuillus qui produisent plus d’oxygène. Ensuite, que l’on plante ces arbres en ligne, par commodité, ce qui sur les sols pentus ne freine pas l’érosion. En outre, les statistiques ministérielles portent sur les forêts stricto sensu et ignorent l’arbre isolé dans les villes et villages, sans compter le bord des routes naguère peuplées de platanes meurtriers. Il faut donc renverser le proverbe : « l’arbre cache la forêt », car à défaut de chiffres officiels, Ellul cite sa commune en estimant la surface déboisée à pas moins de trois cents hectares en trente ans[12]. Lui le piéton de Pessac, qui se rendait à pied sur le campus de Talence, a vu sur son trajet disparaître des platanes centenaires et des centaines d’arbres plus jeunes. Sur le domaine universitaire, tous les bois se sont transformés en résidences, parkings et instituts divers, comme si pour les aménageurs aucun espace vide ne devait subsister. Il a vu étêter, comme de vulgaires platanes, les chênes majestueux de la Faculté tandis que les cèdres étaient abattus sans autre forme de procès. Enfin, il a pu observer que les simples particuliers participent à la curée en préférant à l’arbre devant la maison, la pelouse, le garage ou la piscine. Quant à la forêt, Ellul regrette qu’elle soit désormais inhabitée. À l’occasion des tragiques incendies estivaux, il jugeait inadaptée la politique de prévention. Sous prétexte que le feu peut naître dans les broussailles des sous-bois, des engins motorisés mettent des terrains entièrement à nu à l’exception des pins alors que les feuillus pourraient protéger des flammes. Le feu prend rarement tout seul et provient généralement de gestes criminels ou de touristes inexpérimentés. Dans les deux cas, il suffirait de repeupler la forêt désertée en raison de la disparition des petits métiers. Ellul était conscient qu’une politique valorisant le retour à la nature supposait un changement de modèle de société. Des forestiers bien formés seraient plus efficaces contre les incendies que tous les canadairs réunis[13]. Malheureusement, déplorait-il, on désertifie la forêt comme l’on sacrifie la campagne en fermant les écoles et les lignes de chemins de fer.

Limiter l’exode rural

Ellul s’opposait à l’État, aux firmes et aux banques, qui sacrifiaient la campagne et la paysannerie françaises en encourageant la monoculture et une agro-industrie provoquant l’épuisement des sols et la ruine des petits exploitants. Un leitmotiv revient dans son discours : il faut en finir avec le centralisme administratif, mais surtout enrayer l’exode rural pour rééquilibrer la relation ville/campagne. Face au dernier prototype de robot collecteur de fruits, loin de s’extasier devant l’innovation technique, il songe à l’ouvrier agricole privé de son emploi. Dans le même sens, il cite l’exemple du bocage. Pour permettre aux engins de circuler, on a détruit les haies vives avec les remblais de terre. Une fois aplanis les champs on s’est rendu compte que les haies étaient indispensables pour freiner le vent, faciliter l’irrigation et préserver la biodiversité mais pour les comptables, le bocage a le défaut d’être gourmand en main-d’œuvre. Alors qu’Alfred Sauvy rêve d’une campagne dépeuplée avec culture intensive à forte productivité, Ellul veut sortir de la course indéfinie à la compétitivité. En son nom, on a détruit la culture paysanne et précipité la ruine des agriculteurs. Il considère tout d’abord que loin d’être un folklore artificiel, il existait une authentique culture paysanne, créatrice de traditions autant que de paysages humanisés. Les premières ont disparu tandis que les seconds ont laissé la place à des lotissements et des équipements touristiques. Loin d’avoir été combattu, l’exode rural spontané a été encouragé par une politique poussant à la surexploitation des terres et à la monoculture. Le gouvernement a favorisé l’agroindustrie qui suppose grandes propriétés, engrais, gros équipement et endettement. Outre la question de l’épuisement des sols et du malheur des bêtes élevées en batterie, Ellul s’étonne de voir baisser le revenu net des exploitants, alors que le volume national de la production augmente. C’est donc toujours la dimension humaine que le développement accable. Il regrettait qu’en France on soit passé de trois millions d’exploitants agricoles en 1938 à moins d’un million en 1988. Cette tendance s’est d’ailleurs confirmée car en 2021 on en compte seulement 390 000, soit moins de 1,5% de la population active[14].

Penser à contre-courant

 Ellul démontre qu’un milieu technicisé recouvre le milieu naturel dont l’homme a besoin pour éprouver concrètement sa liberté[15]. Si en éthicien il n’a jamais cessé de dire qu’il ne croyait pas à l’existence d’une nature humaine intangible, si en historien il a constamment rappelé que la plupart des paysages qui nous semblent aujourd’hui naturels avaient subi l’empreinte humaine, si son intention n’était pas de placer la nature sous cloche, pas même de créer des réserves naturelles ou des sites protégés pour les promenades dominicales, son écologisme n’en était pas moins radical. Pas extrémiste mais radical dans le sens où, dès l’origine, il avait vu le caractère dilatoire des politiques de protection de l’environnement, alors que pour instaurer, au quotidien, des conditions de vie naturelles au sein de nos sociétés il fallait rompre avec la logique technicienne sur laquelle elles reposaient. En plein green rush, Ellul est conscient de penser à contre-courant en semblant vouloir brûler ce qu’il défendait en solitaire vingt ans plus tôt. La formule « protection de l’environnement » lui déplait car elle présuppose un environnement traditionnel à préserver, ce qui passe par une lutte contre les pollutions et une protection théorique de la nature à titre d’échantillon, via les parcs nationaux et les réserves d’animaux sauvages[16]. Or, ces décors « naturels » n’ont rien à voir avec l’environnement réel de l’homme moderne. Ce sont de simples lieux d’excursion remplissant une fonction d’exutoire. L’environnement quotidien de la majorité de nos contemporains est avant tout urbain et technique. En outre, le mensonge des politiques publiques consiste à faire passer la pollution pour une simple bavure alors qu’elle est un trait consubstantiel de nos sociétés industrielles. Une vraie protection de l’environnement suppose une remise en cause de la croissance. Un an seulement après sa création, il critique le premier ministère de l’Environnement.

Limiter la croissance

Ellul n’a pas attendu la publication du rapport Meadows : The Limits to Growth (1972), pour penser le rapport de l’Homme à la nature. Son manifeste personnaliste – rédigé avec Charbonneau – prévoyait déjà un contrôle de la technique destiné à entraver certaines productions dont « l’accroissement serait inutile au point de vue humain »[17]. Ce texte, diffusé dans les milieux personnalistes du Sud-Ouest en 1935, préconisait une allocation universelle, mais défendait surtout la thèse selon laquelle la croissance économique n’était pas synonyme de développement humain. Ce manifeste qui évoquait « une cité ascétique pour que l’homme vive » est considéré comme la première proposition occidentale moderne d’une limitation volontaire de la croissance. Il s’agissait d’assurer « à tous les individus » un « minimum de vie équilibré », à la fois matériel et spirituel. Ces thèmes deviendront des invariants du discours écologiste à partir des années 1970 : la défense de la qualité de la vie et la justice sociale opposées à la société de consommation et à la société duale. Lors de la publication du rapport Meadows, Ellul ne se contente pas de signaler que vingt ans plus tôt il avait alerté en vain sur les dangers d’une course à l’expansion, il juge superficielles les thèses exposées. Rosa Luxembourg avait montré que l’accumulation capitaliste ne pouvait être indéfinie. Désormais, explique Ellul, ce n’est plus la limite à l’accumulation du capital qui menace les régimes capitalistes, mais les limites relatives à l’exploitation des ressources naturelles et à la survie de la planète. Lorsqu’au début des années 1980 frappe la récession, il illustre par une métaphore ce qui sépare la limitation progressive de la croissance – qu’il appelle de ses vœux – de cette crise brutale, celle de la voiture folle qui s’écrase contre un mur alors que le passager avait demandé en vain de freiner. Il conteste par ailleurs la pertinence du programme d’équipement électronucléaire de la France, refusant même la distinction entre l’atome civil et militaire. La croissance des besoins en énergie invoquée par EDF lui semble fallacieuse au regard des gaspillages constatés. La crise du pétrole est tombée à pic pour justifier l’accélération de la construction de centrales, alors qu’il y avait là une opportunité de réduire notre dépendance au-delà des énergies fossiles. Ellul évoque aussi le stockage problématique des déchets radioactifs et, douze ans avant Tchernobyl, le risque d’un accident majeur. Près de vingt ans avant le sommet de Rio de1992, il pose le principe de précaution : « Quand les inconvénients hypothétiques sont plus grands que les avantages espérés, il ne faut pas tenter l’opération[18] ». En Gironde, il soutient les militants qui, en 1977, avaient volé le dossier d’enquête d’utilité publique de la construction de la centrale nucléaire de Braud, au nord de Bordeaux. La mobilisation fut insuffisante pour la stopper. Dès le bombardement d’Hiroshima, Ellul avait posé la question des limites de la science, alors que Le Monde, reflétant l’opinion commune, saluait à la une le recours à l’arme nucléaire : « Une révolution scientifique. Les Américains lancent leur première bombe atomique sur le Japon[19] ». Si l’on veut comprendre son isolement, il faut garder à l’esprit que non seulement Ellul désapprouve la maxime machiavélienne selon laquelle la force est juste lorsqu’elle est nécessaire, mais qu’il prône une éthique de la non puissance. C’est en effet aussi et surtout en tant que chrétien qu’il pose la question des limites de l’emprise humaine sur la nature.

Une théologie biblique invitant à limiter la puissance technicienne

L’homme est dès l’origine, selon Ellul, un être artificiel, producteur et produit de son propre art. La spécificité de l’humain lui semble devoir être « cette possibilité qui lui est donnée de se fixer lui-même des limites[20] ».

Le christianisme est à la fois négateur et producteur de limites

1) Le judéo-christianisme a libéré l’Homme de ses croyances magico-religieuses et rendu ainsi possible l’essor de la science. On lui reproche aujourd’hui d’avoir favorisé la démesure à l’origine de la crise écologique. Ellul estime cependant qu’il ne faudrait pas en réaction verser dans un rousseauisme illusoire, parce que l’on voit les conséquences négatives de l’illimité technique, provoqué en partie par la disparition du sacré traditionnel. Le sacré assurait une protection de la nature mais, en même temps, ce sacré agissait tant au profit de l’Homme qu’à son détriment.

 2) Le mouvement de désacralisation qui était au cœur de la Révélation a échoué. L’Homme s’est aliéné par son propre moyen de libération en transférant toute la sacralité sur le facteur de désacralisation qu’est la technique. Il s’est laissé posséder par une nouvelle puissance et a renoncé à la liberté en se créant de nouvelles chaînes. Pourtant, ce Dieu libérateur a élaboré des limites à la fois dans la Création et dans l’Alliance[21].

 Les limites dans La Création et les limites dans l’Alliance

Les récits bibliques de la Création sont donnés pour attester l’œuvre du Créateur.  C’est un Dieu constamment présent et en même temps soucieux de la liberté de celui qu’il a voulu son libre répondant. La présence du Créateur est la limite même, une simple limite de parole qui suppose une reconnaissance. Dieu ne pose pas de limites objectives et immuables, il appelle l’Homme à découvrir des limites dans la relation avec son Créateur et à lui rendre compte. Dieu l’invite à prendre ses décisions lui-même, dans la liberté et la responsabilité. C’est donc consciemment que l’Homme va produire les limites à l’intérieur de lui-même, une autolimitation. Chaque alliance est composée de l’acte divin (élection, grâce, libération) et de la Loi de l’alliance, de la volonté de Dieu que l’Homme est appelé à respecter afin que sa vie soit possible. Les commandements, parfois étranges, avertissent que tous les moyens ne sont pas bons. L’Homme est placé par Dieu à la fois dans une situation éminente et dans des limites à interpréter en recherchant le sens. Celles de la Torah sont l’expression, hic et nunc, de la volonté du Créateur, que l’homme doit recevoir comme un commandement personnel de Dieu. La Bible développe deux sortes de limites : celles explicitement données comme un commandement, et celles progressivement découvertes par l’Homme dans l’exercice de sa liberté responsable.

Les « limites commandements »

Ellul distingue les limites visant à réduire le potentiel des moyens de l’Homme pour le sauver de lui-même, ou pour sauver l’environnement, et celles destinées à réduire ses moyens pour faire apparaître la puissance de Dieu. La frontière entre les deux est souvent poreuse.

Les limites, commandement visant à sauver l’Homme et/ou son environnement.

Le sabbat est la principale limite. Il instaure une suspension du travail et de la technique. Il signifie la suppression de la recherche d’efficacité et le retour vers l’adoration, le rétablissement d’une relation de justice avec Dieu et de libération avec le monde naturel. Le sabbat est une grâce de Dieu pour lever la « condamnation » de l’homme. Le sabbat confirme que la technique se situe dans le monde de la nécessité. La liberté vient du seul acte libre de Dieu qui libère, et de rien d’autre : « La limite du technique et du gratuit est celle entre le monde de la nécessité et le monde de la liberté[22]. » Le sabbat limite la technique dans le temps, mais il n’a pas de valeur en soi. Son sens se vit dans la foi. Il faut, au plan éthique, relativiser la technique, comme le travail ou la politique. Le sabbat est aussi institué pour les animaux (Exode 23,12), l’homme n’en étant pas le propriétaire absolu[23]. Il doit manifester au monde animal créé par Dieu le même amour. C’est seulement après la nouvelle alliance que l’homme est autorisé à tuer l’animal pour se nourrir et qu’il devient pour ce dernier un sujet de crainte et d’effroi[24]. Ellul prévient que tuer un animal reste toujours à la limite du meurtre. La législation mosaïque rappelle la limite de ce que l’Homme peut faire à l’animal. D’ailleurs, avant le Déluge et les lois noachiques, l’Homme était strictement végétarien. Devenu carnassier, il a introduit la terreur dans la Création, mais doit se souvenir que l’animal est lui aussi aimé de Dieu. Les hommes et les animaux sont promis ensemble au salut éternel comme en attestent les livres de Jonas et des Prophètes. L’animal  n’est pas une vulgaire machine ou un simple tas de viande : « C’était le même raisonnement qui autorisait le camp de concentration : le Juif n’est pas un homme[25] ». Ellul dénonce comme péché explicite, dès l’aube des années 1970, l’élevage en batterie et les nouvelles méthodes d’engraissement. Il compare leurs conditions de vie « ignobles et antinaturelles » à celles des détenus dans les camps de concentration nazis.

La limite posée à l’Homme par Dieu s’étend à l’ensemble du milieu naturel, en particulier aux arbres (Deut. 20,19). Dans le Lévitique (xxv, 1-24), en même temps que Yahvé donne la terre aux Israélites, il affirme son droit au repos sabbatique. Il s’agit d’instaurer une marge de liberté au sein de laquelle la terre échappe à l’emprise humaine. Ainsi, l’Homme n’est plus le maître de la nature et doit la restituer à son véritable propriétaire s’il veut bénéficier de la protection divine. La terre entre dans le repos de l’Éternel avant d’être au service de l’homme. L’Ancien Testament fait dépendre directement la sécurité de l’homme du respect de la trêve qu’il doit accorder à la terre à l’occasion des années sabbatiques et jubilaires : « L’homme a pour vocation de conserver et cultiver ce monde sans l’épuiser[26] ».

Quel est le sens de ces limites aujourd’hui selon Ellul ?

Quand l’Homme franchit la limite, Dieu laisse faire la logique des choses : « C’est notre situation actuelle dans le drame écologique que nous vivons », observe Ellul dès 1974, employant un vocabulaire tellement banalisé aujourd’hui qu’il en devient invisible. La question de fond est « celle de la limite à l’exploitation de la création ![27] ». Ellul pense toutefois que les arguments rationnels et scientifiques sont inopérants, seule la conversion salutaire est capable d’éviter ce désastre.

Les limites à découvrir par l’Homme

Les limites mentionnées dans la Bible n’ont pas de valeur en soi, affirme Ellul, mais en relation avec la foi en Dieu, sans rejet de la technique. Réciproquement, les accepter toutes, surtout dans un système technicien, est exclusif de la gloire de Dieu. Donc, la première limite est de ne pas céder à l’esprit de puissance technicienne, mais d’interroger la légitimité des techniques. Le dépouillement nécessaire pour que la parole de Dieu puisse se faire entendre est le seul critère de notre choix des limites à la technique. Au-delà des limites objectives données par l’Ancien Testament, il existe des limites subjectives qui reposent sur une prise de conscience. L’homme qui reconnaît Dieu en Jésus-Christ est appelé à les tracer lui-même à partir de la parole de Dieu telle que le chrétien la reconnaît. Ellul pensait que seule la foi en la Révélation pouvait nous amener à prendre au sérieux la nature pour changer notre comportement, sous réserve que ce soit la volonté de Dieu. Seul le Dieu biblique a pour unique désignation « d’être l’amour, pour l’ensemble de sa création, dont l’homme est le miroir en même temps que l’image de Dieu dans cette création[28]. » Malheureusement, selon Ellul, l’hellénisation du christianisme a eu pour conséquence la transformation de la Création en Nature, ouvrant ainsi la voie à la démesure technicienne. L’Homme est en même temps libre et responsable devant Dieu. La foi en Christ signifie le choix de la non puissance : c’est-à-dire renoncer volontairement à faire tout ce que l’on pourrait faire.

Deuxièmement, le travail négatif du christianisme apparaît dans sa contribution à ruiner l’équilibre de l’édifice dit « naturel ». Si l’Homme veut la puissance sans accepter celle de Dieu, alors aucune des limites qu’il a progressivement inventées ne tient plus et la catastrophe arrive. Confronté à ce qu’il définit avant tout comme un problème d’ordre spirituel, Ellul envisage quatre issues :

  • la catastrophe dans l’anéantissement (guerre atomique ou pollution totale),
  • une croissance démographique exponentielle produisant le chaos final,
  • l’établissement d’un totalitarisme,
  • l’appel des limites qui suppose un changement de comportement : « Espérer et croire dans cette Révélation-là est la seule motivation assez forte pour que l’on puisse vouloir ses limites (en sachant le prix à payer !) [30]», prévenait-il au milieu des années 1970.

Pour Ellul, la liberté implique la responsabilité, sans dissociation possible. Certes, la Parole du Christ a désacralisé le monde ; l’Homme y est libre mais pas de faire n’importe quoi. Ellul dit qu’il faut faire comme si Dieu n’existait pas et que tout dépendait de nous. Le propre de l’humain est sa faculté de s’autolimiter. La limite choisie est ce qui permet d’articuler la liberté à la responsabilité. Ellul retourne l’accusation portée contre le christianisme en ce que ce n’est pas en respectant la Parole de Dieu que l’Homme a provoqué la crise écologique, mais au contraire parce qu’il ne croit plus au Créateur qu’il a dévasté la création. L’œuvre ellulienne fournit les bases d’une éthique précieuse pour tous les chrétiens, mais c’est peut-être son principal point faible. Ellul prend le risque de passer à tort pour un moraliste, alors que son éthique s’adresse exclusivement aux chrétiens – sans pour autant se dissocier des autres hommes – et qu’il soutient, envers et contre tous, que l’on ne peut déduire de la Bible une quelconque théologie morale ou, a fortiori, une morale universelle[31]. Il n’en demeure pas moins que le cercle de ses lecteurs a amplement débordé le « petit troupeau » des chrétiennes et des chrétiens et que son œuvre a influencé, et influence encore, une partie non négligeable de la mouvance écologiste et décroissantiste.

 

Patrick Chastenet est Professeur en science politique à l’université de Bordeaux, membre de l’Institut de recherche Montesquieu, président de l’Association internationale Jacques Ellul et directeur des Cahiers Jacques-Ellul. Ses travaux portent principalement sur les idées politiques et les pensées politiques écologistes auxquelles il consacre un cours éponyme depuis 2009. Il a récemment publié Introduction à Jacques Ellul, La Découverte, 2019 et « Ivan Illich ou l’austérité joyeuse», in Écologie & Politique, 2022/2, N°64.

 

[1] Lynn White, « The Historical roots of our ecologic crisis », Science, vol. 155, n° 3767, March, 1967

[2] Bernard Charbonneau & Jacques Ellul, La Nature du combat, L’Échappée, « Le pas de côté », 2021.

[3] P. Troude-Chastenet, « Jacques Ellul, précurseur de l’écologie politique ? », Écologie & Politique, Printemps 1998, n°22, p.105-119

[4] Frédéric Rognon, Jacques Ellul, une pensée en dialogue, Labor & Fides, 2013.

[5] J. Ellul, Vivre et penser la liberté, Labor & Fides, 2018, p. 308.

[6] Cf. Présence au monde moderne (1948), L’Illusion politique (1965), Anarchie et christianisme (1988)

[7] J. Ellul, Théologie et Technique, Genève, Labor & Fides, 2014, p. 139

[8] J. Ellul, « La limite, le choix et Dieu », Réforme, 11/06/2020p.3-5.

[9] P. Chastenet, « Ellul et Charbonneau, pionniers de l’écologie politique », Ecorev’, n°21, Automne 2005, p. 12-15.

[10] J. Ellul, « Pour un autre développement », Sud-Ouest, 8 /06/1978.

[11] J. Ellul, « Aménager ou déménager ? », Réforme, n°1845, 30/08/1980.

[12] J. Ellul, « Monsieur l’arbre », Sud-Ouest, 9/08/ 1981.

[13] J. Ellul, « Forêt déserte, forêt incendiée », Sud-Ouest, 21/09/1986.

[14] https://www.insee.fr/fr/statistiques/4806717#tableau-figure2_radio1

[15] J. Ellul, [1954], La Technique ou l’enjeu du siècle, réédition augmentée, Economica, 1990.

[16] J. Ellul, « Le mythe de l’environnement », Cahiers de l’ISEA, 1973, p. 1546.

[17] Cahiers Jacques-Ellul, n° 1, 2003, pp. 63-79

[18] J. Ellul, « Atome : d’une question stupide à un pari stupide », Réforme, 10 /8/1974.

[19] Le Monde, 8/8/ 1945

[20] J. Ellul, Réforme, 11/06/2020, p.4.

[21] J. Ellul, Théologie et technique, op. Cité. p.203.

[22] Ibid., p. 207.

[23] J. Ellul, « Le rapport de l’homme à la création selon la Bible. » Foi & Vie, décembre 1974, p.137-155.

[24] J. Ellul, [1981], La Parole humiliée, « la Petite Vermillon », 2014, p.76.

[25] J. Ellul, Théologie et technique, op.cit., p.211

[26] J. Ellul, Ibid., p.236

[27] Ibid., p.155.

[28] Ibid. p.215.

[29] J. Ellul, La Subversion du christianisme [1984], « la petite vermillon », 2015.

[30] J. Ellul, Théologie et technique, p. 234.

[31] Ce qui a totalement échappé à Pierre Charbonnier, « Jacques Ellul ou l’écologie contre la modernité », Écologie & Politique, n°50, 2015, p.127-146, à la différence de Benoit Sibille, « Que faire de la théologie de Jacques Ellul ? Pertinence de l’eschatologie comme réponse à la fatalité de l’effondrement », Écologie & Politique, n°64, 2022, 113-126.

 




L’enjeu des modes de vie. Réforme ou révolution ?

 

Par Fabrice Flipo*

 

 

 

 

Résumé : Un consensus semble s’être établi en matière écologique sur la nécessité de changer les modes de vie. Mais que sont les modes de vie, précisément, et comment les changer ? Dans cet article nous montrons l’intérêt de distinguer quatre concepts, dans ce débat : modes de vie, genres de vie, styles de vie et « système ». Nous nous appuyons sur la Critique de la raison dialectique sartrienne pour esquisser une théorisation du changement social et politique que nous avons développée dans nos derniers ouvrages. Elle montre combien les supposés « petits gestes » sont déjà fortement socialisés, en réalité, et relèvent souvent du genre de vie. Ceux-ci sont défendus tant par les associations que par les partis politiques ou les entreprises, luttant pour le contrôle de l’historicité.

 

Abstract: Facing the ecological crises, there seems to be a consensus on the need to change lifestyles. But what exactly are lifestyles and how can they be changed? In this article we show the interest of distinguishing four concepts in this debate: ways of life, kinds of life, lifestyles and ‘system’. We draw on Sartre’s Critique of Dialectical Reason to outline a theorisation of social and political change that we have developed in our latest books. It shows how the so-called ‘small gestures’ are already strongly socialised, in reality, and are often part of the way of life. These are defended by associations as well as by political parties or companies, fighting for the control of historicity.

 

Mots clé : modes de vie, écologie politique, révolution, écocitoyenneté, consommation verte, Sartre.

Keywords: lifestyles, political ecology, revolution, ecocitzenship, green consumption, Sartre.

 

Un consensus semble s’être établi depuis quelques années sur la nécessité de changer les modes de vie pour faire face à la crise écologique. Mais qu’est-ce qu’un mode de vie ? Et comment le changer ? Le débat oscille souvent entre deux extrêmes : les « petits gestes » tels que changer les habitudes, consommer bio, faire du vélo, et « la révolution » qui viendrait « changer le système ». L’un et l’autre laissent pourtant dubitatifs : les petits gestes semblent évidemment insuffisants, vu le défi (ampleur, délai), et quelque peu rigides (tous en vélo ? Partout, tout le temps ? Quid des Gilets Jaunes ?) ; d’un autre côté, le potentiel révolutionnaire paraît limité, dans la conjoncture (quelles forces sociales ?). Et quand bien même une révolution se produirait qu’elle ne changerait pas instantanément les autoroutes en pistes cyclables, ni les automobilistes en cyclistes. Le délai est-il donc insurmontable ? L’histoire montre que non, et l’entrée en guerre est un exemple souvent mentionné[1]. Faut-il alors opter pour la voie autoritaire ? Question récurrente dans ce débat, au motif que la démocratie serait un obstacle, car trop lente, comme le rappelle Bruno Villalba[2]. La voie révolutionnaire de la démocratie radicale serait-elle la voie la plus rapide ? Suffit-il d’installer des conseils écosocialistes pour changer la donne[3] ? D’abord, comment cela se produirait-il ? Auraient-ils plus de capacité à se faire entendre que la Convention citoyenne pour le climat, dont les propositions n’ont pas rencontré un large public ? Une analyse tirant partie de la Critique de la Raison Dialectique sartrienne, des travaux sur la psychologie des foules de S. Moscovici, ainsi que de travaux classiques sur l’innovation, indique des pistes pour sortir de cette difficulté et renouvelle la question des communs[4].

 

Petits gestes ou révolution ? La réforme des modes de vie

Deux grands courants de pensée et d’action s’opposent en matière de changement des modes de vie, que l’on retrouve d’ailleurs à l’intérieur d’EELV. Le premier met l’accent sur les « petits gestes », dont Pierre Rabhi peut être l’emblème : manger bio, rouler en vélo, être végétarien etc. Le point de départ est l’individu, même si le collectif n’est pas entièrement mis de côté. La conviction est que les lois ne peuvent pas être votées tant que la majorité est rétive aux pratiques proposées : les Français « ne sont pas prêts », il faut donc les « convertir ». Le vocabulaire n’est pas anodin : l’écologisme est un mouvement « post-matérialiste »[5] qui s’en prend à la hiérarchie des valeurs, et donc à ce que Rousseau appelait la « religion civile », qui forme la base du vivre-ensemble, les évidences partagées ; « une profession de foi purement civile dont il appartient au [peuple] de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen  »[6]. Cette approche procède de proche en proche. Elle part du constat des résistances concrètes, quotidiennes. Elle s’appuie sur l’expérience des ministres verts, qui ont tous constaté qu’il ne suffit pas d’avoir un certain pouvoir pour arriver à changer le réel[7]. Le second courant estime à l’opposé que les Français sont prêts, dans le fond, et si cela n’est pas visible, c’est parce qu’il leur manque le pouvoir, en particulier l’information, qui changerait tout. Comme l’exprimait à sa manière Henry Ford : « il est une chance que les gens de la nation ne comprennent pas notre système bancaire et monétaire, parce que si tel était le cas, je crois qu’il y aurait une révolution avant demain matin »[8]. L’information, le savoir, c’est le pouvoir ; libérez le savoir et alors le pouvoir sera libéré. Car qui voudrait d’un monde à +4°C, en effet, une fois informé des implications concrètes ? Aucune personne saine d’esprit ! Ceux qui sont favorables aux « petits gestes » seraient donc dans l’ordre du compromis avec le réel, et donc de la compromission, ce sont les « tièdes ». Aller vite passerait par les mouvements sociaux, avec en toile de fond le modèle du mouvement ouvrier, mais si la stratégie est différente : plutôt le « blockadia »[9] que la grève générale ; mais sans l’exclure, après tout ! L’approche par les « petits gestes » refuse de remettre en cause « le système », disent les révolutionnaires ; de plus elle paraît soluble dans une écologie marchande, faite de voitures électriques proposées par les grands groupes ; d’ailleurs des positions libérales ne se sont-elles pas exprimées en sa faveur[10] ? Et le petit geste n’est-il pas avant tout un marqueur de classe sociale ?

Mais les « pragmatistes » se moquent des « révolutionnaires », qui sont bien loin de mobiliser les foules. Où sont les divisions écologistes ? La Marche pour le Climat du 9 mai 2021 n’a rassemblé qu’une bonne centaine de milliers de manifestants. Les pragmatistes ont beau jeu de considérer les révolutionnaires comme des socialistes utopiques, au sens de Marx[11] : des producteurs de discours enflammés dénués de soutien social d’ampleur. Leurs solutions sont d’autant plus faciles (« yakafokon ») qu’elles sont imaginaires. En réalité, comme l’objectaient les économistes Baudelot, Toiser et Establet à la veille de la prise du pouvoir socialiste en France, en mai 1981, on ne transforme pas du jour au lendemain une industrie du luxe en industrie des nécessités[12]. Et quand bien même la révolution réussirait, au sens d’une prise du pouvoir de l’État, l’inertie des modes de vie serait encore là. Non seulement les infrastructures prendraient du temps à changer, mais les Français pourraient ne pas être d’emblée convaincus des solutions supposément révolutionnaires – ainsi les voitures électriques proposées par Andreas Malm[13] n’avaient-elles guère la faveur des Gilets Jaunes, qui posaient à juste titre la question de l’origine de l’électricité. La stratégie Blockadia dont Notre-Dame-des-Landes est le symbole le plus éclatant ne concorde guère non plus avec l’aspiration des Gilets Jaunes à des modes de vie low-tech, plus conformes au capital d’autochtonie qu’ils peuvent mobiliser[14]. Pour le théoricien anglais de l’écologisme radical, Andrew Dobson, l’écologisme s’oriente d’ailleurs vers une position proudhonienne, estimant que le marché a des avantages et des inconvénients, qu’il doit être régulé plutôt que supprimé. Dobson voit des filiations avec le socialisme « utopique »[15], fondé sur l’expérimentation ici et maintenant, décentralisé, anti-bureaucratique et anti-productiviste ; c’est également de cas de Dominique Allan-Michaud, fin connaisseur du mouvement[16]. Williams Morris est souvent cité, avec le trio Kropotkine, Godwin et Owen. Bref, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes plutôt que la prise de la Bastille, les Petits Matins plutôt que le Grand soir. On retrouve donc en partie les controverses entre branches du socialisme, avec de part et d’autres des arguments connus de longue date. D’ailleurs, le slogan socialiste de 1981 ne portait-il pas aussi sur l’enjeu de « changer la vie » ? Changer le système certes, mais en tant que celui-ci impose des contraintes sur les modes de vie.

Les deux mouvements possèdent leurs prophètes, leurs utopistes, pour autant que le militantisme pour la planète est une mission[17]. L’utopie prend ici le sens d’un désir d’authenticité[18]. Mais de quoi parle-t-on exactement quand on évoque les modes de vie ? Le concept est rarement défini. Quatre distinctions sont importantes, tirées notamment des travaux du sociologue Salvador Juan[19] :

– le « mode de vie » désigne cette part de nos pratiques qui est fortement standardisée, répétitive, descriptible, formant une structure, que l’on met à jour en ayant recours notamment aux statistiques ou aux grandes enquêtes telles que celle du Crédoc[20] ou de l’INSEE. Le mode de vie est à situer dans un rapport à la position sociale de l’individu, de manière dynamique. Il caractérise un individu-type, que chacun pense pouvoir reconnaître dans son quotidien, ce qui rend partiellement compte des stéréotypes, à différents niveaux de généralité (« le jeune cadre dynamique », le « professeur », « le Gaulois réfractaire », « le bobo » etc.). La régularité ou l’irrégularité de la pratique indiquent le sens d’un mode de vie, sa direction, sa signification, pour les individus eux-mêmes (dignité, réussite), mais aussi pour les autres : distinction et stratification sociales – en particulier les classes.

– le « style de vie » regroupe les variations très locales dans le mode de vie, à l’échelle individuelle, tel que par exemple l’usage personnalisé de l’automobile, s’instruire à ma façon, s’alimenter suivant mes goûts, se détendre comme je l’entends etc.

– le « genre de vie » désigne un mode de vie minoritaire qui souhaite changer les modes de vie majoritaires, tel que que « manger bio », « rouler en vélo » etc.

– enfin la notion de « système » permet de poser la question des contraintes générales, à leur échelle macroscopique, opposant ainsi l’ordre établi (productiviste, capitaliste etc.) dans lequel nous sommes à d’autres possibles (socialiste, communiste, écologiste etc.).

Cette typologie souligne déjà l’importance du genre de vie, qui peut aussi bien comprendre des activités militantes (manifestations, etc., « blockadia ») que quotidiennes (« manger bio », etc.), en tant que pivot mésosociologique d’un changement social et politique susceptible de changer la vie. En effet, qu’il s’agisse de petits gestes ou de mouvements sociaux, nous sommes toujours dans une problématique de rapport entre des minorités qui bougent et des majorités dotées d’inertie. Le genre de vie indique aussi que les « petits gestes » ne sont pas des choix individuels, contrairement à ce qu’affirme une lecture libérale ou néoclassique : ce sont des choix collectifs, comme le confirment les travaux de sociologie[21]. D’ailleurs chacun peut se rendre compte que les petits gestes impliquent en réalité une évolution dans les macrosystèmes sociotechniques : manger bio implique l’existence de magasins, de producteurs etc.

 

Les apports d’une réinterprétation sartrienne

Essayons d’élaborer la question à l’aide de Sartre. L’auteur de la Critique de la Raison Dialectique distingue deux grandes modalités dans le rapport des individus entre eux : les « séries » (ou « collectifs ») et les « groupes ». La sérialité désigne l’état d’individus qui se trouvent dans des situations similaires, d’où des identités partagées ou communes qui n’ont pourtant rien « d’essentiel » dans l’absolu. Le Juif, le Colon, le Prolétaire ou le Capitaliste sont le nom d’une série (d’où la majuscule). Ils partagent une objectivité : exis similaires, structuration commune de l’espace symbolique, etc. En résumé : un même mode de vie, les variations secondaires relevant des styles de vie. La sérialité implique un niveau de concertation qui peut être très faible. Elle ne vient pas d’un être collectif quelconque qui commanderait les individus comme à leur insu ou par derrière ; elle est issue de l’histoire. Marx nous explique par exemple d’où sont issus le Capitaliste et le Prolétaire[22]. Ces situations se donnent souvent aux individus sous l’aspect de la naturalité et de l’extrême banalité. Sartre donne l’exemple d’une file d’attente à un arrêt de bus : chacun sait comment se situer sans avoir besoin d’en discuter. La configuration matérielle et symbolique est claire pour tous, tout comme l’effet attendu : aller quelque part en bus. A tel point que la situation se répète sans avoir besoin d’être questionnée, sinon à la marge, sous la forme de l’exception (la grève, par exemple). C’est une fonction, validée et sanctionnée par les individus qui la mobilisent, à chaque fois. La répétition a des effets collectifs agrégés, ainsi le pic de consommation électrique vers 19 h en hiver, en France, quand les gens rentrent chez eux et allument le chauffage. Ces situations sérielles peuvent concourir à des finalités collectives bénéfiques ou au contraire produire ce que Sartre appelle des « contre-finalités », à l’exemple du défrichage excessif des arbres en Chine, conduisant à l’érosion[23]. Les situations ont une inertie, qui tient à la configuration du milieu et au degré d’institutionnalisation : nous retrouvons bien le problème évoqué, du délai.

Si la sérialité se caractérise par l’inertie, la modalité de groupe se définit au contraire « par ce mouvement constant d’intégration qui vise à en faire une praxis pure en tentant de supprimer en lui toutes les formes d’inertie »[24]. Elle surgit de manière inattendue et improbable, mettant en cause la configuration existante. Sartre prend l’exemple de la Commune de Paris : les individus sortent de leur comportement sériel, par le moyen de ce que Durkheim appelait une effervescence[25] au cours de laquelle les inerties sont suspendues, deviennent labiles[26] et se recomposent. Des groupes émergent : on se parle, on s’organise, on va chercher des armes. Le groupe est alors « en fusion », tout le monde régule tout le monde, les messages circulent vite et personne ne se trouve au-dessus des autres. Chacun est dans une relation réciproque avec les autres. Chacun dissout activement son être sériel et adapte sans cesse son comportement à la situation, qui évolue. Cette situation de groupe en fusion ne dure pas. Tôt ou tard une nouvelle organisation va se mettre en place, des fonctions nouvelles vont se stabiliser au service du groupe et du bien commun. Chacun va s’occuper d’une fonction particulière. Ainsi se reforment de nouvelles séries. Le groupe ne disparaît jamais complètement car aucune institution n’a la folie de croire qu’elle peut ignorer totalement le changement. Une fusion partielle est donc maintenue : ce sont par exemple les conseils d’administration où l’on fait évoluer les institutions à la marge, de manière cadrée.

Groupe et série sont des cas-limite. La démocratie libérale ne fait qu’organiser les deux modalités en un sens particulier, conçu pour permettre un certain changement (le Parlement débat, les entreprises reconfigurent les échanges etc.) tout en évitant les fusions jugées dangereuses.

Sartre met en outre en évidence l’existence d’une position très particulière qui dote un individu ou une petite minorité d’un rôle unique au pouvoir potentiellement démesuré. Replaçons-nous dans la situation : les individus engagés dans la série peuvent ne pas avoir de perception directe de l’effet collectif des comportements dans lesquels ils sont agrégés, et c’est même le plus souvent le cas ; c’est pour cette raison que Marx dit qu’ils ne savent pas l’histoire qu’ils font[27]. Le problème ne peut pas être surmonté simplement en discutant avec un individu voisin, car celui-ci se trouve dans une situation similaire. Chaque individu n’est qu’une partie d’un processus qui peut être très vaste, tels que l’Empire romain ou la mondialisation économique. Les acteurs n’ont qu’une vision très limitée de l’ensemble. Comment aller plus loin ? Comment savoir ce qu’on fait ? Comment rapporter son action à la totalité, qui seule lui donnerait sens – processus que Sartre nomme « totalisation » ? Divers canaux peuvent être mobilisés : médias, bouche-à-oreille, etc. L’espace public est fragmenté en de nombreux publics séparés[28]. La difficulté, ici, est ce que Sartre appelle la récurrence : l’incapacité d’un individu de parler à chacun des autres et ainsi de provoquer un « groupe » formé de milliers, de millions ou de milliards de personnes. C’est de cette difficulté matérielle que découle en partie la justification libérale de la représentation politique : si 70 millions de personnes (cas de la France) ne peuvent discuter, 550 députés le pourront.

A défaut d’une totalité achevée, de nombreuses quasi-totalisations se portent candidates : Sartre les appelle les « quasi-souverains ». Un individu, un groupe ou un collectif s’élève au-dessus des autres pour attirer l’attention et prendre la parole : c’est de ce point-là que les individus engagés dans les séries peuvent apprendre ce qu’ils font, collectivement. Étant le lieu qui permet de savoir, il est aussi le lieu qui permet de pouvoir, toujours collectivement. Si Sartre parle de « quasi-souveraineté » et non de souveraineté pour désigner la qualité propre de cet endroit c’est pour bien marquer le fait que ce lieu de totalisation est distinct des individus qui sont engagés dans les séries. Sa centralité lui confère un pouvoir considérable soit d’organisation soit de blocage. Les outils de totalisation peuvent être extraordinairement divers : messagers, assemblées temporaires dans lesquels chacun peut exprimer son avis, médias, sondages, élections, statistiques etc. Les transcendances individuelles n’ont aucun moyen de se manifester les unes aux autres sans passer par le milieu matériel : son de la voix, images vidéo, monstrations publiques telles que des marches, grèves, l’occupation des places etc. La structure (récurrence, quasi-souveraineté, groupe, séries) n’en demeure pas moins la même. En centralisant la réciprocité des groupes, le souverain s’y substitue au moins partiellement ; il peut la faciliter (Lénine fait littéralement « des miracles », de par son rôle de leader mosaïque[29]) ou au contraire la nier. Dans ce dernier cas, l’individu devient tiers réglé, il n’est plus tiers régulateur.

 

Le rapport des minorités aux majorités, suivant S. Moscovici

Le psychologue social Serge Moscovici est également considéré comme l’un des fondateurs de l’écologie politique en France. Son œuvre porte toutefois en large part sur le rapport des minorités aux majorités. Dans les deux cas nous avons affaire à une dynamique de foule, si par ce terme l’on désigne un vaste ensemble d’individus n’agissant pas de manière formellement concertée. L’enjeu est donc de mieux cerner cette récurrence évoquée par Sartre. Serge Moscovici renverse le schéma du psychologue conservateur Gustave Le Bon, pour qui les foules sont passives, manipulables et désireuses d’ordre[30]. Il estime en effet que toute personne est à la fois source et récepteur potentiel d’influence ; que le changement social, autant que le contrôle social, constitue un objectif de l’influence ; que l’incertitude est le résultat d’un travail actif et nécessairement conflictuel d’une minorité qui cherche à obtenir de l’influence[31]. Quels sont les facteurs de réussite de cette influence ? Pour Moscovici, le facteur décisif est le « style de comportement », qui se décline selon cinq modalités : l’investissement (par exemple, le militantisme), l’autonomie (montrer qu’on agit selon ses propres lois), la consistance (qui est indice de certitude et de cohérence), la rigidité (inaptitude au compromis) et l’équité (aptitude au compromis et à l’ouverture, au contraire). A l’encontre de la voie révolutionnaire qui soutient que le militantisme est la seule voie efficace, Moscovici soutient que la meilleure solution s’appuie sur les cinq styles, à décliner suivant la situation[32]. Et c’est bien ce que l’on constate, y compris dans la réalité de terrain de la lutte des classes, évoquée par exemple par Jacques Rancière[33] ou E.P. Thompson[34] : compromis, autonomie, consistance, rigidité et équité sont à l’œuvre dans différents moments-clé des mobilisations (manifestation, négociation avec différents publics, etc.).

Si la minorité peut gagner, c’est parce que la majorité est indécise, dans sa diversité. Elle n’a pas de normes sur tout, et elle ne tient pas toujours très fort aux normes qu’elle semble pourtant considérer comme valides et justifiées. Elle n’a souvent d’unité que négative, comme indifférence et « inertie », dirait Sartre – par exemple, l’usage de la voiture ou l’arbitrage en termes de localisation de l’habitat. Elle peut suivre une norme non par désir de conformisme, mais par absence d’alternative, ignorance ou parce que ses priorités sont ailleurs. Une place existe alors pour de nouvelles normes, ce qui suppose de provoquer un conflit qui fracture l’unité parfois seulement apparente de la majorité. Les progrès de l’influence sont d’abord invisibles, car c’est dans le domaine privé (transcendant) qu’ils agissent en premier, ou par un basculement non-spectaculaire d’individus isolés. Le travail est sourd et souterrain, sans que ces changements ne s’expriment de manière publique. Et puis un beau jour la majorité a changé.

Pour Serge Moscovici, rien n’indique que la majorité ait été davantage convaincue par les revendications radicales que par celles qui l’étaient moins, ni que les modalités d’action (« répertoires ») révolutionnaires aient été le déclencheur principal d’une révolution. La majorité est composée d’une diversité de publics, d’où un pluralisme des organisations et des positionnements. Ainsi la CGT peut-elle accuser la CFDT de compromission, quand cette dernière reproche à la première un radicalisme excessif qui ne se traduit par aucun résultat : malgré ces accusations répétées, chacun des deux syndicats se tient au coude à coude en termes de nombre d’adhérents dans la durée, chacune des deux stratégies trouvant son public. Le communisme avait également créé une « contre-société », à la grande époque, ce qui permettait aussi de répondre aux aspirations de publics faiblement militants, mais susceptibles de le devenir, petit à petit, de manière peu prévisible[35]. Marx en avait bien conscience d’ailleurs, par le rôle qu’il faisait jouer à l’histoire et aux circonstances. Gramsci également, quand il évoquait la lutte culturelle ou la guerre de position. Une révolution ne se commande pas, elle se travaille, le plus souvent de manière patiente, en tenant compte de la diversité des publics et des aspirations. Serge Moscovici le souligne : s’en tenir de manière rigide à un seul style de comportement (par exemple, le militantisme) ou à une seule gamme de solutions (le vélo, manger bio, etc.) est contre-productif, car cela contrevient au principe d’originalité qui anime les individus, à leur envie de s’affirmer dans leur différence. S’il faut être rigide, c’est sur les objectifs clairs et formulés en des termes compréhensibles du plus grand nombre (« 1,5°C », « fin de l’oligarchie », « ISF », « RIC »), en laissant « cent fleurs » différentes s’épanouir pour les atteindre. Garder en tête les objectifs permet également d’éviter de se perdre dans le « narcissisme des petites différences », ces antagonismes surjoués entre aspirations similaires, quand elles sont rapportées à la majorité à entraîner[36]. Juliette Rousseau retrouve ces conclusions, quand elle pointe le piège de la culpabilisation individuelle, et ceux de la rigidification et de la moralisation (un seul « bon » comportement, dicté par les minorités actives)[37].

 

« L’effet de réseau » ou comment passer d’un lock-in à un autre

La philosophie des techniques vient préciser certains points relativement absents de l’analyse moscovicienne et qui chez Sartre restent peut-être trop abstraits. La structure sérielle des modes de vie paraît en effet évoquer ce que W. Brian Arthur appelle « lock-in », en 1989 : des barrières sociotechniques limitant les choix[38]. Le cas cité est la célèbre étude de Paul A. David, qui montre comment la disposition des touches sur un clavier ordinaire (QWERTY) s’est petit à petit imposée, en dépit de son inefficacité relative[39]. La solution répondait en son temps à un problème précis : éviter les blocages engendrés dans les machines à écrire sous l’effet de l’habileté et de la vitesse des dactylographes. Mais l’informatique a levé cette contrainte mécanique. Dans les années 1980, Apple a donc proposé un clavier plus rapide, le « Dvorak », sans succès, le coût d’un changement s’avérant trop élevé : il faudrait non seulement changer les claviers, mais les logiciels et les habitudes. Le lock-in sociotechnique évoque ce qu’Illich appelait un « monopole radical », c’est-à-dire « la domination d’un type de produit plutôt que celle d’une marque »[40] pour répondre aux besoins les plus ordinaires. C’est le cas du numérique pour une part de plus en plus importante de nos communications, ou de l’automobile dans certaines formes d’urbanisme telles que la zone pavillonnaire[41]. Éviter la voiture est toujours possible, mais au prix d’un comportement d’un militantisme extrême, impliquant de se couper des habitudes de ses voisins, et donc de cette « religion civile » évoquée plus haut. D’où le fait que ce type de personnalité attire aussi bien le qualificatif de « saint » que de « héros » – ou au contraire de Don Quichotte n’attirant que la risée publique. Le cabinet Carbone 4 n’estime-t-il pas que les réductions héroïques à l’échelle des choix individuels ne dépassent pas le quart de ce qui serait nécessaire[42], disent les révolutionnaires ? Mais comment des changements structurels seraient-ils possibles si les aspirations individuelles sont absentes, rétorquerons les « pragmatistes »…

Comment faire alors ? Des exemples apparemment faciles peuvent être mis en avant, pour transformer une industrie du luxe en une industrie des nécessités : les constructeurs de yachts privés peuvent se reconvertir dans la fabrication de bateaux publics, les Ferraris pourraient être accessibles en autopartage. Le petit public des multimilliardaires est théoriquement facile à circonvenir. Mais le reste ? Que faire des millions d’automobiles ordinaires, et de l’urbanisation ? Comment trouver des décisions qui conviennent à tous, chacun dans son originalité ? Imposer la Logan ou le vélo est si séduisant… L’expérimentation concrète des « petits gestes » paraît incontournable, dans la mesure où elle seule répond aux enjeux du mode de vie, du quotidien. Sans elle, comment standardiser les pratiques, comment monter en généralité ? Comment savoir s’il faut fabriquer des voitures électriques, des vélos ou réorganiser le territoire ? Remarquons en outre qu’à l’encontre des approches néoclassiques en économie, qui présentent un individu isolé exprimant ses préférences en toute autonomie, les modes de vie possèdent ce que les économistes appellent un « effet de réseau », lié au fait que les pratiques sont d’autant plus utiles que le nombre d’usagers est élevé[43]. En économie des réseaux, l’exemple classique est le téléphone : à quoi bon en avoir un si l’on est seul à être raccordé[44] ? Mais c’est vrai également du « manger bio » ou « rouler en vélo » : la généralisation de ces pratiques abaisse la difficulté d’accès pour la majorité non-héroïque – multiplication des magasins, des recettes, des producteurs, formation d’un capital culturel sous la forme de savoirs et de savoirs-faire, etc., qui ensuite permet une montée en généralité. Ce n’est pas un hasard si la surface occupée par les salons écologistes comportent une part importante de producteurs, par exemple. L’histoire des innovations en témoigne : à ses débuts, la voiture elle-même est confrontée à un milieu sociotechnique hostile, puisque le lock-in en place est piéton et hippomobile. Et puis, à la faveur d’événements (guerres, crises, etc.), mais aussi de techniques d’enrôlement (foires, salons, récits du progrès, courses, codes de la route, etc.) et d’un milieu sociotechnique de plus en plus favorable (stations services se confondant d’abord avec des épiceries, etc.), l’automobile en vient peu à peu, par à-coups, à devenir le nouveau lock-in[45]. Plus les automobiles sont nombreuses et plus « l’effet de club » qu’elles engendrent est puissant : plus de voitures, donc plus de routes, plus de stations-essence, etc.

Derrière le « petit geste » ou la « révolution », donc, l’enjeu, c’est le réseau, car c’est lui qui fait le « lock-in » sociotechnique. Le « petit geste » au sens de la « consommation engagée » n’en est pas un : c’est un genre de vie, collectif, que l’on peut comprendre comme se référant à des communs, au sens du philosophe Pierre Dardot et du sociologue Christian Laval : commun climatique, démocratique, familial, etc. Mais ici, la lecture est dynamique, à rebours d’une vision plutôt statique et (auto-)gestionnaire. Pour simplifier, l’individu qui arrête le robinet en se lavant les dents est aussi celui qui se rend dans les biocoops ou les Amaps, et qui signe les pétitions[46]. Les petits gestes masquent des genres de vie, une militance du quotidien qui ne prend que partiellement, sur le temps restant, la forme de « mouvements sociaux » – cela, parce qu’il faut vivre, aussi. Le genre de vie occupe d’abord des niches, puis il s’étend en se différenciant suivant les contextes et les aspirations. On retrouve le « principe d’originalité » moscovicien. Les révolutions peuvent encourager et valoriser les sociétés ou réseaux alternatifs, mais elles ne peuvent pas les créer. En effet, quand un genre de vie prend le pouvoir, sous-entendu : l’État, il est encore minoritaire, il a encore la majorité à convaincre, et la réalité matérielle à transformer. C’est l’une des raisons pour laquelle les propositions des Convention Citoyenne pour le Climat n’ont pas suscité d’adhésion évidente de la part de la population – une autre raison étant que la population n’a pas le degré d’information des participants tirés au sort, bien entendu. L’histoire montre qu’une prise de l’État ne débouche pas directement sur une maitrise du « système », ni des modes de vie : à l’ignorer, les révolutions échouent[47]. Les deux stratégies sont donc plus complémentaires qu’antagoniques, même si elles peuvent se disputer la priorité dans l’agenda des individus.

Mais le délai, en fin de compte ? L’économie de réseau montre que les biens de réseau sont générés d’une manière spécifique : d’abord un investissement qui paraît long et peu productif (des pistes cyclables sans cyclistes, des cyclistes héroïques au milieu des voitures), puis, à la faveur d’événements et de basculements imprévus, une accélération brusque de l’histoire (ce qui montre en passant que l’accélération n’est pas mauvaise en soi), pour générer petit à petit un nouveau « lock-in », par exemple des circulations ayant marginalisé l’automobile[48]. L’histoire montre que ce que les économistes appellent « l’effet de réseau » joue à plein : des retournements spectaculaires peuvent avoir lieu. L’opinion se retourne et les individus réinterprètent leur milieu, pour le transformer. Ils trouvent des voies pour aller plus vite et résorber le délai. C’est ce qui se passe lors des entrées en guerre, mais aussi des révolutions : Sartre donne ainsi une description saisissante de la Commune de Paris. S’agit-il du triomphe des révolutionnaires ? Non, car les historiens montrent aussi que le profil des individus qui s’engagent au moment le plus intense est extrêmement divers, les personnes étant transformées par la situation[49]. Ce qui est difficile à admettre, toutefois, pour les minorités, est que ces basculements, quoique possibles en droit, sont impossibles à prévoir, car ils dépendent des événements et de l’état subjectif privé des populations, qui ne nous est pas toujours accessible. C’est la raison pour laquelle Serge Moscovici invite à ne pas désespérer, et rappelle la devise de Guillaume d’Orange : « il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer[50] ».

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L’approche par les modes de vie évite de confondre tant de rabattre la politique écologique sur les petits gestes que de s’en remettre à une hypothétique révolution. Et elle accepte les deux. Les petits gestes à tous les niveaux (efforts des élus, des militants cyclistes, les colleurs d’affiches électorales, etc.) sont nécessaires pour amorcer un « effet de réseau ». Mais celui-ci, qui ne peut pas être simplement voté ou décrété, les dépasse tous quand il se produit. Bien sûr l’effet de réseau peut être d’autant plus efficace qu’il est bien financé et doté en ressources. Quand la Bourse accepte de subventionner le déploiement du numérique par milliers de milliards, les acteurs qui portent cet objectif parviennent plus facilement à leurs fins que s’ils étaient sans moyens. Mais les hésitations des opérateurs devant l’achat de la licence 5G montre que les obstacles restent importants. Les « cas d’usage » 5G paraissaient en effet trop limités, comme gage de bénéfices futurs, au regard du montant demandé par l’État[51]. Quelques militants déterminés suffisent parfois à stopper des milliards d’investissements prêts à l’emploi. L’histoire n’est pas écrite d’avance…

 

*Fabrice Flipo est philosophe, professeur à l’Institut Mines-Télécom BS et chercheur au LCSP Université de Paris-Cité. Il est notamment l’auteur de L’impératif de la sobriété numérique – l’enjeu des modes de vie (Paris : Matériologiques, 2020) et de Le développement durable et ses critiques : vers une transition écologique et sociale (Bréal, 2022).

 

[1]       Ainsi Jean-Marc Jancovici  https://www.lagazettedescommunes.com/81666/jean-marc-jancovici-climat-mettre-en-place-une-economie-de-guerre/ ou la New Economics Foundation https://neweconomics.org/2001/07/environmental-war-economy

[2]       Villalba, Bruno, « L’écologie politique face au délai et à la contraction démocratique », Écologie & politique, vol. 40,  no. 2, 2010, pp. 95‑113.

[3]       Cukier, Alexis, Le travail démocratique, Paris, PUF, 2018.

[4]       Cet article est tiré de nos travaux, plus spécifiquement L’impératif de la sobriété numérique (2020) et Réeanchanter le monde (2018).

[5]       Inglehart, Ronald, La transition culturelle dans les sociétés avancées, Paris, Economica, 1993.

[6]       Rousseau, Jean-Jacques, Le contrat social (1762), Paris, UGE, 1963, chap. 4.8.

[7]       Poujade, Robert, Le ministère de l’impossible, Paris, Calmann-Lévy, 1975 ; Voynet, Dominique, Voix off, Paris, Stock, 2003 ; Duflot, Cécile, De l’intérieur, voyage au pays de la désillusion, Paris, Fayard, 2014.

[8]       https://www.henryford.fr/biographie-henry-ford/citations-henry-ford

[9]       Klein, Naomi, Tout peut changer : capitalime et changement climatique, Arles, Actes Sud, 2015.

[10]     Wissenburg, Marcel, Green liberalism – The free and the green society, London, University College London, 1998.

[11]     Marx, Karl, Le Manifeste du Parti Communiste, 1962e édition, Paris, 10/18, 1847.

[12]    Baudelot, Christian, Establet, Roger et Toiser, Jacques, Qui travaille pour qui ?, Paris, Maspéro, 1979.

[13]     https://reporterre.net/Andreas-Malm-Pour-mettre-fin-a-la-catastrophe-il-faut-s-en-prendre-aux-classes-dominantes

[14]     Ecologie & Politique, n°62, 2021, Vers de nouvelles écologies populaires ?

[15]     Dobson, Andrew, Green political thought, London, Routledge, 2000, p. 187.

[16]     Allan-Michaud, Dominique, L’avenir de la société alternative, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 117.

[17]     Ollitrault, Sylvie, Militer pour la planète : sociologie des écologistes, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008.

[18]     Bloch, Ernest, Le principe espérance (1954), Paris, Gallimard, 1976.

[19]     Juan, Salvador, Sociologie des genres de vie – morphologie culturelle et dynamique des positions sociales, Paris, PUF, 1991, p. 23.

[20]     La note « Consommation et Modes de vie » est publiée depuis mars 1985. https://www.credoc.fr/publications/4p

[21]     Carfagna, Lindsey B et al., « An emerging eco-habitus: The reconfiguration of high cultural capital                     practices among ethical consumers », Journal of Consumer Culture, vol. 14,  no. 2, avril 2014, pp. 158‑178.

[22]     Marx, Le Manifeste du Parti Communiste.

[23]     Jean-Paul Sartre, Op. Cit., 1985 [1960], p. 272.

[24]     Jean-Paul Sartre, Op. Cit., 1985 [1960], p. 363.

[25]     Durkheim, Émile, Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), Paris, PUF, 2008.

[26]     Dobry, Michel, Sociologie des crises politiques : la dynamique des mobilisations multisectorielles, 3e édition, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.

[27]     Cette position qui force l’incertitude est plus celle de Raymond Aron lisant Marx. Celui-ci dit : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé ». https://www.marxists.org/francais/marx/works/1851/12/brum3.htm Mais la question de la démocratie est précisément un point faible de la pensée de Marx, bien relevé par Bakounine etc.

[28]     Lasswell, H.D., « The structure and function of communication in society », in Mass communications, Urbana, University of Illinois Press, 1960, pp. 117‑130 ; Lippmann, Walter, Public opinion (1922), New York, MacMillan, 1965 ; Lippmann, Walter, Le public fantôme (1925)., Paris, Demopolis, 2008 ; Proulx, Serge et Breton, Philippe, L’explosion de la communication, Paris, La Découverte, 2006 ; Bourdieu, Pierre, La distinction : critique sociale du jugement, Paris, Les Editions de Minuit, 1979.

[29]     Moscovici, Serge, L’âge des foules – un traité historique de psychologie des masses, Paris, PUF, 1985 ; Moscovici, Serge, La machine à faire des dieux, Paris, Fayard, 1988.

[30]     Le Bon, Gustave, Psychologie des foules (1895), Paris, PUF, 2003.

[31]     Serge Moscovici, Psychologie des minorités actives, op. cit., p. 60.

[32]     Ibid., p. 164.

[33]     Rancière, Jacques, La nuit des prolétaires, Paris, Fayard, 1981.

[34]     Thompson, Edward, La formation de la classe ouvrière anglaise (1963), Paris, Gallimard, 1988.

[35]     Martelli, Roger, L’archipel communiste : une histoire électorale du PCF, Paris, Editions Sociales, 2008 ; Martelli, Roger, L’empreinte communiste. PCF et société française, 1920-2010, Paris, Editions Sociales, 2010.

[36]     Sigmund, Freud, Malaise dans la civilisation (1930), Paris, Flammarion, 2010.

[37]     Rousseau, Juliette, Lutter ensemble. Pour de nouvelles complicités politiques, Paris, Cambourakis, 2021.

[38]     Brian Arthur, W., « Competing Technologies, Increasing Returns, and Lock-In by Historical Events », The Economic Journal, vol. 99,  no. 394, 1989, pp. 116‑131 ; Bouvier-Patron, Paul, « L’application des concepts de «lock-in » et de « barrières à la mobilité » à une théorie des réseaux d’entreprises », Revue française d’économie, 1994, pp. 205‑232.

[39]     David, Paul A., « Clio and the Economics of QWERTY », The American Economic Review, vol. 75,  no. 2, 1985, pp. 332‑337.

[40]     Illich, Ivan, Oeuvres complètes – tome 1, Paris, Fayard, 2004, p. 513.

[41]     Dupuy, Gabriel, La dépendance automobile : symptômes, analyses, diagnostic, traitements, Paris, Anthropos, 1999.

[42]     https://www.carbone4.com/wp-content/uploads/2019/06/Publication-Carbone-4-Faire-sa-part-pouvoir-responsabilite-climat.pdfs

[43]     Curien, Nicolas, Economie des réseaux, Paris, La Découverte, 2000.

[44]     Ibid.

[45]     Studeny, Christophe, L’invention de la vitesse, Paris, Gallimard, 1995 ; Daumas, Jean-Claude, La révolution matérielle. Une histoire de la consommation. France XIXe-XXe, Paris, Flammarion, 2018.

[46]    Ollitrault S., Militer pour la planète : sociologie des écologistes, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008.

[47]    Cuillerai, M. et Flipo, F., Comment réussir une révolution ?, Paris, Presses des Mines, 2019.

[48]     Rogers, Everett, Diffusion of innovations (1962), 5th édition, Simon & Schuster, 2003 ; Curien, Economie des réseaux.

[49]     Wahnich, Sophie, La longue patience du peuple, Paris, Payot, 2008.

[50]     Moscovici, Serge, Psychologie des minorités actives (1979), Paris, PUF, 1996, p. 60.

[51]     https://www.usine-digitale.fr/article/le-gouvernement-lance-des-pistes-pour-que-les-industriels-ne-boudent-plus-la-5g.N1790847




S’engager sans espoir, l’héritage catastrophiste de Günther Anders

« Nous devons connaître la vérité. Mais, bien que la connaissant, nous devons agir comme si nous ne la connaissions pas. C’est impératif. La « procession » doit avoir lieu. Peut-être fera-t-elle quand même peur aux éventuels coupables ou même les arrêtera-t-elle. Peut-être. Une chose demeure valable : « Si nous sommes désespérés, qu’est-ce que ça peut faire ! » Au travail[1] ! »

Par Loïs Mallet*

Résumé : Comment s’engager malgré tout, en dépit des échecs successifs, des désillusions qui s’accumulent et des espoirs qui s’envolent ? Tant l’œuvre que la vie du philosophe Günther Anders offrent des éléments pour fonder l’action écologiste autrement que dans l’espoir « d’une vie meilleure », « des jours heureux » et « du monde d’après ». Au lieu de s’exposer à l’anxiété, la dépression et au nihilisme, il propose politiquement de retrouver de la morale dans l’existence, chose que la modernité évince constamment par ses artifices, sa complexité, son conformisme et son productivisme. C’est certainement dans le devoir et la responsabilité que se trouvent les ressources pour engager l’action politique avec joie et humanité, quoi qu’il advienne.

Titre anglais : To struggle without hope, the catastrophist legacy: the politics in morality with Günther Anders

Abstract : How can one commit oneself despite successive failures, accumulating disillusions and dashed hopes? Both the work and the life of the philosopher Günther Anders offer elements for basing ecological action on something other than the hope of « a better life », « happy days » and « the world after ». Instead of exposing oneself to anxiety, depression or nihilism, he proposes politically to find morality in existence, something that modernity constantly crowds out by its artifice, complexity, conformism and productivism. It is in duty and responsibility that we find the resources to engage in political action with joy and humanity, whatever happens.

Mots clefs en français/anglais : Anders, catastrophisme, Génération Climat, Effondrement, Collapsologie, Engagement, Désespoir / Despair, Catastrophism, Youth for Climate, Collapse.

Sommaire

  • Introduction
  • Les (des)espoirs douloureux de la génération climat
  • Le devoir malgré l’espoir : ce qu’il nous reste
  • Le travail négatif de l’imagination
  • La morale négative du temps de la fin
  • Discussion finale

Introduction

Günther Anders (1902-1992) est principalement connu pour ses critiques de la bombe atomique, de la civilisation industrielle et du nazisme qu’il a notamment développées dans L’Obsolescence de l’homme, Hiroshima est partout et Visite dans l’Hadès[2]. Au fil de son travail philosophique critique, il y a toujours eu chez lui une forme d’engagement corrélatif. Günther Anders est un philosophe engagé en dépit de tout, et en particulier en dépit de son analyse tragique d’un monde qui se dirige irrémédiablement vers sa destruction. Plutôt que de renvoyer cette idée au tréfonds de son âme, il en fit les raisons de sa parrêsia. Et malgré le fait qu’il ait été souvent seul, marginalisé et parfois ridiculisé par ses pairs, cette attitude relevait pour lui de l’évidence du devoir. Le sujet est d’une telle gravité que refuser de l’affronter serait une honte infinie. Cet article s’intéresse donc à sa démarche et son éthique de l’engagement tout au long de sa vie afin, peut-être, de mieux comprendre les tenants de l’engagement négatif, qu’il soit sans espoir, sans fondement, sans capacité et sans positivité morale.

Anders a des choses à nous dire sur l’éthique et la politique dans une perspective catastrophiste ; toutes choses que l’écologie politique ne devrait pas négliger aujourd’hui. La pertinence de son parcours est d’autant plus forte que la situation du monde s’est encore aggravée : à la menace de l’annihilation atomique s’ajoute celle des catastrophes écologiques dont la forme occidentale paroxystique prend désormais le nom d’effondrement de la « civilisation thermo-industrielle[3] ». Dans cet article, nous allons donc tenter de repenser les fondements de l’engagement écologiste malgré les catastrophes présentes et à venir, malgré l’opacité de l’horizon et, surtout, malgré le désespoir. En filigrane, nous parlerons de la génération climat qui, sortant de l’adolescence remplie d’espoirs, se projette dans la vie en se fracassant contre un avenir décapité. Nous espérons ainsi apporter notre contribution à la controverse relative à l’incapacitation présumée du catastrophisme[4]. Nous défendons la thèse qu’il est non seulement possible, mais certainement nécessaire et pratique, de fonder l’engagement écologiste, non plus dans l’espoir d’un monde meilleur désormais obsolète et inopérant, mais en raison du devoir et de la responsabilité. Pour en arriver là, nous avons besoin d’expliciter la philosophie de l’action de Günther Anders, celle qui lui a justement permis de ne pas s’échouer sur l’immobilisme tant redouté. Mais auparavant, rappelons brièvement la situation spécifique de la génération climat.

Les (dés)espoirs douloureux de la génération climat

« Les adultes continuent de dire :
« C’est notre devoir de donner de l’espoir aux jeunes ».
Mais je ne veux pas de votre espoir.
Je ne veux pas que vous soyez plein d’espoir.
Je veux que vous paniquiez.
Je veux que chaque jour vous ayez peur comme moi.

Et puis je veux que vous agissiez.
Je veux que vous agissiez
comme si vous étiez en crise.
Je veux que vous agissiez
comme si notre maison était en feu.
Parce qu’elle l’est[5]. »

De nombreux jeunes écologistes de la génération climat s’identifient au parcours de Greta Thunberg avec qui ils et elles ont fait grève dans ce qui a été certainement la plus importante mobilisation de l’humanité contre le réchauffement climatique. Et pourtant, Greta Thunberg souffre d’éco-émotions comme l’éco-anxiété[6]. Elle assume être non seulement angoissée, « mais [aussi] sujette à une lourde éco-dépression lors de sa onzième année[7] ». Son cas est emblématique d’un effondrement personnel, une forme de collapsus psychiatrique causée par la perspective d’un effondrement à venir, qui est en passant un effondrement de son avenir. Néanmoins, son exemple témoigne du fait que l’action bien menée, quel que soit son résultat effectif, redonne force à la vie, et à la sienne en particulier.

Pour elle, et sans doute aussi chez de nombreuses personnes influencées par la collapsologie[8], il semble que l’agir déontologique relève davantage de la survie personnelle que de l’option morale. L’énoncé de Corinne Morel-Darleux Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce[9] semble ici moins vrai que celui-là : Plutôt couler avec dignité que suffoquer sans grâce. En effet les pressions psychologiques relatives au constat de la dégradation du monde, nommées solastalgie par Glenn Albrecht, peuvent devenir insupportables pour celles et ceux qui constatent avec sensibilité et imagination la destruction de l’ensemble de la toile du vivant[10].

L’expérience de la génération climat est particulièrement traumatique. Empêtrée dans la flèche du temps du progrès, elle se retrouve confrontée à une réalité qui lui est incompatible[11]. Elle cherche alors à rafistoler cet horizon temporel décapité par l’engagement écologiste. Démarre alors une spirale infernale, profondément désespérante, dans laquelle l’action militante n’aboutit qu’à des échecs successifs. Cette spirale est alimentée par deux mécanismes concomitants : la conscience et le temps. Au fur et à mesure de son engagement, la génération climat constate d’une part l’ampleur des dévastations à l’œuvre et en devenir, et d’autre part l’aggravation objective de la situation le temps passant. Alors qu’elle s’engage pour faire advenir un monde meilleur, ou simplement un monde moins pire, ce qui est le propre du temps du progrès, la génération climat se rend compte à la fois de l’étendue du problème et de son aggravation objective. La tension cognitive est alors maximale et favorise des comportements pathologiques d’ordre nihiliste tant à l’échelle individuelle que collective. Fonder l’engagement écologiste sur l’espoir d’un monde meilleur est ainsi devenu une source de souffrance et de décapacitation. Prendre acte de ce constat ne revient toutefois pas à renoncer à l’action, autrement l’œuvre de Anders n’aurait aucun sens. De quelle manière pouvons-vous alors justifier et motiver l’engagement écologiste malgré le désespoir et en dépit des catastrophes ?

Le devoir malgré l’espoir : ce qu’il nous reste

Günther Anders l’a écrit à plusieurs reprises, l’espoir ne fait pas partie de son attitude spirituelle : Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse[12] ? Et pourtant, Anders envisage d’agir par le retrait, l’abstention, la grève ainsi que la décapacitation technique volontaire et collective de l’humanité. Le paradoxe d’une telle prescription est qu’elle est tout autant possible qu’improbable. Matériellement, rien ne fait obstacle à son exécution et pourtant, il est convaincu qu’elle ne trouvera pas les conditions de son actualisation en raison de L’Obsolescence de l’homme. Pour comprendre ce qui fonde son engagement malgré son pessimisme, regardons les relations entre son anthropologie philosophique et sa philosophie morale, entre la temporalité apocalyptique et le politique ainsi que son rapport à la violence.

L’impossible fondement de la morale

Pour penser la morale andersienne, nous proposons une digression par son anthropologie philosophique proche du naturalisme. En effet, une fois celle-ci établie, nous comprenons mieux pourquoi Anders, très sensible à la pensée nietzschéenne, renonce à fonder la morale sans pour autant embrasser le nihilisme.

L’anthropologie négative andersienne

Avant la Seconde Guerre mondiale, le jeune Anders propose des écrits qui s’inscrivent dans l’anthropologie philosophique de Max Scheler et Helmuth Plessner. Celle-ci, résumée dans la publication L’artifice humain : pour une anthropologie négative[13], pose que l’humain est originellement « étranger au monde[14] », qu’il n’est pas immédiatement au monde comme peut l’être l’animal à la naissance. L’humain, lui, doit continuellement fournir un travail matériel et spirituel pour faire du monde le sien. De ce décalage, cette « inhérence avec distance[15] » découle la liberté, simple expression positive de cette carence, « cette non-fixation » ontologique et irréductible de « l’homme sans monde[16] ».

Plus précisément, la liberté correspond au chemin interminable, sans cesse recommencé et re-décidé pour faire d’un milieu un lieu de vie hospitalier. À cet effet, l’humain dispose de l’existence réflexive et d’artifices qui, ensemble, forment la culture dans son sens le plus large. Voilà le propre de l’humain selon Anders : « l’artificialité est la nature de l’homme, et son essence est l’instabilité[17] ». Anders est ainsi très sensible à la théorie fondatrice de l’écologie scientifique du milieu (Umwelt) de Jakob von Uexküll comme le note Ubaldo Fadini[18]. Cette naturalisation de l’humain constitue en réalité une objection aux velléités anthropocentriques visant à en faire une espèce exceptionnellement supérieure et dominante de droit sur l’ensemble du vivant. Il précise que la différence constatée entre humains et animaux n’est que de l’ordre du degré d’intégration innée au monde[19] et, lui, l’athée radical, refuse explicitement la « mégalomanie anthropocentriste[20] ».

L’intuition morale naturelle

Conformément à son anthropologie, sa philosophie de la morale semble alors profondément intuitionniste et naturaliste. Puisque l’humain ne diffère de l’animal que par le degré de liberté ou d’étrangeté au monde, sur quel fondement peut-il reconnaître un acte comme bien ou mal ? Il ne lui reste alors que l’intuition de la valeur du monde vivant, son caractère précieux et unique d’une part, son rejet inné de la souffrance et son attirance naturelle pour le réconfort, le soin, la joie et l’amour d’autre part. Tout ce qui contreviendrait à ces inclinations élémentaires pourrait être classé comme mal tandis que ce qui les favoriserait serait bon.

« Il y a en tout cas deux choses que je sais de la manière la moins mystique qui soit. Premièrement que je tiens pour faux (ou pour inadéquat, ou déplacé, ou immoral – je vous laisse le choix des prédicats) que l’on se casse la tête sur la question de savoir d’où nous viendrait l’injonction, au moment où un homme se noie, de lui porter secours ; et de se demander à ce moment-là si cette injonction est justifiée […] Deuxièmement, je sais que le monde est une invention ingénieuse et incomparable, un arrangement qui vaut la peine d’être préservé. Et qu’y exister est une chose qui est agréable. Et que les gens qui sont là, eux aussi, je les aime bien. Et que l’idée que toutes les peines et les joies qu’ils ont connues et connaissent ont été vaines, et que, dans le futur, la Terre ne sera plus qu’une balle désolée qui tourne dans l’univers est une idée qui me déplaît foncièrement. Qu’elle me noue même la gorge […] C’est en tout cas le fondement de mon action […] Je n’estime pas non plus que nous devrions crever parce que la nécessité de notre survie ne peut pas être démontrée[21]. »

Sur le plan intuitionniste, et particulièrement en situation d’urgence, Anders considère inopportun, voire criminel, de réfléchir aux « bonnes » raisons de sauver un être en péril. Alors que la rationalité exige le temps de bien fonder l’action, l’autre risque de mourir. Par exemple, Anders proposa un code moral de l’âge atomique dans l’espoir qu’il soit adopté à un congrès international antinucléaire au Japon. Conscient de la diversité des systèmes moraux en séance, il refusa explicitement d’en fonder les injonctions morales. Reste à charge aux nations, individuellement, de déterminer les ancrages moraux du code en relation avec leurs systèmes moraux internes.

« Compte tenu de l’acuité du danger que nous courons tous, notre devoir de trouver un dénominateur commun acceptable par les représentants de positions divergentes est plus grand que le devoir de nous mettre d’accord sur la racine qui sanctionnerait notre obligation[22]. »

En ce qui concerne notre situation écologique, penser les raisons (et leur légitimité) qui justifient l’engagement pourrait donc être à la fois superflu et contreproductif. Rappeler aux autres l’évidence, oubliée par la modernité et masquée par la métropolisation, de la préciosité du vivant et des réseaux de relations qu’il tisse dans le monde pourrait alors être une stratégie intéressante. Toutefois, dans notre situation technique, l’humanité est bien loin de prioriser cette sensibilité (qualifiée de sensiblerie) – pourvu qu’elle se fasse encore sentir – à d’autres injonctions instrumentales plus conformes aux sociétés capitalistes. Cette stratégie nécessite alors certainement la mobilisation générale des milieux artistiques et narratifs pour opérer une transformation culturelle majeure et gagner l’hégémonie (au sens de Gramsci) face à la tyrannie de la rationalité instrumentale débordant de sa sphère légitime (au sens de Walzer).

D’un point de vue naturaliste, Anders considère l’attirance de l’amour et le rejet de la souffrance comme des attracteurs naturels fondamentaux car ils découlent d’un long processus d’évolution darwinienne. Il fait sentir l’importance primordiale qu’il donne à l’existence humaine par postulat, c’est-à-dire en renonçant à la fonder : elle va de soi car elle est perçue comme telle. Que celui ou celle qui ne serait pas convaincu par cet argument assez simple parcourt la citation suivante formulée par Christian Dries à l’occasion d’une étude de la relation entre Arendt et Anders :

« Si l’on admet le nihilisme fort joyeux du long poème [Mariette] en relation avec l’anthropologie initiale des années vingt et avec La Bataille de cerises, commencent à se dessiner les contours d’une éthique de la contingence où le déracinement chez tous les « animaux à coquille et carapace » prétendument monadiques et la conscience d’une inimportance cosmique de l’homme deviennent le point de départ d’un Amor Mundi, non pas anthropocentrique mais biophile. Sa force se nourrit de la joie des êtres vivants de constitution humaine, face à leur chance ontologique – ce qui dans ce cas veut toujours dire aussi : face à leur faculté d’aimer[23]. »

Si cela ne suffit pas, Dries recommande, en citant un poème de Anders (Mariechen), de revenir aux fondements des joies de l’existence « en se blottissant ensemble : « Chaque fois que la vérité nous laisse en panne / un tel rapprochement bien que / objectif à titre de méthode / n’est pas entièrement irréprochable ou réaliste / mais demeure un réconfort et presque une réponse[24]. » » Ce retour aux plus belles formes de l’existence, à cette présence qui justifie le monde par elle-même, c’est ce qui semble fonder, sans pourtant l’être rigoureusement, le souci andersien du monde. L’espoir n’y est pour rien, il n’y a là que des rappels de la valeur inestimable du monde destiné à l’annihilation. Le désespoir ne peut faire le poids face à la force de cette présence au monde qui s’impose envers et contre tout.

« Le monde est tout de même trop beau[25]. » 

Le refus du nihilisme

Son incapacité à fonder rigoureusement la morale peut sembler propice à une dérive nihiliste. Conscient, il s’y oppose pourtant fermement. Le nihilisme est une forme spécifique de L’Obsolescence de l’homme en tant qu’il le prive de sa capacité à fonder le « soin » (Care) pour le monde. Comme le détaille Anders, le propre du nihiliste est de considérer le monde comme un tout d’une même nature ; il s’agit d’un « monisme métaphysique[26] » en réponse vengeresse à un monisme de l’expérience. Dans ce monde naturel, tout possible est permis et rien n’est dû « car pourquoi et à quoi bon, aurait pu argumenter le nihiliste, devrais-je encore « devoir », moi, s’il n’y a désormais que de la nature[27] ? ». La question fondamentale du nihilisme s’énonce ainsi : « Pourquoi devons-nous devoir ? », ou : « Sur quel fondement pourrait-il encore exister, à l’intérieur d’un cadre qui lui-même reste suspendu dans le vide moral et non sanctionné, quelque chose comme une obligation morale[28] ? »

Le nihilisme n’est pas nouveau mais la bombe lui donne enfin la puissance technique de s’actualiser. Mieux, l’existence de la bombe – et cela vaut aussi aujourd’hui avec la perspective d’un effondrement – opère une transformation nihiliste des victimes en devenir. Sous le poids de son existence – ou de sa perspective –, nous apparaissons minables, de trop dans un monde si insensé que son anéantissement nous soulagerait. Anders considère ainsi liée l’émergence conjointe du « nihilisme de masse », résultat d’un enthousiasme populaire pour le nihilisme après-guerre (via notamment l’existentialisme) et l’existence de la bombe. Selon lui, tous deux sont le résultat de la confrontation au national-socialisme, cet « annihilisme » qui « a réussi à joindre la philosophie du néant et l’anéantissement, le nihilisme et l’annihilation[29] » : la bombe d’une part en tant que puissance annihiliste supérieure pour contrer la première génocidaire ; l’existentialisme – « le nouvel avatar (français) du nihilisme[30] » – d’autre part comme rationalisation de l’absurdité de la vie et l’effondrement des lumières sous un régime totalitaire et génocidaire.

Par ailleurs, accepter l’existence de la bombe revient à accepter la contamination par le nihilisme. Le fait est que notre pays assume, et le revendique à des visées de dissuasion, de devenir responsable de l’anéantissement d’une partie de la vie sur Terre. Si l’on met de côté les accidents, les erreurs d’information et les usages offensifs (ce qui devrait déjà suffire à la refuser), le paradoxe moral de la dissuasion atomique a longuement été détaillé par Jean-Pierre Dupuy : il vise à empêcher un mal en menaçant d’un mal plus grand[31]. Toutefois, pour que la dissuasion fonctionne, il faut être déterminé moralement à être responsable du plus grand mal. Par ailleurs, il occasionne une réponse disproportionnée et complètement illégale (non discriminante envers les civils) à n’importe quelle menace d’une autre nature. Posséder la bombe revient donc à s’incorporer sa nature annihiliste de principe, en attendant que ce ne soit de fait.

En ce qui concerne la situation écologique et le risque d’effondrement, le problème du nihilisme se pose légèrement différemment. Tout comme avec la bombe, nous nous sentons particulièrement vulnérables et impuissants par rapport à la puissance destructrice à laquelle nous nous mesurons. Cette perspective apocalyptique nous renvoie à nous même comme à un « « néant » […] un être qui existe « pour rien » et qu’il est par conséquent possible d’anéantir sans autre forme de procès[32] ». Les collapsologues Servigne et Stevens ont identifié trois variations de cette attitude existentielle sous les modes « çavapétiste », « àquoiboniste », voire survivaliste[33].

La première est fréquente « chez les personnes qui se sentent impuissantes face à la destruction de notre monde [et renvoie] à un certain ressentiment, voire une colère, envers la société[34] ». Elle peut s’apparenter à une expression pathologique de la révolte camusienne. La seconde est « extrêmement fréquente » et qualifie le fameux « foutu pour foutu, profitons de ce qui nous reste[35] ». Servigne et Stevens précise que cette mise à profit peut être d’une part « épicuro-rabelaisienne » – égoïste sympathique – (« au bistrot, en riant et en savourant les derniers plaisirs de la vie[36] »), d’autre part antisociale (« on brûle un maximum d’essence, on consomme, on saccage une dernière fois avant de partir[37] »). Enfin la troisième attitude témoigne d’une forme exacerbée de l’individualisme libertaire compatible avec la société capitaliste globalisée. Comme les Américains qui se construisaient des bunkers pour se protéger de la guerre atomique, les survivalistes contemporains (preppers) tentent de se préparer individuellement à un effondrement. 

Dans le cas de l’effondrement comme dans celui de la menace nucléaire, il est difficile de contredire les fondements de ces attitudes. Dans chaque cas, les personnes réagissent avec difficulté à des phénomènes qu’Anders qualifie de supraliminaires – qui dépassent les facultés humaines d’appréhension – dont elles arrivent à approcher partiellement l’horreur mieux que les autres, sans pour autant y trouver de solution. Nous constatons donc, avec Anders, Servigne et Stevens, que pour chaque cas, les raisons qui justifient ces stratégies sont légitimes. Et nous affirmons après Anders que : « les attitudes désespérées peuvent seulement être dépassées ; elles ne sont pas réfutables. Vouloir réfuter le nihilisme est insensé. Seuls des naïfs ou des opportunistes peuvent se fixer une telle tâche[38] ».

Dans chaque contexte, Anders, Servigne et Stevens proposent finalement des stratégies d’accommodement de la situation : une obligation de lucidité et une démarche de bienveillance. Autrement dit, il y a un devoir d’humanité à tenir quoi que puisse être la situation. Dans le cas de l’effondrement, cette attitude est celle des « transitionneurs » qui s’opposent à la violence, qui pensent en termes de collectifs et de biens communs, « car pour eux la vie n’a plus de sens si le reste du monde s’effondre[39] ». Après tout, s’il n’est pas possible de réfuter le désarroi nihiliste sur des bases rationnelles, il y a largement de quoi rappeler au nihiliste la beauté du monde. Et c’est à cette tâche que l’écologie politique doit œuvrer pour refonder l’engagement dans des esprits marqués par le conformisme industriel.

« Si l’on cherche non pas à réfuter, mais à comprendre l’attitude désespérée du nihiliste, son désarroi fondamental semble alors tenir au fait que le devoir est un « phénomène interne », au fait que la question : « Pourquoi devons-nous devoir ? » n’a de sens qu’à l’intérieur d’une vie que l’individu approuve pleinement, quand la vie approuve la vie et qu’elle le fait sur la base d’arguments extra-moraux, ou plutôt ne l’approuve plus sur la base d’aucun argument. Autrement dit : ce qu’exigent moralement le monde et l’homme ne peut lui-même être fondé moralement[40]. »

La politique du futur au présent

S’engager négativement nécessite par ailleurs de renoncer à la croyance au progrès infini et automatique. Alors que nous constatons que la progression de l’humanité semble désormais davantage marquée par des catastrophes écologiques que par des nouveaux exploits technologiques, le temps est venu de revoir totalement notre rapport à l’avenir. Plutôt que de le déléguer à une idéologie de la croissance et du progrès technique, déresponsabilisant les individus et les sociétés de leurs effets sur le monde, nous proposons de renouveler avec Anders une politique du futur. D’un point de vue temporel, il s’agit paradoxalement de rattraper le futur au sens de prendre de nouvelles prises sur lui. Conceptuellement, cela consiste à transformer un à-venir autonome en un devenir commun.

Anders nous exhorte alors de trouver les ressources pour agir de sorte que les effets de nos actions puissent être assumés moralement. Constatant que l’annihilation de l’humanité est programmée par l’existence présente de la bombe, il exige donc que le présent se saisisse de l’avenir sans attendre qu’il fasse signe de son actualisation, autrement il sera déjà trop tard. La temporalité de l’effondrement est légèrement plus clémente avec la rationalité humaine puisqu’elle laisse des indices de ses cataclysmes à venir. Elle nous offre un peu de temps pour changer notre destin ; un temps imprévisible toutefois en raison de l’incertitude sur les seuils d’irréversibilité et d’emballement écologique.

Quoi qu’il en soit, les effets les plus dramatiques de notre civilisation thermo-industrielle restent au futur. Nous devons nous mettre à la hauteur de ceux-ci pour refuser un avenir apocalyptique. L’engagement politique doit donc sans cesse formuler un souci du présent soucieux de l’avenir. De manière presque inédite, le présent ne s’appartient plus entièrement et doit accepter de cohabiter avec l’avenir de manière irrévocable. En réalité, le présent doit déjà sans cesse, et toujours plus, gérer les effets désastreux du passé dont il hérite. Il y a un enjeu politique à maintenir un certain équilibre temporel anthropogénique : si le poids du passé écrase l’existence présente, quelle place lui reste-t-il pour bâtir un devenir ? Il est possible que la gestion toujours plus difficile de la raréfaction des ressources et des catastrophes écologiques constitue un cercle vicieux dans lequel l’affairement aux imprévoyances passées capterait une portion de plus en plus importante de nos activités,  alors même qu’elles auraient dû être dirigées vers le souci du futur. Finalement ce présent anthropocénique, contraint par le passé et responsable du futur, forme le nœud d’une spirale temporelle infernale. L’existence, prise entre les feux croisés de la temporalité, doit alors tenter de maintenir un certain équilibre au risque de perdre pied.

Pour tenir la barre de la prévoyance du devenir, une politique du futur doit politiser le sentiment anticipant, celui qui est tourné vers l’avenir. La peur, par exemple, constitue un affect permettant à l’âme d’appréhender un objet à venir. Là où la raison et l’imagination trouvent leurs limites, l’émotion peut immédiatement accorder l’individu adéquatement à son environnement spatio-temporel. Anders l’avait bien vu lorsqu’il qualifiait d’obsolète la quatrième liberté imprescriptible proclamée par Roosevelt « freedom from fear » [libéré de la peur] au discours de l’Union de 1941. Alors qu’il envisageait « l’incompatibilité de la liberté avec l’angoisse[41] », Anders propose l’inverse. Non seulement l’angoisse serait compatible avec la liberté, mais elle lui serait même nécessaire au temps de la fin dans l’Anthropocène.

« Car ce qui nous manque avons tout, c’est la « freedom to fear », la liberté d’avoir peur, c’est-à-dire la capacité d’éprouver une peur à la mesure du danger qui pèse sur nous, de ressentir la quantité d’angoisse qu’il faut que nous ressentions si nous voulons vraiment nous libérer de la « freedom from fear ». L’enjeu est donc : to fear in order to be free, avoir peur afin d’être libre ou, tout simplement, de survivre[42]. »

Dans cet écrasement de la temporalité dans le présent (en termes négatifs), ou cet étirement du présent dans l’espace temporel (en termes positifs), il n’y a que peu de place pour la patience, et très peu pour la réflexion. L’urgence du temps présent s’impose à la raison comme sur elle. C’est un bien moindre mal que sa destruction définitive. Bien loin semble l’époque où la patience et le temps réflexif formaient des valeurs incontestables. Aujourd’hui, au contraire, elles peuvent constituer, par pêché d’orgueil et d’optimisme, des entraves à l’agir écologiste[43]. Ce renversement de valeurs peut tout à fait constituer une nouvelle brique de l’opposition entre la génération climat et celle qu’elle appelle parfois les « boomers ».

De la résistance à la violence

« Bon, je veux d’abord – et cela va peut-être vous effrayer, ou peut-être pas – avouer que, bien que je sois très souvent vu comme un pacifiste, je suis aujourd’hui arrivé à la conviction qu’on ne peut plus rien atteindre avec la non-violence. La renonciation à l’action n’équivaut pas à une action[44]. » 

Anders se positionne comme un humaniste au sens où il se soucie des humains en tant que somme d’individus dont la valeur propre est absolue. Toutefois, son combat contre la bombe atomique le pousse à franchir sur le tard les frontières morales de la violence. Il n’hésite pas à l’encourager dans des textes rassemblés sous le titre La violence : oui ou non[45]. Après avoir déjà dénoncé la première génération de la désobéissance civile non-violente comme une « farce » « non politique[46] » en 1968, il revient en force en 1987 avec un entretien polémique. Malgré l’explosion récente de Tchernobyl, Anders constate que la grève universelle de la production de la bombe atomique n’a pas eu lieu et que les États atomiques maintiennent leurs capacités nucléaires et continuent de développer de surcroît une industrie électronucléaire. Il choisit alors d’adopter un ton provocateur afin de mettre chacun au pied du mur moral de l’engagement et de la violence. Comme le résume le journaliste Manfred Bissinger :

« Le philosophe Günther Anders veut très consciemment provoquer […] Il ne s’agit pas pour lui d’inviter à des sit-in ou au dynamitage de pylônes électriques. Il plaide pour une résistance, comme elle aurait été nécessaire contre Hitler, mais n’a justement pas eu lieu, comme celle que la Résistance française a pratiquée contre les occupants allemands. Anders brise ainsi le tabou courant chez nous : il implique explicitement les hommes, à la fois comme victimes et criminels[47]. » 

Toutefois, il lui est très difficile de conjuguer sa critique magistrale de L’Obsolescence de l’homme avec l’idéal démocratique ; c’est d’ailleurs sans doute un angle mort de sa pensée dans lequel devrait s’engouffrer la génération climat pour éviter d’aboutir aux mêmes conclusions. Anders, on le rappelle, a vécu le nazisme germant d’un régime démocratique, il a aussi théorisé les velléités totalitaires de la technique contemporaine sur des humains devenus conformistes. Or, articuler le conformisme et la démocratie n’est pas particulièrement trivial, il n’y a pourtant pas consacré d’écrits traduits, à l’exception de ce qui suit.

« Je conteste […] qu’il y ait encore de la démocratie après la victoire des médias de masse. Il appartient à l’essence de la démocratie qu’on puisse avoir une opinion propre et qu’on puisse l’exprimer […] Depuis qu’il y a des médias de masse, et que la population du monde s’assoit comme fascinée devant les télévisions, on lui donne son opinion à la cuillère […] Si, comme on le dit, la démocratie consiste en ceci qu’on dispose du droit d’exprimer sa propre opinion, elle est devenue impossible parce qu’on ne peut pas exprimer, au sens strict, quelque chose qui ne nous est pas propre[48]. »

Alors qu’il espérait la réaction antinucléaire d’une partie de la population susceptible de faire plier les États, il doit se résoudre à en constater l’échec. Que lui reste-t-il donc, sinon l’appel à violence (de la résistance) à l’endroit de celles et ceux en capacité de décider de la politique atomique, ces « seigneurs de l’apocalypse[49] » ?

« Je tiens pour nécessaire que nous intimidions ceux qui exercent le pouvoir et nous menacent (des millions d’entre nous). Là, il ne nous reste rien d’autre à faire que de menacer en retour et de neutraliser ces politiques qui, sans conscience morale, s’accommodent de la catastrophe quand ils ne la préparent pas directement[50]. » 

Anders considère ainsi l’humanité dans un état de « légitime défense[51] » vis-à-vis de l’arme atomique. Cet état lui conférerait alors le devoir moral de résister par tous les moyens proportionnés à la menace immédiate. Or, rien n’est à la mesure de la bombe. Autrement dit, pour arrêter la bombe, tout est permis puisque « des millions d’hommes, toutes les vies sur Terre, c’est-à-dire aussi les vies à venir, sont menacés de mort[52] ». Anders espère cependant que la menace « pourrait peut-être déjà […] avoir un effet intimidant[53] ». Par ailleurs, il rappelle que le seul objectif poursuivi est bien celui de la paix et de la vie sur Terre.

« La violence ne doit jamais être une fin pour nous [contrairement au nazisme]. Mais que la violence – lorsqu’on a besoin d’elle pour imposer la non-violence et qu’elle est indispensable – doive être notre méthode, ce n’est surement pas contestable[54]. »

Évidemment, ces derniers mots ont été largement contestés. Aujourd’hui, la question de l’opposition violente aux phénomènes de destruction écologique n’est pas posée publiquement[55]. La seule question qui vaille sérieusement consiste à déterminer où se situe le niveau acceptable de désobéissance civile non-violente : Faut-il bloquer la tour du grand pétrolier de la défense ? Faut-il filmer discrètement les abattoirs ? Faut-il dégrader des locaux d’entreprises polluantes ? Si la violence politique sur les biens est un sujet de controverse récurrent[56], jamais la violence sur les personnes (qu’elle soit physique ou psychologique) n’est évoquée.

Or si l’on choisit de prendre Anders au mot, cela signifie qu’il faudrait, comme sous l’occupation, résister avec un très large répertoire d’actions collectives allant du sabotage mineur au réseau armé de combat. Nous en sommes aujourd’hui très loin, tant à cause de la culture militante écologiste pacifiste que de l’éloignement perçu des menaces. Et pourtant, avec l’accroissement dramatique des catastrophes écologiques qui feront des millions de victimes, voire des milliards, souvent les plus vulnérables et les plus innocents, en raison de famines, d’exodes, de maladies et de guerres, ne serait-ce pas légitime, sinon stratégique, de retrouver des espaces démocratiques pour déterminer les niveaux de résistance acceptables en direction des principaux responsables ? Nous pourrions par exemple espérer que la réflexion porterait sur le fait que, comme pour la police en théorie, la légitimité du recours à la violence soit évaluée en fonction de sa proportionnalité vis-à-vis des menaces : ne pas tirer sur quelqu’un désarmé, ne pas porter atteinte à la vie et à l’intégrité physique. Voilà peut-être une première façon de cadrer les discussions sur la violence écologiste à venir afin d’éviter qu’elle ne dérive vers des méthodes inhumaines à l’instar du terrorisme.

Cette discussion est proposée ici à double titre : en raison de l’exhaustivité de l’investigation de l’œuvre de Anders en matière d’engagement politique ; et afin d’aborder un sujet tabou qui devrait être de plus en plus prégnant dans les années à venir, à mesure que les éco-victimes et les écologistes chercheront des coupables aux désastres écologiques occasionnant un nombre incalculable de morts et une quantité inimaginable de souffrance.

Anders arrive donc à se positionner comme moraliste alors même qu’il dénonce comme immorale les tentatives de fonder les injonctions morales qu’il proclame. Le voir comme un sombre nihiliste reviendrait à passer complètement à côté de son travail. Au contraire, il nous semble tout à fait possible de le qualifier d’humaniste en raison du souci qu’il se fait de l’état de l’humanité et de son avenir. Jean-Pierre Dupuy ira même jusqu’à écrire que la désespérance de sa pensée au sujet « de l’humanité dans sa phase actuelle (pour lui, la dernière) est l’existence en lui, donc en tout homme, d’une extraordinaire bonté[57] ».

Le travail négatif de l’imagination

« L’imagination assez pleine et assez étendue pour embrasser l’univers comme sa ville[58]… »

L’affirmation de Montaigne semble désormais bien moins robuste qu’elle ne put l’être de son vivant. Malgré l’expansion des réseaux de transports et de communication, le monde s’est infiniment complexifié de sorte qu’il n’est plus du tout évident d’affirmer que l’imagination peut tout simplement embrasser ne serait-ce que la Terre comme sa ville.  Il est d’ailleurs bien difficile d’embrasser sa mégapole contemporaine comme sa ville au sens de Montaigne. La difficulté de l’exercice atteint enfin un palier supplémentaire si l’on y ajoute la dimension temporelle des générations à venir[59].

Et pourtant, l’imagination humaine doit parvenir, en chacun de nous, à voir le monde comme un tout. Que ce soit sous la forme du système Terre, de Gaïa ou de la Terre-mère (pachamama), elle doit acquérir une ontologie compatible avec les logiques internes du monde vivant. Pourquoi donc le doit-elle ? Parce que sans elle, nous sommes incapables de maintenir les conditions d’habitabilité sur Terre et d’imaginer les effets en série et agrégés de nos actions sur le monde. Le peut-elle aujourd’hui ? Là n’est pas la question car, à ce niveau de gravité, le devoir implique le pouvoir sinon le néant. C’est justement parce qu’elle le doit qu’elle le peut. Mais cette induction doit être développée pour être bien comprise. Parce qu’il nous est moralement requis d’assurer à nous-même, nos contemporains et nos prochains la capacité de mener une vie authentiquement humaine, il nous faut donc impérativement mettre en œuvre les moyens de notre devoir. La question de l’espoir et du désespoir est bien là, une fois encore, secondaire, si ce n’est pas parasite. L’espoir de réussite s’écrase ici sous le devoir d’agir.

Du travail des facultés

« Si notre destin est de vivre dans un monde (produit par nous) qui se soustrait par sa démesure à notre imagination et à nos sentiments, et devient, ce faisant, une menace de mort pour nous, alors nous devons essayer de rattraper cette démesure[60]. »

Aujourd’hui, cela signifie deux choses complémentaires : la première consiste à travailler son imagination (et celle des autres) pour tenter d’étendre ses prises spirituelles sur le monde. Aux exercices philosophiques des anciens (pensons aux assidues Pensées de Marc Aurèle ou au rigorisme des Écoles antiques) que nous rappelle Pierre Hadot[61], il nous faut identifier les bonnes pratiques philosophiques pour nous élever à la hauteur de la vérité d’un monde qui nous échappe. Dorénavant, il s’agit de s’efforcer d’« embrasser l’univers » des effets en chaîne de son existence comme les siens. Plus difficile encore, nous devons nous efforcer d’endosser la responsabilité des phénomènes dramatiques résultant de l’agrégation d’effets dont nous ne sommes quantitativement que d’infimes responsables. L’exercice philosophique a donc une visée morale au sens où il tente d’étendre le domaine de la responsabilité de manière verticale (effets en chaînes) et horizontale (effets agrégés). Cette première approche est qualifiée de « proactive ».

La deuxième manière de « rattraper » le monde consiste justement à le faire davantage à notre mesure. Cette fois-ci l’imagination n’est pas au service de l’humain en tant que force d’extension du soi vers le monde fuyant, elle est au contraire mise au service de l’humain en tant que force transformative du monde pour « le rattraper comme le marin hale un cordage, c’est-à-dire en en le tirant vers nous[62] ». Il s’agit là de débusquer les phénomènes prométhéens qui s’autonomisent et nous échappent ; qui nous laissent sur le rivage de la responsabilité, sans ressource pour les appréhender, incapables de survivre dans un environnement anthropisé devenu hostile. De manière pratique, il nous faut faire l’effort d’imaginer localement des modes de vie compatibles avec l’ensemble des mécanismes écologiques qui régissent la vie sur Terre et sur notre terre. Au lieu de constamment lutter contre la nature, nous voilà sommés d’imaginer une vie symbiotique réparatrice du vivant et soutenable dans le temps. Cette seconde approche, complémentaire à la première, est dite « rétractive ». Par un effet combiné, ces deux modalités de l’exercice philosophique nous permettraient peut-être d’acquérir les moyens de notre devoir de responsabilité élargie. Regardons alors dans le détail comment Anders justifie le travail des facultés.

« Nous avons du pouvoir sur un temps dont, en tant qu’avenir, nous ne tenons pas compte et ne pouvons pas tenir compte. Notre action réussit mieux que notre compréhension. Nous lançons le bouchon plus loin que nous ne pouvons voir avec notre courte vue[63]. »

Pour reprendre l’analogie, il nous faut donc s’exercer simultanément à lancer le bouchon moins loin (se contraindre techniquement) et améliorer sa vision (exercer son imagination). Cela signifie que l’imagination est aussi une faculté de projection temporelle. Elle nous permet d’envisager par exemple le conditionnel passé, cette modalité du temps qui nous fait accéder à des futurs non actualisés grâce à un regard rétrospectif. L’imagination nous permet par exemple de nous représenter notre mort alors même qu’elle n’est pas présente. Cette prouesse logique est justement ce qui peut nous permettre de ramener le futur dans les cordes du présent.

« L’avenir ne doit désormais plus se tenir « devant nous », nous devons le capturer, il doit être « chez nous », devenir notre présent. Ce n’est pas du jour au lendemain que nous allons apprendre un tel mode de relation avec le temps. Espérons seulement qu’il nous restera encore assez de temps pour nous exercer à l’acquérir[64]. »

Le développement durable s’inscrit pourtant largement dans cette attitude temporelle si l’on en croit la définition issue du rapport dirigé par Gro Harlem Brundtland en 1987 : « Un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs[65] ». Et pourtant, ces mots sont restés largement creux tant le comportement des sociétés a depuis consisté à saper l’habitabilité de la planète[66]. Anders nous propose quelques outils pour mieux comprendre cet échec, notamment le « décalage prométhéen – ce gouffre grandissant entre le succès de notre faculté technique et l’échec de nos autres facultés à en appréhender les conséquences. Il propose ainsi une physionomie des facultés humaines.

« À ce « décalage prométhéen » correspondent différents degrés d’élasticité ou de rigidité des facultés humaines […] Ainsi non seulement le volume de ce que nous pouvons produire, faire ou penser excède la capacité de compréhension de notre imagination et nos sentiments, mais il est en fait extensible ad libitum, tandis que l’imagination l’est incomparablement moins et que le sentiment semble, lui, des plus rigides[67]. »

Ainsi, nous pourrions associer un domaine d’exercice limité et diversement extensible pour chaque faculté humaine. Sous contrainte du potentiel biologique limité, nous avons une certaine marge culturelle pour déployer les aspects de nos facultés les plus adaptés à l’évolution du monde. En ce qui concerne l’imagination proactive, Anders est clair :

« La seule tâche morale décisive aujourd’hui, dans la mesure où tout n’est pas encore perdu, consiste à éduquer l’imagination morale, c’est-à-dire à essayer de surmonter le « décalage », à ajuster la capacité et l’élasticité de notre imagination et de nos sentiments à la disproportion de nos propres produits et au caractère imprévisible des catastrophes que nous pouvons provoquer, bref, à mettre nos représentations et nos sentiments au pas de nos activités[68]. »

Cette éducation de l’imagination doit être entreprise malgré la possibilité, non réfutable a priori, que la capacité imaginative soit fixée pour de bon. Anders refuse ainsi de suspendre ses « exercices d’élongation morale » pour de telles préoccupations mineures sur le plan de la philosophie de l’action[69]. L’imagination consiste à se représenter ce qui n’est pas perceptible dans l’expérience directe. Elle puise dans les autres facultés humaines pour constituer un monde virtuel. Cette capacité d’abstraction se décline aussi à l’échelle du sentiment (amour, peur, colère, etc.). Anders décèle dans le langage des éléments susceptibles de constituer des exercices de l’imagination pour appréhender la réalité. Il remarque ainsi que l’expression « s’attendre à quelque chose[70] » (à l’occasion du décès imminent d’un proche par exemple) signale justement une tentative de l’imagination pour élargir l’âme. Anders propose même une lecture théologique de l’histoire humaine du sentiment. En effet, il voit dans chaque rebondissement religieux, l’expression d’une « refondation du sentiment[71] ». Par ailleurs, il constate que la musique est capable d’élargir les facultés sensibles et imaginatives. Ainsi, la plasticité du sentiment et de l’imagination est visible dans le quotidien[72].

Sur le plan politique, il peut être tentant de manipuler massivement l’imagination dans l’objectif de rééduquer une faculté qui, par ses carences, met en danger l’humanité. Attention, cette pratique doit être démocratiquement décidée et soumise aux droits humains, autrement elle peut faire le lit du totalitarisme. Anders est conscient de cette limite puisqu’il y reconnaît là le geste du nazisme[73]. Autrement dit, la plasticité du sentiment a déjà été l’objet d’une entreprise politique ; il convient, avec toutes les précautions, de le réinvestir de manière démocratique et en vue de l’autonomie individuelle.

De l’imagination à la responsabilité

Résumons la situation dialectique de l’Anthropocène. Alors que l’humanité a acquis techniquement la puissance de devenir une force géophysique, elle se retrouve dépassée par les effets externes de ses activités. Non seulement elle dégrade les conditions d’habitabilité de notre planète, mais elle déshumanise simultanément les individus en raison de la standardisation de l’existence (via le couple productivisme-conformisme). Au premier niveau, la dialectique de l’Anthropocène désigne le paradoxe de la puissance : à la fois transformative et autodestructrice. Au second niveau, elle signifie qu’à mesure de la transformation prométhéenne du monde, l’humanité s’en éloigne paradoxalement. Elle perd prise.

En effet, l’humanité dispose pour chacune de ses facultés de limites qui, ensemble, fondent sa condition de limitude. Face aux effets dévastateurs non intentionnels, l’humanité, forte de sa puissance, se retrouve dans une situation croissante de vulnérabilité vis-à-vis du monde rendu inhospitalier par ses propres activités. Le retournement dialectique s’opère lorsque nous considérons que l’humanité doit désormais étendre ses facultés à la hauteur de son œuvre technique. L’Anthropocène marque ainsi le temps où l’Homme, « plus petit que lui-même[74] », se doit de grandir à sa juste démesure. En termes moraux, cela signifie qu’il doit étendre le spectre de sa responsabilité à des niveaux sans précédent.

Pour y parvenir, il faut certainement mettre l’imagination au service de la morale. Alors que la complexité de notre monde démoralise progressivement l’existence, Anders, lui, refuse de s’y résoudre. Au contraire, il propose une stratégie visant à inverser le processus historique : il s’agit d’« éduquer l’imagination[75] ». De manière pratique et politique, cela signifie par exemple que si, par notre travail, il se peut que nous contribuions aux catastrophes à venir (la bombe pour Anders, aux pollutions pour nous), il nous faut impérativement nous mettre en grève : « Menacés de tous les pays, unissez-vous[76] ! ». Comme preuve de réalisme, Anders s’appuie sur la tribune mondiale de physiciens et autres scientifiques demandant la fin des essais atomiques[77]. Et si nous faisons partie de celles et ceux qui n’y participent pas, il nous faut nous engager publiquement à ne jamais collaborer[78].

L’idée d’Anders est de politiser la collaboration sans conscience à la bombe atomique. Il cherche ainsi à créer le contexte social favorable au double retournement du stigmate : le premier pour ériger en vertu humaniste l’opposition à la bombe nucléaire, le second pour dévoiler l’ignominie de ceux (« des traîtres[79] ») qui collaborent à l’annihilation prochaine de l’humanité. De manière logique, Anders propose ainsi une politique mondiale d’opposition au nucléaire, dépassant largement les frontières nationales. Par sa puissance incomparable, Anders remarque que la bombe est finalement la seule à être parvenue à unir l’humanité dans sa totalité[80]. Nous remarquons qu’il en va de même pour la perspective effondriste. Toutefois, cette union est celle d’un deuil anticipé qui peut, éventuellement, se sublimer dans un deuil préventif au moyen du politique. Conscient du caractère peu réaliste de son projet politique, Anders ne le dément pas pour autant. En bon kantien, il considère que certaines demandes doivent être formulées, voire exigées, indépendamment de tout jugement relatif à sa réception. « C’est une question de principe » pourrions-nous dire.

« Lorsque j’ai mis pour la première fois par écrit l’impératif d’une grève de la production, j’avais déjà conscience de son absence de réalisme. Mais je ne la considérais pas (et ne la considère toujours pas) comme une raison suffisante pour le désavouer. La validité du commandement « tu ne tueras point » n’est pas non plus dévaluée par l’existence de meurtriers, leur existence est au contraire la raison d’être de ce commandement[81]. »

En réaffirmant son éthique principielle mais pragmatique, Anders laisse aux seuls historiens de demain la légitimité de juger du réalisme de ses propositions. Car, quand bien même elles seraient considérées comme utopiques par ses contemporains, rien ne dit que les prochaines générations ne les accueilleront pas avec davantage d’ardeur.

« Je ne connais dans l’histoire aucun code moral ou religieux dont les exigences aient jamais été observées immédiatement. Ont-elles été pourtant réfutées ou dépréciées du fait de leur mépris ou de leur transgression[82] ? »

La malédiction du prophète de malheur

L’histoire de l’engagement philosophique et politique de Anders rappelle l’analyse faite par Hans Jonas, développée par Jean-Pierre Dupuy et reprise par Servigne et al., relative à la tragédie du « prophète de malheur ». Telle une Cassandre, Anders se positionne politiquement comme un prophète des catastrophes. Dans la mythologie grecque, Apollon, amoureux, fit don à Cassandre du pouvoir de lire l’avenir dans le dessein de la séduire. Cassandre, devenue prophète, ne céda finalement pas à ses avances. Apollon, humilié, la maudit de sorte qu’elle ne puisse plus être crue par personne… Anders a, quant à lui, certainement une chance d’être entendu. Par la justesse de sa prophétie, il espère réunir les conditions de son infirmation.

« Maintenant que nous sommes de fait des morts en sursis. Prouvons que nous pouvons l’être sans nous résigner, et vivons dans l’espoir du jour où nous compterons les peurs apocalyptiques d’aujourd’hui parmi les cauchemars du passé et où l’on pourra dire des propos que j’ai tenus ici : « Quel pathos inutile[83] ! ». »

Autrement dit, certain de ses prédictions apocalyptiques, il prévient le monde du péril à venir afin de l’éviter. Se faisant, il tente ainsi de réunir les conditions suffisantes pour empêcher l’actualisation de sa prédiction. S’il y parvient, sa prédiction est fausse. S’il échoue, sa prédiction est vraie. Dans chaque cas, il perd : soit en se ridiculisant comme prophète, soit échouant à empêcher les malheurs anticipés[84]. Anders a donc choisi de tout mettre en œuvre pour se rendre ridicule aux yeux du monde en tentant d’empêcher l’annihilation atomique à laquelle il croit pourtant fermement. La plus belle formule écrite sur la malédiction du prophète de malheur revient certainement à Hans Jonas lorsqu’il prend la défense du catastrophiste authentique.

« La prophétie de malheur est faite pour éviter qu’elle ne se réalise ; et se gausser ultérieurement d’éventuels sonneurs d’alarme en leur rappelant que le pire ne s’est pas encore réalisé serait le comble de l’injustice : il se peut que leur impair soit leur mérite[85]

Dupuy est d’avis que « ce qui séparait en apparence Jonas d’Anders se réduit finalement à peu de chose[86] », ce qui porte la contradiction à Christophe David et Dirk Röpcke, traducteurs et exégèses d’Anders[87]. Par ailleurs, il semblerait que Anders lui donne finalement raison puisqu’il écrit à Jonas en 1980 la chose suivante : « Depuis que j’ai lu ton Principe responsabilité, je ne peux dire qu’une chose : nous sommes du même bord, ou au moins emportés par le même courant[88] ». 

Que ce soit Anders hier, Pablo Servigne et Yves Cochet aujourd’hui, les prophètes de malheur sont donc dans une situation maudite. Ancien ministre de l’Environnement, Yves Cochet est certainement le penseur de l’effondrement qui endosse le plus directement la posture du Cassandre car il se risque à des prévisions datées : « Par effondrement, j’entends un phénomène qui, en matière démographique, verrait environ la moitié de la population mondiale disparaître en moins de dix ans. Vers 2035, celle-ci tournerait autour de trois milliards[89] ». Lecteur de Anders, Cochet adopte ainsi le même engagement, une véritable parrêsia, afin de résister à un destin à ses yeux inéluctable. Il plonge ainsi en pleine conscience dans la malédiction. Au regard du nombre de morts en jeu, il est même possible d’envisager l’hypothèse selon laquelle il sacrifierait, par devoir, sa tranquillité sur l’autel du déni général. Comme Anders avant lui, Cochet tente d’étirer l’imagination de son public pour qu’il puisse mieux donner forme à ce que pourrait être un effondrement systémique global. Qu’il soit notre destin ou un simple avenir possible, il semble raisonnable de concentrer toute notre énergie à en limiter la réalisation. Pour ce faire, l’attitude de Cochet semble être une stratégie tout autant légitime, si ce n’est plus, que celle de la neutralité dépolitisante du scientifique. De ce point de vue, il met authentiquement en action, avec un brin d’exagération méthodologique, un précepte du catastrophisme éclairé de Dupuy.

« C’est parce que la catastrophe constitue un destin détestable dont nous devons dire que nous n’en voulons pas qu’il faut garder les yeux fixés sur elle, sans jamais la perdre de vue[90]. »

En 2002, Dupuy affirmait déjà qu’il nous fallait transformer méthodologiquement un possible en un destin afin de lui donner artificiellement plus de réalité[91]. En concrétisant le « scénario du pire », le catastrophiste attise l’imagination négative des catastrophes à venir, chose indispensable pour concentrer toute l’énergie nécessaire à en empêcher l’actualisation. Voilà donc peut-être aussi ce à quoi se prête Yves Cochet lorsqu’il s’astreint à dater et affirmer des certitudes, nécessairement spéculatives, sans céder à l’injonction de la prudence futurologique. Ainsi son propos exagéré est à la fois stratégique et méthodologique : stratégique puisqu’il vise à concrétiser le pire pour pouvoir mieux y faire face ; méthodologique puisqu’il vise à se figurer ce qui n’est pas immédiatement accessible à l’entendement. En procédant de la sorte, il plonge avec lucidité dans la malédiction de Cassandre.

La morale négative du temps de la fin

Après avoir détaillé les ressorts de l’engagement malgré le désespoir, après avoir démontré les enjeux de la politisation de l’imagination, nous voilà ainsi confrontés très directement à la morale du « temps de la fin ». Si Anders ne considère pas qu’il soit possible de fonder la morale, il la tient pour indispensable dans la raison pratique. Il énonce alors deux nouvelles injonctions morales indispensables à la survie de l’humanité dans un contexte que nous nommerons aujourd’hui anthropocénique : l’impératif catégorique technique et l’éthique de l’échec imaginatif. Chacune d’entre elles vise ainsi à étendre à nouveau le domaine de l’exercice moral dans l’existence à un moment où celui-ci se retrouve cantonné au champ du face-à-face. En phase avec le constat contemporain dressé par Stéphane Chauvier dans Éthique sans visage[92], Anders observe qu’une partie croissante de l’existence moderne échappe à la polarité du bien et du mal. Moraliste, Anders tente alors de s’y opposer en proposant deux pratiques pré-morales comme conditions nécessaires à son exercice. Ambitieux, Anders tente de réhabiliter la honte comme émotion préventive de l’obsolescence de l’humain. Par la honte spécifique bien ciblée, cette honte de notre humanité, il est possible de s’empêcher collectivement de commettre une action par ailleurs indiquée. Ces propositions radicales sont applicables immédiatement par celui ou celle qui le souhaite et ne nécessitent pas une révolution technique ou un effondrement de la société industrielle.

L’impératif catégorique technique

Comme variante de l’impératif catégorique kantien, l’impératif catégorique technique s’énonce de la manière suivante : « Ne possède que des choses dont les maximes d’action pourraient également devenir les maximes de ta propre action[93] ». Comme philosophe de la liberté – ou plutôt de sa perte –, Anders propose alors de considérer l’ensemble des possibles techniques comme des réalités en devenir. Ainsi, quel que soit le dispositif technique en question, Anders exige que nous soyons prêts à assumer tous ses effets potentiels avant de l’acquérir. Alors que l’humanité perd le fil de son destin en partie à cause des effets externes supraliminaires de ses activités (décalage prométhéen), en partie parce qu’elle renonce à sa liberté pour servir le monde de la production (conformisme), Anders tente ainsi de construire un impératif catégorique préventif tenant compte de cette obsolescence de l’humain. En ce qui concerne la bombe, le raisonnement est très clair. Si nous ne sommes pas capables d’assumer moralement l’annihilation d’une partie de l’humanité, nous devons y renoncer.

« Il existe une limite […] au-delà de laquelle, dans tous les cas, l’auteur – quelle que soit la fin qu’il dit avoir poursuivie – doit être jugé comme s’il avait prémédité la menace qu’il a fait peser ou les dégâts qu’il a occasionnés […] il faut le considérer comme coupable. Puisque l’effet de son acte consiste en une annihilation, il devra être reconnu coupable de nihilisme, coupable de nihilisme à l’échelle de la planète[94]. »

Anders tient l’humain pour hautement précieux et n’envisage pas qu’il puisse exister une personne aussi mauvaise que ce qu’exige la bombe atomique. Néanmoins ces « seigneurs de la bombe » ne sont pas bons pour autant, il n’y a là que « le symptôme de leur défaillance[95] » et de leur contamination morale par la bombe. Au contraire, la morale est cette fois à chercher chez l’humble responsable qui, conscient de sa limitude dans un monde supraliminaire, s’appliquerait rigoureusement l’impératif catégorique technique.

« Ne serait véritablement vertueux que celui qui, ayant réalisé qu’il n’est moralement rien d’autre que ce qu’il « possède », qu’il n’est d’autre que son « avoir », ne reculerait alors devant aucun « effort conceptuel » pour mettre la main sur cet « avoir », le saisir et le « rattraper[96] ». » 

Anders voit alors dans la rédemption de Claude Eatherly, pilote engagé dans le bombardement atomique de Hiroshima, l’exemple même qu’il est possible de s’astreindre à ce principe après l’avoir largement ignoré. Il tente alors de l’ériger en symbole de cet impératif catégorique technique, un impératif qui tend à remoraliser l’existence et éviter la déresponsabilisation généralisée. A contrario, comme le pensait par ailleurs Jonas[97], sa négation signale la fin de la liberté et de l’humanité authentique[98].

« [Le comportement de Eatherly] signifie : en termes moraux la « coaction » n’existe pas. Tout ce que nous faisons, encourageons ou provoquons par simple « coaction » est accompli par nous-mêmes. Nous devons répondre non seulement de nos actes individuels mais aussi des actes menés en équipe, auxquels nous participons ou auxquels on nous fait participer[99]. » 

Voilà donc pourquoi Eatherly joue un rôle si important pour Anders d’un point de vue philosophique, ainsi en témoigne leur magnifique correspondance[100]. Cependant, Anders souhaite que chacun s’approprie ce nouvel impératif catégorique de sorte que l’humanité opère une transformation culturelle – et certainement anthropologique – majeure. Il s’agit ainsi de s’auto-restreindre collectivement par la création d’un « tabou » atomique si puissant que celui qui y dérogerait s’exposerait « à l’indignation de l’humanité tout entière[101] ».

Cet impératif catégorique technique est tout aussi pertinent en ce qui concerne la pensée écologiste. Étant donné le rôle de la technique dans notre situation écologique, il peut devenir une éthique personnelle que l’on chercherait à exiger politiquement de tous. Il permettrait ainsi de s’abstenir de chaque technique polluante ou au potentiel catastrophique. D’une certaine manière, la collapsologie, les villes en transition, les crags[102] (auto-rationnement carbone) et le survivalisme tentent déjà de s’émanciper des techniques qu’ils savent polluantes et/ou vulnérables à un effondrement. Seul, il est tout à fait impossible de parvenir au respect de ce principe dans le contexte écologique, sinon au risque de s’exclure de la société. Néanmoins, chercher à y tendre tout en gardant des relations avec les autres peut permettre d’inspirer et de proposer un certain mode de vie écologique au reste du monde.

En déclinant l’impératif catégorique dans sa version générale, cela devient : « Empêche la naissance de situations où il n’est plus possible d’être moral et qui pour cette raison se soustraient à la compétence de tout jugement moral[103] ! ». Il est ainsi dans l’intérêt de la pensée écologiste de réaffirmer l’importance de la conquête morale. Il nous faut batailler sur tous les fronts de la mondialisation pour exiger le droit d’être moral, c’est-à-dire que notre existence puisse s’exercer dans le champ de la polarité du bien et du mal, et non dans celle de la neutralité productive (conscienciosité) et consumériste (inconscience). Cette bataille pré-morale est proprement politique et elle doit être explicitement à l’agenda de l’écologie politique.

La refuser revient, d’après Anders, à devenir coupable dès à présent de nihilisme. Avec une certaine radicalité, Anders refuse de parler de « suicide de l’humanité » car cela revient à « diluer la responsabilité » alors même qu’il considère comme coupable dès à présent celui qui « n’ouvre pas les yeux à ceux qui ne voient pas encore » et qui « ne hurle pas ce qu’il a compris aux oreilles de ceux qui ne comprennent pas encore[104] ». De manière générale, Anders tente de politiser l’opposition à la bombe atomique en tenant l’inaction comme coupable d’une faute présente dont la substance est dans le futur. Une fois encore, Anders est piégé dans son paradoxe temporel : il tient le futur comme un destin inévitable et c’est pour cela qu’il peut juger du présent en fonction de lui. Toutefois, c’est par ce jugement que l’inévitabilité du futur est compromise. Ainsi le fondement de son jugement est contredit par son objectif. Anders le savait certainement, et sans doute cela l’importait peu. Lorsqu’il faut trancher entre la logique philosophique et l’efficacité politique dans un contexte où la survie de l’humanité est en jeu, il choisit la seconde.

« La faute n’est pas à chercher dans le passé mais dans le présent et dans l’avenir. Les assassins potentiels ne sont pas les seuls coupables ; nous aussi, les morts en puissance, nous le sommes[105]. »

L’éthique de l’échec imaginatif

« Je ne peux imaginer l’effet de cette action, dit-il. Donc, c’est un effet monstrueux. Donc, je ne peux pas l’assumer. Donc, je dois réexaminer l’action projetée, ou bien la refuser, ou bien la combattre[106]. » 

Deuxièmement, Anders propose une éthique de l’échec imaginatif particulièrement subtile et adaptée à l’Anthropocène. Prenant acte de l’existence d’évènements supraliminaires, Anders réfléchit à ce qui rendrait l’agir responsable dans une société échappant à la moralité. Il montre ainsi que la supraliminarité ne peut justifier la déresponsabilisation totale puisqu’elle provoque à son approche un échec de l’imagination. Cet échec est la chance dont il faut nous saisir pour suspendre notre action, la refuser, voire s’y opposer.

Anders construit une réflexion à partir de la collaboration nazie dans une lettre surprenante adressée à Klaus Eichmann (fils de l’officier nazi Adolf Eichmann) en 1964[107]. Prenant le parti de le considérer comme une victime plutôt qu’un monstre par filiation[108], il tente de le rallier à la cause antinucléaire qu’il identifie comme la pire menace pour l’humanité. Cette sollicitation est tout à fait étrange mais ressemble remarquablement à ce qu’il avait pu entreprendre avec Claude Eatherly quelques années auparavant[109].

« Et je crois même que cette proposition pourrait être une chance pour vous […] Représentez-vous, Klaus Eichmann, ce que cela signifierait si vous vous ralliiez à ce mouvement contre l’extermination des hommes […] La malédiction sous laquelle vous avez vécu jusqu’à présent pourrait alors se muer en bénédiction[110]. »

Après lui avoir détaillé sa pensée de la technique, et notamment le décalage prométhéen, il discute de la responsabilité de son père dans « le monstrueux ». A première vue, la pensée andersienne de l’obsolescence de l’homme tend à déresponsabiliser les protagonistes du monstrueux car « à mesure que la grandeur de l’effet augmente, notre capacité de représentation diminue[111] ». Mais cette fois-ci, il modère sa description de la limitude humaine pour laisser la place à la liberté et la morale.

« Mais que par là [le décalage prométhéen] notre défaite morale soit automatiquement scellée, que les portes s’ouvrent ainsi toutes grandes à l’entrée du monstrueux ; ou que par là il puisse arriver à chacun de nous, par mégarde bien sûr, d’entreprendre et de poursuivre des plans eichmanniens, donc de devenir des Eichmann – cela n’est pas vrai. Nous ne sommes tout de même pas à ce point soumis, tels des esclaves, à la « loi du décalage[112] ». »

Encore une fois Anders se retrouve dans une situation paradoxale de sa pensée puisqu’il théorise d’une part l’échec de l’humain à garder son humanité (dans les deux tomes de L’Obsolescence de l’homme), mais qu’il refuse d’autre part d’accepter ses propres énoncés lorsqu’il s’agit de responsabilité et de morale. Ce paradoxe est toutefois dépassable pour celui qui, dans le sens de la démarche de Anders, n’y voit que le symptôme de la méthode de l’exagération méthodologique. Autrement dit, la théorie andersienne de l’humain moderne concerne une humanité qui n’existe pas encore, mais vers laquelle nous nous dirigeons. Il grossit le trait et étire les tendances de façon à dévoiler une humanité qui n’est qu’en puissance, et que nous ne sommes que partiellement. Lorsqu’il s’agit du temps présent et de l’agir politique, il admet volontiers des nuances de liberté dans un système qu’il considère pourtant largement verrouillé par les machines et les intérêts de la production. Peut-être serait-ce là l’espérance du désespéré ?

« Complément indispensable à notre règle du « décalage » […] l’expérience de notre impuissance elle-même constitue encore une chance, une opportunité morale positive ; […] elle peut mettre en branle un mécanisme d’inhibition. Il existe en effet, inhérente au choc de notre impuissance, une force qui nous avertit. C’est justement ce choc qui nous enseigne que nous venons d’atteindre cette ultime limite au-delà de laquelle les deux voies de la responsabilité et du cynisme sans scrupules se séparent de façon irrémédiable[113]. » 

Anders propose donc de s’évertuer à imaginer les effets de son action, bien que celle-ci soit souvent décidée par autrui, et suspendre son geste en cas d’échec. Il s’agit donc d’une forme de principe de précaution à un niveau paroxystique puisque le simple échec de représentation doit suffire à la remise en question. Afin de lutter contre la supraliminarisation du monde – qui est toujours aussi une démoralisation –, il faut donc s’abstenir si les conséquences de nos actions sont opaques. Et si dans cette opacité réside une puissance destructrice, il faut alors s’y opposer fermement. Le film Rouge, réalisé par Farid Bentoumi et diffusé en salle en août 2021, met en scène assez directement ce principe dans le champ ouvrier[114]. Nouvelle infirmière dans l’usine polluante où travaille son père depuis toujours, Nour doit décider, envers et contre tout (sa famille, sa direction, ses collègues, les politiques et surtout l’usine), de ne pas agir tel qu’on l’exige d’elle. Au contraire, elle cherche à interrompre le mécanisme de collaboration consciencieux des ouvriers puisqu’elle se rend compte, terrifiée, de son incapacité à se représenter les effets des pollutions supposées de l’usine.

« Quiconque a une fois réellement tenté de se représenter les effets de l’action qu’il projette (par exemple ceux du projet dans lequel il s’est trouvé intégré sans se douter de rien), et qui, après l’échec de cette tentative de représentation, s’est réellement avoué cet échec, celui-là se trouve alors pris de peur, d’une peur salutaire de ce qu’il était sur le point d’accomplir ; par là il se sent appelé à réexaminer sa décision […] et à faire désormais dépendre sa collaboration de sa propre décision – bref : il a ainsi quitté la zone dangereuse où il pourrait lui arriver quelque chose d’eichmannien et où il pourrait devenir un « Eichmann[115] ». »

Malheureusement, face à l’échec de la représentation de ses actes, Eichmann père n’a pas su faire de l’inévitable avertissement un motif de réflexion[116]. En tant que planificateur du transport des juifs dans les camps, il savait pertinemment à quoi il contribuait et pourquoi il y contribuait. Il ne fait pas partie de ces millions d’allemands qui collaboraient sans conscience et qui ne pouvaient pas, voire ne devaient pas, tenter de se représenter le génocide en cours. A contrario, Anders est d’avis que Eichmann se soit au contraire saisi de cet échec comme d’une chance, une opportunité de faire le monstrueux avec le devoir de conscienciosité et la tranquillité de la conscience échouée. Remarquant que sa conscience ne lui interdit pas le génocide, il instrumentalise ses limites pour réaliser et justifier le monstrueux.

En ce qui concerne notre situation écologique, nous sommes sans cesse dans ce cas de figure. Chaque jour, nous effectuons des actes dont les effets nous échappent. Deux options s’offrent alors à nous :

  • Ou bien nous nous comportons comme Eichmann et interprétons cet échec de l’imagination, ce constat de méconnaissance patent, comme une chance pour agir sans entrave, avec un enthousiasme renouvelé et une inconscience qui nous innocente. La polémique relative à l’influenceuse Nabilla Vergara et sa mise en scène photographique avec un dauphin en captivité en est un exemple. Après avoir été prise à partie par le journaliste écologiste Hugo Clément, elle se déclare « très contente [de sa photo] malgré qu’on ne cautionne pas forcément que le dauphin se trouve ici ; on ne connaît pas l’histoire, on ne sait pas ce qu’il se passe[117]». Ainsi, cette méconnaissance est pour elle, comme pour beaucoup, la garantie de la moralité de son geste.
  • Ou bien nous nous comportons comme Nour, à la manière d’Anders, et interprétons notre difficulté à imaginer les effets de nos actions (propres ou participatives) comme un avertissement de l’entrée possible dans le domaine du monstrueux. Alors nous suspendons notre geste, réexaminons ses effets sur le monde. Lorsque rien ne s’éclaircit et que les suspicions sont fondées, nous refusons notre collaboration et, si cela le nécessite, nous nous y opposons politiquement.

Voilà donc le choix qu’il nous faut faire moralement seul, et qu’il faut politiser collectivement afin que la bataille culturelle de la remoralisation de l’existence puisse vaincre la tendance individualiste générale dans un monde qui nous échappe.

Le devoir de honte d’être humain

« Lorsque des voisins à côté de toi – peu importe qu’ils soient africains, américains, allemands, russes, birmans ou japonais – perdent l’usage de la parole pour la même raison que toi, alors l’humanité en nous n’en est pas blessée, mais bien plutôt rétablie ; et peut-être même réellement établie[118]. »

Après avoir pris conscience des atrocités du monde, passées, présentes et à venir, il nous faut toujours refuser de tomber dans un nihilisme fataliste. Au contraire, Anders propose d’élargir son âme en endossant non seulement la honte qui nous incombe, mais aussi celle de nos semblables incapables de l’assumer.

Pour présenter ce dépassement méthodique de la responsabilité du côté de la honte, Anders narre son expérience au Japon lors d’un recueillement en mémoire aux victimes de Hiroshima. Il observe une véritable union de personnes venant du monde entier, une communauté « évidente et massive » de l’humanité en raison d’une « universalité de cœur[119] ». Elle se manifeste explicitement par une « identité du sentiment » puisque tous ressentaient simultanément la « honte d’être des hommes[120] ». Confronté à une victime et son bourreau, il est raisonnable et moralement utile de ressentir de la peine pour la victime, par empathie positive, tout autant que de la honte pour le bourreau, par empathie négative.

« Il peut y avoir des peines infamantes [Schimpflichkeite], est-il dit chez Kant, qui font rougir le spectateur de honte à l’idée d’appartenir à une espèce avec laquelle on se permet de procéder de la sorte[121]. »

Précisons le rapport entre la situation d’injustice, l’identification spécifique et la réponse morale émotionnelle. Au regard des catastrophes écologiques en cours, il est tout à fait pertinent et important de reconnaître les éco-victimes présentes et à venir comme telles. Cela signifie qu’il faut faire preuve d’empathie altruiste décentrée (j’aide l’autre pour lui-même) ou égocentrée (j’aide l’autre comme et pour moi-même). Ce second mode empathique altruiste est justement celui qui peut s’appliquer sur le pan négatif de l’empathie. La projection de soi dans l’autre, le « se mettre à sa place de », constitue une identification qui conditionne l’empathie négative. Plutôt que de céder à l’antipathie, cette pulsion de rejet de l’autre comme imperméable à toute relation, ce qui constitue une forme de déni (il n’est pas humain) et de déshumanisation (je le sors de l’humanité), elle nous permet de ressentir ce que le bourreau ressentait, de s’imaginer réaliser le crime et d’accepter qu’il soit, lui-aussi, humain.

Pourquoi donc affronter le fait que les coupables soient humains ? Parce que, en ce qui concerne les catastrophes écologiques ou la bombe atomique, ce sont indiscutablement des humains qui sont responsables. L’admettre n’est pas un renoncement à l’idéal d’une humanité vertueuse, c’est reconnaître que le chemin pour y accéder est encore bien long. L’admettre, c’est aussi ouvrir de nouvelles pistes d’humanité grâce à l’expression d’une émotion appropriée : la honte. S’identifier avec empathie à l’autre coupable nous offre l’opportunité de ressentir la honte qu’il est souvent bien incapable de ressentir lui-même. Il s’agit d’une honte propre à la solidarité spécifique (cette appartenance à la communauté d’existence et de destin que forme l’humanité en tant qu’espèce).

« La honte aujourd’hui : la honte de ce que des hommes ont pu faire à d’autres hommes ; la honte aussi, donc, de ce qu’ils peuvent encore aujourd’hui se faire, donc aussi de ce que nous pouvons nous faire les uns aux autres, donc la honte d’être aussi un homme. Cette honte doit être assumée. Etant donné que ceux qui ont fait ça, les fautifs, les coupables ne s’acquittent pas du montant de honte qui est dû, ne reconnaissent même pas qu’il est dû, il faut qu’interviennent des représentants, d’autres qui à leur place assument la honte requise[122]. »

La honte traditionnelle est un opérateur de l’imagination entre soi-objet, soi-sujet et autrui. Elle permet de nous distancier de nous-même, d’un soi que l’on renie, devant l’autre, quelqu’un ou tout le monde par l’intermédiaire de la moralité commune. Elle repousse des pans du soi, provenant du « ça » freudien, dont le « surmoi » met en doute la moralité. Similairement, la honte spécifique peut repousser des pans de l’humanité dont nous refusons l’expression. Ainsi la honte spécifique agit à l’image de la honte traditionnelle à l’échelle de l’espèce. Elle travaille à aiguiser le sens de la lucidité, de la précaution et de la vigilance, quant au fait que l’humanité – dont on fait partie – est capable d’atrocités.

Autre différence, la honte traditionnelle s’intéresse au passé tandis que la honte spécifique est tournée vers l’avenir. En effet, cette dernière peut permettre d’anticiper une action sans retour (l’annihilation ou l’effondrement) que l’on rejette a priori. En tenant en plus haute estime l’humanité, la honte anticipative peut permettre de refuser une partie de notre humanité qui causera notre perte. De ce point de vue, il s’agit bien d’une honte préventive puisqu’elle exercerait l’individu à lutter contre ce dont il a honte par avance. En croisant cette idée avec l’existentialisme, cela ouvre des possibles. Lorsque Sartre écrit qu’« en me choisissant, je choisis l’homme[123] », Anders répondrait que lorsque l’homme est choisi par autrui, autrui me choisit aussi. Mais ce choix n’est pas définitif, il est sans cesse recommencé, soit par soi, soit par autrui. L’une des manières de gérer ces expressions révoltantes de l’humain, c’est la honte. Avoir honte de ce que font des hommes, par des actes qui les engagent autant eux-mêmes que l’humanité tout entière, c’est rétablir une définition de l’humanité plus humaine. La honte traditionnelle, elle aussi, a une dimension préventive, mais bien souvent qu’a posteriori, pour empêcher la récidive. La honte spécifique est ainsi le sentiment pragmatique approprié à l’état de l’humanité au temps de la fin devant les effondrements. Politiser cette honte pourrait permettre de redessiner les frontières de l’humain et d’échapper à son destin tragique.

Discussion finale

Agir au temps de la fin semble bien mal parti car, après tout, « pour échapper à la sidération que peut provoquer la hantise de l’effondrement [et de l’annihilation atomique], il nous faut retrouver confiance dans notre capacité d’agir[124] » écrivent Catherine et Raphaël Larrère. Et pourtant, cette capacité d’agir, cet espoir dans notre capacité à construire un bel avenir, le « monde d’après », semble faire de plus en plus défaut, notamment au sein de la génération climat. Anders propose alors une tout autre trajectoire d’engagement qui ne suppose justement pas de « faire confiance dans notre capacité d’agir », mais plutôt dans ce qui nous reste d’humanité. Cet article détaille donc les différents éléments qui permettent d’articuler une philosophie de l’engagement malgré le désespoir. L’agir politique ne tire ici plus ses forces de l’espoir, mais bien de la morale en tant qu’elle s’impose sur l’humain indépendamment du devenir du monde, envers et contre tout.

Car en effet, il reste bien quelque chose auquel s’accrocher lorsque l’espoir d’un monde meilleur s’écroule : le présent de l’existence, la présence à soi et aux autres, la beauté infinie du monde vivant, les petites victoires locales et même l’expérience collective de solidarité dans la défaite. Tant qu’une vie humaine digne est possible, cela constitue une raison suffisante pour vivre, militer et s’engager pour le droit au monde. Tout cela nécessite de refuser l’appétit du nihilisme qui tend pourtant ses bras à celui qui voit le monde d’un même morceau ; « Tout est un[125] », voilà la formule du nihiliste que l’on peut retrouver dans le motif écrasant de l’effondrement ou de l’annihilation. Et pourtant, c’est l’existence-même, son absurdité, ses joies, le dégoût qu’elle suscite, et la révolte qu’elle produit, qui doit suffire à fonder l’action.

Contrairement aux critiques de la collapsologie négligeant les vertus épistémiques et politiques de l’exagération méthodologique andersienne, la collapsologie, comme tout catastrophisme, peut provoquer dans son immensité un retour véhément de la vie ; exactement à la manière du survivant qui, ayant côtoyé la mort quelques instants, fait preuve d’une énergie vitale insoupçonnée. Dans la société du projet, toujours tournée vers l’instrumentalisation, le « en vue de », la perspective d’une catastrophe permet de replacer soudainement chacun dans le présent, de le chérir au point de mettre en œuvre ce qu’il faut pour que chaque présent successif porte en lui les conditions de la vie. Bref, ce retour au présent peut politiser, y compris le futur. Anders semble donc particulièrement intéressant pour dévoiler le politique du catastrophisme écologiste contemporain. Enfin et bien malgré elle, la génération climat a beaucoup à apprendre de sa philosophie apocalyptique tant pour attiser les flammes de la lutte que pour qu’il « continue d’exister un monde[126] ».

 

*Loïs Mallet (Institut Momentum, lois.mallet@sciencespo.fr). Loïs Mallet est directeur de l’Institut Momentum. Il a étudié conjointement les sciences informatiques et les sciences sociales avant d’effectuer un double master en politiques environnementales et en sciences environnementales (Sciences Po Paris & Sorbonne Université-Marie Curie). Engagé au cœur de la mobilisation de la jeunesse pour le climat, il a assuré la présidence du réseau étudiant pour une société écologique et solidaire (RESES) de 2018 à 2019. À la suite de la réalisation d’un mémoire sur la décroissance énergétique, il a effectué un master de philosophie politique et éthique à la Sorbonne (Paris IV) où ses recherches portaient sur la pensée de Günther Anders au temps des catastrophes écologiques.

Cet article est adapté du quatrième chapitre du mémoire de philosophie de l’auteur intitulé : Penser les catastrophes écologiques avec Günther Anders : la Technique, l’Atome, le Monde. L’auteur déclare travailler à l’Institut Momentum en qualité de directeur depuis septembre 2021 après en avoir été membre depuis 2019. S’intéressant aux issues de l’Anthropocène, ce laboratoire d’idées associatif fut présidé par Yves Cochet de 2014 à février 2021 avant de redevenir membre du Conseil d’Administration aux côtés notamment d’Anne Rumin, Luc Semal et Mathilde Szuba. Par ailleurs, le directeur de mémoire de philosophie de l’auteur fut le Pr. Stéphane Chauvier. L’auteur a été impliqué dans les grèves pour le Climat, notamment au sein de la coordination nationale Youth for Climate France.

Bibliographie

[1] G. Anders, Hiroshima est partout (1995), Trierweiler Denis et al. (trad.), Paris, Seuil, 2008, p. 64.

[2] G. Anders, L’Obsolescence de l’homme : Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle (1956), C. David (trad.), 1re éd., Paris, L’Encyclopédie des Nuisances, 2002 ; G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit. ; G. Anders, Visite dans l’Hadès (1996), C. David (trad.), Latresne (Gironde), Le Bord de l’eau, 2014.

[3] Néologisme formé par l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen et importé en France par la traduction du philosophe Jacques Grinevald dans N. Georgescu-Roegen, La Décroissance : Entropie, écologie, économie (1971), J. Grinevald et I. Rens (trad.), 3e éd., Paris, Sang de la terre, 2020.

[4] Voir entre autres : C. Larrère et R. Larrère, Le Pire n’est pas certain : Essai sur l’aveuglement catastrophiste, Paris, Premier Parallèle, 2020 ; B. Villalba, Les Collapsologues et leurs ennemis, Paris, Le Pommier, 2021 ; A. Rumin, « Penser la portée politique de la collapsologie sur le terrain », sur Institut Momentum, 3 juin 2021 (en ligne : https://www.institutmomentum.org/penser-la-portee-politique-de-la-collapsologie-sur-le-terrain/ ; consulté le 27 juillet 2021).

[5] The Guardian, « I want you to panic »: 16-year-old issues climate warning at Davos, 25 janvier 2019, 2:53 (en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=RjsLm5PCdVQ ; consulté le 11 janvier 2021). Traduction issue de la description de G. Thunberg, Rejoignez-nous : #grevepourleclimat, F. Vasseur (trad.), Paris, Kero, 2019.

[6] D. A. Desbiolles, L’Eco-anxiété : Vivre sereinement dans un monde abîmé, Paris, Fayard, 2020.

[7] C. Arbrun, « Greta Thunberg atteinte de troubles alimentaires : les confidences de sa mère », sur Terrafemina, 29 février 2020 (en ligne : https://www.terrafemina.com/article/greta-thunberg-la-militante-ecolo-souffrait-de-troubles-alimentaires_a352645/1 ; consulté le 10 août 2021).

[8] « L’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle et de ce qui pourrait lui succéder en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition, et sur des travaux scientifiques reconnus » P. Servigne et R. Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Le Seuil, 2015, p. 253.

[9] C. M. Darleux, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce : Réflexions sur l’effondrement, Montreuil, Libertalia, 2019.

[10] G. Albrecht et al., « Solastalgia: the distress caused by environmental change », Australasian Psychiatry: Bulletin of Royal Australian and New Zealand College of Psychiatrists, 15 Suppl 1, 2007, p. S95-98.

[11] B. Bensaude-Vincent, Temps-paysage : Pour une écologie des crises, Paris, Le Pommier, 2021.

[12] G. Anders et M. Greffrath, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? (1977), C. David (trad.), 6e édition, Paris, Allia, 2016.

[13] G. Anders, L’Artifice humain : Pour une anthropologie négative, Paris, Eterotopia France / Rhizome, 2020.

[14] G. Anders, « Pathologie de la liberté : Essai sur la non-identification » (1937), P.-A. Stéphanopolie (trad.), dans L’Artifice humain : pour une anthropologie « négative », Paris, Eterotopia France / Rhizome, 2020, p. 22.

[15] G. Anders, « Une Interprétation de l’a posteriori » (1934), E. Levinas (trad.), dans L’Artifice humain : pour une anthropologie « négative », Paris, Eterotopia France / Rhizome, 2020, p. 26.

[16] « L’expression « homme sans monde » visait exclusivement pour moi […] l’état de fait dans lequel, nous autres hommes (peut-être les seuls parmi les espèces connues), ne nous fixons à aucun monde déterminé ni à aucun style de vie déterminé, et où nous sommes bien plutôt obligés, à chaque époque, en chaque lieu, quand ce n’est pas même jour après jour, de nous trouver ou de nous créer un nouveau monde et un nouveau style de vie. Ainsi lorsque nous nous décrivons comme « historiques » ou « libres », nous ne ferions rien d’autre que de positiver ce défaut anthropologique, cette non-fixation – ce dont nous avons bien le droit, comme le prouve la multiplicité disparate des styles historiques réussis que nous avons « librement » improvisés. » G. Anders, L’Homme sans monde : Ecrits sur l’art et la littérature (1993), C. David (trad.), Paris, Fario, 2015, p. 17.

[17] G. Anders, « Pathologie de la liberté : Essai sur la non-identification », op. cit., p. 33.

[18] G. Anders, L’artifice humain, op. cit., p. 9 [Préface de Ubaldo Fadini].

[19] « L’animal est en quelque sorte l’expression d’un certain coefficient d’intégration. […] un être est animal en tant qu’il réalise dans un degré déterminé une intimité avec le tout auquel il appartient, non sans manifester en même temps par ses mouvements et le fait de son individualité une certaine liberté à l’égard du monde. Cette liberté, comparée à l’existence de la plante qui reste là où elle est enracinée, est incontestable. Mais nous n’avons pas à insister sur cette liberté. Du point de vue de la liberté humaine, l’animal ne peut nous intéresser ici que par son intégration spécifique. Il faut partir de là, c’est-à-dire préciser la proportion dans laquelle un être est coextensif au monde et dans laquelle il est soi-même, pour pouvoir les déterminer comme animal ou comme homme. » G. Anders, « Une Interprétation de l’a posteriori », op. cit., p. 19-20.

[20] « La confrontation « homme-animal » me semble tout aussi inacceptable du point de vue d’une philosophie de la nature : l’idée de faire de la seule espèce « homme », en lui donnant un poids égal, le pendant de plusieurs milliers d’espèces et de genres d’animaux différenciés à l’infini, et de traiter ces milliers d’espèces et de genres en les incorporant dans un même bloc regroupant toute l’animalité, relève tout simplement de la mégalomanie anthropocentriste. » G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 50.

[21] G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 162.

[22] « Il nous faudra exclure délibérément, comme un « tabou », le problème de la sanction (c’est-à-dire la question de savoir de quelle source les commandements tirent leur force contraignante, où ils sont « ancrés »). Prétendre arriver à s’entendre sur ce problème en deux ou trois journées de congrès serait tout simplement infantile. Mais pas seulement, car ce serait aussi immoral. Car, là où ceux qui se noient attendent d’être sauvés, il n’est pas permis de rester debout sur le pont afin de discuter de la question philosophique ou théologique de savoir sur quelle base il nous faut accorder de la valeur à la vie de ceux qu’il faut sauver […] Profondeur d’esprit proscrite. » Ibid., p. 91.

[23] G. Anders, La Bataille des cerises : Dialogues avec Hannah Arendt (2012), P. Ivernel (trad.), Paris, Payot & Rivages, 2013, p. 162-163 [étude de Christian Dries].

[24] Ibid., p. 163-164.

[25] Citation de Hannah Arendt par Christian Dries issue de sa correspondance publiée en allemand avec Jaspers (p. 290). Ibid., p. 164.

[26] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 334.

[27] Ibid., p. 335.

[28] Ibid., p. 360.

[29] Ibid., p. 338.

[30] Id.

[31] J.-P. Dupuy, La Guerre qui ne peut pas avoir lieu : Essai de métaphysique nucléaire, Paris, Desclée de Brouwer, 2018.

[32] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 338.

[33] P. Servigne et R. Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, op. cit., p. 228-230.

[34] Ibid., p. 228.

[35] Ibid., p. 229.

[36] Id.

[37] Id.

[38] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 360.

[39] P. Servigne et R. Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, op. cit., p. 230.

[40] Anders introduit magnifiquement le problème du nihilisme de la manière suivante : « Une fois les lumières éteintes, on ne souhaite plus la présence d’aucun dieu, mais aucun dieu n’est non plus déclaré indésirable ; aucun dieu ne nous inspire plus, mais aucun dieu non plus ne nous empêche d’agir – disons-le donc tranquillement : ce n’est en l’honneur d’aucun dieu connu que cet énorme navire traverse la constellation d’Orion. D’où il vient – s’il vient de quelque part -, quel est son cap – s’il en a un –, nous n’en savons rien. Tout porte à croire qu’il est même inutile de mentionner l’existence de ce navire puisque, tôt ou tard, il se confondra à nouveau avec les ténèbres, comme les autres navires, et on se rendra compte qu’il aurait aussi bien pu ne pas exister. Toujours est-il – et c’est la seule chose que l’on sache avec certitude de ce navire – que les murs de sa cabine sont couverts de règles qui en constituent le règlement intérieur, c’est-à-dire un ensemble de règles qui ont été sanctionnées par quelqu’un, qui lui-même n’a été sanctionné par personne. Il est incontestable que c’est grâce à ces règles que la vie à bord se déroule sans accroc. « Question : ces règles ont-elles valeur d’obligation ? » »  G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 360-361.

[41] Ibid., p. 296.

[42] Id.

[43] « Car les temps dans lesquels nous vivons sont tels que n’avons plus assez de temps pour la patience, qu’il ne nous est donc pas permis d’en avoir. La patience ne doit plus compter pour nous comme une vertu. […] Au contraire, le désastre dont nous devons à tout prix essayer d’empêcher l’arrivée est si monstrueusement grand, et le rythme auquel il se précipite vers nous s’accélère si manifestement de jour en jour, que nous devons promouvoir l’impatience en vertu ; et même des plus indispensables. » G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 41.

[44] G. Anders, La Violence : Oui ou non : Une discussion nécessaire (1987), C. David, E. Petit et G. Plas (trad.), Paris, Fario, 2014, p. 21.

[45] G. Anders, La violence, oui ou non, op. cit.

[46] G. Anders, L’Obsolescence de l’homme (tome II) : Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle (1980), C. David (trad.), Paris, Fario, 2011, p. 353.

[47] G. Anders, La violence, oui ou non, op. cit., p. 10 [Manfred Bissinger, « Avant-Propos »].

[48] Ibid., p. 28.

[49] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 266.

[50] G. Anders, La violence, oui ou non, op. cit., p. 22-23.

[51] Ibid., p. 21.

[52] Id.

[53] Ibid., p. 23

[54] Id.

[55] Mais elle peut l’être dans des cercles fermés comme Deep Green Resistance.

[56] Comme à Extinction Rebellion.

[57] G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 15 [Préface de Jean-Pierre Dupuy].

[58] Montaigne, Essai, I, 26 cité dans G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 261.

[59] « Nous devons essayer, en nous dépassant nous-mêmes, d’embrasser ce qui est, temporellement le plus lointain et faire en sorte que cela nous devienne évident. « Salue ceux qui ne sont pas encore nés comme tes voisins », dit-on en molussien. » Ibid., p. 315.

[60] Ibid., p. 306.

[61] P. Hadot, La Philosophie comme manière de vivre, Paris, Le Livre de Poche, 2003.

[62] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 306.

[63] Ibid., p. 315.

[64] Ibid., p. 316.

[65] G. H. Brundtland, Notre avenir à tous, Commission mondiale sur l’environnement et le développement, 1987.

[66] W. Steffen et al., « Planetary boundaries: Guiding human development on a changing planet », Science, vol. 347, no 6223, American Association for the Advancement of Science, 13 février 2015 (DOI : 10.1126/science.1259855  consulté le 13 avril 2020).

[67] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 301.

[68] Ibid., p. 304.

[69] « Peut-être est-il plus raisonnable de présupposer que c’est impossible et que la capacité de nos sentiments est fixée une fois pour toutes (ou du moins n’est pas extensible à volonté). Si c’est le cas, la situation est sans espoir. Mais le moraliste ne peut pas se contenter d’un tel présupposé, qui peut lui être dicté par la seule paresse ou reposer sur une théorie non vérifiée du sentiment. Même s’il estime invraisemblable que l’on parvienne à forcer ainsi les limites de nos sentiments, le moraliste doit au moins, pour sa part, exiger qu’on s’y essaie. » Ibid., p. 305.

[70] Ibid., p. 344.

[71] Ibid., p. 347.

[72] « Parce que l’homme ne s’est pas contenté d’hériter d’une sensibilité définie une fois pour toutes et qu’il invente toujours de nouveaux sentiments, des sentiments qui excèdent résolument la capacité moyenne de son âme et exigent d’elle qu’elle élargisse sa capacité de compréhension et augmente son élasticité. »  Ibid., p. 351.

[73] « C’est pour cette raison [le retard des sentiments sur le monde contemporain] qu’il faut parfois venir en aide à la sensibilité, voire créer un sentiment ad hoc. Cette nécessité devient en effet urgente quand le « décalage » constitue un risque politique, quand il menace de ralentir un changement de monde ou même de l’empêcher, c’est-à-dire quand le danger existe que l’homme résiste au nouveau monde qu’on lui propose et qu’il faille le lui imposer de force parce qu’il le trouve trop novateur ou trop violent. C’était sans doute le cas en 1933. La propagande nationale-socialiste dont nous avons été les témoins et les victimes n’était en rien d’autre qu’une production de sentiments à une échelle colossale. » Ibid., p. 346.

[74] Ibid., p. 294.

[75] Ibid., p. 304.

[76] G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 502.

[77] Anon., « TRENTE-SIX PRIX NOBEL ET PLUS DE NEUF MILLE SAVANTS demandent la fin des expériences nucléaires », Le Monde, 15 janvier 1958 (en ligne : https://www.lemonde.fr/archives/article/1958/01/15/trente-six-prix-nobel-et-plus-de-neuf-mille-savants-demandent-la-fin-des-experiences-nucleaires_2302781_1819218.html ; consulté le 29 juin 2021).

[78] « La menace n’aura jamais de fin. Elle ne pourra être que repoussée […] À moins que des hommes ne commencent, tels des objecteurs de conscience, à s’engager publiquement, sous serment et en pleine conscience du danger possible, à ne jamais céder à la pression – qu’elle soit physique ou qu’il s’agisse seulement de la pression qu’exerce l’opinion publique – et à ne jamais collaborer à la moindre entreprise qui, aussi indirectement que ce soit, pourrait avoir un quelconque rapport avec la production, les essais et l’utilisation de la bombe ; à ne jamais parler de la bombe que comme d’une malédiction ; à tenter de convaincre ceux qui s’y sont résignés et se contentent de hausser les épaules ; à prendre publiquement leurs distances avec ceux qui prennent la défense de la bombe ». G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 342-343.

[79] Ibid., p. 343.

[80] « Car si la bombe a eu un effet, c’est d’avoir fait aujourd’hui de l’humanité une humanité en lutte. Elle a réussi là où les religions et les philosophies, les empires et les révolutions, avaient échoué : elle a vraiment réussi à faire de nous une humanité. Ce qui peut tous nous toucher nous concerne tous. Le toit qui s’effondre est devenu notre toit à tous. C’est en tant que morts en sursis que nous existons désormais. » Id.

[81] G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 38-39.

[82] Ibid., p. 39.

[83] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 342.

[84] Une description logique proche de la condition du « prophète de malheur » est à retrouver dans J.-P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé : Quand l’impossible est certain, Paris, Seuil, 2004 ; G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit. [Préface de Jean-Pierre Dupuy].

[85] H. Jonas, Le Principe responsabilité : Une éthique pour la civilisation technologique (1979), Jean Greisch (trad.), Paris, Flammarion, 2008, p. 233.

[86] G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 21 [Préface de Jean-Pierre Dupuy].

[87] C. David et D. Röpcke, « Günther Anders, Hans Jonas et les antinomies de l’écologie politique », Ecologie politique, N°29, no 2, Presses de Sciences Po, 2004, p. 193-213.

[88] Id.

[89] Y. Cochet, Devant l’effondrement : Essai de collapsologie, Paris, Éditions Les Liens qui libèrent, 2019, p. 12.

[90] J.-P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, op. cit., p. 84.

[91] « Ma démarche consistera à raisonner comme si le fait d’envisager que la catastrophe est possible équivalait à penser qu’elle se produira, et qu’elle se produira nécessairement. » Ibid., p. 86.

[92] S. Chauvier, Éthique sans visage : Le problème des effets externes, Paris, J. Vrin, 2013.

[93] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 328.

[94] Id.

[95] Ibid., p. 331.

[96] « Celui qui soumettrait tout « avoir à un interrogatoire pour le forcer à révéler ses maximes secrètes ; celui qui mettrait lui-même à l’épreuve chacune de ces maximes pour voir s’il peut en faire une maxime de sa propre action, voire le « principe d’une législation universelle » ; celui qui serait résolu à éliminer tout « avoir » qui ne résisterait pas à cet examen. Celui-là seul pourrait être dit aujourd’hui « moral ». » Id.

[97] H. Jonas, Le principe responsabilité, op. cit.

[98] « Non, Eatherly n’est pas exactement le jumeau d’Eichmann, mais précisément son opposé, porteur d’espoir. Pas l’homme qui utilise la machine comme un prétexte pour renoncer à sa conscience, mais, au contraire, celui qui reconnaît la machine comme le danger ultime pour la conscience. Il touche par là le cœur même du problème moral d’aujourd’hui, il nous donne ainsi le signal d’alarme décisif pour aujourd’hui. Car, si nous montrons du doigt la machine à laquelle nous sommes incorporés en nous considérant uniquement comme des rouages « ignorants », et si nous acceptons comme justifiée dans n’importe quelle circonstance la prétendue excuse : « Nous n’étions pas acteurs mais seulement coacteurs », alors nous abolissons la liberté de décision morale et la liberté de conscience ; ainsi, nous dégradons même le mot « libre », et transformons l’expression « monde libre » en une protestation vide et hypocrite. » G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 440.

[99] « D’ordinaire, la machine prive tout le monde – y compris ceux qui décident de son utilisation – de sa responsabilité ; à tel point qu’il ne reste personne pour répondre de ses actes et, de loin comme de près, on ne voit que la terre brûlée de la bonne conscience misérable et radieuse des imbéciles. En endossant la culpabilité d’un acte dont il n’était qu’un élément, Eatherly a fait exactement le contraire : car cela représente sa tentative de maintenir sa conscience en vie à l’Âge de la machine. » Ibid., p. 440-441.

[100] Ibid., p. 291-472.

[101] Ibid., p. 96.

[102] M. Szuba et L. Semal, « Voluntary Rationing against “Destructive Abundance”: The CRAGS Example », Sociologies pratiques, vol. 20, no 1, Presses de Sciences Po, 2010, p. 87-95.

[103] G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 167.

[104] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 284-285.

[105] Ibid., p. 285.

[106] G. Anders, Nous, fils d’Eichmann : Lettre ouverte à Klaus Eichmann (1988), S. Cornille et P. Ivernel (trad.), [Nouv. éd.], Paris, Payot & Rivages, 2003, p. 69.

[107] G. Anders, Nous, fils d’Eichmann, op. cit..

[108] « La lignée n’est pas une faute, personne n’est l’artisan de ses origines, vous pas plus que les autres. » Ibid., p. 29.

[109] G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit.

[110] G. Anders, Nous, fils d’Eichmann, op. cit., p. 113-115.

[111] Ibid., p. 67.

[112] Ibid., p. 67-68.

[113] Ibid., p. 68.

[114] F. Bentoumi, Rouge, Drame social, Les Films du Velvet, 2021, 1h28 (en ligne : https://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=283729.html ; consulté le 16 août 2021).

[115] G. Anders, Nous, fils d’Eichmann, op. cit., p. 68-69.

[116] « Il est tout aussi certain, en second lieu, que ses tentatives ont échoué ; et cela pour la simple raison qu’il n’existe pas d’être humain capable de se représenter une chose d’une si effroyable grandeur : l’élimination de millions de personnes. » Ibid., p. 73.

[117] T. Van Poecke, « Nabilla Vergara critiquée par Hugo Clément après une photo avec un dauphin », sur Le HuffPost, 13 août 2021 (en ligne : https://www.huffingtonpost.fr/entry/nabilla-critiquee-par-hugo-clement-sur-les-reseaux-sociaux-apres-avoir-publie-une-photo-avec-un-dauphin-en-captivite_fr_61169ba5e4b07b9118aaa6e5 ; consulté le 17 août 2021).

[118] Confronté aux horreurs que des humains ont infligé à d’autres humains avec les récits de survivants de Hiroshima devant un ensemble de délégués nationaux, Anders aperçoit dans le silence général le retour de l’humanité. G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 77.

[119] Ibid., p. 75.

[120] Ibid., p. 75-76.

[121] E. Kant, J. Masson et O. Masson, Oeuvres philosophiques, Paris, Gallimard, 1986, vol. III, p. 759-760 ; cité dans G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 76.

[122] G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 155.

[123] J.-P. Sartre, L’Existentialisme est un humanisme (1946), Paris, Gallimard, 1996, p. 33.

[124] C. Larrère et R. Larrère, Le pire n’est pas certain, op. cit., p. 173.

[125] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 333.

[126] Ibid., p. 13.




« L’ÉCOSPIRITUEL EST POLITIQUE » : l’écospiritualité, opium du peuple ou révolution intérieure pour une transition écologique ?

Nous ne pouvons pas attendre plus longtemps pour rétablir notre relation avec la Terre, car en ce moment, la Terre et tous ses habitants sont en réel danger. […] Une révolution spirituelle est nécessaire si nous voulons faire face aux défis environnementaux auxquels nous sommes confrontés. 
(Thich Nhat Hanh, 2013 : 28)

 

Par Clément Barniaudy* & Damien Delorme*

 

 

 

 

 

Le consensus scientifique à propos de l’urgence environnementale amène à reconnaître que le statu quo est non seulement matériellement catastrophique, mais aussi injuste du point de vue éthique, social et politique. Les crises actuelles apparaissent ainsi, à partir de perspectives axiologiques diverses, comme l’occasion d’un changement paradigmatique radical, dessinant une nouvelle « grande transformation » (Lipietz, 2003), une « Great Transition » (Raskin 2008) ou un « Great Turning » (Macy et Johnstone, 2018). De tels appels insistent principalement sur le changement systémique aux niveaux économique et politique. Néanmoins, les crises écologiques, en tant qu’opportunité révolutionnaire, exigent une métamorphose intégrale des cultures capitalistes occidentales, y compris les dimensions ontologiques et éthiques ancrées dans la perception, les désirs, les affects et inscrites au cœur de pratiques subjectives élémentaires. L’écospiritualité – qui désigne communément à la fois la « spiritualisation » de l’écologie et « l’écologisation » des spiritualités (Choné, 2018) – s’inscrit dans cette perspective d’une écologie intégrale et transformatrice. Face aux crises écologiques, elle remet sur le métier la question largement discutée des rapports entre le spirituel et le politique.

Depuis la perspective spirituelle, l’inquiétude est de savoir si l’écologisation des spiritualités ne constitue pas une instrumentalisation politique exogène, une transformation inauthentique de traditions constituées dans un contexte très éloigné des crises écologiques contemporaines, ou encore un éloignement des finalités religieuses ultimes qui pointeraient vers un ordre de réalité hors de ce monde[1]. Ce débat autour de l’authenticité de l’écospiritualité est l’occasion de nombreuses réponses qui mettent en avant la dimension endogène des propositions écospirituelles (Ives, 2017), la tradition des engagements sociaux et politiques de certains acteurs religieux et la légitimité des traditions à se renouveler face à des défis inédits au sein de ce que l’on pourrait qualifier avec Ricœur une « herméneutique des cultures » (Pierron, 2014).

Mais depuis la perspective de l’écologie politique, l’inquiétude est tout autre et le débat porte sur la puissance ou l’impuissance politique de l’écospiritualité : les réponses écospirituelles à la crise écologique ne sont-elles pas des solutions dépolitisantes, individualistes, irrationnelles, favorisant l’adaptation à un système insoutenable, plutôt que les transformations radicales nécessitées par l’urgence écologique ? Notre propos s’inscrit d’abord dans ce deuxième champ de préoccupation et voudrait prendre au sérieux les objections adressées à l’écospiritualité par l’écologie politique.

L’écospiritualité a été considérée comme une « révolution tranquille (quiet revolution) » (Sponsel, 2012), mais quels sont précisément ses effets éthiques et politiques ? Est-elle un nouvel « opium du peuple » – qui promeut un développement personnel et un souci individuel pour le bien-être dans un monde endommagé en sapant ainsi l’action collective –, ou bien peut-elle être intégrée dans l’écologie politique – en tant qu’étape nécessaire pour la transformation des savoirs et de l’action collective ?

 

Les pratiques écospirituelles comme écologie à la première personne

L’écospiritualité est définie en général comme un ensemble de pratiques spirituelles qui visent à reconnecter les sujets avec la nature, et ainsi à retrouver ou à cultiver la dimension sacrée du rapport au monde. C’est une façon d’insister sur les dimensions personnelles et transformatives de ces pratiques en tant qu’elles croisent les préoccupations environnementales et soutiennent des engagements écologiques. Ainsi communément définie, l’écospiritualité retrouve l’ouverture d’une dimension du religieux plus large que les religions instituées. Les spiritualités de la nature sont, de fait, hétéroclites, foisonnantes, d’inspirations et d’expressions variables, mais aussi d’orientations éthiques et politiques recouvrant tout le spectre des possibles, y compris les plus sombres[2]. Taylor parle de « bricolage éclectique » (Taylor, 2010 : 14) pour décrire cette « créativité religieuse […] vert sombre » (13), dont il analyse des phénomènes aussi divers que « l’écologisme radical » ou la « spiritualité du surf ». Leur air de famille se situerait dans le fait qu’elles « découlent d’un profond sentiment d’appartenance et de connexion à la nature, tout en percevant la terre et ses systèmes vivants comme sacrés et interconnectés » (13). Taylor propose de distinguer quatre grands types de religiosité, selon que ces courants se rattachent à un « animisme », ou à une « religion de Gaïa (Gaian Earth Religion) » (14‑15), et selon qu’ils acceptent une dimension surnaturelle ou s’en tiennent à la dimension naturaliste[3].

A la différence de Taylor, il s’agira moins pour nous de caractériser des nouvelles religions que d’interroger les effets de certaines « pratiques écospirituelles ». Par « pratiques écospirituelles », nous faisons référence ici à un ensemble d’entraînements ou d’exercices concrets qui engagent le pratiquant dans une transformation intérieure, mettant au jour de nouvelles relations entre son corps-esprit et le foyer terrestre (oikos). L’écospiritualité pourrait ainsi désigner au sens large [1] l’écologisation de pratiques spirituelles, [2] la spiritualisation des pratiques naturalistes, et ouvrirait vers [3] une poïétique et poétique du soi écologique[4] (pouvant inclure certaines pratiques artistiques ou une poétique du quotidien). Par poïétique, on entend un processus créateur ou une exploration des potentialités de métamorphose, en l’occurrence d’un soi incorporé au sein de relations dynamiques avec les autres vivants et le monde. Les pratiques écospirituelles, si elles impliquent une mise en relation avec une dimension de profondeur et de mystère qui se situe au-delà d’une saisie conceptuelle (Egger, 2018 : 12), n’ont pourtant rien d’« éthérique » et s’ancrent dans une expérience sensible du monde, un vécu quotidien au sein duquel nous partageons avec l’ensemble du vivant « le mystère d’être un corps, un corps qui interprète et vit sa vie » (Morizot, 2020 : 22). Et l’exploration de ce mystère devient « pratique spirituelle » dès lors que l’attention se tourne consciemment vers la découverte de ce que l’écophénoménologie appelle une « écologie en première personne » ; une telle écologie, proche de l’ « écologie de l’esprit » de Gregory Bateson (1996), de l’ « écologie mentale » de Félix Guattari (1989) ou encore d’une « écologie intérieure » recouvrant les « dimensions qui relèvent de la conscience » (Egger, 2012 : 17), invite à une compréhension renouvelée de nos liens avec la Terre à partir d’une démarche expérientielle et relationnelle : « L’écologie à la première personne ne décrit pas des rapports fonctionnels visibles et quantifiables, à l’instar des indicateurs de gestion de la biodiversité, mais des relations invisibles. Elle n’est pas vue dans une objectivation, mais vécue. Elle relève non d’une cartographie objectivée mais, plus fragile et sensible, d’une interrelation vécue » (Pierron, 2021 : 38-9). Dans cette entreprise de métabolisation de notre condition écologique, la poétique est une dimension essentielle, en tant qu’elle résiste à l’unidimensionnalité de la rationalité économique et technicienne et ouvre à l’interprétation sensible de notre habitation du monde. Mais, à la manière dont les féministes ont revendiqué que le personnel est politique (Heberle, 2016), l’intime du soi écologique, exploré poétiquement et travaillé dans les pratiques écospirituelles, est-il traversé des normativités et des conflictualités politiques ? Pourrait-il corrélativement être le lieu de revendications (reclaim) politisées, d’autant plus radicales qu’elles toucheraient les racines affectives profondes des engagements éthiques et politiques comme des comportements et des modes de vie ? Or, cette intuition, que nous voudrions ici développer, se heurte d’emblée à une tendance massive de l’écologie politique, qui disqualifie l’écospiritualité comme vectrice de dépolitisation. Face aux crises écologiques, l’approche écospirituelle favoriserait des réactions jugées préjudiciables, inappropriées ou ineffectives. Quelles sont alors ces principales objections et comment peut-on y répondre ?

 

L’écospiritualité au défi de l’écologie politique

Le repli individualiste et dépolitisant

Un premier argument formulé à l’encontre de l’écospiritualité consiste à critiquer un repli individualiste et dépolitisant qui favoriserait l’acceptation subjective d’une situation catastrophique plutôt que la mobilisation des puissances sociales de surrection et de subversion (la colère, l’indignation, la révolte ou la résistance). Cette critique a été largement développée par Bookchin. Ainsi, écrit-il dans l’introduction à The philosophy of Social Ecology :

Le social ne peut plus être séparé de l’écologique, pas plus que l’humanité ne peut être séparée de la nature. Les écologistes mystiques qui dualisent le naturel et le social en opposant le « biocentrisme » à « l’anthropocentrisme » ont de plus en plus diminué l’importance de la théorie sociale dans la formation de la pensée écologique. L’action politique et l’éducation ont cédé la place aux valeurs de rédemption personnelle, de comportement rituel, de dénigrement de la volonté humaine et aux vertus de l’irrationalité humaine. À une époque où l’ego humain, sinon la personnalité elle-même, est menacé par l’homogénéisation et la manipulation autoritaire, l’écologie mystique a avancé un message d’effacement de soi, de passivité et d’obéissance aux «lois de la nature», qui sont considérées comme suprêmes sur les revendications de l’activité humaine et de la pratique (praxis). Il faut développer une philosophie qui rompt avec cette aversion morbide pour la raison, l’action et le souci du social. (Bookchin, 1990 : 34‑5)

La prévention contre les dimensions spirituelles repose ici sur la crainte de voir se développer au sein des mouvements alternatifs, anarchistes et écologistes, des tendances qu’on pourrait qualifier d’anti-modernes. Ces dernières consisteraient notamment [1] à prolonger en se contentant de les inverser des conceptions dualistes du rapports nature/société, [2] à véhiculer sans distance critique des tendances épistémologiques obscurantistes (irrationalisme, intuitionnisme, fausse science ou mysticisme), [3] à neutraliser les ressorts collectifs de la révolution émancipatrice en favorisant une adaptation personnelle à une situation problématique, et par conséquent [4] à négliger les dimensions sociales et politiques des crises écologiques et des solutions à mettre en œuvre. La dénonciation de « l’écologie mystique » s’inscrit chez Bookchin une tradition marxiste et anarchiste caractérisée par un soupçon à l’égard de la domination religieuse, qui tend, sinon à nier toute pertinence au spirituel au nom du matérialisme, du moins à réduire sa légitimité à certaines dimensions morale et esthétique[5]. Une stricte analyse des textes montrerait que, plus que la formule devenue iconique qualifiant la religion « d’opium du peuple », issue de la « Contribution à la philosophie du droit de Hegel » de 1844, c’est la critique de la religion comme « idéologie », c’est-à-dire comme production spirituelle justifiant et renforçant une structure matérielle de production et de domination capitalistes, formulée en particulier dans l’Idéologie allemande (1846), qui fonde la critique marxiste des dimensions opprimantes et dépolitisantes attribuées à la religion (Löwy, 1995). Cela dit, il serait possible de filer la métaphore de « l’opium en tant qu’idéologie », pour saisir la substance d’une critique contemporaine d’inspiration marxiste, telle qu’on la trouve notamment chez Bookchin. La religion viserait à endormir les souffrances de la créature opprimée plutôt que de susciter sa révolte. Elle dispenserait ainsi d’envisager la transformation des rapports de force et en particulier des modes de productions. Elle serait un palliatif des institutions politiques de réduction des inégalités et de compensation des injustices. En ce sens, elle favoriserait une fuite hors de la réalité qui permettrait de rendre supportable la souffrance produite par les conditions matérielles du capitalisme, en particulier pour les collectifs opprimés.

Or l’écospiritualité, en particulier parce qu’elle mobilise des pratiques qui ont été par ailleurs récupérées par une forme capitalistique du développement personnel, pourrait nourrir un soupçon analogue. Comme les « managers » qui inciteraient les individus, face à l’oppression et au stress, à méditer de façon à s’adapter à la situation, plutôt qu’à se mobiliser collectivement pour son changement, l’écospiritualité serait une ruse dépolitisante, facilement récupérable par les dominants dans la mesure où elle serait compatible avec une marchandisation et parce qu’elle favoriserait dans le fond le statu quo au niveau institutionnel. Elle entrerait dans la catégorie des stratégies de défense consistant à fuir la réalité dans des pratiques procurant une forme de réconfort personnel, sans horizon de réflexion sociale et politique. L’écospiritualité serait ainsi, en un certain sens, une spiritualisation de la domination et elle placerait les agents hors des conditions de l’action politique au sein du fonctionnement des sociétés démocratiques. Si les crises écologiques sont des problèmes systémiques, alors les pratiques écospirituelles, parce qu’elles placeraient l’accent sur le bien être individuel plutôt que sur l’imagination de réponses collectives au niveau économiques et politiques, seraient ainsi des réponses inadéquates et pernicieuses. Elles favoriseraient un repli individualiste et dépolitisé, aux effets dérisoires face aux échelles quantitatives en jeu, et même dangereux dans la mesure où elles détourneraient de la nécessité de changements, radicaux ou révolutionnaires, de paradigmes civilisationnels.

L’irrationalisme aux tendances fascisantes et conservatrices

Un deuxième argument formulé à l’encontre de l’écospiritualité provient d’une perspective moderne rationaliste qui tend à identifier les spiritualités de la Terre comme des tendances exemplaires des dérives fascisantes de l’écologie. Il y aurait deux raisons principales qui nourrissent cette critique : d’un côté, la mobilisation de croyances et d’affects obscurantistes renverraient à une forme d’irrationalité romantique, qui aurait été mobilisée politiquement par le nazisme, et qui se retrouverait dans les théorisations politiques réactionnaires et anti-démocratiques contemporaines ; d’un autre côté, la référence à un domaine transcendant s’immisçant dans la normativité politique serait elle aussi typique des tendances réactionnaires et hiérarchiques qui s’opposeraient aux exigences élémentaires de la construction d’un espace démocratique pluraliste, et plus largement aux mouvements dits « progressistes » ou « révolutionnaires » qui, eux, placeraient les luttes contre les oppressions et l’exigence de justice au cœur de leur revendications politiques. En contexte francophone, la crainte d’un « écologisme autoritaire » nourrit de spiritualités de la Terre, alimente ainsi des critiques issues d’une soi-disant modernité rationaliste et progressiste contre des tendances potentiellement fascisantes de l’écologie (Ferry, 1992 ; Sternhell, 1995), mais aussi des critiques néo-marxistes ou anarchistes contre certaines figures populaires d’une écologie spirituelle (i.e. Pierre Rabhi), au nom d’accointances réactionnaires et d’une dépolitisation de l’écologie.

Éléments de réponse

Un premier élément de réponse consisterait à reconnaitre que s’il existe bien, à l’intérieure même de la plupart des traditions spirituelles une tension entre retrait du monde et engagement dans le monde, les pratiques écospirituelles se distinguent par une attention aux expériences psycho-corporelles et aux interdépendances relationnelles sur fond de crises écologiques qui rendent intrinsèquement improbables l’oubli du monde et le mépris de la politique. En effet, les crises écologiques soulignent brutalement les dysfonctionnements des cultures thermoindustrielles mondialisées capitalistes, extractivistes, productivistes et consuméristes. Le monde s’y rappelle à nous par la puissance et l’imprévisibilité de ses réactions. L’écospiritualité vise à approfondir le rapport à la corporéité ou aux réseaux matériels qui constituent nos existences mondaines. Elle rend donc potentiellement plus conscient des conditions politiques de production, d’appropriation, d’exploitation qui structurent les rapports de force et les injustices dans ces réseaux d’interdépendances. Il faut aussi reconnaitre que certaines des grandes figures de l’écospiritualité[6] ne sont pas des mystiques reclus ou recluses, mais bien des actrices et acteurs du débat public et de la militance écologique, qui prouvent par l’exemple, qu’il n’y a pas incompatibilité entre la quête écospirituelle et l’action collective, mais plutôt articulation multiple, notamment dans la fonction d’allier le soin et la lutte, de soutenir les résistances face à l’oppression hégémonique et de ménager les militants contre le surinvestissement dans la cause (Starhawk, 1990; 2002; 2013).

On peut deuxièmement contester l’inférence entre écospiritualité et repli sur le niveau individuel négligeant les dimensions systémiques. Par exemple une idéologie néolibérale et consumériste suffit au repli individualiste et dépolitisé. Au contraire, les pratiques écospirituelles visent généralement à recréer une conscience, à différents niveaux, des interrelations avec une matérialité élémentaire, des structures évolutives biologiques partagées avec les autres vivants et aussi des réseaux techniques et politiques de nos actions ordinaires (voir partie 3). De plus, on peut soutenir que la transformation de soi est condition d’un engagement collectif effectif. Car elle affirme, non seulement la puissance à agir immédiatement sur les comportements et les modes de vie, mais souligne aussi que la réussite d’une action collective suppose la bonne gestion du fameux « facteur humain », c’est-à-dire des conflits internes à soi et aux milieux militants.

Troisièmement, on peut observer que les objections qui agitent la peur de la promotion du fascisme et du conservatisme par l’écospiritualité relèvent dans le fond du sophisme de la pente glissante, qui infèrent de certaines tendances potentielles, une disqualification de principe. Or on peut répondre au moins trois choses à ces craintes. [1] De fait, certains écologistes ont brillé par leur positionnement politique convergent avec l’ultra-droite et inversement des mouvances d’ultra-droite mâtinent leurs idéologies racistes, réactionnaires et conservatrices de spiritualisation du rapport au Grand Tout (Forchtner, 2019). Mais une étude précise de la réalité de la diversité de l’écologisme politique oblige à reconnaitre que ces tendances, quoique réelles, sont extrêmement minoritaires, que les rapprochements idéologiques opérés par des mouvances d’ultra-droite sont partiels, partiaux et souvent incohérents, ou encore que la tendance majoritaire de l’écologie politique serait plutôt de « tenir le centre » (Flipo, 2018). En tous les cas, rien n’indique que le lien entre écospiritualité et positionnement fascisant et réactionnaire soit de l’ordre d’une nécessité, ni même d’une quelconque causalité. [2] Les tenants d’une écospiritualité sont dans des postures minoritaires, ils ne sont pas en mesure d’imposer un ordre réactionnaire. Au pire, on pourrait concevoir une tendance à avaliser des ordres hégémoniques au lieu d’être en mesure de les contester, mais cela reste à être prouvé factuellement. Et si la différence de stratégie, par exemple entre l’écologie sociale et l’anarchisme spirituel (John P. Clark) ou les sorcières néopaïennes (Starhawk), est parfois dramatisée comme irréconciliable, il ne faut pas oublier que la controverse anime des adversités au sein de champs minoritaires. Ainsi, en tenant compte des rapports de forces entre modèle majoritaires et alternatives écologiques minoritaires, ces différents courants reconnaissent dans le fond les mêmes ennemis : le capitalisme impérialiste, colonial et patriarcal, ses dynamiques destructrices et ses structures de dominations injustes. [3] Plutôt que d’opposer le conservatisme théologico-politique au progressisme révolutionnaire d’une normativité éthico-politique sécularisée, n’est-il pas plus pertinent de scinder la polarisation entre d’une part, une religiosité dominante qui se mettrait au service d’un pouvoir hégémonique, à tendance donc conservatrice et, d’autre part, une religiosité émancipatrice qui lui résisterait et se placerait ainsi aux côtés des collectifs minorisés, opprimés ou exploités ? Si l’on résiste à une stigmatisation et à une fétichisation du sacré et de la religiosité, et si l’on s’intéresse à la réalité des pratiques écospirituelles, on s’aperçoit qu’elles sont de façon extrêmement massive du côté des tendances minoritaires, progressistes, radicales, anti-hégémoniques, propre à nourrir et à soutenir des engagements militants pluriels plutôt qu’à renforcer un conformisme et une acception dépolitisée du statu quo.

L’écospiritualité ne saurait donc être réduite, en principes ou en fait, ni à la diversion de l’action écologique dans des sphères individualistes et dépolitisées, ni à un irrationalisme antimoderne qui contaminerait la sphère politique en l’exposant à des devenirs écofascistes ou promouvrait des tendances conservatrices. Au contraire, par bien des façons, l’écospiritualité tisse l’écologie en première personne et l’écologie politique au point qu’il est possible d’affirmer que « l’écospirituel est politique ». C’est ce lien que nous aimerions maintenant analyser plus en détail à partir d’un cas des pratiques écospirituelles du Bouddhisme Zen.  

 

Les pratiques écospirituelles du Bouddhisme Zen (selon l’enseignement de Thich Nhat Hanh) : « the ecospiritual is political »

Par souci de concision, nous nous focaliserons ici sur les pratiques écospirituelles du bouddhisme Zen, telles qu’enseignées par le moine vietnamien Thich Nhat Hanh[7]. Ce choix se justifie par l’importance accordée à cette compréhension renouvelée de nos liens avec la Terre au sein de cet enseignement, et notamment à partir de deux types de pratiques : [1] des pratiques contemplatives et volitionnelles clairement conçues et orientées pour nourrir et renforcer l’aspiration éthique et les actions visant à prendre soin de la Terre ; [2] des pratiques d’attention consciente, structurées autour du couple Shamata/Vipassana. C’est cet entraînement attentionnel spécifique que nous nous proposons de questionner dans un premier temps afin d’essayer de comprendre ce qu’elle peut apporter en termes d’engagement écologique.

Shamata : s’arrêter pour habiter la Terre sensible

Il est utile de rappeler que le point de départ de toute pratique méditative dans la tradition bouddhiste est marqué par une certaine preuve d’humilité : la reconnaissance d’un sentiment d’insatisfaction plus ou moins subtile au sein de notre expérience. Et c’est ce sentiment, déployé au sein d’une dimension affective, qui nous pousse à tourner notre attention vers l’intérieur. La base de ce travail attentionnel consiste à développer dans un premier temps une « présence attentive » ou « pleine attention » (shamata en sanskrit, mindfulness[8] ou full awareness en anglais) à ce qui surgit dans le moment présent. Pour cela, la mobilisation du plan corporel et en particulier du souffle comme support de pratique est d’une aide précieuse. La respiration consciente est ainsi considérée comme la fondation des pratiques écospirituelles, car elle nous fait sortir d’un monde égocentré de projections désirantes et de représentations pour nous remettre en contact avec le vivant en nous et autour de nous : « Revenir à notre respiration permet de réunir le corps et l’esprit et nous rappelle le miracle de l’instant présent. Notre planète est là, puissante, généreuse et soutenante à chaque instant » (Thich Nhat Hanh, 2013 : 41).

Pratiquer shamata peut se faire dans n’importe quel contexte bien que certaines pratiques formalisées soient plus faciles d’accès pour nous redonner une qualité de présence capable de nous « faire tomber amoureux de la Terre » : méditation assise, marche méditative, méditation du repas (ibid. : 85-96). La respiration n’est pas le seul support pour cultiver la présence attentive : la sensation du contact entre le sol et les pieds ou la saveur de chaque bouchée de nourriture sont autant d’autres focalisations possibles pour « se remémorer » (smrti) de ramener le corps-esprit ici et maintenant, comme cohabitant de la Terre sensible. Cette pratique est aussi qualifiée de « pratique de l’arrêt » (Thich Nhat Hanh, 2012 : 82) car elle permet de suspendre momentanément notre attitude naturelle (le fonctionnement automatique de notre conscience) et de diminuer le flux ininterrompu et parfois gênant de notre conscience mentale. Un des effets directs de cet entraînement est un sentiment d’émerveillement et de gratitude devant le miracle continuel de la vie et la créativité de la Terre.

Vipassana : examiner la nature interdépendante des phénomènes et du Soi

En redonnant une certaine disponibilité et une stabilité à notre esprit, la pratique de l’arrêt permet d’entamer une seconde phase de l’entraînement attentionnel : l’« observation » ou « examen pénétrant » (vipassana). Cette observation recouvre des pratiques d’attention focalisées vers deux directions : l’activité consciente du Soi ou les phénomènes extérieurs (naturels comme sociaux). Dans le premier cas, il s’agit alors d’observer clairement le contenu de l’expérience vécue sans le juger, simplement accueillir les mouvements de notre écologie intérieure moments après moments. L’observation peut porter sur les sensations, les perceptions, les sentiments, les pensées ou encore la conscience dans son ensemble. En posant l’attention sur ce flux d’expérience consciente, le pratiquant remarque ainsi peu à peu que celui-ci n’a rien de permanent ; non seulement, les sensations et les perceptions changent constamment mais la conscience mentale même ne cesse de se transformer, de couler telle une rivière. À ce stade, une aptitude particulière se développe, un devenir conscient, qui met au jour les structures même de la perception. Cette pratique ouvre à une compréhension renouvelée du Soi puisque l’activité consciente se donne sans consistance stable. La perception directe de l’impermanence du Soi fait bouger ce qui semblait si solide au sein de l’expérience.

Cette découverte peut être renforcée par des pratiques d’attention focalisées sur la nature interdépendante des phénomènes extérieurs : l’entraînement consiste à mettre au jour l’ensemble des causes et des conditions, souvent non apparentes, qui permettent par exemple à une fleur de se manifester, en prenant conscience de tous les éléments « non fleur » (l’eau, le soleil, la terre, etc.) qui sont pourtant constitutifs de la fleur. En observant ainsi, le pratiquant voit que tout être ou phénomène ne peut exister par lui-même, de manière intrinsèque : il est « vide » (ou dénuée) d’une nature indépendante et séparée (sunyata), ce qui veut dire que son identité ne peut être établie qu’en fonction d’un réseau de relations constitutives de sa propre consistance. Lorsque nous disons « fleur », ce n’est finalement qu’une désignation que nous lui apposons. Ce qui avait commencé par une présence attentive au souffle se poursuit donc par une attention focalisée à un second niveau, sur les structures même de notre perception et la nature interdépendante des phénomènes. L’entraînement attentionnel de type shamata/vipassana, composé comme un tout organique plus que comme une succession de pratiques, met finalement au jour un point aveugle de notre intentionnalité : notre tendance à nous comporter comme si la réalité était constituée d’entités séparées, indépendantes et permanentes, alors que toute manifestation se déploie sur le mode de l’inter-être (Thich Nhat Hanh, 2012 : 413-4).

Les implications éthiques de l’entraînement attentionnel shamata/vipassana

Arriver à cette réalisation, en avoir une « aperception claire », et l’incarner dans un corps-esprit demandent un long processus d’exercices réitérés dont le propre est aussi de permettre d’éviter de réifier cette absence de fondements en absence tout court, tombant ainsi dans une posture nihiliste (Thich Nhat Hanh, 2012 : 259-311). Au contraire ce qui se déploie dans cette découverte d’un champ d’interdépendance constitutif de tout phénomène et en particulier du soi, c’est plutôt un certain relâchement, une détente ou une ouverture puisqu’il n’y a rien qui puisse être si restreint et si figé que ce que notre perception conventionnelle nous a amené à croire. Ainsi, à mesure que nos habitudes de saisie mentale (saisie du sujet ou de l’objet) diminuent et cessent de prendre toute la place dans la conscience, une certaine réceptivité se développe aussi, un mode d’écoute particulier appelé conscience pénétrante ou vision profonde (prajna).

 

 

 

Figure : Schéma du lien entre pratiques attentionnelles, contemplatives et engagement éthique

(Réalisé par l’auteur, à partir notamment de Thich Nhat Hanh, 2006 & 2012 et Varela, 2017 : 381-416)

 

Et de cette conscience de la réalité interdépendante émerge peu à peu un sentiment intime d’intégrité et de connexion avec tous les autres êtres sensibles, qui transforme notre soi étroit (manas) en un Soi élargi ou pour reprendre la pensée d’Arne Naess en un Soi écologique, c’est-à-dire un soi capable d’inclure toutes les relations qui le constituent (Naess, 2017). Mus par ce sentiment, nous ne pouvons plus considérer la Terre comme un simple support extérieur à nous-mêmes, un support commode pour nos activités extractivistes :

Nous oublions souvent que la planète sur laquelle nous vivons nous a donné tous les éléments qui composent notre corps. L’eau de notre chair, nos os et toutes les cellules microscopiques de notre corps proviennent tous de la Terre et font partie de la Terre. La Terre n’est pas seulement l’environnement dans lequel nous vivons. Nous sommes la Terre et nous la portons toujours en nous. (Thich Nhat Hanh, 2013 : 8)

Dès lors, un souci de la Terre, des autres espèces et des autres humains, qui est aussi souci de soi, peut se déployer naturellement et donner lieu à une empathie et une compassion spontanée (karuna), qui n’entend plus discriminer entre des êtres dignes d’attention (car proches ou soi-disant « identiques » à nous-mêmes) et des êtres exclus de notre champ d’attention (car lointains ou soi-disant « différents » de nous-mêmes). Cette capacité à ressentir de l’intérieur une proximité avec tous les êtres, en comprenant qu’ils sont aussi en nous et que leur bonheur est nécessaire à notre propre bonheur, est alors source d’actions portant l’empreinte d’un engagement éthique non-violent. Un comportement éthique est ainsi né, sans l’intervention d’une volonté délibérée de bien faire ou d’un désir de transfert vers l’autre, mais à partir d’une compréhension de la non-dualité des phénomènes et d’une sagesse non-discriminante (advaya jñana).

Renforcer l’engagement éthique et politique par des pratiques contemplatives et volitionnelles

Bien sûr, cette attitude éthique reste longtemps fragile et certaines pratiques contemplatives et volitionnelles permettent de la soutenir à mesure que le pratiquant progresse dans son parcours et rencontre différentes résistances. Dans la tradition du Bouddhisme Zen vietnamien renouvelée par Thich Nhat Hanh, il existe ainsi certaines pratiques spécifiques qui visent à remettre régulièrement au premier plan de la conscience cette vision profonde d’une absence de séparation entre nous-mêmes et la Terre : cérémonie des touchers de la Terre, du renouveau avec la Terre ; récitation de chants, de gathas, des 5 ou des 14 entraînements à la Pleine Conscience ; lecture ou écriture de lettres à la Terre mère (2013). Toutes ces pratiques, souvent collectives, viennent nourrir et stabiliser la compréhension qui a été découverte, et l’engagement dans l’action qui se met en place très progressivement dans le vécu du pratiquant pour préserver la Terre comme lui-même, et ce dans au moins 3 directions : [1] elles offrent un espace pour célébrer les vertus de la Terre (stabilité, créativité, générosité, etc.) et amplifier les sentiments d’émerveillement et de gratitude ayant émergé par la pratique de l’arrêt, au point de générer un profond respect pour toutes les formes de vie, une écologie révérencielle (Kumar, 2010). Au village des pruniers, cette célébration, qui est aussi guérison, se concrétise par exemple par la pratique du jardinage en pleine conscience au sein des deux Happy Farms qui ont été créées (voir Kristof-Lardet, 2019 : 74-8) ; [2] elles permettent au pratiquant d’« écouter les plaintes de la Terre qui pleure et crie en nous » (réponse orale de Thich Nhat Hanh à la question « qu’est-ce que nous avons le plus besoin pour faire face à la crise écologique ? ») plutôt que de suivre des stratégies d’évitement et de déni. Lucide devant cette souffrance ainsi que les injustices sociales présentes dans le monde, le pratiquant est alors invité à mobiliser la compassion (plutôt que la colère ou l’indignation qui le maintiendraient dans une vue dualiste et discriminante) comme moteur de ses activités quotidiennes (que ce soit dans le choix de ses moyens d’existence, de sa communication, de sa consommation); [3] elles nourrissent enfin une perception de la réalité du point de vue d’une dimension ultime (intimement lié à la dimension historique), selon laquelle il n’y a ni naissance ni mort, mais transformation continuelle des phénomènes (y compris la Terre). Cette vision est à la fois un antidote aux imaginaires catastrophistes (et ses affects afférents : peur, désespoir, anxiété) proliférant en temps de crise écologique et à l’attachement par rapport à ses propres vues ou aux possibles résultats de ses actes qui est à la source de nouvelles afflictions (épuisement, impuissance, découragement).

Une de nos questions initiales était de savoir si les pratiques écospirituelles peuvent favoriser des modes d’engagements éthiques et politiques radicaux, parce qu’ancrés dans une dimension plus profonde de la conscience. Si nous avons insisté sur l’engagement éthique et individuel permis par les pratiques attentionnelles, il reste à préciser davantage les dimensions directement politiques et collectives que recouvrent les pratiques écospirituelles développées au village des pruniers. Notons tout d’abord que le terme de « bouddhisme engagé » (1954) a été proposé pour la première fois par Thich Nhat Hanh alors que son pays natal sortait de la guerre d’Indochine pour rentrer dans la guerre du Vietnam. Diffusée et déclinée en « bouddhisme appliqué » ou « bouddhisme pour le monde » (Rommeluère, 2013), cette expression traduit l’engagement de moines et de laïcs non-violents[9] qui entendent mettre leur travail de transformation intérieure au service d’une société juste, quitte à s’opposer aux structures établies et au pouvoir en place : « Quand les bombes commencent à tomber sur les gens, vous ne pouvez pas rester dans la salle de méditation tout le temps[10]. » Dans de nombreux textes et enseignements, Thich Nhat Hanh insiste sur la nécessité d’un « éveil collectif » (2009 : 187-205), qui se nourrit d’une sagesse individuelle et la renforce en retour, débouchant sur des actions collectives capables d’amener des changements d’ampleur. Tout pratiquant est invité à s’engager dans la vie politique et civique, à avoir le courage de dénoncer les injustices même s’il est en minorité, et à développer une forme de sagesse capable de répondre aux problèmes collectifs qui surgissent ici et maintenant (réchauffement climatique, destruction des écosystèmes, conflits et guerres, etc.). La forme de cet engagement politique, aligné avec l’attitude éthique que chaque pratiquant s’efforce d’actualiser, est clairement explicite dans les « 14 entraînements à la pleine conscience », texte structurant de cette tradition bouddhiste renouvelée (Thich Nhat Hanh, 1998). Les premiers entraînements (1 à 3) mettent en évidence l’importance d’un non-attachement aux doctrines, idéologies ou vues (mêmes bouddhistes) afin d’actualiser ce que l’on pourrait appeler avec Baptiste Morizot une « politique (ou diplomatie) des interdépendances » (2020) au service de la relation entre tous, et capable de dépasser une tradition politique dominante qui pense en termes de camps antagonistes. Cette vision non-dualiste ne signifie pas pour autant un relativisme mou et les entraînements suivants (notamment le 5e) posent les bases axiologiques (contentement, solidarité, sollicitude, communication non-violente, etc.) pour la construction de communautés éveillées (sangha) qui aspirent à un bonheur véritable, en rupture avec les principes moteurs des sociétés capitalistes (recherche de profit, de pouvoir, de reconnaissance ou de confort). Il s’agit ainsi de bâtir des collectifs (monastiques et laïcs) qui, dans et par leurs pratiques, génèrent une énergie puissante de guérison et de soutien à la vie, à la fois l’intérieur des communautés, mais aussi par une certaine porosité avec la société civile (d’où les nombreuses retraites ouvertes au public dans les centres de cette tradition, la participation à différents évènements (sommet de la Terre, COP21, COP 26, etc.) ou encore le soutien à des groupes d’activistes écologistes (i.e. Extinction Rebellion)). Cet engagement politique se décline encore dans les derniers entraînements (11 à 13) par une attention particulière pour résister et lutter concrètement contre tout ce qui favorise la destruction, l’exploitation et l’oppression des êtres sensibles (comme le boycott des entreprises qui dégradent les milieux de vie et portent atteinte à la dignité de leurs employés). Au final, ce que propose les pratiques écospirituelles de cette tradition bouddhiste, ressemble fortement à ce que Guattari nomme une « écosophie pratique » (1989), mêlant de façon indissociable des formes d’engagement éthiques et politiques, individuelles et collectives, à partir d’une compréhension interdépendante de soi et des phénomènes. La transformation de soi et de ses relations avec la Terre est ainsi porteuse d’un récit où de plus en plus d’acteurs réconciliés avec la Terre se relient les uns aux autres, dans un tissage de leurs expériences, à même de créer des seuils de basculement systémique. 

 

Conclusion

Si l’écospiritualité résiste aux objections de l’écologie politique (repli individualiste et dépolitisant faisant dériver l’action écologique, irrationalisme antimoderne et ses dérives écofascistes ou conservatrices), c’est bien parce que celle-ci ne prend pas sa source dans un ensemble de principes moralisateurs et décontextualisés, aptes à définir de nouvelles formes de religiosité dominante au service d’un pouvoir hégémonique. Au contraire, l’écospiritualité s’ancre d’abord dans une écologie en première personne tournée vers l’exploration directe et irréductible de l’expérience vécue. Et cette praxis explicite de l’activité consciente génère de nouvelles manières de porter attention aussi bien à la corporéité, qu’aux réseaux matériels élémentaires ou aux liens d’interdépendance constitutifs d’un vivant. En suivant un chemin précis et progressif de pratiques, le sujet acquiert ainsi des aptitudes affectives, perceptives et comportementales qui sont autant d’expressions d’un savoir-faire éthique (Varela, 1995). La portée éthique d’un tel entraînement attentionnel rejoint les réflexions développées par l’anthropologue David Abram :

Il se pourrait bien que la nouvelle « éthique environnementale » à laquelle aspirent tant de philosophes de l’environnement – une éthique qui nous demande de respecter et de prendre en compte non pas seulement la vie de nos congénères humains mais aussi la vie et le bien-être du reste de la nature – puisse naître non d’abord des conséquences logiques de nouveaux principes philosophiques ou de restrictions légales, mais à travers une attention renouvelée à cette dimension perceptive qui sous-tend toutes nos logiques, à travers le renouvellement de notre empathie charnelle, sensorielle avec la terre vivante qui nous nourrit.  (Abram, 2013 : 97-8)

Et à la suite de cet auteur, il est possible de comprendre ces pratiques écospirituelles comme des « pratiques phénoménologiques » (Depraz, Varela et Vermersch 2011) dont le premier geste est de suspendre nos manières habituelles d’énacter le monde. Mais à la différence d’une tradition phénoménologique se contentant bien souvent de décrire les contenus de notre expérience consciente, les pratiques écospirituelles ici présentées entendent plus profondément transformer ce qui ce qui nous amène à agir en un certain sens. Elles sont donc porteuses d’une véritable révolution ontologique et éthique nécessaire pour mettre en œuvre le troisième récit évoqué par Joanna Macy, le Changement de Cap, nous faisant sortir des « passions tristes » du Business as Usual et de la Grande Désintégration (Macy et Young Brown, 2014). Une révolution qui nous amène à passer d’un « filtre ontologique dualiste » dominant dans nos cultures occidentales (Descola, 2005) à une « ontologie relationnelle » capable d’activer de nouvelles pratiques politiques résistant à l’uni-monde néolibéral (Escobar, 2018).

 

 

  • Clément Barniaudy est maître de conférences en géographie à l’Université de Montpellier et membre du LIRDEF (Laboratoire interdisciplinaire de recherche en didactique, éducation et formation). Ses intérêts d’enseignement et de recherche portent sur les éthiques du care, les humanités écologiques et l’éducation en Anthropocène. Parmi ses publications : Aménager au gré des vents : la géographie au service de l’action (Anthropos, 2018), Re-storying Mediterranean Worlds : New Narratives from Italian Cultures to Global Citizenship (avec Angela Biancofiore, Bloomsbury 2021).
  • Damien Delorme est agrégé de philosophie, docteur en philosophie et théologie, chargé de cours en éthique de l’environnement aux universités de Genève, de Lausanne et de Lyon. Il a soutenu, en 2021, sa thèse intitulée « La nature et ses marges : la crise de l’idée de nature dans les humanités environnementales ». Ses recherches portent notamment sur la question de l’articulation entre l’écologie en première personne et l’écologie politique. À ce titre, il s’intéresse à l’écospiritualité, à l’écoféminisme, à l’esthétique environnementale et aux écotopies.

 

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[1] Pour une expression de ces inquiétudes dans le bouddhisme, voir par exemple (Harris 1991; 1995 ; 2000 ; Keown 2007 ; Falcombello 2017).

[2] Sur les liens entre les « dark green religions » et l’extrême droite en contexte français voir (François, 2018; Benoist, 2020).

[3] Par exemple, Gary Snyder et Joanna Macy, tous deux inspirés du bouddhisme zen ou tibétain, seraient respectivement représentatif d’un animisme spirituel et d’une religion de Gaïa spirituelle (17‑22). Jane Goodall, Aldo Leopold et James Lovelock seraient représentatifs d’une spiritualité naturaliste ou d’une religion de Gaïa naturaliste (22‑40).

[4] À la suite d’Arne Naess, nous entendons par « soi écologique », une subjectivité élargie à l’ensemble des relations écologiques qui la constituent intrinsèquement. Voir infra p. 12.

[5] A ce titre, une clarification donnée par Bookchin dans un article intitulé « What is social ecology ? » est éloquente : « Alors que certains se sont demandé si l’écologie sociale avait traité de manière adéquate les questions de spiritualité, elle était, en fait, parmi les premières écologies contemporaines à appeler à un changement radical des valeurs spirituelles existantes. Un tel changement signifierait une transformation profonde de notre mentalité hégémonique de domination en une mentalité de complémentarité, dans laquelle nous verrions notre rôle dans le monde naturel comme créatif, favorable et profondément reconnaissant des besoins de la vie non humaine. Dans l’écologie sociale, une spiritualité véritablement naturelle (a truly natural spirituality) se concentre sur la capacité d’une humanité éveillée (awakened) à fonctionner comme des agents moraux pour diminuer les souffrances inutiles, s’engager dans la restauration écologique et favoriser une appréciation esthétique de l’évolution naturelle dans toute sa fécondité et sa diversité. » (Bookchin, 1993 : 463)

[6] Nous pensons en particulier à certaines figures écoféministes (Starhawk, Vandana Shiva, Joanna Macy, Wangari Maathai, Charlene Spretnak, etc.). Mais parmi les représentants religieux de différentes traditions ou les figures publiques de l’engagement écologiste, on pourrait citer de nombreux autres exemples plus ou moins célèbres.

[7] Thich Nhat Hanh est un enseignant et moine bouddhiste zen d’origine vietnamienne né en 1926 et décédé en 2022. Activiste très engagé pour la Paix lors de la guerre au Vietnam, il a été contraint de s’exiler en Occident à partir de 1966, d’abord aux États-Unis puis en France où il a fondé le « Village des Pruniers », une communauté monastique qui offre des retraites centrées sur la Pleine conscience et ouvertes à tous. S’il s’inscrit dans la tradition bouddhiste du Zen vietnamien, il s’est distingué par son approche renouvelé du Dharma, en fondant « l’ordre de l’inter-être » qui met notamment en avant la nécessité d’un « bouddhisme engagé » et d’une éthique globale capable de répondre aux problèmes contemporains. C’est en ce sens que son enseignement a très tôt pris au sérieux la question de la crise écologique et des moyens habiles pour y apporter une réponse. Deux de ses ouvrages récents portent explicitement sur cette thématique :  Ce monde est tout ce que nous avons  (2010), Love Letter to the Earth (2013). Par ailleurs, pour construire notre analyse des pratiques écospirituelles de cette tradition, nous nous référons également au recueil de sutras traduits en anglais et commentés par Thich Nhat Hanh (2012) qui regroupe un ensemble d’ouvrages publiés par l’auteur précédemment. Une des caractéristiques de ce recueil est de faire dialoguer les grands textes de la tradition Mahayana (sutra du cœur, sutra du diamant, entre autres) avec ceux de la tradition Theravada (sutra de la pleine conscience de la respiration, sutra des 4 établissements de l’attention). En outre, pour une description de certaines pratiques ici évoquées en français, voir notamment : Thich Nhat Hanh, [1974]2008, 1996, 1997.

[8] Nous reprenons cette traduction (et d’autres qui suivent) à Francisco J. Varela dont le travail de compréhension des pratiques d’attention de tradition bouddhiste (dans un contexte un peu différent, le bouddhisme Mahayana tibétain, mais partageant une base commune) constitue aide précieuse, son travail ayant notamment permis de réellement prendre réellement au sérieux la profondeur et le sens de ces pratiques d’attention en les rapprochant de la tradition phénoménologique occidentale (Varela, 2017 : 381-416 ; Varela, Thompson et Rosch, 1993). Par ailleurs, pour une vue plus complète sur la pratique de shamata (également du point de vue du bouddhisme tibétain), voir : Wallace, 1998. A noter que Thich Nhat Hanh emploie le terme de mindfulness dans un sens souvent plus large (incluant shamata et vipassana) et préfère parfois la traduction « full awareness » ou « full attention » pour shamata (2012 : 5-98).  

[9] Voir par exemple, l’École de la jeunesse pour le service social, une association fondée par Thich Nhat Hanh, au début des années 1960 en pleine guerre et forte actuellement de 10 000 bénévoles particulièrement actifs pour l’éducation dans les milieux ruraux vietnamiens. http://www.pourlesenfantsduvietnam.com/action.html (consulté le 11/04/2022)

[10] Citation extraite de l’article de soeur True Dedication publié sur le blog Ethical.net le 27 mai 2019, suite à la participation à Londres, le 2 mai 2019, des membres du village à une rencontre intitulée « Radical Mindfulness: Zen Teachings for Challenging Times » : https://ethical.net/ethical/radical-mindfulness-transcript/ (consulté le 11/04/2022)