1

Le hasard postulé

Par Nicolas BOULEAU, mathématicien et épistémologue

 

 

 

 

Très souvent admise dans les articles de biologie et plus encore dans les vulgarisations, l’interprétation courante de la philosophie de Jacques Monod considère que le processus de l’évolution réside en des mutations aléatoires de l’ADN qui sont indépendantes entre elles et indépendantes du contexte moléculaire et environnemental. Nous relevons ici le manque d’arguments de ce postulat et montrons que cette vision, par son apparente simplicité, devient pour certains un slogan, alors que de nombreux travaux en cours portent justement sur des correctifs à lui apporter.

L’article présente d’abord par un parcours historique des prises de position sur cette question, puis est discuté le cadre méthodologique dans lequel cette vision prend place. Enfin nous en tirons quelques conséquences quant à la distinction OGM versus non-OGM et sur une certaine éthique scientifique de l’imprudence.

 

  1. Jalons historiques

Les quelques passages où Charles Darwin évoque le hasard ne sont pas assez formels, selon nos critères contemporains, pour trancher sur le rôle qu’il attribuait à l’aléa :

« J’ai jusqu’à présent, parlé des variations […] comme si elles étaient dues au hasard. C’est là, sans contredit, une expression bien incorrecte ; peut-être, cependant, a-t-elle un avantage en ce qu’elle sert à démontrer notre ignorance »[1].

Dès L’origine des espèces il rencontre un problème clé qui restera jusqu’à nos jours :

« il est difficile de déterminer, cela d’ailleurs nous importe peu, si les habitudes changent ordinairement les premières, la conformation se modifiant ensuite, ou si de légères modifications de conformations entraînent un changement d’habitude ; il est probable que ces deux modifications se présentent souvent simultanément ».

Darwin cite Lamarck plutôt positivement. Il ne pouvait guère en être autrement à l’époque puisque son grand livre paraît en même temps que la controverse à l’Académie des sciences française sur la génération spontanée et que les atomes ne sont encore qu’une hypothèse, refusée jusqu’au début du 20e siècle par d’éminents savants y compris des chimistes.[2]

Une longue période s’ouvre alors dont on peut marquer le début également par l’importante formule de Boltzmann en thermodynamique statistique (1875) et qui se prolongera jusqu’à la découverte de la double hélice après la seconde guerre mondiale et celle des équilibres métastables des systèmes ouverts. Elle est marquée par un développement prodigieux de la physique qui encourage les vues réductionnistes et, a contrario, par des observations de plus en plus nombreuses et fines des naturalistes et des physiologistes sur lesquelles s’appuient d’illustres penseurs pour défendre un « principe vital » ou du moins une insuffisance des causalités physiques et chimiques pour comprendre le vivant. Le philosophe Henri Bergson prend l’exemple de l’Œstre du cheval, une espèce de mouche qui pique l’animal qui en se léchant avale des œufs de l’insecte dont les larves transiteront dans son système digestif jusqu’à donner de nouveaux adultes, et celui du coléoptère Sitaris qui parasite le nid de certaines abeilles, pour étayer la pertinence d’une créativité du vivant distincte de ce qui relève de la science qu’il range dans la catégorie du « mécanistique ».[3]

Au tournant des 19e et 20e siècles la science traverse des révolutions successives, au sens de Thomas Kuhn, qui prennent souvent la forme d’impossibilités, croissance de l’entropie, non transmissibilité des caractères acquis (August Weismann), non additivité des vitesses proches de celle de la lumière. Quant aux dernières réticences devant l’abstraction de la théorie atomique (Pierre Duhem, Louis Le Chatelier) elles sont surmontées grâce aux dénombrements méticuleux de Jean Perrin et Léon Brillouin fournissant le nombre d’Avogadro. La redécouverte en 1900 des travaux de Gregor Mendel, complètement ignorés, donne à la biologie ses premières bases quantitatives, qui se développeront ensuite par l’école anglaise de statistique mathématique avec les premières dynamiques de population (Francis Galton, Ronald Fisher, et Sewal Wright aux États-Unis).

Après la première guerre mondiale, alors que la physique opère une métamorphose engendrant la mécanique quantique qui mobilise des outils mathématiques avancés comme les espaces de Hilbert, les statistiques apparaissent comme une méthode bien adaptée aux sciences humaines et du vivant. C’était déjà l’avis de Condorcet et de Buffon, elles permettent des classifications rigoureuses grâce au concept de corrélation sans que soit mobilisée nécessairement une relation de causalité.[4] Les observations des naturalistes et des physiologistes s’accumulent qui font connaître la prodigieuse richesse des plantes et des animaux ainsi que leurs curieux modes de vie.

Le fossé entre les outils méthodologiques de la physique et ceux de la biologie a certainement contribué à faire voir les inventions créatives de la nature vivante comme une énigme. Comment les fonctions d’onde et les algèbres de Von Neumann pourraient-elles expliquer la fabrication d’un œil ou la construction d’un nid d’oiseau. Si l’on écarte toute intention divine, dans quel jeu le hasard pourrait-il tirer des cartes aussi variées ? Lucien Cuénot après avoir rassemblé une impressionnante collection de cas où l’évolution semble suivre intentionnellement une direction, en vient à chercher quelle serait la consistance philosophique d’un anti-hasard pour corriger le désordre de l’aléatoire.[5] Il voit ce registre du côté de ce qui fait sens pour nous humains :

« il y a une évidente opposition […] d’un côté déterminisme aveugle, sans dessein, et exclusion de finalité : de l’autre déterminisme téléologique orientant vers un but le déterminisme mécanique. D’un côté le hasard, de l’autre l’anti-hasard. […] Nous ne connaissons les espèces végétales, animales et nous-mêmes que par le phénotype, c’est-à-dire par le résultat de la réaction du substratum héréditaire aux actions de milieu, qui peuvent modifier plus ou moins intensément l’expression du génotype ».

Faudrait-il admettre une sorte de hasard truqué ? Du hasard qui voudrait dire quelque chose ? Mais, si cela fait sens, ce ne peut être le pur hasard. Le physicien Charles-Eugène Guye, quant à lui, se lance dans des calculs de probabilité pour montrer combien l’improbabilité du vivant est évidente.[6] A cet égard l’ouvrage d’Erwin Schrödinger What is life ? qui postule la nature cristalline du maintien de la permanence dans l’hérédité apparaît comme une piste prometteuse vers la causalité en biologie.[7]

La découverte de la structure en double brin de l’ADN par Francis Crick, James Watson, Maurice Wilkins et Rosalind Franklin, peu après la seconde guerre mondiale est une rupture épistémologique majeure qui donne au livre de Schrödinger une valeur prémonitoire, fortifie le courant réductionniste, et fait rapidement naître une vulgarisation schématique fondée sur l’informatique. Au demeurant le questionnement sur l’importance du vécu subsiste et Conrad Waddington introduit le concept d’assimilation génétique qui vise à donner un cadre mieux circonscrit à une forme de lamarckisme. Ces idées sont débattues lors d’un célèbre colloque animé par Arthur Koestler et J. R. Smythies, Beyond Reductionism, New perspectives in the Life Sciences (1969), où sont mentionnés les travaux anciens de l’Américain Walter Baldwin (1896). Même si d’après Waddington cette référence est discutable, l’usage répété de cette citation a construit le concept d’effet Baldwin qui désigne aujourd’hui le fait que lors d’un changement d’environnement il se peut que certains individus d’une population présentent des traits qui les avantagent sélectivement même si ces caractères n’étaient pas antérieurement observables.

Peu après le prix Nobel attribué à Jacques Monod, François Jacob et André Wolf (1965), Jacques Monod publie sont très célèbre ouvrage sur lequel nous nous arrêtons un instant. Ainsi que Laurent Loison le montre bien[8], ce livre confirme un tournant dans la vision épistémique de Monod. Partant d’une conception répandue où le microscopique ne pouvait avoir d’effet direct macroscopique que de façon statistique[9], il défend dorénavant un déterminisme moléculaire fondé sur les « complexes stéréospécifiques non covalents » et il dénoue l’opposition avec la thermodynamique statistique en faisant appel à l’interprétation de Léon Brillouin et les notions d’information et de néguentropie. Il range l’ouvrage de Koestler et Smythies dans « les écoles organicistes ou holistes qui telles un phénix renaissent à chaque génération » et se détourne de l’idée d’une « théorie générale des systèmes » de Von Bertalanfy.

Mais la thèse la plus forte de son livre, ainsi que le titre l’indique, réside dans le rôle qu’il fait jouer au hasard dans l’évolution (chap. 7). S’appuyant sur les travaux de Brenner et Crick il énumère différents types d’altérations accidentelles discrètes que peut subir la double fibre d’ADN et énonce ce célèbre postulat :

« Nous disons que ces altérations sont accidentelles, qu’elles ont lieu au hasard. Et, puisqu’elles constituent la seule source possible de modifications du texte génétique, seul dépositaire à son tour des structures héréditaires de l’organisme, il s’ensuit nécessairement que le hasard est la seule source de toute nouveauté, de toute création dans la biosphère. Le hasard pur, le seul hasard, liberté absolue, mais aveugle, à la racine même du prodigieux édifice de l’évolution. » (p.147).

Le livre de Monod est clairement écrit et n’esquive aucune radicalité : « cette notion centrale de la biologie moderne n’est pas aujourd’hui une hypothèse, parmi d’autres possibles ou au moins concevables. Elle est la seule concevable, comme seule compatible avec les faits d’observation et d’expérience » (p.148). Il dépeint l’évolution (chap. 7) comme le résultat de « la roulette de la nature » (p. 159).

Plusieurs auteurs ont rapidement réagi à cette affirmation dont le caractère provocateur pour une part du monde intellectuel, ne constituait pas en soi une validation, et ont pointé sa faiblesse en tant qu’apriori épistémologique, notamment Ernest Schoffeniels et Albert Jacquard qui soulignèrent que l’appel au hasard est une facilité qui peut faire obstacle à la recherche de nouvelles compréhensions.

Il convient de souligner qu’au-delà d’une image vulgarisatrice la notion de « roulette de la nature » a une signification épistémologique fondamentale, je dirais même mathématique. Elle signifie que les mutations non seulement sont soumises à un aléa mais que cet aléa est comme celui de la roulette : ne dépendant d’aucun cadre, d’aucune influence, indépendant au sens stochastique de tout autre hasard, de toute mutation chez un autre individu, hors de tout contexte. Tout au plus accordera-t-on que ce hasard-roulette dépende de l’ADN auquel il est appliqué, l’ADN comme texte abstrait sans repliements, sans états quantiques métastables, sans corrélation avec quoi que ce soit.[10]

Parmi les critiques de Monod, celle du statisticien Georges Matheron (Matheron 1978) est particulièrement intéressante parce qu’elle se situe à la juste place où le problème est épistémologiquement difficile. En tant que statisticien il observe que les acides aminés ne sont pas répartis dans la nature comme s’ils avaient été tirés au hasard. Quand bien même nous considérerions que les phénomènes biologiques sont le résultat du hasard, de ce hasard nous n’avons qu’un seul tirage, une seule trajectoire ; et ce qu’est la nature aujourd’hui – et ce qu’elle fut dans le passé – induit une foule de déterminismes, de sorte que le problème est de partager les sources de hasard s’il y en a, et les causalités multiples et contextuelles. Il n’y a effectivement qu’une seule nature avec un seul parcours, si divers et riche fût-il, et sur une seule planète. La comparaison avec le hasard de la roulette à multiples tirages indépendants est ainsi une pure abstraction. On voit que la question concerne la méthode elle-même des sciences de la nature.

Le cas de René Thom est plus compliqué. Il faut distinguer un pamphlet dirigé contre l’abus des modèles probabilistes dans beaucoup de disciplines (Thom 1980) parce qu’ils sont peu informatifs et difficilement réfutables, et l’application de la théorie des catastrophes à la biologie qui fit l’objet de plusieurs livres (cf. Thom 1972 et Thom 1991) qui, malgré un accueil réservé de certains biologistes, ouvrent une voie très nouvelle et mieux acceptée maintenant pour l’élaboration d’un discours au niveau de l’embryogenèse et du phénotype qui aille plus loin qu’un simple descriptif statistique. La démarche est platonicienne et typiquement celle d’un mathématicien de construire des notions plus abstraites, mais plus simples que ce qui est observé et mesuré.

A la même époque que le livre de Monod paraissait l’article de Kimura et Ohta (1971) qui mettait l’accent sur l’existence de mutations sans effet visible sur le phénotype et soulignait le phénomène de dérive par effacement d’allèles dans les populations restreintes. Dans un de ses nombreux livres Stephan Jay Gould (Gould 1987), narrateur hors pair, se positionne en faveur de la théorie neutraliste de Kimura plutôt que pour l’organicisme de Koestler.

Une autre façon de parler de l’inventivité de la nature est celle de François Jacob qui parle de « bricolage » ou d’Antoine Danchin (Danchin 1991) qui emploie le terme d’opportunisme et prend l’exemple de l’œil chez divers animaux où les tissus employés pour les corps transparents sont des protéines différentes trouvées à l’occasion, issues d’autres usages.

Mentionnons également le mathématicien et linguiste Marcel Schützenberger (Schützenberger 1992) collaborateur de Noam Chomsky qui discute la « convergence » du processus de sélection naturelle comme forme d’algorithme du recuit simulé (simulated annealing).

 

  1. La dialectique de Jean-Claude Milner

Il n’est pas étonnant que la dualité soulignée par Cuénot et bien d’autres entre phénotype et génotype ait intéressé des linguistes car le langage est typiquement le jeu d’un formel susceptible d’interprétation : le signifiant et le signifié.

A cet égard, dans un article fort intéressant, « Hasard et langage », le linguiste Jean-Claude Milner (Milner 1991) pointe ce qu’on peut appeler une dialectique de l’approche scientifique du langage. Dans un premier temps la connaissance se place sous le règne du hasard, c’est ce que Ferdinand de Saussure appelle l’arbitraire du signe. Et Milner de faire remarquer que le mot hasard lui-même, venu de l’arabe où il désigne un jeu de dés, pourrait être différent, ce qui donne un sens fondateur au célèbre poème de Mallarmé « Un coup de dé jamais n’abolira le hasard ». Il ajoute :

Mais, ce premier temps, on ne peut rien en faire. A partir du moment où l’on a dit que les configurations linguistiques sont totalement aléatoires, donc qu’elles pourraient être entièrement autres que ce qu’elles sont, le problème de la science du langage n’est pas d’expliquer comment elles pourraient être autres, mais comment elles sont. Le second temps consiste donc à recouvrir, à oblitérer le premier […] il reste à montrer que tel ou tel caractère s’explique en liaison avec tel autre. Cette mise en relation prendra, dans le meilleur des cas, la forme d’une déduction.

La posture radicale de Monod s’apparente au premier temps, dont on ne peut rien faire, d’où les reproches d’Albert Jacquard[11] et d’autres qui réclament une autre approche pour la biologie. N’oublions pas que ce hasard-roulette est sensé gouverner le choix des fonctions et des formes qui, lors de l’évolution, viendront se mettre en relation avec celles des phénotypes existants.

Ouvrons ici une parenthèse pour évoquer une situation se rapportant à notre question, et qui est plus qu’une anecdote.

Elle concerne Ferdinand de Saussure, le célèbre philologue, qui durant les mêmes années où il enseignait à Paris son magistral Cours de linguistique générale, se livrait à des recherches sur la poésie antique dont le fil conducteur et la motivation étaient qu’il devinait des noms de dieux par la musique des vers sans que ces noms soient explicitement écrits. Pourquoi n’a-t-il pas publié ces travaux, très approfondis, dont il a couvert plusieurs dizaines de cahiers conservés à la bibliothèque de Genève ? Parce que ce grand savant a craint qu’on dise que ses trouvailles étaient dues au hasard. On mesure, par ce cas, la pression idéologique que peut exercer la notion de hasard.[12]

Récemment cette problématique des influences mutuelles du génome, de l’épigenèse et du développement ont pris une place considérable dans les recherches et les publications et on doit mentionner les synthèses remarquables de Mary Jane West-Eberhard (2003) et de David Pfennig et al. (2021).

 

  1. Les synthèses de Mary Jane West-Eberhard et de David Pfennig et al.

L’ouvrage de Mary Jane West-Eberhard est une somme de 800 pages d’une richesse impressionnante tant par l’analyse de la littérature scientifique que par les idées et les éclairages personnels qu’elle donne sur les questions délicates. C’est passionnant et ce livre a, sans conteste, largement contribué à réorienter les motivations des chercheurs sur les questions liées à la plasticité du développement.

Une notion clé qu’elle avance est celle d’accommodation génétique, qui élargit celle d’assimilation génétique introduite par Waddington. Elle la définit de la façon suivante :

L’accommodation génétique améliore un nouveau phénotype d’au moins trois manières différentes : (a) en ajustant la régulation, pour changer la fréquence d’expression du trait ou les conditions dans lesquelles il est exprimé ; (b} en ajustant la forme du trait, en améliorant son intégration et son efficacité ; et (c) en réduisant les effets secondaires désavantageux. L’accommodation génétique se produit qu’un nouveau trait soit induit par mutation ou par l’environnement, car elle dépend de la variation génétique à de nombreux loci apportés sous un nouveau régime sélectif par le changement phénotypique induit.

Notons que cette définition n’est pas complètement explicite en ce qui concerne le procédé qui va réaliser cette accommodation. En effet si le nouveau trait, supposé avantageux, est dû à la plasticité du développement et n’est pas inscrit génétiquement au départ, on comprend que le génome de cet individu va se répandre dans la population si son porteur est prolifique. Mais comment ce génome, une fois plus répandu, va-t-il «savoir» quelle mutation il faut faire pour fixer le trait ? Les mutations qui vont se produire chez les individus issus du nouveau génome ont toute chance de ne pas trouver quelle modification du génome il faut faire pour obtenir le trait. Car que le trait vécu soit enregistré ou pas sur le génome cela ne se voit pas sur le développement donc cela n’est pas soumis à sélection.

Ajoutons que — en restant dans l’hypothèse de hasard-roulette — les mutations sur une descendance d’un individu ne vont pas partout. Dans l’hypothèse de hasard-roulette à la Monod, les mutations induisent tous les changements. Cela veut dire qu’elles sont à l’origine de toutes les modifications héréditaires du phénotype. Mais cela n’est pas contradictoire avec le fait que si on se donne un changement fixé à l’avance les mutations successives peuvent passer à côté sans jamais l’atteindre. Ce phénomène très important peut se comprendre par similarité avec le fait qu’une promenade aléatoire en dimension 3 et au-delà s’en va à l’infini sans avoir eu le temps de visiter toutes les éventualités (cf. Kesten 1978) en tenant compte de ce qu’un phénotype, si simple soit-il, évolue toujours dans un espace d’état de grande dimension.

Le texte de Mary Jane West-Eberhard (p148 et seq.) qui explique l’accommodation génétique décrit un phénomène et donne des exemples où le génome change en prenant en compte un trait avantageux découvert par plasticité du développement. Mais ce texte n’explique pas comment cette inscription dans le génome se fait dans le cas hasard-roulette, de sorte que cette rédaction peut être comprise comme une critique de l’hypothèse hasard-roulette, plutôt que comme une confirmation de cette hypothèse, selon les avancées futures des connaissances. C’est habile, ou plutôt disons prudent. Cela laisse entendre qu’elle ne souscrit pas aveuglément à l’hypothèse de Monod et qu’elle considère que les explications détaillées viendront des recherches et pourraient varier suivant diverses circonstances expérimentales (elle cite le changement d’allèles à une pluralité de loci, etc.).

L’ouvrage collectif coordonné par David Pfennig reprend cette problématique une vingtaine d’années plus tard. Il est d’une rigueur toute britannique. On a l’impression de lire Bertrand Russell. En particulier la contribution de Pfennig lui-même est d’une limpidité exemplaire.

A la 4e de ses «questions clés» sur la plasticité phénotypique David Pfennig montre que selon la «synthèse moderne», qui réconciliait la théorie de Darwin et la génétique mendélienne, la plasticité ne pouvait affecter l’évolution puisque celle-ci requiert un changement héréditaire. Mais il apporte deux correctifs à cet argument : d’abord que la plasticité peut avoir un impact sur l’évolution même si la réponse plastique spécifique n’est pas elle-même héritée, ensuite que, en fait, certaines réponses plastiques sont transmises héréditairement. Et il dégage trois cas où la plasticité facilite l’évolution :

Premièrement, la plasticité peut faciliter l’évolution indirectement en favorisant la persistance de la population dans des environnements nouveaux, permettant ainsi aux populations de rester viables jusqu’à ce que l’évolution adaptative puisse se produire (l’hypothèse de « l’achat de temps »). Deuxièmement, la plasticité peut faciliter l’évolution directement en exposant à la sélection des variations génétiques auparavant inexprimées, ce qui alimente l’évolution adaptative (hypothèse de l' »évolution induite par la plasticité »). Enfin, la plasticité peut faciliter l’évolution directement en formant la base d’un système d’héritage alternatif sur lequel l’évolution adaptative peut se déployer (hypothèse de l' »évolution non génétique »).

Il illustre ces situations par des cas détaillés. Je renvoie pour cela au livre où également les travaux de ses collègues sont riches de connaissances factuelles et d’observations qui précisent des comportements où se joue une influence du développement vers l’hérédité. C’est la question cruciale du «vécu d’abord» (development first).

N’importe quelle situation particulière peut souvent être lue comme «une mutation au hasard d’abord», (cf. la crainte de Saussure), mais cette facilité devient de plus en plus artificielle car les cas s’accumulent et certaines expériences apportent des confirmations. Le cas des Daphnies, ces petits crustacés d’eau douce, est assez spectaculaire. En présence de certains prédateurs dans leur eau ils prennent un aspect différent avec une sorte de casque et ce trait s’avère transmissible héréditairement s’ils sont dans une eau changée sans prédateurs. Parmi les « trouvailles » célèbres de la nature citons : la moule perlière des rivières qui parvient à ne pas disparaître entrainée par le courant parce que les germes qu’elle disperse dans l’eau s’accrochent aux branchies des truites ou des saumons qui les font remonter en amont où elles éclosent; également le fait que le phacochère qui se met à genou pour fouiller a transmis à ses rejetons une callosité aux genoux qui apparaît sur les embryons avant même leur naissance; les «chaines de vacances» du Bernard l’Hermite qui quitte sa coquille pour une plus grande libérant l’ancienne qui peut ainsi accueillir un autre Bernard l’Hermite et ainsi de suite en chaîne; Cuénot mentionne aussi certains animaux inoculateurs dont le dard au lieu de présenter un trou à l’extrémité possède un orifice sur le côté permettant à la pointe de pénétrer plus aisément. Il y a des conduites de détour, des formes d’opportunisme dont un exemple est que les substances transparentes de l’œil, cet ustensile fondamental, sont souvent faites de protéines spécifiques qui existaient pour des animaux différents pour d’autres fonctions.

On peut interpréter, sinon tous, du moins plusieurs de ces exemples, en suggérant que, par un processus dont on n’a pas le détail et peut-être de plusieurs façons, le développement dessiné par un vécu dans la plasticité phénotypique intervient sous la forme d’un biais favorisant, au moins légèrement, les mutations qui modifient peu ce même développement.

Contrairement à ce qui se passe dans l’hypothèse hasard-roulette où rien, sinon un hasard nouveau étranger à la scène, ne peut jouer sur les mutations, on voit bien qu’une simple influence corrélative entre l’épigenèse et le génome aurait un effet déterminant sur l’adaptation et le gradualisme car elle soumettrait les mutations appuyant le vécu à une sélectivité favorable.

Un tel principe suivrait l’influence imaginée par Raymond Hovasse il y a une cinquantaine d’années (Hovasse 1972, p1679) :

Le fait qu’un organisme donné peut réagir à une action du milieu par une somation, implique, dans son cytoplasma, indépendamment de ses gènes, la possibilité d’un mécanisme réalisateur, déviation d’un mécanisme génique, ou peut-être plasmagénique. Ce mécanisme une fois réalisé ne peut-il être déclenché à nouveau plus facilement ensuite par un phénomène génique ? La somation amorcerait, en quelque sorte, la mutation.

Il y a dans les publications récentes des investigations qui montrent a minima que l’épigenèse peut à la fois être influencée par le vécu et influencer le génome par une qualification du type de hasard qui y intervient : biais, corrélation, mémoire, etc.

Toutes ces recherches montrent que nous sommes maintenant clairement dans la deuxième phase de la dialectique de Milner.      

             

  1. Les deux préceptes de Jacques Monod

Pour comprendre les aspects éthiques, il faut nous replacer dans cette situation historique extraordinaire où les découvertes sur l’ADN semblent apporter enfin une réponse à la grande question de la vie sur laquelle les religions avaient construit des sentiments et des croyances, et où s’ouvre une nouvelle activité scientifique, la biologie moléculaire, prometteuse d’aborder vraiment concrètement les mécanismes du vivant. Tout un programme. Il faut repenser les idées vagues de Darwin dans une nouvelle réalité opérationnelle pour l’agriculture, l’élevage et la médecine. Les interprétations façonnées par la culture, l’empathie avec les êtres vivants que nous sommes aussi, la ressemblance entre nos nourrissons et des petits animaux, toute cette intuition qui constituait ce qui s’appelait la vie, la nôtre, et notre mort également, et se trouvait au cœur des plus hautes philosophies, tout cela reste mais change de rôle, cela devient les sources du questionnement biologique, non plus les bases de la vérité mais le décor où se joue la pièce scientifique. C’est en cet instant historique unique que Jacques Monod prend la parole, légitimé par sa connaissance reconnue des techniques concernées et qu’il pose des mots sur l’aventure et les éventuels devant lesquels se trouve l’humanité.

Son discours a deux piliers : 1°) le hasard règne en maitre, et 2°) la conscience du scientifique peut tenir lieu d’éthique pour l’avenir.

Mais contrairement à ce qu’il a supposé, l’évolution ne fonctionne pas avec des mutations purement au hasard, indépendantes entre elles et indépendantes du contexte comme tirées à la roulette. C’est au contraire un vaste sujet d’étude de comprendre les influences, les biais induits, leur degré de causalité ou seulement de corrélation entre les changements du génome et ceux de la matrice épigénétique et du développement. Monod cherchant un discours percutant contre toute forme de spiritualisme a saisi le hasard comme arme absolue et, ce faisant, a ouvert en grand l’autorisation morale de faire n’importe quoi. En proclamant une explication facile et caricaturale de la nature, il a rendu sa préservation plus difficile et donné un slogan tout trouvé aux manipulateurs moléculaires sans scrupule éthique.

Le dernier chapitre de son traité intitulé « Le royaume et les ténèbres » constitue, en vingt pages, un véritable manifeste d’une éthique tirée de la « conception moderne de la science ». Pour répondre à l’angoisse de l’Homme devant sa destinée, il s’agit de garder un « discours authentique » qui consiste à relier la vérité scientifique et les valeurs mais en les gardant distinctes sans les confondre. C’est une discipline que s’impose l’homme de science pour l’authenticité de tout discours ou action. « L’éthique de la connaissance, créatrice du monde moderne, est la seule compatible avec lui, la seule capable, une fois comprise et acceptée, de guider son évolution« .

Mais cette foi en l’homme de science est-elle fondée ? Si dieu n’existe pas, l’homme de science prudent et désintéressé est une plus grande fiction encore. Pensons à la naissance en 2018, en catimini, des fillettes génétiquement modifiées par l’équipe chinoise de He Jiankui [13], pensons aux nombreux laboratoires privés qui font commerce d’informations tirées de bases de données de génomes humains pour aider à la sélection d’embryons au niveau du blastomère, n’omettons pas la Darpa qui finance de la biologie de synthèse, sans parler des pays où l’information est contrôlée et qui mènent nombres d’essais tenus secrets. Cette science immaculée conception n’existe pas. Le laisser croire, revient à absoudre à l’avance tous les dérapages.

Monod se faisait une idée assez schématique du social, et cela l’a trompé sur l’avenir de sa propre discipline. Il écrivit en effet : « Sans doute pourra-t-on pallier certaines tares génétiques, mais seulement pour l’individu frappé, non dans sa descendance. Non seulement la génétique moléculaire moderne ne nous propose aucun moyen d’agir sur le patrimoine héréditaire pour l’enrichir de traits nouveaux, pour créer un « surhomme » génétique, mais elle révèle la vanité d’un tel espoir : l’échelle microscopique du génome interdit pour l’instant et sans doute à jamais de telles manipulations ». Cependant, avec les modifications du génome humain, les limites dont il parle sont déjà dépassées et les recommandations éthiques faites lors de la conférence d’Asilomar de 1975 ne sont plus adaptées.

 

  1. Conclusion

Dans le monde entier des chercheurs sont préoccupés de comprendre les passages, nombreux mais circonstanciés, que la nature nous montre entre le vécu des êtres vivants et leur l’ADN. Il n’y a pas que le cas étonnant des Daphnies, en Californie c’est à propos des lézards, etc. En France un groupement de recherche (GDR) a été créé sous l’égide du CNRS comprenant 37 laboratoires sur le thème de la plasticité phénotypique.[14] C’est un courant de recherche immense, j’ajoute aux mentions précédentes les travaux de Jonathan B. Losos, Kevin J. Parsons, Ammon Cori, et Blair W. Perry. On a commencé à comprendre qu’il y a comme une continuité entre la permanence de la matrice épigénétique et celle du génome, ainsi qu’une relation progressive entre les changements de l’une et de l’autre. Dans quelle mesure, à quelle échelle ? Work in progress

Néanmoins les instances institutionnelles de sagesse collective sont tardives à se mettre en place. Dernièrement la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) n’a pas classé parmi les OGM réglementés les produits de mutagenèse aléatoire in vitro qui pourtant modifient le cadre cellulaire de l’ADN (Arrêt du 7 février 2023).

Résumons : Jacques Monod a construit une doctrine qui valide le message aux scientifiques : « vous pouvez tout essayer » ; et dont la morale pour le monde entier est : « faites confiance aux scientifiques ».

Là se trouve l’origine principale du blanc-seing déontologique qui s’est répandu en biologie. Celle-ci doit maintenant se dégager de ces visions radicales et imprudentes.

 

Références

  1. M. Baldwin, 1896. « A new factor in evolution » American Naturalist 30, 441–451.
  2. Bergson L’évolution créatrice, Alcan 1907.
  3. Bouleau Ce que Nature sait, Presses Universitaires de France, 2021.
  4. Bouleau La biologie contre l’écologie ? Le nouvel empirisme de synthèse, Spartacus-idh 2022.
  5. Bouleau, D. Bourg, Science et prudence, Du réductionnisme et autres erreurs par gros temps écologique, Presses Universitaires de France 2022.
  6. Cori et al.  » The Genetic Basis of Adaptation following Plastic Changes in Coloration in a Novel Environment », Current Biology 28, 2970–2977, 2018.
  7. Cuénot Invention et finalité en biologie, Flammarion 1941.
  8. Cuénot « L’anti-hasard« , Revue scientifique, n°3235, 1944 (paru en mars. 1946), p.339.
  9. Danchin « Hasard et biologie moléculaire » in E. Noël Le hasard aujourd’hui Seuil 1991.

Ch. Darwin L’Origine des espèces, (1876), Garnier-Flammarion, 1992.

  1. Gayon, Th. Pradeu, Philosophie de la biologie, Explication biologique, hérédité, développement, Vrin 2021.

St. J. Gould « Un hérisson dans la tempête » (1987) Grasset 1994.

Ch. E. Guye, L’évolution physico-chimique, Rouge et Cie 1941.

  1. Hovasse Adaptation et évolution, Hermann 1950.
  2. Hovasse « La réalité de l’évolution organique », in Biologie Gallimard 1972, pp1547-1696.
  3. Jaccard « Hasard et génétique des populations » in E. Noël Le hasard aujourd’hui Seuil 1991.
  4. Jolivet « Le principe de Baldwin ou l’effet Baldwin en biologie, Une bonne explication ou une échappatoire des darwinistes ? » L’Entomologiste, t. 63, 2007, n° 6 : 315-324.
  5. Kesten «Erickson’s conjecture on the rate of escape of ad-dimensional random walk»,Trans. of the American Math. Soc. Vol.240, (1978) 65-113.
  6. Kimura, T. Ohta, « Protein polymorphism as a phase of molecular evolution », Nature 229, 467-469, (1971).
  7. Kimura « The neutral theory of molecular evolution: A review of recent evidence » Japan. J. Genet.66 (1991), 367-386.
  8. Koestler, J. R. Smythies, Beyond reductionism, New perspectives in the life sciences, Hutchinson 1969.
  9. Le Chatelier Leçons sur le carbone, la combustion, les lois chimiques, Dunod/Hermann, 1908.
  10. A. Levis, D. W. Pfennig, « Evaluating ‘Plasticity-First’ Evolution in Nature: Key Criteria and Empirical Approaches » Trends in Ecology & Evolution, July 2016, Vol. 31, No. 7
  11. Loison “Why did Jacques Monod make the choice of mechanistic determinism?” Comptes Rendus Biologies, Elsevier Vol.338, 6, (2015), 391-397.
  12. B. Losos Destinées improbables : Le hasard, la nécessité et l’avenir de l’évolution, (Riverhead Books 2017) La découverte 2021.
  13. Matheron, Estimer et choisir, Ecole des Mines 1978; Estimating and Choosing, Springer 1989.
  14. Mayr « Cause and effect in biology » Science 134, (1961), 1501-1506.

J.-Cl. Milner « hasard et langage » in E. Noël Le hasard aujourd’hui, Seuil 1991.

  1. Monod Le hasard et la nécessité, Seuil 1970.
  2. J. Parsons et al. « Does phenotypic plasticity initiate developmental bias? » Evolution & Development. Wiley 2020; 22: 56–70.
  3. Perrin Les atomes, Alcan 1913.
  4. W. Perry et al. « Evolution: Plasticity versus Selection, or Plasticity and Selection? » Current Biology 28, R1096–R1119, 2018.
  5. W. Pfennig, « Evolution and the flexible organism, Do environmentally induced changes to individuals affect natural selection, and if so, how? Amer. Scientist 110, 94-101, (2022).
  6. W. Pfennig, ed., Phenotypic Plasticity and Evolution: Causes, Consequences, Controversies. CRC Press. (2021).
  7. Prigogine Physique, temps, devenir, Masson 1980
  8. Schoffeniels L’anti-hasard, Gauthier-Villars 1973.
  9. Schrödinger What is Life ? The Physical Aspect of the Living Cell, 1944.
  10. Schützenberger, « Le hasard peut-il produire la complexité du vivant ? », in L’Homme face à la science, Critérion, 1992.
  11. Thom Stabilité structurelle et morphogenèse, Benjamin 1972.
  12. Thom « Halte au hasard, silence au bruit », Le Débat, Gallimard, 31, (1980), 119-132.
  13. Thom Prédire n’est pas expliquer, Eshel 1991.
  14. H. Waddington « The theory of evolution today », in Koestler-Smythies Beyond reductionism Hutchinson 1969.
  15. Weismann Essais sur l’hérédité et la sélection naturelle, Reinwald, 1892.
  16. J. West-Eberhard Developmental Plasticity and Evolution, Oxford Univ. Press 2003.

[1] Charles Darwin 1876.

[2] Cf. Henry Le Chatelier 1908.

[3] Henri Bergson 1907.

[4] La biologie devrait-elle se limiter à un rôle descriptif ? La question de la place de la causalité pour les sciences du vivant est permanente (Ernst Mayr 1961, Jean Gayon et Thomas Pradeu 2021).

[5] Lucien Cuénot 1941 et 1944.

[6] Charles-Eugène Guye 1941, p213 et seq.

[7] Erwin Schrödinger 1944.

[8] Laurent Loison 2016.

[9] Ce point de vue est bien exprimé par Ch. E. Guye : « Si donc l’on admet l’hypothèse selon laquelle l’origine de la vie coïnciderait avec l’apparition, dans la constitution moléculaire, d’une fluctuation dissymétrique d’espèce relativement très rare, on conçoit d’emblée pourquoi nous avons toujours été jusqu’ici dans l’impossibilité de faire sortir la vie autrement que de la vie elle-même. Cela résulte immédiatement du fait que nous ne sommes pas le démon de Maxwell et que nous sommes impuissants à agir sur les fluctuations individuelles par le moyen grossier de nos manipulations physico-chimiques (statistiques) que seules nous sommes capables d’effectuer. »

[10] On comprend mieux au dernier chapitre de son livre pourquoi Monod adopte cette position. Elle semble d’ailleurs contredire le rôle qu’il fait jouer, en s’appuyant sur ses propres travaux, aux « complexes stéréospécifiques non covalents », notion qui dépasse « l’hypothèse d’Anfinsen » que l’action des protéines n’interviendrait que par leurs séquences d’acides aminés.   

[11] « Je crois que Jacques Monod nous a rendu un très mauvais service, en donnant l’impression, à la suite de Démocrite, qu’il y avait soit le hasard, soit la nécessité, et que tout dépendait d’eux. Ce service est d’autant plus mauvais qu’il a donné l’image d’un hasard tel un petit dieu grec. » (Jacquard 1991).

[12] Ces recherches ont été publiées et commentées par J. Starobinsky, Les mots sous les mots, Gallimard 1971.

[13] Il s’agit de trois fillettes sur lesquelles on a d’ailleurs peu d’information (cf. H. Morin Le Monde 19 avril 2022).

[14] https://plasticite-phenotypique.cnrs.fr/




La Déclaration des droits de l’humanité (DDHU) face aux grands courants de pensée religieux et philosophiques.

Avertissement

Le texte qui suit est issu du transcript du colloque réuni au Collège des Bernardins (11 décembre 2021), dont l’initiative revient à Corinne Lepage et l’accueil au père Frédéric Louzeau qui doit en être très sincèrement et chaleureusement remercié.

Il a nécessité de nombreuses adaptations et relectures afin que le texte écrit reste aussi fidèle que possible aux discours prononcés.

Ceci a impliqué un minutieux et patient travail qui est le fruit d’une collaboration active avec les participants et les exécutants. Bien sûr, il comporte encore des imperfections.

En tout cas, que soient ici particulièrement remerciées Isabelle Dos Santos, Margaux Berthelard, et Martine Plessis.

Nous avons ajouté trois annexes :

1/ Un texte de Gérard Rabinovitch

2/ Les biographies des participants

3 / Le texte de la DDHU

PS : Nous vous signalons la tenue d’une deuxième colloque tenu à Sciences Po Paris le 17 octobre 2022 suite à la signature de la DDHU par le directeur de Sciences Po Monsieur Mathias Vicherat, le jour même, sous la présidence de Monsieur François Hollande.

Le texte consacré au rayonnement de la DDHU est disponible sur le site de la DDHU (DDHU | Déclaration des Droits de l’humanité | Corinne Lepage).

 

Christian Huglo, fait à Paris, le 21 octobre 2022.

 

 

Sommaire :

Avertissement au lecteur ………………………………………………….2

Introduction par Corinne Lepage …………………………………………4

  1. Premier thème : Droits collectifs et droits individuels ………9
  • Droits et devoirs …………………………………………………9
  • Biens communs et générations futures ……………………..23
  1. Deuxième thème : Droit de la nature et droits humains …..34
  • Conclusion ……………………………………………………..48

Annexes :

  1. Biographies des intervenants ……………………………………49
  2. Contribution de Gérard Rabinovitch …………………………….54
  3. Texte de la DDHU …………………………………………………58

 

 

Pourquoi un séminaire de réflexion de nature philosophique ou religieuse autour des notions que porte la DDHU ?

Introduction de Corinne Lepage

La Déclaration universelle des droits de l’humanité se veut un texte fondateur à vocation universaliste, ce qui implique de réfléchir avec des personnalités connaissant les grandes civilisations sur les bases desquelles la déclaration fait appel.

Tel est l’objet de ce séminaire qui réunit de hautes personnalités des différentes religions mais aussi des libres penseurs, philosophes et juristes autour de deux grandes thématiques qui sous-tendent la déclaration, à savoir le rapport entre les droits et les devoirs collectifs, individuels ainsi que la place de la nature.

Sur le premier sujet, les enjeux collectifs auxquels nous sommes confrontés, qui ne doivent évidemment pas faire disparaitre les enjeux individuels d’intégrité des personnes et des droits de l’homme, rappellent une nouvelle réflexion sur la double dialectique des droits et des devoirs à l’échelle collective comme à l’échelle individuelle.

Le sujet est, en réalité, au cœur de toutes les problématiques contemporaines, qu’il s’agisse des rapports intergénérationnels, du droit des générations futures ou des obligations des pays du nord à l’égard des pays en développement.

Cette même notion d’obligation se retrouve, bien entendu, dans la question des rapports avec la nature, la nécessité ou non d’en faire un sujet de droit et, surtout, un sujet de droit doté ou non de la capacité d’agir en justice.

Les débats passionnants qui ont eu lieu le 11 décembre -grâce à l’accueil des Bernardins- sont retranscrits dans le présent document. Je remercie très chaleureusement tous ceux qui ont accepté de se prêter à cet exercice et leur exprime toute ma reconnaissance.

 

 

La DDHU: intérêt par et pour les grands courants de pensées religieux et philosophiques

 

Père Louzeau

Je suis le père Frédéric Louzeau, enseignant chercheur au Collège des Bernardins.  J’ai été doyen de la Faculté de théologie Notre-Dame il y a une douzaine d’années et j’ai dirigé aussi le pôle de recherche de ce lieu. Lorsque Corinne Lepage et Christian Huglo m’ont demandé d’intervenir dans cette séance de travail sur la DDHU et qu’ils cherchaient un lieu pour cette séance, j’ai évidemment proposé le Collège car ce lieu magnifique est en résonnance avec le travail de la DDHU. L’idée du cardinal Jean-Marie Lustiger était d’ouvrir dans Paris un lieu d’histoire et de culture, conçu comme une  interface entre l’Église et la société contemporaine, mais on s’est vite aperçu qu’il était aussi un lieu de dialogue à l’intérieur même de la société. C’est Marcel Gauchet, qui nous a accompagné pendant des années et qui a été titulaire d’une chaire sur l’éducation, qui nous a fait remarquer que le Collège était un des rares lieux en France où des hommes et des femmes d’opinions différentes, d’options spirituelles diverses pouvaient débattre, se rencontrer et échanger de manière franche et sans intérêts partisans. Ces lieux sont devenus  très rares. Donc tout le bien que je nous souhaite pour cette matinée, c’est de pouvoir échanger sur des sujets graves, complexes de manière apaisée, parce qu’il ne vous a pas échappé qu’en bien des d’endroits la polémique a remplacé la raison (je ne suis pas sûr que notre campagne présidentielle déroge à cette règle malheureusement…).

Par ailleurs, je voulais préciser que ce collège est doté d’un Pôle de recherche qui rassemble à peu près 200 chercheurs répartis en six départements thématiques et une Chaire dont le titre est Laudato Si’, du nom de l’encyclique du Pape François sur l’écologie, auquel s’ajoute un sous-titre : « pour une nouvelle exploration de la terre ». Cette chaire a été confiée à un historien de l’environnement, le professeur Grégory Quenet, de l’Université de Saint-Quentin-en-Yvelines, l’historien ayant introduit en France l’histoire environnementale née aux États-Unis dans les années 70, discipline qui consiste à élaborer le récit d’un lieu, d’un événement, ou d’une série d’événements, pas simplement comme une affaire qui engage seulement des êtres humains qui « font l’histoire » mais aussi des êtres non-humains comme le climat, des animaux, des virus, bref toutes sortes d’êtres vivants ou non vivants qui peuvent jouer un rôle dans les événements. L’objectif de cette chaire est de faire travailler, pendant plusieurs années, des personnes qui sont en train d’observer les mutations de la terre mais qui n’ont pas l’habitude de le faire ensemble : c’est-à-dire d’un côté des scientifiques du système terre (physiciens, géologues, bio-géochimistes, écologues…), de l’autre des représentants des sciences humaines et sociales. C’est quelque chose de très rare que des personnes qui réfléchissent à l’avenir de la démocratie et au renouvellement de l’économie, par exemple, croisent leurs réflexions avec ceux qui explorent le système terre. Il y a quelque chose de fou dans cette espèce de sectorisation des disciplines. C’est pour cette raison que la Chaire a pour objectif une « nouvelle exploration de la terre », car nous estimons qu’un nouvel ordre politique et une nouvelle économie ne peuvent se fonder qu’en explorant la terre qui nous est largement inconnue. Nous nous retrouvons finalement dans une situation presque équivalente à celle du XVIe siècle sauf que, dans notre cas, il ne s’agit plus de faire le tour de la terre ou de traverser un autre continent, mais d’apprendre à connaître le lieu ou le territoire où on vit soi-même, et qui reste très mystérieux, largement inconnu. Je pourrais donner beaucoup d’exemples qui montre combien il n’est pas très raisonnable d’envisager l’avenir de nos démocraties sans essayer de s’ancrer dans une exploration de la terre, telle qu’aujourd’hui des scientifiques sont en train de la mener. J’avais invité le professeur Quenet à notre séance mais il avait une obligation à laquelle il ne pouvait se soustraire. En tout cas, il est de tout cœur avec nous et je l’ai tenu au courant des différents documents que nous avons déjà partagés. Je lui ferai rapport de nos échanges. Merci beaucoup.

 

Corinne Lepage

Nous vivons un moment assez magique, dans le  tumulte  parfois assez  nauséabond dans lequel nous sommes aujourd’hui, car il nous est donné le pouvoir, pendant un petit moment,  de travailler sur ce qui fait notre dignité commune c’est-à-dire notre capacité de s’écouter, notre capacité de se comprendre, notre capacité d’essayer de résoudre ensemble nos problèmes communs. Il s’agit bien de quelque chose de vraiment très privilégié et je dois vous dire que je vous suis infiniment reconnaissante d’avoir accepté, les uns et les autres, cet exercice : Il n’y a ici que des amis de la Déclaration qui pour certains l’ont signée dès l’origine en novembre 2005 au Conseil Economique Social et Environnemental lorsque nous l’avons lancée ou qu’ils l’ont soutenue depuis en novembre 2015.

C’est vrai que ce texte, qui a été pensé par un petit comité de rédaction dont Catherine Le Bris et Christian Huglo  faisaient partie,  a, en fait, aujourd’hui  une portée beaucoup plus importante que celle à laquelle nous avions pensée : Tout simplement parce que depuis le début, les questions que nous avons soulevées sur le progrès, sur le climat, sur la santé, sur le vivant, sur le non-vivant nous ont explosé, si je puis dire, à la figure. L’objet de cette matinée est de discuter entre nous des thématiques que nous avons choisies à savoir : d’une part,les rapports droits individuels / droits collectifs et devoirs individuels /devoirs collectifs parce que cette thématique des droits et des devoirs est au cœur de toutes nos préoccupations actuelles.

Tous les débats, par exemple sur la Covid, mettent en cause la liberté individuelle les obligations collectives.  Sur le climat c’est exactement le même type de problématique donc il nous a semblé à nous tous qui avons réfléchi sur ces sujets qu’il s’agissait bien d’une thématique qui méritait d’être largement discutée.

Je dirais que ce débat occupera les trois quarts de notre réunion et puis il y a un deuxième sujet qui est le rapport avec le vivant non-humain visant, en particulier, les biens communs qui déterminent les conditions du vivant. Il s’agit là d’un problème tout à fait majeur.  

Pour commencer, je voudrais simplement rappeler très rapidement ce qu’il y a dans la DDHu, je ne vais pas lire les articles mais vous rappelle qu’avant les droits et devoirs collectifs, il y a d’abord  il y  a trois principes concernés :  

  • le premier qui reconnaît la responsabilité qui est au cœur de tout 
  • le deuxième qui affirme la dignité de l’humanité et la dignité de la famille humaine  et fait ainsi le lien avec les droits de l’homme car on retrouve dans la Déclaration des Nations Unies de 1948 cette référence à la dignité, c’est en toute connaissance de cause que nous avons utilisé ce mot dans les principes fondamentaux de la Déclaration précisément parce que nous voulions affirmer des liens précis avec la Déclaration universelle des Droits de l’Homme 
  • et enfin le dernier principe est celui de l’équité intergénérationnelle parce que, bien évidemment, la question de l’équité est à la fois spatiale et intemporelle. La manière dont nous nous comportons vis-à-vis des générations qui viennent est évidemment un sujet tout à fait essentiel et je dirais que pour moi la bonne nouvelle c’est que tous ceux qui considéraient que finalement les générations futures n’avaient  pas beaucoup d’importance (car chacun a ses règles et ses propres problèmes et que les autres feraient comme on a fait nous-mêmes) sont, si je puis dire, rattrapés dans la course puisque ce sont les générations présentes qui sont aujourd’hui concernées et pas seulement les générations futures.

Tels sont donc les trois principes de la DDHu interpellés par le premier sujet. Puis nous avons les articles. Ces derniers sont nombreux parce que les droits et les devoirs correspondent à une déclaration sur les droits collectifs : les droits sont le droit au développement, la protection du patrimoine, la préservation des biens communs, la paix et le libre choix de son destin, dans les devoirs collectifs nous avons l’effectivité, la préservation du patrimoine, la préservation du climat et des équilibres, l’orientation du progrès technologique dans le sens du bien-être humain (chose très importante) et enfin l’intégration du long terme.

Voilà donc comment la DDHu s’est intéressée au sujet sur lequel je vous propose de débattre ce matin.

Donc la première thématique sur laquelle je vous propose de réagir est le thème du passage des droits individuels aux droits collectifs. Nous pourrions ainsi nous intéresser aux générations futures, sur le thème de la responsabilité individuelle et collective, intérêts communs et biens communs (1er thème) et à un autre sujet les rapports entre les droits de l’Humanité et les droits de la Nature (2ème thème plus court.

Donc je lance le débat sur le passage des droits individuels aux droits collectifs qui,  à mon sens, pose d’abord la question de la liberté individuelle et celle de la question de la dignité de la personne et de l’humanité (1er sous thème) mais elle contient également une interrogation sur les rapports entre le bien commun et les générations futures (ce sera le 2ème sous thème).

 

  1. Droits collectifs / droits individuels

 

  • Droits et devoirs collectifs, droits et devoirs individuels

 

Alain Juillet 

Concernant l’individualité, moi je suis très frappé par cette évolution qu’on a connue depuis plus de deux siècles au moins et qui nous amène à l’individualisme que je qualifierais de forcené c’est-à-dire que nous sommes aujourd’hui dans un monde où les gens ne regardent presque plus qu’eux même et en plus l’arrivée du numérique dans notre vie fait que nous nous trouvons de plus en plus face à nous-mêmes, face à un écran qui fait à la fois une sorte de miroir et que nous voyons de moins en moins de gens ce qui nous fait dialoguer avec nous mêmes ou à travers d’autres personnes qui sont en définitive nous-mêmes et nous n’arrivons plus du coup à pouvoir échanger autrement que dans une idée pour une pensée convenue donc cela ça me paraît un problème fondamental parce que si aujourd’hui dans la DDHu, on montre l’importance justement de l’échange avec les autres dans un but qui est l’humanité, la finalité de l’humanité, la continuité de l’humanité c’est dans ces domaines qu’il faut bien reconnaître que la plupart d’entre nous, conditionnés par notre environnement, n’en tient aucun compte et que nous vivons dans ce que j’appelle l’Éternel présent, c’est-à-dire qu’on refuse ( et c’est là la civilisation dans laquelle nous vivons avec les modes actuels : Lee woke, la cancel- culture et tout ce qui se passe, où on voit que nous refusons complètement l’histoire parce qu’on ne veut plus avoir de références qui pourraient nous gêner et on réécrit tout dans une vision déformée avec un but bien précis ) d’affirmer la prééminence je dirais même l’absolutisme de ce qui se passe aujourd’hui et de nos interprétations d’aujourd’hui en refusant tout le reste. Et ce qui est frappant, dans cette espèce d’éternel présent c’est que bien entendu on refuse d’envisager le futur qui ne nous concerne pas, cela me paraît très inquiétant pour plusieurs raisons. Quand on regarde aujourd’hui ce qu’on appelle les GAFAM, quand on voit ces grandes sociétés qui sont en train de travailler sur l’évolution de l’humanité où on va connecter les hommes à des machines pour les rendre plus intelligents, où on va changer les constituants de leur corps pur en les remplaçant par d’autres choses et, dans ce cadre là en définitive, on nous annonce comme un paradis une vie à perpétuité ce qui est exactement la même chose et en plus on ne veut pas se rendre compte du nombre de gens qui auront accès à cette super connaissance et il y aura deux problèmes :  Qu’est ce qui se passera quand on les débranche ? Et de l’autre côté, toute une partie de la population humaine ne sera pas connectée et là on crée des esclaves qui n’auront pas accès à ce savoir. Donc quand on regarde cela et qu’on voit aujourd’hui qu’il y a une bonne partie de la population au niveau des intellectuels, des médias, et penseurs qui trouve cela génial on peut que s’inquiéter parce qu’on est en train de remettre en cause, en définitive, l’humanité telle qu’elle est et là je pense que si on ne met pas en place des règles qui nous rappellent un certain nombre de réalités (je reviens à la DDHU) comme par exemple que nous ne sommes pas seuls contrairement à ce qu’on veut nous faire croire mais issus d’un environnement. Il est bien évident que l’homme a évolué et donc croire que cet homme est unique personnellement je m’en inquiète prodigieusement parce que je crois que l’homme fait partie d’un tout, “une partie de la nature” (Spinoza). Et dans ce cadre-là, puisque nous faisons partie d’un tout, il faut qu’on en assume les conséquences c’est-à-dire que non seulement nous avons un devoir mais un droit de chercher à s’élever dans la connaissance, pour la prévention des problèmes ou de la compréhension de l’être humain. Mais au-delà de cela  il faut qu’on réfléchisse à notre environnement, et si on n’a pas de règles, on n’y arrivera pas car chacun est trop individualiste : Aussi les réflexions d’aujourd’hui sont très utiles pour la suite.

 

Ghaleb BenCheikh

Pour le sujet qui nous intéresse ce matin, j’ai cru comprendre que pour cette première partie c’est comment passer des droits individuels à des droits collectifs. Je place les choses dans le sillage de ce qu’a dit Alain Juillet, je pense que notre humanité passe un temps fort dans sa longue et lente maturation. On nous dit qu’après le langage articulé et la production du droit c’est le passage de l’écrit à la machine de Gutenberg ; maintenant nous vivons la révolution numérique qui accélère les choses et ceci n’est pas sans un effet certain sur l’humanité en tant que telle et ceci a donné lieu à deux thèses concurrentes (heureusement c’est moi qui souligne) l’une commence à l’emporter sur l’autre et en tout cas la seconde qui a moins en moins maintenant d’écho est de dire : « pourquoi se prendre les pieds avec cette affaire d’écologie, d’environnement ? Faisons confiance à la science d’une « manière  effrénée cela a toujours été comme ça. Si la planète Terre est dévastée « en  attendant d’aller coloniser d’autres planètes nous aurons les stations orbitales « avec l’oxygène et la gravitation et c’est ainsi qu’il est dans l’ordre naturel des « choses pour l’humanité de continuer aller vers le progrès ».

Quand on leur avait objecté « peut-être mais dans les stations orbitales il n’y a pas de rose, il n’y a pas de tigre » on avait rétorqué de l’autre côté « mais est-ce bien nécessaire si l’esthétique a aussi une émotion nécessaire pour l’humanité et la beauté salvatrice ». Je ne rentre pas dans ce débat philosophique ou métaphysique. Je dirais d’abord, de mon point de vue de citoyen en plus que de responsable d’une fondation de l’Islam écrit avec la majuscule, on pense plus à la civilisation et aux cultures et non aux questions cultuelles ou proprement religieuses. Je donnerai mon avis aussi comme homme de foi. Dans les sagesses ou la sagesse de l’humanité notamment les sagesses et grandes traditions religieuses , dans la famille abrahamique monothéiste il y a cette idée heureusement de nos jours qui n’est plus celle où l’homme de dominer la création mais plutôt comme quoi la planète Terre est un cadeau de noces offert d’une manière imagée et romancée au premier couple original et tout cadeau, il y a lieu de le chérir de le préserver et de le léguer comme un patrimoine important à la descendance. Et c’est cette idée de préserver ce bien qui détermine le fait que lorsqu’il y a ce manquement à cette  idée de sauvegarde on est en faute et on doit en répondre. Et je finirai sûrement ma première réponse avec cette idée de droit collectif. D’abord les droits et les devoirs sont l’envers et le revers d’une même effigie et on ne peut jouir véritablement de ses droits que lorsqu’on se sera acquitté de ses propres devoirs pour que les droits demeurent de manière inaliénable. Mais dans une approche responsable, éthique et engagée, il faut toujours s’acquitter de ses devoirs. Et le second point est que l’être humain fait partie d’une grande famille, c’est une espèce, si j’ose dire l’espèce humaine, d’égale dignité et le respect d’un seul homme est consubstantielle à la dignité de l’humanité tout entière. Donc on ne peut plus raisonner en individuel, si on persiste on raisonne comme un hologramme et l’holographie c’est que tout se trouve dans la partie donc l’humanité toute entière et dans l’individu et l’individu concentrant lui l’humanité toute entière. Donc ce passage d’un droit individuel à un droit collectif opposable  doit devenir contraignant.

 

Père Louzeau

Sur ce passage des droits individuels aux droits collectifs, je pense que, du point de vue de l’Église catholique, il faut d’abord retourner à l’histoire car l’histoire du rapport entre l’Église catholique et la Déclaration des droits de l’homme de 1789 est pour le moins complexe. Pour faire bref, entre 1789 et 1944, les différents papes qui se sont succédé se sont opposés aux droits de l’homme, à la démocratie et à la liberté religieuse. Et ce n’est qu’en 1944, dans un discours de Noël devenu fameux, que le pape Pie XII, peu enclin au progressisme, a reconnu l’importance de la démocratie et  des droits de l’homme.

Que s’est-il donc passé pendant 150 ans ? Ce passage d’une condamnation de la démocratie, des droits de l’homme et de la liberté religieuse à leur défense est tellement énigmatique pour les catholiques eux-mêmes, qu’une partie de ces derniers ont fait sécession à ce sujet. Quand on lit les textes des Papes de la période dite « intransigeante », on repère que leur opposition aux droits de l’homme et à la démocratie repose sur la critique de trois principes de la Révolution française :

  1. La négation de ce que la théologie chrétienne appelle la Révélation comme fondement de l’ordre social.
  2. Le rationalisme, c’est-à-dire la prétention de vouloir organiser l’ordre humain uniquement à partir de la raison.
  3. Enfin la souveraineté absolue du peuple et de la nation dans l’ordre politique.

Que s’est-il passé pour que le pape Pie XII apprécie différemment la démocratie et les droits de l’homme ? Il faudrait, bien sûr, relire précisément le discours de 1944 mais ce qui a changé, c’est qu’en s’affrontant aux régimes totalitaires, les démocraties comme l’Église ont muté. Les idéologies totalitaires niaient en effet, en théorie comme en pratique, le fondement transcendant des droits de l’homme et de l’humanité. Elles proposaient un nouveau point de gravité, qui n’était plus une dignité transcendante mais l’intérêt de la race aryenne ou de la classe de prolétaires. Le fait d’avoir lutté contre ces idéologies, jusqu’à prendre le risque de mourir, a métamorphosé les régimes démocratiques. Ils se sont battus pas seulement contre des tanks et des canons mais contre des visions du monde, et ce faisant, ils se sont transformés de l’intérieur. Ce n’est pas un hasard si, des décombres de la Seconde guerre mondiale, le nouvel ordre international s’est construit autour d’une déclaration universelle des droits de l’homme et le pape Pie XII y a reconnu un événement fondamental de l’aventure humaine. Voilà ce qui, à mes yeux, explique le « tournant » dans l’histoire tumultueuse des rapports entre l’Église catholique et les droits de l’homme.

Pour répondre à la question posée sur le rapport entre le droit individuel et le droit collectif, il faut ajouter un deuxième point : dès Pie XII, les papes ont aperçu qu’il y avait quelque chose à corriger dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et qui est le problème de l’individualisme. Dans les documents où l’Église « bénit » la Déclaration des droits de l’homme, tout de suite la question des devoirs est mise en avant, comme un miroir. Pas de droits sans devoirs ! On trouve cet équilibrage notamment dans l’encyclique Pacem in terris du pape Jean XXIII en 1963. Une seconde manière de « rectifier » l’individualisme des droits de l’homme sera de reconnaître des droits et des devoirs à des communautés humaines, à l’intérieur desquelles la personne humaine se réalise concrètement, notamment les familles et les nations.  En 1983, le pape Jean-Paul II fait rédiger une charte des droits de la famille. Dans la pensée de l’Église, les droits de l’humanité comme une espèce ne tiendrait pas non plus s’il n’y avait pas aussi le droit de toutes ces communautés intermédiaires. En 1995, pour son deuxième discours à l’ONU, Jean-Paul II va parler du droit des nations : droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à garantir leur existence etc…  Entre l’humanité entière et la personne individuelle, il y a toute une série de collectifs, comme des pelures d’oignons, dont les principaux sont les familles et les peuples. On ne peut passer de l’individu à l’humanité que par toutes ces couches successives, la grande difficulté étant de savoir comment on les ordonne les unes par rapport aux autres.

 

Dominique Bourg

Je voulais revenir à l’amont de la question de l’articulation des droits individuels et collectifs en rappelant, j’en suis désolé, quelques banalités : la première, l’individualisme est un phénomène social qui n’affecte en rien l’ontologie relationnelle de la réalité humaine, le caractère collectif des mouvements de pensée qui façonnent les sociétés. A une échelle plus subjective, je renvoie au un travail philosophique de Francis Jacques dans  Différences et subjectivité où il montre que la relation je/tu précède et le je et le tu ; je pourrais égalemnent renvoyer aux travaux de Simon sur l’individuation. L’atomisme social lié au libéralimse et plus encore au néolibéralisme produit des effets anthropologiques dévastateurs, ce qui a été rappelé par Alain Juillet.

Je voulais donc faire voir cet individualisme extrême au travers de quelques phénomènes :

  1. Me frappe en premier lieu l’indifférence migratoire, le fait que la Méditerranée devienne un cimetière, et la Manche n’en est pas très loin, et le tout sur fond de campagne électorale présidentielle nauséabonde. Nous constatons une indifférence au devoir d’humanité dont en fait très peu de sociétés sont porteuses. Et puis je dirais que l’indifférence migratoire est proche de l’indifférence écologique. Je renvoie ici à une étude publiée à la mi septembre où ont été interviewés une dizaine de milliers de gens entre 16 et 25 ans de 10 pays dont l’Inde, le Brésil, le Nigeria, les Philippines, le Maroc, ce ne sont pas des pays dits riches et anciennement industriels. Il ressort de cette enquête que 3 jeunes sur 4 taxent leur avenir d’« effrayant ». C’est probablement la première manifestation d’un affect global. Les résultats de de Glasgow ne risquent guère de changer la situation : est attendue une augmentation de 14% par rapport à 2010 de nos émissions d’ici à 2030, alors qu’il faudrait les réduire de moitié. Une indifférence analogue donc. Et une quasi-absence de ces enjeux en outre dans la campagne électorale française présidentielle.
  2. Je voudrais évoquer un autre effet de l’individualisme extrême, qui n’a plus grand chose à voir avec le respect dû à la personne humaine. Nous assistons en effet à l’affirmation de logique marchande comme principe absolu, à l’affirmation de la liberté d’option des individus sur un marché au-dessus de toutes les autres formes de liberté. Je ne suis pas un nostalgique de l’ORTF, mais quand il y avait quelques chaînes de télévision et pas de Web, il y avait un monde commun. Concernant les nouvelles au-delà du cercle familial et des proches, tout le monde disposait des mêmes faits à partir desquels il était loisible de construire des interprétations différentes. En revanche, aujourd’hui, nous assistons à une fragmentation du paysage de l’information avec de multiples chaînes commerciales et les médias sociaux. Ces chaînes sont soumises à une logique de chalandise : le problème de Fox News est d’avoir des chalands ; si vous mettez un journaliste de CBS à Fox News, l’audience s’effondre car elle est attachée à une information outrancière, si ce n’est contrefactuelle. Là aussi s’exprime un individualisme extrême débouchant sur des niches regroupant des individus opposés aux autres. Les algorithmes de YouTube sont destinés à décrédibiliser les informations des médias classiques pour attirer le chaland vers des vidéos pour le moins absolument fantaisistes. Aux États-Unis, ce sont 75 millions d’électeurs qui continuent à penser que le l’élection de Trump lui a été volée.  Les niches complotistes se multiplient : le platisme, le récentisme, les humano-reptiliens, Q’Anon, et j’en passe. La démocratie devient difficile. Le parti républicain suit Trump et refuse une enquête parlementaire sur les émeutes du 6 janvier. Ce type d’extrémisme était également très présent lors de la campagne présidentielle française durant laquelle les thèses absurdes de Zemmour étaient présentes jusqu’à l’écœurement.

La fragmentation du paysage de l’information détruit aujourd’hui la possibilité même d’un monde commun. Souvenez-vous, il y a 2 ou 3 ans, Fox News avait affirmé que s’était produit un attentat en Suède qui n’avait pas eu lieu. Trump avait réagi en fustigeant la Suède ! Déni d’un monde commun et affirmation d’un monde alternatif, à l’instar des nazis pour Poutine et les médias russes. Côté chinois, on va même jusqu’à surveiller et noter la population.

Dans ce contexte, la DDHU apparaît comme une perle dans un océan de boue ! II n’y a guère de motifs de confiance, sans même évoquer l’état écologique de la planète.

 

Matthieu Ricard

Commençons disons par cette différence que vous avez suggéré entre droits individuels et droits  collectifs. Il est certain que la notion de droit individuel ne peut plus être considérée comme un simple instrument, un si grand esprit qu’Aristote pensait qu’une centaine d’esclaves pouvait faire le bonheur de milles personnes. C’était acceptable éthiquement, mais nous en sommes plus là. Mais cela peut conduire à une exacerbation de l’individualisme et notamment au fait j’entendais par exemple une jeune fille dire sur la BBC anglaise que la liberté pour elle était de faire tout ce qu’elle voulait sans que personne ne puisse y trouver à redire, à cela William Shakespeare répondait déjà que la liberté sans frein  est mariée avec le malheur donc cela est évidemment inconcevable et donc les droits collectifs ne sont plus basés pour essayer de résoudre des questions d’éthique pour des individus qui existent aujourd’hui et qui peuvent à la fois être conscients de leurs droits à revendiquer des droits et permettre une forme de réciprocité par rapport à autrui ce qui est généralement considéré comme le fait qu’on peut pas avoir de droits sans réciprocité mais à partir du moment on parle de droit collectif le droit des générations à venir de droit des êtres non humains cette question de réciprocité et de temporalité n’existe plus.

Sur la notion de liberté on peut aussi envisager de quoi vient cette hyper individualisme qui nous pousse à dire finalement j’ai le droit de faire exactement ce que je veux, on peut revenir à ce que disait aussi Gandhi qui disait que le degré de liberté extérieure dépend de notre liberté intérieur c’est à dire à quel point allons-nous être conditionnés par nos pulsions par notre animosité, par notre obsession, par notre arrogance vient de savoir si nous sommes intérieurement ou non l’esclave de nos pensées donc cette jeune fille qui revendique le droit de faire tout ce qui lui passe par la tête sans que personne n’y trouve à redire en fait elle était l’esclave de ses pensées comme les herbes à la surface d’un sol qui penche d’un côté ou de l’autre selon la direction du vent donc c’est évidemment ce type d’individualisme exacerbé qui mène à des excès et sont sans limite donc d’où l’idée de d’établir des droits collectifs d’établir de la réciprocité et que la limite de la liberté c’est bien sûr à partir du moment on commence à nuire à autrui c’est ce qui est des articles 2 et 4 je crois de la déclaration universelle des droits de l’homme ; Notre liberté s’arrête lorsqu’ on commence à nuire à autrui et que les lois vous interdisent tout, comme disait je crois Montesquieu, ce qui nuit à autrui et sinon on a le droit de tout faire ce qui n’est pas qui n’est pas interdit par cela. Voilà plus que quelques petites considérations préliminaires et je reviendrai plus avant par rapport à ce que disait Dominique bourg sur la l’article du Lancet : non seulement 75% des jeunes pensent que l’avenir est extrêmement sombre mais 56% pensent que l’humanité est vouée à la disparition ce qui est quand même pas très optimiste espérons que ça sera pas de cette façon probablement beaucoup ne survivront mais au prix de quelles souffrances et on reviendra là-dessus sur la question des droits des générations à venir c’est que si par exemple nous allons jusqu’à 4° ou 3° degré même de réchauffement climatique la population humaine pourrait se réduire de 7 à un milliard, on peut se dire que la question de la surpopulation sera réglée et là l’espèce humaine survivra, la planète s’en remettra forcément mais au prix de combien de souffrances et c’est là évidemment que la souffrance de l’autre entre en jeu et cette notion disons de droit universel c’est on pourrait dire le droit de vivre et de ne pas souffrir de manière injuste c’est peut être ce qui caractérisait qui serait applicable la façon la plus large possible non seulement à nous autres êtres humains présents ici et aujourd’hui de garantir aux générations futures, qui ont le droit d’être pouvoir vivre une vie convenable, des droits passifs même s’ils ne sont pas encore là et des autres espèces qui aspirent à vivre à ne pas souffrir et on ne peut pas il est peu dire qu’il est juste et moral d’infliger des souffrances inutiles à des êtres sensibles.

 

Alain Papaux

Moi j’aimerais me placer de manière neutre mais en amont des discussions qui ont précédées. L’individualisme c’est de montrer les fondements politico-juridiques de l’Europe qui est la seule civilisation que je connaisse.

Quand on prend une définition aussi consensuelle et innocente comme “ma liberté s’arrête où commence celle d’ autrui” en la triturant peu philosophiquement on se rend compte que si autrui n’est pas là, ma liberté ne s’arrête pas et là on a pour moi le ressort de toutes les difficultés devant lesquelles nous sommes aujourd’hui selon principe « notre liberté est infinie ». Toute la modernité pense à la liberté comme infinie certes non finalisée aussi  bien qui n’a pas de terme de limites au sens plus peut être métaphysique, qui ne connaît aucune finalité naturelle nous n’avons plus aucune finalité naturelle. On revient au constat fait par Matthieu Ricard ou Dominique Bourg sur la liberté comme absence d’obstacles extérieurs :  je suis libre pour autant que rien ne s’oppose à ma volonté quelle qu’elle soit et c’est la définition sur laquelle nous avons construit le droit moderne qu’on appelle les droits subjectifs.

Il suffit de regarder d’ailleurs les avatars de cette notion de liberté infinie pour constater à quel point est profondément enracinée en nous l’idée d’autonomie moderne. L’autonomie est elle-même l’auteur de la norme… donc à nouveau nous retrouvons la liberté infinie. La notion de contrat social n’est que l’échange de volontés réciproques et concordantes, quel qu’en soit le contenu il suffit que les volontés soient réciproques et concordantes, il n’y a donc plus aucune considération du contenu dans la manière de penser le droit aujourd’hui nous sommes dans des théories procédurales du droit. Si la liberté est infinie, puisque nous n’avons plus de finalité naturelle alors la société elle-même est un artefact et le tout collectif devient un pur artefact ce sera pour nous dans ce groupe une question très difficile de savoir- enfin échapper à cette accusation terrible à partir de la liberté des modernes- si la liberté infinie fait que l’humanité serait, elle aussi, un artefact ou un mot qui connote un ensemble d’individus mais, en réalité, n’existerait ultimement que ces individus pour le dire en termes plus simples où philosophiquement nous avons perdu la notion de vivant politique, nous ne sommes plus naturellement destinés à vivre avec autrui – je dis bien dans la construction philosophique ou juridique-  je crois que nous vivons une dissonance cognitive et affective très forte puisque le discours est celui de la liberté infinie mais nos pratiques et nos sentiments sont évidemment encore tout à fait indexés ou si vous voulez découlant de la notion de vivant politique. Donc  pour cet humain politique le fait de disposer d’une liberté infinie dont l’avatar est l’individualisme conduit à la disparition de tout le bien commun  puisque rien ne transcende l’individu, vous ne pouvez plus penser à partir du droit subjectif, c’est aujourd’hui la notion de bien commun, vous pouvez penser comme nous indiquent les économistes que celles “d’intérêt commun” peut être une somme optimale des intérêts individuels mais aucune transcendance à tout le moins par rapport aux desiderata des individus.

Hannah Arendt a des formules à mon avis quasiment définitives sur la question qui fait remonter malheureusement ce poison de l’individualisme déjà aux théories modernes qui reprenaient soit disant le droit romain à savoir que la logique qui préside la politique aujourd’hui est une logique domestique, c’est-à-dire la logique de la « Domus » de la maisonnée à la grecque ou à la romaine c’est à dire ce qui se passe dans la vie privée, donc anti-Agora ou ‘contra la respublica’, cela ne regarde pas la politique.

Or, c’est bien quand on parle de privatisation de la société (en réalité c’est pas une privatisation du tout au sens du droit privé mais c’est beaucoup plus profond et beaucoup plus grave) on aboutit à une domestication de la politique au sens où ce sont les intérêts privés et la logique de la maisonnée qui président à la construction même de la politique, qui nie en réalité  toute possibilité même d’un authentique bien commun c’est la raison pour laquelle on vit dans la modernité, la liberté comme un arrachement aussi bien aux déterminations naturelles qu’aux déterminations historiques et pas du tout comme une insertion dans une tradition dans un collectif et encore moins ce qu’on devrait peut être faire aujourd’hui une sorte de liberté d’immersion de l’individu c’est à dire qu’il serait redevenu citoyen dans la biosphère.

Cette liberté d’immersion elle-même exigerait alors la reconnaissance de notre finitude et là je vois évidemment un rôle absolument central des religions ou des spiritualités pour participer disons à  l’érection d’une notion d’humanité puisqu’au fond tous les messages de spiritualité sont des messages fondés d’abord sur la reconnaissance de la finitude humaine la plus essentielle, peut être originelle, où originale de cette liberté des modernes est l’abandon du monisme âme corps qui faisait l’humain quand il se pensait entièrement naturel et entièrement culturel, vous pensez forcément comme un être fini puisque la nature vous indique en tout point que nous sommes des êtres finis mais nous savons qu’en Occident nous sommes rentrés dans un système éminemment dualiste et que, par conséquent, là où aujourd’hui le ‘mind,’ ou le ‘spirit’ est censé pouvoir vivre sans nature d’où les transhumanistes et cela conduit à un mépris quasiment mécanique de tout.

 

Catherine Le BRIS

Dans une plainte au Comité des droits de l’enfant des Nations Unies (plainte qui a été déclarée irrecevable), Greta thunberg soulignait à trois reprises que le climat est une « préoccupation commune à l’humanité ». Elle y invoquait l’intérêt des générations présentes mais aussi et surtout futures, avec en filigrane l’idée d’un destin commun du genre humain. Pourtant, faute de mieux, les droits qu’elle invoquait étaient des droits individuels, à savoir le droit à la vie et le droit à la santé notamment. Comme si, finalement, le climat était l’affaire de chacun, détaché les uns des autres, mais non de tous.     
Pour comprendre les liens entre climat et droits de l’homme, il faut rappeler que, sur un plan juridique, ils ont longtemps suivi des chemins séparés. Les intervenants précédents l’ont souligné, les droits de l’homme sont profondément imprégnés de la philosophie individualiste alors que la protection du climat comme le droit de l’environnement dans son ensemble cherchent plutôt à assurer l’avenir commun de l’humanité sur la planète. Il est vrai que cette sphère respective entre le climat et droits de l’homme n’était pas totalement hermétique : la Déclaration de Stockholm reconnaissait déjà en 1972 le droit fondamental à la liberté, à l’égalité et à des conditions de vie satisfaisantes dans un environnement de qualité. Toutefois, ce rapprochement restait purement déclaratoire. Il a fallu attendre l’Accord de Paris en 2015 pour que ce lien se renforce. Pourtant, ce rapprochement, qui a été obtenu de haute lutte, reste, lui-même, confiné au préambule de l’accord ; or, ce préambule a, lui aussi, un caractère purement déclaratoire. On a donc peu avancé.      
Malgré un rôle actif de certaines institutions onusiennes, la poussée du climat dans le champ des droits de l’homme est plutôt venue de la société civile, des ONG. Il y a beaucoup d’affaires dans ce domaine ; je ne vais pas développer parce que Christian Huglo, qui connaît très bien la question, reviendra lui-même sur ce thème, mais beaucoup d’affaires relatives au climat font référence aujourd’hui aux droits de l’homme. Le juge suit parfois les requérants dans cette logique tandis que d’autres fois, ce n’est pas le cas : ainsi, en France, récemment, s’agissant de « L’affaire du Siècle », le juge ne s’est pas engagé sur le terrain des droits de l’homme.  
On retrouve aussi cette tendance d’approche du climat en termes de droits de l’homme au niveau supranational. On vient d’évoquer l’affaire Greta Thunberg mais il y a d’autres affaires, notamment devant le Comité des droits de l’homme des Nations unies contre l’Australie pour inaction climatique. Il faut aussi rappeler le recours des jeunes Portugais devant la Cour européenne des droits de l’homme. Les droits de l’homme sont donc très présents dans le champ du climat. Pourtant, malgré des atouts certains, leur apport est limité. Il ne s’agit pas ici d’affirmer que les droits de l’homme n’ont aucun rôle à jouer dans le champ du climat : ils sont essentiels ici comme ailleurs. En revanche, ils ne sont pas suffisants, c’est à dire qu’ils ne peuvent pas absorber toutes les demandes ; ils ne sont pas taillés pour. Les droits de l’homme ont été pensés pour répondre à certains besoins et ils ne peuvent pas spécifiquement être adaptés aux défis globaux que soulève la crise climatique. C’est sur ce point que je souhaite insister.

Il y a deux choses qu’il faut bien comprendre sur les droits de l’homme. La première chose est relative à leurs limites temporelles : les droits de l’homme sont des droits qui sont ancrés dans le présent ; ils sont pensés pour les contemporains ; ils ont vocation à protéger les libertés des individus, et non pas les intérêts de l’humanité ou de la nature. Ces droits font preuve de ce qu’on peut appeler un égoïsme générationnel. C’est particulièrement tangible sur la question des changements climatiques. En effet, sur un plan technique juridique, il est nécessaire, pour que le juge puisse s’emparer de la question, que la violation du droit de l’homme soit déjà intervenue : sauf exception, le but n’est pas de prévenir la violation d’un droit de l’homme ; cela a été rappelé notamment dans des affaires relatives aux essais nucléaires.

Par ailleurs, les droits de l’homme présentent aussi des limites spatiales. Chacun sait que les conséquences des gaz à effet de serre peuvent se ressentir dans un pays X même s’ils ont été émis dans un pays Y, c’est-à-dire qu’ils ne connaissent pas de frontières. Or l’Etat est, en principe, responsable uniquement des violations de droits de l’homme sur son propre territoire. Il est vrai qu’à titre exceptionnel, il va pouvoir être tenu responsable de violations commises sur un autre territoire : c’est le cas par exemple des territoires occupés mais il est alors nécessaire qu’il exerce un contrôle effectif.

Un autre problème sur un plan spatial tient à ce qu’avec le climat, l’origine de de la violation du droit présente un caractère diffus. La responsabilité de l’Etat se trouve ainsi diluée dans un ensemble. Par exemple, la montée des eaux sur le littoral français n’est pas due qu’à la politique française. Or, ceci se doit d’être pris en compte sur un plan juridique. Finalement, on constate que la responsabilité en matière climatique, mais plus largement aussi dans d’autres domaines en matière environnementale, présente un caractère indivisible. C’est ce qui transparaît dans l’affaire Greta Thunberg devant le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies puisque les requérants avaient choisi de poursuivre plusieurs Etats qui étaient des gros pollueurs climatiques et non pas un seul État.

D’où l’intérêt de reconnaître des droits de l’humanité. Ces droits de l’humanité, on les a souvent qualifiés de droits de l’homme de la troisième génération. Cette dénomination me semble quelque peu trompeuse parce qu’en réalité les droits de l’humanité sont d’une autre nature que les droits de l’homme. Sur un plan philosophique – Alain Papaux l’a rappelé- l’humanité est considérée comme une immense et éternelle unité sociale, c’est à dire qu’elle se compose autant des personnes vivantes que des personnes à naître : elle est donc intertemporelle mais elle est aussi interspatiale : elle regroupe tous les êtres humains. Cela est rappelé dans la Déclaration universelle des droits de l’humanité de 2015.       
Les droits de l’humanité sont forgés à l’image de leur titulaire : ils sont, eux aussi, à la fois interspatiaux et intertemporels. Cela signifie que, sur un plan juridique, les droits de l’humanité ne connaissent pas les limites des droits de l’homme. Comme ils sont intertemporels, ils vont permettre de prévenir une violation et comme ils sont interspatiaux, ils vont permettre de poursuivre plusieurs Etats.
Pour conclure sur cette question, il faut bien comprendre que l’individu n’est pas la bonne échelle pour répondre aux défis actuels. L’humanisme juridique de l’émancipation individuelle qui les sous-tend doit aujourd’hui être complété par une nouvelle forme d’humanisme juridique : un humanisme juridique de l’interdépendance ou un « humanisme juridique de la maison commune » pour reprendre les termes de Mireille Delmas-Marty.

 

Christian Huglo

Pour moi 3 sujets se déduisent de la problématique que vous avez soulevée.

Le premier tient en ce que pour les droits de l’humanité par rapport au droit individuel il n’y a pas lieu à un passage quantitatif mais qualitatif et c’est un saut qualitatif effectivement ce qui a été démontré il y a quelques instants et la preuve en est très simple : C’est qu’il existe des tribunaux de droits individuels mais il n’existe pas de tribunaux de droit collectif et effectivement il y a une phrase qui nous est chère à Catherine Le Bris et moi-même c’est celle du professeur Dupuy : “passer de l’homme aux groupes familiaux, régionaux, nationaux, internationaux résulte une progression quantitative, accéder à l’humanité suppose  un saut qualitatif dès lors qu’il est franchi, elle doit elle-même jouir de droits faute de quoi les hommes perdraient les leurs” et vous avez un écho à cette magnifique déclaration de Madame Irène Bokova, directrice générale de l’Unesco : « Aucun individu, aucun État ne peut relever ce défi du changement climatique. Seul l’environnement connecté avec l’humanité en tant qu’espèce nous fait sentir membre d’une même espèce humaine. Ce sentiment est précisément l’essence de l’humanisme qui me tient à cœur ».

Je crois que c’est ça le fond du sujet. Effectivement, la DDHu elle-même s’est préoccupée de cette question puisqu’il y a un article 16 qui dit “les Etats ont le devoir d’assurer l’effectivité des principes droits et devoirs proclamés dans la présente déclaration y compris en organisant des mécanismes permettant d’en assurer le respect”. Ce ne sont pas les États qui ont franchi le pas ce sont les juridictions et il y a il y a 2 arrêts absolument fondamentaux qui relient le sujet : sur quoi est fondée la grande décision Urgenda ? Cette décision de la Cour suprême de Hollande qui dit qu’effectivement le programme de réduction n’est pas suffisant en violation des articles 2 (droit à la vie) et 8 (vie familiale) de la convention et si vous lisez la décision vous verrez que la Cour dit à peu près la chose suivante : “ce qui est prévu pour l’individu est prévu pour tous les hollandais aussi”.  La décision la plus intéressante est celle de la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe (que Corinne a commentée et qui a été commentée par les professeurs Laurent Fonbustier et Emilie Gaillard).  Ce qui est dit de façon claire et précise dans cet arrêt est que si la loi allemande est suffisamment efficiente pour l’immédiat  mais malheureusement pas pour la période 2050 dit la Cour  « vous n’avez rien fait, vous avez sacrifié les générations futures”. On est donc en présence d’une nouvelle dimension de l’humanité : celle des générations futures.

Le second sujet, c’est la société civile qui a, par recours au juge, pris l’initiative de cette évolution ce qu’incarne la DDHu en dégageant la notion fondamentale d’obligation climatique.

En effet, ce nouveau concept de valeur supra législative se retrouve sous divers aspects dans trois groupes de décisions. Dans la décision Urgenda (alliée aux droits de l’Homme par passage de l’individualité à l’humanité) même celle du Conseil d’Etat dans l’affaire Grande Synthe qui voit un impératif avec effet direct dans les dispositions de l’accord de Paris qui fixait l’objectif 1,5° fin 2100 et surtout la décision de Karlsruhe qui vise les générations futures et qui représente bien une forme d’incarnation de la notion d’Humanité. Que dire et développer surtout lorsqu’il y a urgence ?

Le dernier sujet est celui de l’apparition d’un principe transgénérationnel celui du bien commun. Jusqu’à présent il était souvent assimilé à l’espèce maintenant il l’est au temps.

C’est pourquoi se sont développées des recherches sur ce sujet que l’on appelle les communs qui, selon certaines décisions des juges américains, sont assimilés à des biens collectifs sous le nom de Trust. La protection de la biodiversité fait partie intégrante des objectifs de la lutte contre le réchauffement climatique qui emporte également d’ailleurs le droit à la santé de tous et non d’un seul.

 

Corinne Lepage

Je voudrais, en guise de synthèse qui répondra aux questions posées par nos intervenants,  donner une définition de l’humanité, le texte de la déclaration nous en donne une au considérant n°9: “considérant la responsabilité particulière des générations présentes en particulier des Etats mais aussi des peuples, des organisations intergouvernementales, des entreprises, notamment des multinationales, des organisations non gouvernementales, des autorités locales et des individus”. En fait ce feuilleté, si je puis dire, de niveau de compétence qui aboutit à l’humanité -pour reprendre l’expression de la Convention sur le climat des obligations communes et différenciées c’est à dire ce que chacun peut faire là où il est- c’est un premier point extrêmement important.

Deuxièmement, et maintenant sur ce rapport collectif / individuel, et celui des obligations en regard des droits, ce que vous avez tous rappelé, il n’y a pas de droit sans obligation sauf que généralement les déclarations de droit oublient les obligations : celle-là en fait un impératif au même niveau que les droits.

Au niveau des droits et devoirs individuels, on passe insensiblement de l’un à l’autre tout simplement parce qu’on a inscrit la DDHU dans la continuité de la Déclaration universelle des droits de l’homme et c’est le président Costa qui a présidé longtemps la Cour européenne des droits de l’homme qui lors d’un colloque, qui s’est tenu à Strasbourg en 2019, avait dit que la DDHU en était la continuité et le prolongement nécessaires. Tout simplement parce que sans reconnaissance de droits et devoirs de l’humanité à terme il n’y a plus de droits et devoirs de l’homme tout simplement. 

C’est un peu ce qu’on trouve aussi en soubassement d’une vieille décision d’une Cour fédérale des États-Unis de 2007 -que Christian cite souvent- qui reconnaît quelque part que le droit naturel s’impose à la Constitution américaine parce que tout simplement s’il n’y a plus d’humanité sur terre pour appliquer la Constitution alors  y a plus besoin de Constitution qui paraît être assez bon sens.

Donc voilà où on en est quand même et ça répond indirectement à la question que Christian vient  de poser : on en est arrivé à un tel degré d’urgence qu’effectivement il faut que nous trouvions des solutions juridiques acceptables qui permettent de faire prévaloir à la fois le bien commun et les générations futures qui sont le double prolongement  de ce qu’on vient de dire tout simplement.

Pourquoi ? Parce que le passage de l’individu au collectif il se fait dans l’espace avec les biens communs et la gestion de notre affaire commune et puis dans le temps avec le droit des générations futures et la manière dont la cour de Karlsruhe a jugé ce point au début de l’année (bien entendu la DDHU n’y est pas évoquée) mais ce sont exactement les principes de la DDHU que l’on trouve dans cette décision. Maintenant je vous propose de passer à la 2e étape concernant le thème “Bien communs et générations futures”. 

 

 

  • Biens communs et générations futures

Alain Juillet

Avant d’aborder ce thème je veux revenir sur un point qui me paraît essentiel qui est qu’au départ toute société, quelle qu’elle soit, partage parce qu’elle est obligée, parce que cela se crée avec l’histoire, avec les problèmes, avec les conflits, avec l’environnement qu’il y a un certain nombre de valeurs qui émergent. Ces valeurs qui sont un peu différentes selon les zones, la géographie, la culture, dont on retrouve les bases à peu près partout et dans toutes les religions et dans tous les systèmes de pensées quels qu’ils soient, pour moi ces valeurs ce sont celles qui génèrent les devoirs. Parce qu’une fois que l’on a des valeurs bien identifiées derrière on comprend que l’intérêt général le bien commun fait qu’on a un certain nombre de devoirs qui sont issus de ces valeurs et qui nous permettent à tous de vivre collectivement ensemble. Donc pour moi les droits viennent bien après et ne sont qu’une conséquence de ce que je viens de dire. Et alors j’ajoute qu’on voit que depuis la Révolution française, je reprends ce que disait le Père Louzeau, depuis la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, on a vu justement l’émergence d’abord des droits qui étaient affirmés c’était une nouveauté à l’époque qui ne connaissait pas les droits et puis progressivement en 2 siècles ces droits sont devenus exorbitants  on s’est mis à oublier les devoirs et on a complètement oublié les valeurs. Car la société moderne est une société sans valeurs traditionnelles ou fondamentales c’est une des raisons pour lesquelles les religions, en général, ont des problèmes aujourd’hui. C’est qu’il y a un certain nombre de pertes de valeurs et donc pertes de références. Alors ça va très loin parce que quand on parle des jeunes comme ça a été évoqué aussi tout à l’heure et toujours dans l’intérêt du bien commun la jeunesse à toutes les époques de l’humanité, la jeunesse comme tout individu d’ailleurs a aussi besoin pour se mobiliser d’avoir une espérance. Cette espérance va venir avec des ajustements des objectifs collectifs, par la foi individuelle mais il va y avoir un ensemble de choses qui fait que l’individu va faire pour atteindre cet objectif ou parce qu’il croit à quelque chose, à l’espérance d’y arriver ce qui crée une motivation et une dynamique : aujourd’hui dans cet embrouillamini dans lequel nous trouvons avec la jeune génération et tous les autres aussi d’ailleurs, ont perdu cette notion de bien commun (puisqu’ils ne pensent qu’à eux)  ils n’ont pas de motivations, : s’il n’y a plus de valeurs, il y a plus de références, on n’est pas capable de leur donner voilà alors on arrive à ce qui se passe aujourd’hui et avec à la fin de l’histoire si je peux dire aujourd’hui, une opposition dogmatique je dirais une opposition dogmatique qui fait que on ne veut même plus écouter l’autre, on rejette l’autre et si l’autre ne pense pas comme vous il a forcément tort. Alors comment leur amener justement une espérance ? Comment leur redonner l’espérance dans un monde meilleur, dans un monde dans lequel ils peuvent contribuer à améliorer la situation par eux-mêmes ? Parce que dans cette vision un peu décroissante du monde du futur on oublie les capacités de l’homme. En définitive on veut régler par des perspectives scientifiques et techniques des problèmes que l’homme est capable de résoudre par ses propres qualités… encore faut-il le motiver, encore faut-il l’amener à cela et pour le faire je crois qu’il faut créer un environnement, des règles dans lesquelles il va pouvoir se retrouver se ressourcer et surtout se repérer dans ce monde dans lequel il n’a plus de repères. C’est là où la DDHu me paraît très importante parce que la DDHu va lui rappeler qu’il fait partie d’une collectivité, la collectivité humaine qu’il a de devoirs envers cette collectivité et qu’à partir de ce moment-là s’il veut pouvoir continuer à transmettre, parce que c’est bien le fond du problème, transmettre aux générations futures mieux que ce que nous avons reçu c’est la base même du progrès de l’humanité il est la transmission à chaque génération d’une situation meilleure  nous n’y arriverons pas et nous aurons failli à notre mission ; Cette transmission on ne peut la faire qu’ à partir du moment où on a un certain nombre de règles claires qui concernent les droits et devoirs du citoyen si on évacue la partie collective on évacue la responsabilité collective, refuser de voir un environnement qui a profondément changé nous entraîne dans une impasse d’où la nécessité de revenir vers une vision plus collective vers l’humanité.

 

Père Louzeau

Lorsque Corinne Lepage m’a posé la question des générations futures du point de vue de l’Église catholique, j’ai fait une petite recherche dans les textes officiels et je me suis aperçu que cette question est très peu présente jusqu’à Laudato Si’. C’est dans cet ouvrage de 2015 qu’on trouve un ensemble de 4 numéros qui traitent des générations futures dans un développement sur la justice. Il y a notamment un petit passage où le Pape François affirme : « Il faut inclure dans le bien commun de l’humanité, les générations futures ». Je pense que cela représente un saut qualitatif et à cela le texte ajoute trois raisons qui rejoignent ce qu’a dit Alain Juillet.

D’abord, inclure les générations futures ou le droit des générations futures dans le bien commun actuel de l’humanité tout entière, n’est pas une option mais une question de justice entre les générations. On rejoint ici la vision biblique pour laquelle nous recevons la terre qui nous nourrit de la génération précédente mais nous la recevons à titre de prêt, comme des héritiers, qui ont ensuite à la transmettre à la génération suivante, de telle manière que tous puissent en vivre.

Par ailleurs, ce qui est en jeu dans l’inclusion des générations futures dans le bien commun actuel toute l’humanité, c’est la dignité de notre génération. C’est notre propre dignité qui est l’enjeu, comme l’a dit Alain Juillet : si nous ne transmettons pas ce patrimoine terrestre aux générations futures, ou si nous le transmettons dégradé, c’est nous qui nous dégradons nous-mêmes, c’est nous qui, en réalité, sommes des naufragés de la civilisation, pour parler comme le Pape François l’a fait récemment à Chypre.

Et la troisième chose qu’ajoute Laudato Si’, qui rejoint ce qu’a dit Dominique Bourg au début et auquel j’ai été très sensible, c’est que notre insensibilité au sort des générations futures est corrélée à une autre insensibilité, une insensibilité actuelle cette fois-ci, à la fois aux drames humains notamment migratoires et aux dévastations environnementales : les deux sont liés et on trouve à la fin de ce passage de Laudato Si’ une citation de Benoît XVI qui mérite d’être entendue : « la solidarité intergénérationnelle suppose d’abord une solidarité intragénérationnelle ». 

Pour terminer, j’ai été très frappé, par le discours cinglant que le pape François a prononcé à Lesbos ce dimanche 5 décembre 2021. J’en conseille la lecture à tous ceux qui s’intéressent à la question migratoire. On y trouve l’une ou l’autre phrase qui rejoigne mon propos. Le pape dit par-dessus tout : « si nous voulons repartir, regardons le visage des enfants, ayons le courage d’éprouver de la honte devant eux  qui sont innocents et qui représentent l’avenir et ces enfants interpellent nos consciences et nous interrogent : quel monde voulez-vous nous donner ? ». Comme chrétien, je dirai que le sort des générations futures est affaire de salut ou de perdition aujourd’hui.

 

Corinne Lepage

Avant de donner la parole à Ghaleb Bencheikh, je voulais lire un texte de Gérard Rabinovitch qui s’inscrit totalement dans ce que vous venez de dire. Il dit, les exemples bibliques sont profus qui inscrit l’homme en hôte de la terre et il parle d’un certain nombre d’arbres dont il ne verra pas le jour. Et les exemples bibliques sont profus si l’homme en haut de la terre et il parle d’un certain nombre de d’obligations et dit :” l’impératif de solidarité transgénérationnelle que le récit du vieillard qui plante un arbre dont il ne verra pas les floraisons adultes mais de même qu’il a pu goûter avec délices aux fruits des arbres que ses ancêtres avaient plantés il agit à son tour pour que ses petits enfants puissent en bénéficier. C’est l’esprit du tikoun olam la réparation du monde”.

 

Ghaleb  Bencheikh

Il faut d’abord rappeler la question de l’intérêt général, de l’utilité publique, tout ce qui concerne les États tout simplement pour sensibiliser les consciences, parce que aucune Nation, aucun peuple, aucune communauté, aucun groupe humain ne change si pris individuellement, les membres de la nation, du peuple de la communauté, ou du groupe humain n’entreprend pas un travail de conversion de métanoïa auraient dit les Grecs d’un retour sur l’essentiel. Or, il est temps dans cette civilisation désormais humaine dans un monde globalisé on a une seule famille la famille humaine avec le monogénisme l’unité du genre humain le bien commun rejaillit comme un bien pour chaque individu pris isolément et là c’est le travail par l’éducation par l’initiation à une aspiration à la sagesse pour faire en sorte que très tôt on enseigne le fait de se départir de l’éco centrisme, du narcissisme, de se croire seul dépositaire des biens seuls détenteurs de l’absolu d’une vision du monde et surtout d’une jouissance personnelle carpe diem, carpe noctem, et puis le reste viendra ou pas c’est cette préparation des individus qui est fondamentale.

Deuxièmement j’ai été très sensible à la parole reprise par Frédéric du pape émérite, de l’évêque de Rome à la retraite, Benoît XVI qui parle de cette solidarité intra générationnelle et d’une solidarité bien entendu intergénérationnelle. Ceci nous renvoie à cette notion on retrouve dans l’écologie intégrale mais aussi dans l’humanisme intégral un humanisme qui assume tous les héritages des peuples, quels qu’ils soient a fortiori ceux qui sont chassés injustement de leur demeure à la suite des catastrophes naturelles, des dérèglements climatiques et aussi malheureusement par les guerres parce que si on l’a beau, et à juste raison,  penser à l’urgence du climat, il y a aussi toutes les catastrophes humaines dues aux conflits et à l’incompréhension des personnes. Toujours bon de leur rappeler en citant le pape François parlant “d’un naufrage de civilisation” c’est un mot fort qui nous pousse aussi à réfléchir à cette notion de biens communs : elle est fondamentale, tout comme l’humilité doit être aussi une règle générale. Je finirai cette réponse en faisant appel à Amadou Hampâté Bâ, ce sage africain qui disait que” lorsqu’un sage meurt c’est une bibliothèque qui brûle” et il disait bien à un de ses disciples: “lève le pied tu sais qu’en marchant avec arrogance tu écrases la fourmi, la brindille d’herbe, et le caillou « il y a là les 3 règnes: le règne minéral, le règne végétal, et le règne animal, on est aussi dans le monde à la fois sensible qui constitue à lui seul sous notre pied là une part, un échantillon de  la nature et de notre environnement.

 

Alain Papaux

Permettez-moi d’être une sorte de rabat-joie de par ma technique juridique qui est mon corps de métier et c’est plutôt la structure juridique moderne du droit qui me pose problème. Évidemment j’adhère à tout ce qui vient d’être dit en en matière d’éducation et autres c’est peut être d’ailleurs le levier le plus puissant.

Il n’empêche que si nous avons avancé aujourd’hui une notion de bien commun d’un point de vue juridique afin de pouvoir servir d’ailleurs à une Déclaration juridique des droits de l’humanité puisqu’il s’agit de droit, il nous faut quand même partir de ce qui constitue la structure actuelle du droit moderne à savoir la théorie des droits subjectifs : comme il était montré tout à l’heure d’ailleurs la possibilité des droits de l’homme à répondre à des questions collectives. Tout le droit moderne en particulier les droits de l’homme dans leur interprétation individualiste empêche d’avoir une vision à un niveau collectif, nous avons essayé d’ailleurs avec Dominique Bourg à envisager des déplacements conceptuels : les droits de l’homme non plus lus à travers le prisme de l’individu mais à travers l’individu considéré comme un porteur de dignité humaine ;  Peut être qu’il y a là des relations intéressantes à faire avec la personne en matière chrétienne j’aurais été très heureux d’entendre le Père Louzeau sur ce sujet. Sans doute ne pas rejeter l’individu comme tel mais ne pas lui reconnaître la qualité d’atomes sociétaux comme on le fait dans les droits subjectifs modernes et le reconnaître au fond comme un porteur de la dignité de l’humanité et dans ce sens-là il en il serait un gardien, un garant de cette dignité et non pas un utilisateur comme tel.

Le problème juridique est infiniment plus délicat et vous me permettrez de prendre au fond une sorte de rasoir d’Ockham car il est grandement responsable de cette société hyper individualiste qui est la nôtre et plus précisément sur la notion de communauté internationale. Il est très difficile pour les juristes d’expliquer à des non juristes notamment les journalistes que la communauté internationale n’existe pas juridiquement parlant il n’y a pas de sujet de droit dans le droit international qui se dénomme communauté internationale, on a un élément extrêmement important symboliquement celui de l’Autorité des fonds marins de la convention de Montego Bay pour le reste il y a inexistence juridique de la communauté internationale.

Nous nous retrouvons alors devant une sorte de dissonance ou d’un point de vue moral tout le monde admet la notion de bien commun comme on vient de le voir à l’instant mais le problème juridique reste : comment traduisez vous ce bien commun admis morale de droit et pour moi il y a ici une impossibilité. On confond un bien commun qui pourrait éventuellement être de fait mais qui n’est aucunement de droit parce que nous ne sommes pas capables de le construire avec nos notions juridiques actuelles et c’est cela que je crains toujours lorsque j’entends  parfois des synonymies peut être involontaires entre intérêt général bien commun intérêt collectif.

La notion d’intérêt qui est d’origine profondément économique pour les temps modernes indiquent un substrat individualiste et donc l’intérêt collectif n’est  jamais qu’une somme plus ou moins intelligente plus ou moins optimale d’intérêts individuels or notre problème est de quitter l’intérêt individuel parce qu’il nous faut quitter l’individu il y a bien donc un saut qualitatif comme il a été rappelé entre la notion d’intérêt commun et la notion de bien commun celle que devrait servir précisément l’humanité.

Comment voulez vous construire un bien commun lorsque les 2 acteurs principaux de ce bien commun l’ont construit à partir d’une d’un  solipsisme juridique moderne à savoir les droits individuels. Vous prenez l’individu, on le voit dans les droits de l’homme, cet individu n’a juridiquement et ne peut juridiquement s’engager dans aucune entité collective de principe elle sera toujours collective par construction comme être le contrat social et si vous prenez l’autre acteur principal l’Etat il est construit de la même manière en droit moderne. Les États se régissent dans le cadre d’une égalité souveraine qui les rend donc parfaitement juxtaposés les uns aux autres (la seule exception est celle du chapitre VII de la charte de l’ONU) qui permettrait d’avoir un élément qui présente et c’est bien ce mot du supranational qui empêche, j’entends bien juridiquement pas moralement, de construire à partir du droit actuel me semble-t-il un authentique bien commun c’est vraiment ce point là sur lequel j’aimerais insister c’est uniquement en termes de technicien du droit en quelque sorte que je ne vois pas comment construire juridiquement un bien commun.

 Même si moralement celui-ci est certainement acquis et recherché si nous voulons construire sur la base du droit moderne je pense que nous sommes dans une impossibilité proprement épistémologique et logique pour les droits des non humains… C’est une question de technique juridique qui ne pose strictement aucun problème car le droit le droit construit comme il veut ses acteurs juridiques : le droit n’a donc aucune difficulté à construire la personnalité juridique d’un fleuve, d’une montagne, des animaux qu’il y ait une volonté politique pour le faire et le droit en cela suit la volonté politique et  technique juridique est à disposition les procès du Moyen Âge, les procès d’animaux ont montré que la technique juridique peut parfaitement se couler dans une personnalité juridique des non humains.

 

Mathieu Ricard

Alors on peut faire une petite expérience de pensée et imaginez qu’aujourd’hui si quelques milliers de personnes avaient le droit de décider du sort de 7 milliards d’autres personnes, évidemment tout le monde serait indigné. Malheureusement c’est un petit peu ce qui se passe avec la l’extrême disparité des richesses qui ne fait que s’accentuer depuis une trentaine d’années. Ce serait totalement inacceptable si cela était officialisé complètement. Or si 7 milliards d’êtres humains finalement décident par leurs actions, même si ce n’est pas explicite du sort des générations à venir sans les consulter parce qu’elles ne sont pas là alors le problème c’est que si on accorde des droits à des personnes qui n’existent pas encore pour quelle raison ?

Un ami marxiste favori me disait pourquoi me préoccuper des générations à venir, en effet qu’est-ce qu’elles ont fait pour moi ? Malheureusement il croyait pas si bien dire parce que j’ai entendu un milliardaire américain comme Steven Fox qui disait à propos de la montée des océans sur Fox News :  « Je trouve absurde de changer nos comportements aujourd’hui pour quelque chose qui se passera dans 100 ans» c’est vraiment le point de vue extrême « après moi le déluge » en quelque sorte  mais il y a aussi des notamment parmi les philosophes anglo-saxons un certain nombre de philosophes qui soutiennent cette position, quelqu’un comme Norman Caire de l’ Ohio qui dit par exemple : « les intérêts des générations à venir ne peuvent pas nous intéressé parce qu’on entretient pas des liens d’amour avec des êtres indéterminés et qui n’existent pas encore il n’y a pas de sentiment d’appartenance à l’humanité commune ».

En revanche, il y en a d’autres comme le philosophe anglais : Derek Parfit qui dit  « que rien ne justifie que l’on n’accorde plus d’importance aux générations actuelles qu’à celle du futur ». Donc l’un de nos problèmes est cette conception très individualiste des droits que seule une personne qui existe qui peut réclamer ses droits. Il faudrait donc attendre qu’on vienne au monde et faire une distinction  entre ce qu’on pourrait appeler des droits actifs et des droits passifs,  les droits actifs c’est d’avoir le droit de faire telle ou telle chose aujourd’hui et les droits passifs c’est le droit de ne pas être privé de la possibilité de vivre de façon décente acceptable sans être infligée par d’autres des souffrances totalement inutiles et inacceptables. Ces notions de droit passif qu’on peut rapprocher aussi de notion de droit naturel, le droit à vivre sa vie jusqu’au bout, doivent être absolument applicables aux générations à venir.

Il n’y a aucun doute qu’il faut recourir à un principe d’équité intergénérationnelle et que de ce point de vue là les êtres à venir, même s’ils sont pas là, et on sait très bien qu’ils seront là, on sait très bien qu’ils auront le même type de sensibilité que nous, c’est à dire que personne ne se réveille le matin en souhaitant souffrir toute la journée si possible toute sa vie et que ça on peut en être absolument sûr et que donc on peut être certain qu’il nous maudiront en disant vous saviez-vous et vous n’avez rien fait ou comme disait Greta Thunberg parlant de la trahison des générations à venir. Alors c’est beaucoup aussi une question d’imagination lié à une sorte de sentimentalité on se préoccupe de manière extrêmement étroite du bien être de nos enfants et nos petits enfants mais on a quelques peu du mal à imaginer 5 ou 6 générations pour nous ça veut rien dire pas plus que sauf si on est absolument passionné par la généalogie ce que les ancêtres il y a 6 ou 7 générations (personnellement je n’ai rien à faire) mais il y a des gens que ça intéresse prodigieusement mais là citation que Corinne a faite effectivement les fruits que nous mangeons aujourd’hui sont ceux des arbres ont été plantés par 3 ou 4 générations précédentes et donc s’il est évident que ce lien est continu et durable.

Donc nous devons nous sentir responsables et ça doit être mis dans une sorte de droit des générations futures de la souffrance et du bonheur en général des êtres à venir. Donc là la notion de considération d’autrui l’altruisme rejoint celle du droit parce que évidemment si on réduit le droit à  notions de l’expression individuelle de faire valoir ses droits, faire preuve de réciprocité, d’être conscient de ses droits et cetera et cetera, ça n’a pas de sens pour des êtres qui n’existent pas encore. Donc en général donc c’est apparaît une évidence que si l’on a de la considération pour les générations à venir il est impossible d’ignorer leur sort et c’est ce qu’on appelle aussi les externalités : dans ce que nous faisons aujourd’hui, quel va être le coût pour les générations à venir ? Et quand on voit que aujourd’hui qu’on a vu cela à la COP 26 il y a encore 450 milliards de subventions pour les énergies fossiles et que les grands Etats sont là à pleurnicher parce qu’il court pas 100 milliards pour financer le développement de l’énergie renouvelable dans les pays en voie de développement, les États-Unis ont dépensé je crois 1300 milliards rien que pour la guerre d’Afghanistan si on a l’impression que c’était un peu une plaisanterie que d’affirmer que l’on est vraiment intéressé par le sort des générations à venir.

C’est là vraiment une question d’altruisme ce n’est pas simplement une question de droit, si on a sincèrement de la considération pour les autres on ne peut pas ignorer le sort d’êtres qui existeront pour sûr et qui vont en raison de nos comportements égoïstes souffrir considérablement. Et ce court thermisme on le voit bien ne serait-ce que dans ceux qui s’intéressent uniquement aux coûts économiques les rapports de Nicholas Stern par exemple montre très bien que certes ça coûte très cher aujourd’hui de prendre des mesures pour en 10 ans réduire à 0 émission de CO 2 où a cessé de couper toutes les forêts tropicales mais que le coût dans 30 ou 40 ans sera 40 fois plus élevé aussi d’un point de vue strictement d’intérêt cela n’a aucun sens. Le problème c’est que l’évolution nous a équipé pour réagir à des dangers immédiats .Si on nous dit là le collège des bernardins prend feu tout le monde part en courant et si on nous dit le collège des bernardins va prendre feu dans 30 ans on verra bien il sera temps de faire quelque chose. Donc ça c’est un vrai défi sans doute que c’est normal que nous soyons enfin préoccupés par les dangers immédiats.

Dans les temps préhistoriques le danger c’était les bêtes fauves cela demande un effort cognitif et donc c’est là un peu le défi : On pourrait dire que le futur ne fait pas mal du moins pas encore mais on peut être sûr qu’il va frapper très dur. Donc voilà juste quelques petites considérations.

 

Dominique Bourg

Je voudrais relever deux choses, la première relative à la définition du bien commun, et la seconde relative à la question des générations futures.

Je m’inscris en faux vis-à-vis de la définition du bien commun donnée par Dardot et Laval. Il me semble important d’être attentif aux caractéristiques de certains « biens ».  Autrement dit, je refuse de réduire les communs à un mode de gestion communautaire des biens. La langue est par exemple un commun parce qu’elle n’est appropriable par aucun individu et parce qu’elle conditionne l’expression de la pensée. Chacun peut en revanche contribuer à la dégrader et à l’appauvrir. De même, le climat est un commun car il n’appartient à personne, tout en rendant possible la vie sur Terre en fonction du double paramètre, chaleur et humidité. En revanche, chacun peut contribuer à le dégrader. Etc. Nos techniques et leur accumulation (en un sens général, celui d’objets aussi bien que celui de conventions d’écriture comme les abscisses et ordonnées, etc.) constituent un commun. Pas de géométrie grecque sans un bâton et du sable, pas d’algèbre sans lettres, etc.  

En d’autres termes, un bien commun conditionne l’expression et le développement d’un domaine de réalité particulier. Les choses peuvent toutefois s’enchevêtrer de façon hiérarchique.  Les droits humains conditionnent la protection des individus, mais sans climat stable et propice à l’épanouissement de la vie, pas de droits humains possibles.  

Enfin concernant les générations futures, je rappellerai que le climat n’est pas un enjeu pour demain, mais pour aujourd’hui. L’enjeu du changement climatique est en effet la péjoration et la réduction de l’habitabilité de cette planète.  Processus en cours et déjà bien engagés. malheureusement.

 

Christian Huglo

Comme vous l’avez deviné je suis en désaccord sur certains éléments des propos pessimistes de la communication d’Alain Papaux qui supposent que nos concepts sont bloqués. Toute ma vie professionnelle a été dirigée pour construire quelque chose à partir des données et je crois que rien n’est impossible quand on le veut vraiment. J’ai tiré beaucoup, comment dirais-je, de miel des paroles qui ont été prononcées sur quelque chose qui me paraît fondamental : La définition du bien commun qui est extrêmement difficile dans l’état actuel des choses parce que nous avons voulu faire table rase du passé.

C’est une question qui devient plus délicate et si l’on refuse le passé et on en est terriblement désarmé par rapport au futur, on peut être tous d’accord là-dessus c’est une loi humaine : sans passé pas de futur c’est clair, c’est simple et donc ça pose tout le problème de la transmission qui a déjà été abordé : Il y a donc dans  l’expérience du passé un trésor à exploiter.

Deuxième observation celui qui recherche le bien commun n’est-ce pas celui qui essaie de mettre en œuvre le droit et la justice. Aujourd’hui on voit très bien que le bien commun est en cours de définition. Cela ne fait pas si longtemps que l’on parle de la biodiversité, cela ne fait pas si longtemps que l’on parle du climat.

Le climat est devenu quelque chose de sérieux depuis l’accord de Paris. Donc cette notion est en cours de définition : derrière cette question se cache effectivement le combat pour la dignité humaine parce que c’est cela le fond de l’affaire. Le Père Theilard de Chardin parlait « d’un souffle qui a présidé à la naissance de l’humanité et qui se répand sur toute la surface de la terre ». Il s’est passé quelque chose dans l’humanité qui est fondamental et qu’on ne peut pas quitter, sans risquer de se perdre complètement.

Troisièmement, sur la notion de bien commun on ne peut parler par symétrie de l’écoside mais on peut parler aussi du contentieux climatique qui a 2 volets le contentieux qui est celui qui concerne les projets climaticides et le contentieux de l’adaptation. Le droit climatique se construit comme l’a été le droit de l’environnement par la société civile. Il a fallu ici faire reconnaitre l’obligation impérative de lutter contre le réchauffement climatique dans l’affaire Grande Synthe jugée par le Conseil d’Etat le 20 novembre dernier grâce au droit à faire. C’est un début mais c’est aussi le démarrage d’un mouvement vers la construction d’un nouveau droit où les juges s’imitent les uns les autres. Aussi je plaide pour l’espérance.

 

Catherine Le Bris

Je vais poursuivre sur l’idée d’espérance. Les droits de l’humanité tendent à s’affirmer en droit positif. L’instrument le plus complet et le plus abouti sur la question est la Déclaration universelle des droits de l’humanité de 2015. Cet instrument reconnaît des droits mais aussi des devoirs à l’égard de l’humanité : c’est un choix fort qui a été voulu par Corinne Lepage et qui, de mon point de vue, est justifié pour plusieurs raisons.

D’abord, parce que dans l’Occident moderne, on pense beaucoup en termes de droits, mais dans d’autres cultures, on pense plutôt en termes de devoirs d’une personne qui est intégrée à une communauté. Par ailleurs, le devoir se place au-dessus des calculs d’intérêts.

La Déclaration universelle des droits de l’humanité est un premier pas dans la reconnaissance des devoirs à l’égard de l’humanité en matière environnementale. Cette Déclaration est un instrument de soft law  (droit mou) au sens large du terme mais elle pourrait être adoptée à l’avenir au sein des Nations Unies par son Assemblée générale pour devenir un texte de référence des Etats. Cette déclaration ferait ainsi écho à la Convention sur les changements climatiques et à la Convention sur la diversité biologique qui intègrent déjà cette notion-clé de « préoccupation commune à l’humanité ».

La notion de droits de l’humanité n’est pas une notion inconnue dans l’ordre juridique international. Alain papaux l’a rappelé : dans la Convention sur le droit de la mer déjà, les Etats dotent l’humanité de droits. De manière plus large, la Cour interaméricaine des droits de l’homme elle-même a reconnu que l’environnement est un droit de l’humanité.

Si les droits de l’humanité émergent, toute la question qui se pose à présent est de savoir qui peut alors parler au nom de l’humanité ? Aujourd’hui l’humanité est, en droit, ce qu’on appelle un sujet passif, mais non un sujet actif. Elle a des droits mais elle n’a pas la capacité de les exercer sauf dans des domaines sectoriels tels que celui de la protection des fonds marins. Le lit des mers est patrimoine commun de l’humanité et l’Autorité internationale des fonds marins qui a la personnalité juridique internationale représente l’humanité ; elle peut agir d’ailleurs en son nom devant le Tribunal international du droit de la mer. Des mécanismes existent donc, mais seulement dans des champs déterminés.

Pour protéger les droits de l’humanité de manière plus globale et permettre à celle-ci de les exercer, deux voies sont possibles.

La première voie est fondée sur le modèle d’une humanité centralisée. On pourrait imaginer une humanité qui serait représentée par une organisation internationale, par une sorte de super Etat. De mon point de vue, cependant, une telle approche est prématurée : la construction politique de l’humanité doit être un préalable à sa construction juridique. C’est pourquoi, aujourd’hui, on ne peut que s’orienter vers la seconde voie basée sur le modèle d’une humanité décentralisée, c’est-à-dire vers une humanité qui serait plurielle. L’humanité serait ainsi représentée par les individus et les groupes humains qui composent la collectivité humaine : les personnes humaines elles-mêmes mais aussi les organisations non gouvernementales, les peuples, etc. C’est ce vers quoi on se dirige aujourd’hui de fait puisque ce sont les associations et les individus qui vont devant le juge pour invoquer les intérêts de l’humanité et des générations futures face à la crise climatique.

 

  1. Droit de la nature et droits humains

 

Corinne Lepage

Ce que je voulais simplement dire, avant d’aborder cette deuxième thématique, c’est que nous avons l’ambition de faire de l’année 2022, l’année de la déclaration universelle des droits de l’humanité. Donc nous avons lancé une grande coalition à l’échelle internationale où tous ceux qui le veulent  peuvent bien entendu rejoindre.

Logiquement l’association des amis de la DDHu devraient être reconnues au niveau de l’Ecosoc, c’est-à-dire du Parlement des associations onusiennes au cours de cette année (ce qui a eu lieu par délibération). Ce qui va nous donner effectivement des possibilités beaucoup plus importantes de nous faire entendre nous avons un soutien aujourd’hui très important de la part de Cités et groupements locaux Unis  (CGLU) ce qui représente 250000 villes dans le monde donc 5 milliard de gens. CGLU  a fait de la Déclaration un élément majeur de sa stratégie internationale.  Je parle pas des universités, des barreaux et cetera…. donc nous allons essayer de pousser la Déclaration pour avoir une forme de texte qui n’est pas la panacée universelle mais enfin qui est quand même une avancée importante qui reconnaît quelque chose de majeur dans le contexte actuel et faire en sorte qu’ on puisse le pousser le plus loin possible au cours de l’année 2022.

Il est clair qu’à travers l’échange de réflexions de ce matin où on voit des expressions bienveillantes et si elles sont très bienveillantes elles sont toutes très consensuelles. C’est un partage qui me paraît quand même tout à fait clair et évident. Je trouve cela  extrêmement encourageant parce que cela veut dire qu’on est  capable, et beaucoup d’autres aussi bien sûr, de mettre en commun ce qui a le meilleur d’entre nous pour essayer de nous en sortir. Je crois que c’est là un mot d’espoir important.

Il faut maintenant passer donc à la 2e grande thématique qui sera beaucoup plus rapide bien sûr que la première sur « le vivant non humain » pour rappeler que dans les principes de la Déclaration la pérennité du vivant et qu’il y a un article 5 qui nous a fait beaucoup travailler et réfléchir : je le cite de mémoire : « l’humanité comme l’ensemble des espèces vivantes a droit à vivre dans un environnement sain et écologiquement soutenable”.

L’article 12 en constitue le devoir corrélatif si je puis dire. On n’est pas allé jusqu’à la reconnaissance de la personnalité juridique du vivant  notamment pour les raisons qui ont été exprimées par Alain Papaux tout à l’heure, cependant pour en revenir au sujet reconnaître aux vivants non humains un droit à vivre dans un environnement sain et soutenable cela veut dire quand même quelque chose de puissant et de fort. L’ensemble des espèces vivantes c’est en tout cas tout le végétal et l’animal concernant les ressources sont reconnues comme ayant des droits à leur sauvegarde, on a donc pris le sujet un petit peu différemment. Mais je dirais que  le socle est  donc solide juridiquement.

 

Père Louzeau

C’est moi qui ai demandé que l’on dialogue entre nous sur cette question parce que, même si je ne suis pas du tout spécialiste du droit, j’ai bien remarqué que la DDHu avait reconnu, dans son article 5, un droit des espèces vivantes mais qu’elle n’allait pas jusqu’à leur reconnaître une personnalité juridique. Je voulais savoir pourquoi. J’ai compris qu’un pas pouvait être encore franchi mais j’aimerais bien savoir quels sont les avantages et inconvénients d’aller jusqu’à la reconnaissance d’une personnalité juridique aux êtres autres qu’humains ? Pourquoi la DDHu s’arrête-t-elle un peu avant ? Tout cela étant dit sans aucune intention polémique.

 

Réponse de Corinne Lepage

On en a beaucoup discuté dans les travaux préparatoires que je viens de remettre à Ghaleb BenCheikh  et qui sont publiés à la documentation française. Comme la  DDHu est un petit texte donc on a pesé vraiment chaque mot et on s’est beaucoup posé la question de la reconnaissance d’une personnalité morale pour l’humanité et d’une personnalité morale pour les espèces non humaines.

Et en fait on est heurté face à un même mur qui,  si je puis dire,  était double.

 D’abord la volonté que cette Déclaration puisse être reconnue par le plus grand nombre et on s’est dit que si on allait trop loin, les États ne nous suivraient jamais ; Sans doute pour le moment ils nous ont pas encore suivis mais on a quand même l’espoir qui nous suivent à un moment donné du temps : les collectivités publiques l’ont fait en très grand nombre je ne suis pas sûre qu’elles l’auraient fait si on avait reconnu la personnalité morale à la Nature ; A tout au moins il se serait posé encore plus de problèmes dans la mesure où les collectivités qui nous suivent elles ont toutes les couleurs politiques que vous pouvez imaginer : La Confédération des Villes Unies(CGLU) c’est la terre entière et même les Chinois, Shanghai par exemple,  figurent dans le comité directeur qui a approuvé la DDHu bien avant que l’assemblée générale le comité mondial le fasse.

En deuxième lieu, sur l’humanité on s’est dit mais quand même au niveau des Nations Unies on est capable de faire mieux qu’un Programme des Nations unies pour l’environnement : Vous avez une Organisation internationale maritime vous avez une Organisation internationale pour la météo, vous en avez une pour l’agriculture, vous en a eu pour la santé, vous avez tout ce que vous voulez sauf l’environnement (PNUE) et on n’a qu’un Programme des Nations unies pour l’environnement.  Quand Jacques Chirac avait voulu en 2007 créer une Organisation Mondiale l’environnement (OMF) il a pris une claque magnifique ! Personne m’en voulait, on s’est donc dit que si l’on reconnaît une personnalité morale à l’humanité c’est très joli, mais qui va concrètement représenter cette personne morale ? On s’est dit que l’on allait vers un échec évident c’est à dire qu’il n’y aura personne en face et donc pas d’abonné au numéro qu’on a demandé.

Pour les espèces animales et végétales, le sujet est un peu différent mais ce que nous nous sommes dit c’est que le problème n’était pas celui des droits parce que il y a pas de problème de droits, le problème c’est celui de la représentation.  C’est à dire qu’en tout cas dans les droits anglo-saxons et germano latin (parce que les droits civiques américains, c’est un peu différent). Le vrai sujet c’est qui représente ? Pour la personnalité morale d’une entreprise celle-ci elle représentée par une personne physique il faut  toujours en ce cas une personnalité physique donc un humain. Donc on va demander à un humain de représenter un non humain. Qui va être cet humain ? Si c’est l’Etat cela ne marchera pas parce que l’Etat n’a jamais été un défenseur de ces sujets là, alors si ce n’est pas l’Etat c’est qui ?  Est ce que ce sont des organisations non gouvernementales ?

A la limite elles le font déjà : quand la LPO qui protège les oiseaux entreprend une action en justice elle est recevable et aujourd’hui elle fait indemniser le préjudice non pas les dépenses qu’elle a faites mais le préjudice écologique c’est à dire la perte des oiseaux (article 1243 et suivants du Code civil) qu’est ce que ça donnerait plus par rapport à ce que nous avons déjà pour représenter ces animaux ?  Et c’est parce qu’on est tombé sur ce bec là on s’est dit ce n’est pas la peine d’y aller cela serait une source de difficultés et d’affaiblissement du texte : Donc reconnaissons les droits et il y a déjà dans le système juridique actuel tout ce qu’il faut pour pouvoir exercer ces droits si la Déclaration est reconnue : voilà je parle sous le contrôle de Catherine et Christian mais c’est le raisonnement que nous que nous avons tenu.

 

Catherine Le Bris

Oui, tout à fait. Il existe déjà en droit positif des mécanismes pour protéger la nature ; c’est le cas, par exemple des parcs nationaux ; dans ce cas, c’est l’établissement public qui a la personnalité juridique.

Concernant plus précisément la question des droits de la nature proprement dits, il faut répondre à la question de savoir à quel niveau on se place ?  C’est à dire est-ce que l’on se place au niveau local et dans ce cas, on reconnaît la personnalité d’un fleuve comme cela a été fait dans certains Etats ? Ou est-ce que l’on se place à un niveau plus global et dans ce cas, c’est la nature en tant que telle que l’on consacre comme personne juridique. Il est très important de distinguer ces différents niveaux. De mon point de vue, c’est l’échelle locale qui est la plus intéressante pour protéger les éléments de la nature.

 

Matthieu Ricard

Je vais tâcher d’être bref mais c’est un vaste sujet : en gros si vous avez un ordinateur qui ne fonctionne pas et que vous le jetez par la fenêtre même si c’est  un peu dommage c’est votre droit, par contre s’il y a un chat qui vous agace et vous lui fracassez la tête sur un mur ce n’est pas un droit c’est un abus de pouvoir. Quand vous capturez un animal et qu’il se débat de facto il exprime sa volonté de vivre, de ne pas être capturé, tourmenté, blessé enfermé, attaché, ou tué.

En fait pourrait donc considérer qu’il a le droit de ne pas être victime de souffrances imposées par autrui. On pourrait poser la question est-il juste et moral d’infliger des souffrances non nécessaires à des êtres sensibles ? En fait la question est évidemment que c’est injuste et immoral.

La question est venue du fait que évidemment les intérêts des autres espèces ne sont pas les mêmes que les nôtres. Les philosophes qui ont beaucoup réfléchi à cette question comme Peter Singer vous disent ce dont on a besoin c’est d’une considération égale c’est à dire la considération à vouloir échapper à la souffrance ; le traitement sur le plan des droits est évidemment différent ; On n’a pas besoin de donner le droit de vote à un mouton pas plus que on a besoin de droit de donner le droit à l’avortement à un homme, par contre quand vous fichez un coup de poing ou un coup de couteau dans le ventre d’un mouton ou dans le ventre d’un professeur d’université, en gros pour tous les deux avoir le droit de ne pas être poignardé de la sorte est extrêmement proche. Si vous placez 1000000 euros devant un mouton il s’en fiche si vous lui retirez cela vous ne lésez pas ses intérêts.

L’idée réside dans la considération d’infliger des souffrances inutiles à d’autres êtres sensibles alors qui sont des sujets de vie alors les questions de droits bien sûr c’est très complexe je comprends le problème de Corinne.

Pragmatiquement ce serait effectivement aller vers un mur si on veut aller dans ce sens mais néanmoins en gros le fait que les animaux ne puissent pas exprimer leurs droits et faire œuvre de réciprocité, n’efface pas le devoir de respecter leur intégrité et l’obligation de respecter cette aspiration à vivre. Si nous sommes cruels vis-à-vis des animaux en gros nous pourrions avoir tendance à devenir cruels envers nos semblables mais des philosophes disent que ce sont des devoirs directs. Les animaux ont des intérêts propres et c’est pour leur propre compte. Ils  sont des fins en eux-mêmes et non pas pour les autres.

Alors comment essayer d’intégrer tout cela de manière assez intéressante et cohérente ? Il y a une  théorie qui a été proposée par 2 canadiens Sue Donaldson et  Will Kymlicka qui disent en gros il y a 3 sortes de droit des animaux.

Pour les animaux sauvages qui sont un peu comme un peuple ils ont le droit qu’on respecte leur habitat leur biotope leur manière de vivre leur environnement et on pas le droit de détruire l’environnement qui leur permet de prospérer de continuer à se reproduire et cetera. On peut les traiter presque comme  on traiterait un état indépendant en pensant aux forêts équatoriales.

Il y a ensuite  les animaux domestiques et là pour eux nous avons des devoirs directs de les traiter correctement ce qui ce qui n’exclurait pas une forme de symbiose où chacun trouve son bien par exemple faire la traite des vaches sans pour autant leur infuser des souffrances et en prenant soin de leur santé. Et puis donc vis-à-vis  des animaux domestiques nous avons des devoirs et nous pourrions avoir des bénéfices mutuels.

 Enfin il y a les ce qu’on pourrait appeler les animaux commensaux comme les pigeons des villes et qui sont des résidents mais en même qu’elle nous n’avons pas de devoirs mais c’est le droit d’être là et le droit de vivre.

 Alors pour ce qui est de la question de droit, s’agissant de cette notion de personnalité juridique c’est très compliqué.  Aux États-Unis il y a un avocat qui, depuis 20 ans, Robert Wise qui porte le « Non-Human Rights Project »’ et qui essaye de faire reconnaître l’habeas corpus pour les animaux emprisonnés sans jugement. En ce moment  au tribunal de New York a été débattu le cas de l’emprisonnement d’un éléphant qui s’appelle « Happy » pour savoir il est emprisonné contre sa volonté… La  personne d’un éléphant qui peut avoir conscience de lui-même et a toutes sortes de sensibilité d’émotions d’un forme d’intelligence et l’emprisonner est un abus de pouvoir.

S’il est vrai que la façon dont on se relie aux animaux reste souvent l’exercice du droit du plus fort ce n’est pas un droit moral.  Milan Kundera donne l’exemple de personnes d’une autre planète étant nettement plus intelligents et puissants que nous qui nous ont dit « écoutez nous avons des textes fondamentaux qui nous disent que le reste de la création est à notre disposition en plus on aime beaucoup le goût de la chaire humaine donc vous n’avez pas grand chose à dire ». Qu’est ce qu’on dirait à ce moment-là ? On se révolterait évidemment, c’est un peu tout ce questionnement : est ce que nous faisons vraiment l’usage du droit du plus fort c’est aussi la question de en quelque sorte une sorte de suprémacisme humain ; par exemple, on reconnaît absolument des droits à une personne handicapée mentale qui n’a aucune notion de droit ni qui peut pas les exprimer, ni celui d’un enfant qui ne peut pas encore les exprimer, mais l’enfant plus tard sera un adulte pourra reconnaître ses droits mais on sait très bien par rapport à un enfant extrêmement handicapé qu’un éléphant, un cheval, un chimpanzé a beaucoup plus que de facultés cognitives et on dit non un être humain oui, mais on peut pas avoir la même chose pour d’autres espèces là. Ce qu’on peut appeler le spécisme c’est à dire c’est fondé sur l’espèce même un climat qui n’a aucune notion de droit qui ne peut pas les exprimer doit être protégé intégralement or cela s’arrête dès qu’on sort de l’espèce humaine. Donc à  nouveau on arrive à cette notion de droit du plus fort et parce que nous avons l’intelligence, mais évidemment du point de vue moral cela pose de nombreuses questions…

 

Réponse de Corinne Lepage

Je vais faire tourner la parole mais juste Mathieu ce que vous dites me touche. Dans la Déclaration on a quand même la reconnaissance du droit de vivre à propos de ce que vous disiez des espèces sauvages à mon avis c’est garanti puisqu’il y a un droit de vivre dans un environnement sain et écologiquement soutenable. Donc le droit de vivre est reconnu si l’on pousse le sujet jusqu’au bout, cela veut dire qu’on rentre dans une société végane.

 

Matthieu Ricard

Bizarrement l’Inde par exemple a reconnu les dauphins comme des personnes (pour les dauphins allez savoir). Le droit à un habeas corpus pour des chimpanzés ce n’est pas la même chose que les souris c’est bien compliqué.

Je pense donc qu’il y a une réflexion à mener sur la différence entre le droit et l’exercice du droit c’est à dire vous pouvez reconnaître un droit à quelqu’un mais pas forcément lui donner la possibilité d’exercer ce droit ; ce droit peut être exercé par d’autres à ce moment-là c’est des droits passifs pas des droits actifs voilà donc il y a peut être une évolution dans ce sens. De plus quand vous disiez que l’Etat n’interviendrait pas pour au nom de la Nature ou des animaux malgré tout en Suisse et en Autriche il y a des avocats qui sont commis d’office pour représenter les animaux là où il y a des problèmes de maltraitance : disons que j’ai un angle hexagonal déformant.

 

Ghaleb Bencheikh 

Sans être le représentant de la religion musulmane je parle de quelque chose que je connais un peu moins mal que d’autres : je remarque que la réflexion théologique et son indigence de nos jours (alors même d’une manière générale ce qui concerne l’islam les véritablement il y a toutefois quelques soubresauts quelques prémices). En ce qui concerne maintenant, il y a la fameuse déclaration du passé plus ou moins inaperçue de la Mecque du 29 mai 2019 qui parle de la préservation du vivant donc de la vie et surtout un principe de la souffrance que l’on inflige  à des êtres sensibles, les animaux qui sont reconnus comme des êtres sensibles.  A travers l’histoire, il y a ce procès qui a été rapporté dans une des épîtres des frères de la pureté qui est cette fameuse société savante secrète et pythagoricienne ismaélienne des 9e, 10e siècles. Pour l’anecdote il s’agit, dans l’une de ces épitres, il y en a 52, du cas de quelqu’un qui a trahi en donnant les noms de quelques protagonistes de ces Frères de la pureté et qui met en scène un tribunal tenu par des animaux. Celui qui était jugé c’était l’homme pour ses outrances, pour ses excès, pour son comportement injuste à l’encontre notamment du vivant des arbres et des animaux  l’homme pour cela a été condamné.

Cela se situe globalement au 10e siècle, en tout cas le dernier quart du 10e siècle mais ce sont des choses qui se trouvent dans le patrimoine non seulement de la civilisation islamique mais aussi de l’humanité de nos jours.

Il est clair que l’abattage rituel, le Hallal commence à poser problème à la conscience des croyants et notamment des croyants musulmans :  on s’achemine petit à petit à reconsidérer tout cela c’est vrai que c’est encore loin maintenant je sors de la sphère islamique pour aborder les questions de la chasse du prétendu plaisir qu’on a infligé aux animaux pour autre chose et ce qui serait  nécessaire pour  qu’ils se défendent : il y a des choses de cet ordre qu’il faudrait connaître. Donc je résume mes propos en disant que l’on reconnaît aux animaux leur caractère sensible, ce sont des êtres sensibles et on reconnaît aussi aux arbres la vie en tant que telle : il n’y a aucune raison d’attenter contre la vie aussi bien chez les animaux que chez les végétaux.

 

Alain Papaux 

Pour moi ce thème est très important mais en même temps je me demande si on le prend tout à fait dans le bon sens parce que si au lieu de parler des droits des êtres vivants en général on parle alors des devoirs que nous avons envers eux c’est beaucoup plus facile d’arriver à une solution.

Dans le fond quand on regarde les êtres humains depuis le début de l’histoire du monde, le chasseur a tué pour vivre, pour faire vivre sa famille, mais il a tué pas plus qu’il avait besoin et encore il tuait généralement moins que ce dont il avait besoin ce qui fait que s’il vivait dans des conditions très difficiles, et ce que l’on constate, c’est bien la dérive qui provoque le problème parce que l’homme au départ ,  il chassait pour manger pour vivre, ensuite il s’est mis à exploiter, il a domestiqué des êtres vivants et puis ensuite il l a continué il les a vraiment exploités alors de plus en plus et puis on est arrivé à l’époque actuelle où on va vraiment beaucoup plus loin : aujourd’hui on fait de la surexploitation, on transforme génétiquement l’animal on fait tout pour qu’ ils puissent être le plus rentables possible et cela veut dire qu’on nie complètement toute qualité à l’animal. En définitive c’est assez paradoxal parce que les générations actuelles, avec raison, luttent et protestent contre les toutes les formes d’esclavage et d’exploitation et dans le même temps on accepte que l’humain surexploite d’autres êtres vivants : cela ne choque pratiquement personne,  cela pose un vrai problème et là je pense que le problème c’est un manque de devoirs face à notre responsabilité

J’avais noté moi aussi un autre point, celui de la question de savoir à quel moment il faut arrêter notre jugement c’est-à-dire jusqu’à quel niveau on classe les êtres vivants ? Est ce qu’il faut s’arrêter aux vertébrés et invertébrés ? Est ce qu’il faut s’arrêter aux fleurs ? Pourquoi pas aux plantes ? Est ce qu’il faut s’arrêter aux métaux ? Chez nous les francs-maçons on travaille dans l’alchimie, en particulier on dit que le métal est vivant donc à quel niveau faut-il l’arrêter ?

J’en ai toujours et cela devient extrêmement compliqué, c’est pour cela que le devoir me paraît plus simple que le droit et mais d’un autre côté on peut aussi se poser la question, je le dis devant le Père Louzeau, j’ai toujours été frappé, quand à une époque après le Moyen Âge, à la Renaissance on se disait dans le fond est ce que les animaux ont une âme ? Et la réponse était oui. Saint François parlait aux oiseaux et puis après le petit prince  de Saint-Exupéry parle à la rose ce n’est pas plus mal. Aujourd’hui on a vu des films où « l’homme parle aux chevaux » donc on a fait des pas en avant pour essayer de créer des liens et se comprendre et puis d’un autre côté c’est vrai qu’on a dérivé et on dérive de manière abusive aujourd’hui…

Il reste un dernier point je voulais dire cela a été mentionné par Matthieu Ricard et pour moi c’est très important : Je crois que dans notre civilisation occidentale on a une vision des relations aux êtres vivants très différente d’autres cultures. Regardez là si on demandait à un indien, par exemple, ou à un hindou je ne pense pas qu’il aurait les mêmes réactions parce que chez eux il y a un certain nombre de pas qui ont été faits alors que nous on en on est encore aux balbutiements ce que je constate c’est qu’on commence à poser le problème : Il y a un vrai problème de fond dans lequel il faut là encore ne pas être dogmatique, il ne faut pas être outrancier, il y a une réalité qu’il faut regarder en face.

 

Dominique Bourg 

Nos difficultés à penser le climat et le vivant découlent du paradigme mécaniste qui s’impose à la fin du 16e et au début du 17e siècle. La nature se réduit à un agrégat de particules matérielles, sans intériorité ni sensibilité, auxquelles nous sommes par nature étrangers. La nature apparaît ainsi comme un simple décor de la geste humaine, manipulable à souhait. Conception traduite en actes chaque jour par nos économies dévorantes. Il y a un partage ontologique structurant : d’un côté les êtres humains capables de penser, et de l’autre côté tout le reste, simples moyens livrés là leurs fins. Nous participons ainsi de l’étrangeté de Dieu au monde, fantasme constitutif du transhumanisme et de son désir de se survivre sur du silicium ou de fuir sur Mars.

Ce partage entre les êtres bien nés, les humains, et les autres animaux se poursuit aujourd’hui au travers du véganisme. On élargit le cercle des êtres moraux aux autres animaux censés ressentir de la douleur. Le partage ontologique s’épaissit d’un côté, la césure se déplace, mais le partage ontologique subsiste. Dès lors, la logique artificialiste subsiste. Il conviendrait pour réduire la quantité de souffrance dans le monde, soit de supprimer tous les grands prédateurs, soit de les manipuler génétiquement pour en faire des herbivores. La structuration du vivant, de la vie même, autour de la prédation, et donc la nature elle-même, devient immorale et impensable. Difficile d’imaginer un déni de nature plus extrême. L’écologie exige de nous de réduire drastiquement notre consommation de viande, et de viande rouge tout particulièrement, non d’y mettre absolument fin. Ce peut-être une autre posture, argumentée différemment, mais non de l’écologie. Ce qu’un esprit binaire peine à penser.

Je renvoie ici encore à l’œuvre de la philosophe Val Plumwood et à son expérience fondatrice d’avoir failli être dévorée par un crocodile, lequel ne voyait en elle que de la viande, chose impensable d’un point de vue anthropocentrique.

 

Alain Papaux

Je commencerai par dire non pas mon désaccord mais mon accord avec Christian  c’est ce que j’ai essayé de dire dans le cas de la dissonance que je vis car celle-ci existe non seulement dans nos comportements mais dans le droit lui-même je crois qu’il est vital pour nous de distinguer deux droits: le droit légal celui du législateur et puis le droit des prétoires. Et quand je disais que la communauté internationale n’existait pas comme sujet de droit et je l’entendais bien au sens des textes du droit légal et évidemment tout le travail de Christian de Corinne et toutes ses avocats militants en la matière c’est au prétoire de rétablir l’expérience qu’on a tous qu’il y a bien une communauté internationale du bien commun or cela le législateur ne le veut pas.

C’était  mon point principal et concernant alors la question des animaux et là j’y serai beaucoup plus positif que tout à l’heure. Nous devons je crois aussi impérativement distinguer l’ontologie générale de l’ontologie juridique, les juristes ont ce qu’ils veulent au plan de l’ontologie car elle peut dire ce qu’elle veut et l’obtenir ; vous pouvez qualifier des humains de sous humains et puis recherchez dans les textes savoir qui est juif où n’est pas et s’il n’est il est envoyé aux chambres à gaz c’est un problème de technique juridique qui s’est appliqué d’ailleurs de manière absolument monstrueuse à la 2e guerre mondiale.

 Les devoirs sont reconnus depuis très longtemps aux animaux ils le sont d’ailleurs aujourd’hui sans problème celle de la voie des droits est déjà ouverte quelque sorte, elle n’apporte aucune nouveauté mais elle existe, la grande question c’est pourquoi nous ne voulons pas de droits ?

Pourquoi les législateurs ne peuvent pas octroyer de droits aux animaux je crois que nous retrouvons dans ce que disait Dominique Bourg. C’est un choix politique moderne nous ne voulons plus considérer que notre âme est intrinsèquement liée à un corps et  l’animal s’il devait recevoir la qualité de sujet de droit nous montrerait en quelque sorte que nous sommes extraordinairement corporels et donc extraordinairement finis. Or nous ne voulons plus admettre cette finitude humaine donc nous n’avons pas intérêt point de vue là tout à reconnaître la qualité de sujet de droit aux animaux c’est donc bien le rejet de la corporalité qui est un problème.

Ceci nous renvoie et d’ailleurs aux propos de Matthieu Ricard sur la souffrance parce que admettre la souffrance c’est admettre que nous sommes des corps et Non pas que nous avons un corps et nous sommes des corps cette unité de l’âme et du corps qu’on trouve chez Aristote, qu’on trouve chez Thomas d’Aquin donc d’une grande partie de la tradition chrétienne mais qu’on trouve également dans la pensée tout à fait scientifique contemporaine ;  Edgar Morin nous dit que nous sommes totalement culturels et totalement corporels. Et effectivement nous avons un problème dans le fait que reconnaître la qualité de sujet croit aux animaux c’est admettre le « corporatisme mortalité » et comme une infime partie veut être trans-humaniste c’est précisément ce que nous ne voulons pas ce qui est évidemment pour moi une erreur métaphysique très profonde.

 

Père Louzeau

C’était simplement pour répondre à deux choses qui ont été dites et pour dire mon accord avec Dominique et Alain. A la base de cette difficulté d’accorder des droits aux êtres vivants, il y a bien cette séparation esprit-matière ou âme-corps, séparation qui devient tragique aujourd’hui. C’est à dire que c’est une option métaphysique qui a de très lourdes conséquences. Le philosophe américain Whitehead parlait de bifurcation moderne de la nature et cette bifurcation n’est plus tenable.

La deuxième chose, puisque Alain m’a tendu une perche au moment de ma question sur la notion de personne dans la première table ronde : en préparant notre table-ronde, je me suis posé la question de savoir si la pensée chrétienne pouvait reconnaître les animaux ou les végétaux comme des personnes. La plupart des théologiens catholiques que je connais me vouerait peut-être au bûcher d’oser poser une telle question mais si on porte un regard sur l’histoire longue du concept de personne, on s’aperçoit qu’au départ, la tradition chrétienne l’a forgé pour les Personnes divines et seulement pour Elles. Au commencement, dans les cinq premiers siècles, la théologie n’utilisait ce mot de « personne » que pour parler des Personnes divines, c’est-à-dire de la pluralité en Dieu Un. Ce n’est qu’au VIe siècle avec Boèce, qu’on a appliqué analogiquement le concept de personne aux êtres humains. Mais cela ne va pas sans difficultés car il faut alors fonder et décrire le fonctionnement de cette analogie. Or, si la tradition chrétienne a été capable dans de passer du Dieu Trinité et Ineffable aux êtres humains, je ne vois pas ce qui empêcherait d’élargir ce passage aux autres créatures, en ce qu’elles reflètent aussi, à leur manière, la gloire de Dieu, tout en déterminant avec soin les conditions de l’analogie de la personne.

Dit encore autrement, si on comprend la personne comme constitué d’une double dimension : un être unique et insubstituable d’un côté, un être de relations de l’autre, on peut alors appliquer analogiquement le concept à tous les vivants et même d’ailleurs à tous les non-vivants, sans aucune injustice commise envers les êtres humains. Ce qui est intéressant par rapport à la première table ronde, c’est que j’ai fait jouer la même analogie de la personne en montrant comment l’Église demande qu’on reconnaisse des droits et des devoirs à des communautés comme les familles et les peuples.

 

Christian Huglo

Dans cette réflexion sur la partie philosophique: il y a quelque chose de passionnant dans ce que vous dites les uns les autres, c’est la recherche de l’unité du vivant. C’est une très grande richesse et en réalité et d’autre part aussi des réflexions se développent actuellement autour du « concept d’une seule santé la santé de la planète, la santé de l’environnement, la santé des animaux, la santé de l’homme ce concept révèle une recherche d’unité. Il y a aussi derrière cela la reconnaissance des limites de l’humanité qui nous conduit à une certaine humilité. Humilité pour pouvoir rebondir et remettre les choses à leur place.

Sans doute, vous admettrez avec moi qu’il y a beaucoup d’ambiguïtés sur le sujet on pourrait dire de façon grossière que presque tout le monde s’en fout ou fait comme si…

Et deuxièmement il y a la dignité vis-à-vis de soi-même et de ses propres devoirs aussi c’est bien de penser aux animaux mais pensez à votre dignité aussi donc le sujet est présenté à tort comme marginal.

Je me permets de vous renvoyer à une référence intéressante à un ouvrage passionnant de Sarah Vanuxem “Des choses de la nature et de leurs droits” elle traite de ce sujet-là mais elle développe la question des communs de la question des servitudes et des techniques juridiques qui répondent aux besoins immédiats de façon adéquate et effective.

 

Catherine Le Bris

Juste un mot avant de laisser place aux questions pour insister sur l’idée d’interdépendance entre l’humanité et la nature. Notre pensée occidentale a trop tendance à les opposer alors qu’il faut les penser ensemble. C’est exactement ce que dit Philippe Descola lorsqu’il explique que : « L’Amazonie n’est pas une forêt vierge puisque depuis des milliers d’années, des amérindiens y ont domestiqué des plantes ». Autrement dit, il faut pas confondre anthropocentrisme et utilitarisme. Les hommes ont besoin de la forêt et tant que l’humanité perdurera, la forêt sera aussi interdépendante de la question des Hommes.

Sur ce point, il existe une disposition intéressante dans le code de l’environnement de la province des îles Loyauté en Nouvelle-Calédonie ; elle indique que pour tenir compte justement de la conception unitaire de la vie de la société kanak, « certains éléments de la nature pourront se voir reconnaître une personnalité juridique dotée de droits qui leur sont propres ». Cette disposition intéressante montre bien le lien étroit qui existe entre nature et culture.

 

 

Questions de l’auditoire

 

Intervention de Madeleine Gilbert 

Je voulais juste faire juste à apporter un témoignage et aussi une transmission, c’est sur la 3e partie, je voulais juste vous faire partager que nous avons un éminent juriste français  au 15e siècle qui s’appelait Barthélémy de Chasseneux et qui a défendu les animaux avec force, avec des argumentsintéressants qu’on pourrait reprendre. Il parlait de ses clients puisqu’il a défendu les rats qui détruisent les récoltes et justement il a écrit beaucoup d’ouvrages sur l’harmonie du monde et  a contribué à un monde plus globalement humain. Sur la transmission donc je fais partie de ces générations futures parce que je suis attachée à la légalité je vais lui rendre hommage aujourd’hui parce que ce sont justement les générations futures qui peuvent porter des choses.

 

2ème intervention d’un membre du public

Ce dont parlait Christian se heurte rapidement à la croissance financière technologique et aussi à la croissance démographique cela me semble encore trop tabou encore comme sujet.

 

Réponse du père Louzeau

A  propos de la croissance démographique, c’est effectivement un point non traité par Laudato Si’.

C’est très délicat parce que à la fois c’est la dernière des libertés humaines que faire des enfants et d’autre part c’est très lié à des questions de culture, de modèles de développement, de visions du rôle des femmes dans la société. Plus les femmes ont accès à la contraception, moins il y a d’enfants ; donc tout ça touche à des sujets excessivement intimes en réalité et donc très délicats et je dirais que les occidentaux, en particulier, ne sont pas très bien placés pour aborder le sujet.

Pour aller dans le sens de Corinne, c’est souvent une question qui nous est posée ici dans les différentes conférences du Collège : lorsque des personnes parlent d’une décroissance démographique, c’est souvent des occidentaux qui s’expriment en pensant tout bas à des peuples du Sud. Il y a ici un risque de colonialisme assez latent et très violent en réalité, parce que je ne vois pas qui pourrait avoir autorité pour s’opposer à des couples qui veulent mettre au monde des enfants. C’est là une question difficile en revanche mais c’est une question éducative.

Je peux vous raconter le témoignage d’un ami prêtre du Burundi, qui travaille dans la banlieue de Bujumbura. Un des problèmes auxquels il s’affronte, c’est que les jeunes couples font un enfant par an. Dès l’âge de 3 ans, certains de ces enfants deviennent des enfants errants. Le travail de ce prêtre consiste en un dialogue et une formation des jeunes couples sur le contrôle de leur fécondité.

 

Réponse de Ghaleb Bencheikh

Je n’ai pas là prétention de vous donner la version standard de ce qui se passe dans le monde islamique et encore moins de sa théologie en tout cas, ce sont des questions qui sont débattues. Alors sans avoir l’autorité centrale un souverain pontife qui parle au nom de tous notamment dans l’ambiance sunnite, l’avis maintenant c’est limiter les naissances où aller à la décroissance il y a cette idée d’espacer les naissances pour garantir au moins une vie décente et un bien être pour les familles. Cela ne sert à rien d’avoir une procréation comme cela à tout va……

Le 2e point qui est d’ordre philosophique maintenant concernant le trans-humanisme  je crois que c’était Alain qui avait parlé tout à l’heure d’une vie à perpétuité en tout cas le fait de d’abolir la mort, la mort de la mort, comme on dit, alors quel sens donne-t-on à la procréation dans ce cas précis ?  Je le dis sous le contrôle de Matthieu Ricard pour vérifier si on attribue au dalaï-lama de dire peut être qu’un un jour moi même ou d’autres pourraient se réincarner en homo ordinateur c’est à dire  que le dalaï-lama ne serait pas un humain mais peut être un ordinateur ou une autre forme de conscience ? Quel sens donne-t-on à la procréation dans ces cas précis.

Ce sont des débats des spéculations métaphysiques et philosophiques dans laquelle on ne sera pas encore au bout je pense qu’il faut peut être s’en tenir à cette idée d’une sobriété heureuse de ne pas aller vers la prodigalité une croissance comme il faut de la mesure de la mesure en tout y compris au niveau des familles et de la procréation.

 

 

Témoignage Nathalie Meusy

Je voudrais faire un témoignage, je l’espère, porteur d’espoir j’ai été responsable du développement durable et de la RSE à l’Agence spatiale européenne et en 2016 j’ai eu l’occasion de conduire un projet un peu novateur : on a interviewé, et fait débattre les citoyens des 22 États membres de l’Agence spatiale européenne sur le futur du spatial en Europe. Quels étaient les désirs des citoyens ? Leurs rêves ? Leurs peurs ? Ce qu’ils souhaitaient du plus profond de leur être ? Pour construire l’espace de demain.  Vous pouvez imaginer le nombre de questions et de réflexions qui se sont tenues et je vais vous donner les conclusions de ces plus de 2000 citoyens des 22 Etats : Ils plaidaient pour un humanisme écologique, ils mettaient en priorité la protection de l’environnement, ils voulaient plus de responsabilités individuelles et collectives. Ils voulaient  aussi la réparation et la restauration des dommages causés à la terre mais aussi dans l’espace ; Ils trouvent très importante l’information et la communication appropriée à ce sujet : là on en revient à notre débat de tout à l’heure ils voulaient la bonne information au bon endroit par les bonnes personnes. Il y a 2 mois j’ai fait une intervention à la semaine de l’espace à Mérignac et j’ai posé à plusieurs classes de 3e, certaines des questions qu’on avait posées aux citoyens européens : Ils ont été encore plus radicaux que les citoyens européens, ils ont plaidé pour une responsabilité individuelle et collective aussi et ils m’ont dit textuellement : ”on a déjà colonisé et abîmé toute la terre il faut laisser l’espace tranquille surtout pas de commercialisation, il faut plus de rigueur”. 

 

Question de Mr. Oosterlinck

Vous avez parlé des droits et des devoirs vis-à-vis du vivant et de la nécessité de rendre des comptes à notre environnement dont nous sommes parties intégrantes, êtes-vous en cela favorable à une évolution de la comptabilité pour représenter une image plus fidèle des interactions entre organisations humaines et environnement humain et non humain : La première fonction d’un système d’information comptable étant de prendre en compte et non de compter. En résumé doit-on étendre la comptabilité aux capitaux naturels et humains à condition de reconnaître le capital comme une dette ?

 

Réponse de père Louzeau

Dans le Pôle de recherche du Collège des Bernardins, nous avons un département qui s’appelle « économie et société », entièrement consacré depuis 2 ans à cette question à la fois des nouvelles normes comptables et d’une nouvelle philosophie comptable, qui permettent que ce qu’on appelle « l’environnement » ne soit pas traité comme une externalité. Donc je renvoie notre internaute aux travaux de ce département « économie et société ». 

 

Matthieu Ricard

Le concept du bonheur national brut existe au Bhoutan ce qui a fait parfois sourire mais en vérité c’est un triple index:  la richesse financière, la richesse sociale, par exemple le bénévolat et cetera et la richesse environnementale : ils ont calculé que la valeur des forêts sur pied était 10 fois la valeur du PIB mais que du coup il voulait la préserver et non pas l’exploiter : On a une évaluation qui est très différente parce que par exemple si vous fumez c’est bon pour le PIB après vous allez aux hôpitaux pour des cancers du poumon c’est bon pour le PIB après les pompes funèbres interviennent c’est bon pour le PIB mais dans ce contexte-là les bhoutanais considèrent cela comme une perte au niveau de la richesse sociale on regarde ce que donnent  le PIB et la croissance économique mais si on a  un autre index du coup on peut se rattraper sur le bien être sociale et la richesse environnementale même si la croissance économique n’est pas aussi rapide que ce que l’on espérait.

Et pour rebondir sur ce que l’on disait à propos de la maison ordinateur on n’envisage pas sérieusement un futur « cadre ordinateur ». Si  la population la vie humaine éminemment précieuse trop de précieuses vies humaines cela commence parfois à poser problème.  Je ne peux pas parler pour l’Afrique mais, en tout cas, en Asie c’est très clair la grande natalité est due au fait que les personnes âgées ont besoin d’une progéniture, au Tibet nous avons fait un recensement et 7 femmes sur 10 avaient perdu un enfant dans leur vie et au Bangladesh la mortalité infantile a été considérablement réduite la natalité est tombée de 7 à 4 en moyenne et donc c’est vraiment éminemment complexe mais il y a toutes sortes de facteurs qui interviennent. .

 

Conclusion des intervenants

Matthieu Ricard – L’égoïsme ne fera pas l’affaire si on veut s’asseoir autour d’une même table et essayer de résoudre le court terme. Une femme en Afrique qui a besoin de nourrir ses enfants,  le moyen terme doit favoriser l’épanouissement de tout un chacun dans la société dans le travail  le long terme qui est de prendre soin des générations à venir. Donc l’égoïsme ne fonctionnera pas :  le seul concept pragmatique c’est la considération d’ autrui donc l’altruisme qui est un peu le fil d’Ariane qui permet d’avoir une économie solidaire au service de la société et non l’inverse elle permet de favoriser la qualité de vie et qui permet de prendre soin sérieux en considération sérieusement le sort des générations à venir et des 8 milliards d’espèces qui sont nos citoyens en ce moment.

Catherine Le Bris – Sur un plan juridique, l’humanisme doit prendre en compte l’interdépendance. De plus, il faut s’efforcer de construire, dans le domaine juridique comme ailleurs, une humanité inclusive et non une humanité d’assimilation ou d’exclusion comme on l’a fait par le passé.

Christian Huglo – Je rappellerai la phrase de Flaubert selon laquelle toute conclusion est bêtise parce qu’il vaut mieux ouvrir une fenêtre que fermer une porte. Mais simplement on vit aujourd’hui dans l’expérience de la création d’un monde nouveau : cette immense espérance et cette possibilité de construire qui est presque tragique mais qui est tellement magnifique nous donne la direction de ce que nous devons faire.

Ghaleb Bencheikh – Sauf le sillage de ce qui a été dit à l’instant par Christian, je ne ferai pas de conclusion si vous m’y autorisez tous de parler en votre nom et de ce que nous avons fait aujourd’hui je pars après-demain vendredi 10 décembre à Genève est la journée mondiale où internationale des droits de l’homme donc je vais pour parler de l’importance des droits de l’homme de leur caractère universel même si je suis un peu méfiant sur le qualificatif universel depuis que j’ai appris que lorsqu’on parlait du suffrage universel il n’était que masculin et après on s’était rendu compte qu’avant il y avait aussi les femmes donc du coup je parle plutôt de ce qui universalisable  et là je parlerai aussi de la déclaration universelle des droits de l’humanité et riche de ce que j’ai appris ,je partagerai cela avec mes interlocuteurs et l’auditoire.

Père Louzeau – Devant la situation tragique qui nous a été rappelée notamment par Dominique Bourg, je crois que l’humanité est à un moment d’options décisives, et que nous n’affronterons dignement cette situation tragique que par un sursaut d’humanité, c’est-à-dire par un surcroît de ce que les chrétiens appellent charité, et que ce sursaut d’humanité nécessite une espérance « au-delà de toute espérance ».

Corinne Lepage –  Ce débat à été passionnant et je vous remercie tous d’avoir joué le jeu de cet exercice qui a montré que dans ce texte, beaucoup d’éléments sont en capacité de nous aider à progresser.  La DDHU est le seul texte signé à la fois par des personnes publiques et privées et que dans les temps très difficiles que nous vivons, il y a là un vrai message d’espoir : C’est-à-dire d’être en capacité de mettre en commun ce qu’il y a de mieux en chacun de nous pour partager cette idée de la dignité et de la responsabilité qui fait le fondement de ce qu’est la qualité humaine.

 

Biographies des contributeurs :

Ghaleb Bencheik 

Ghaleb Bencheikh el Hocine est un islamologue franco-algérien.

Prônant la « refondation de la pensée théologique islamique », Ghaleb Bencheikh a été élu en décembre 2018 président de la Fondation de l’islam de France (FIF). Il est également président de la branche française de la Conférence mondiale des religions pour la paix.

Vice-président des Artisans de paix et membre du comité de parrainage de la Coordination pour l’éducation à la non-violence et à la paix, il a été pendant cinq ans le vice-président de la Fraternité d’Abraham. Il a également été administrateur de Démocratie et spiritualité, et président de C3D (Citoyenneté, devoirs, droits, dignité).  

Il a animé entre 2000 et 2019 l’émission Islam sur France 2, dans le cadre du programme Les Chemins de la foi, le dimanche matin. Il produit également sur France Culture l’émission hebdomadaire Cultures d’islam.

Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Petit manuel pour un islam à la mesure des hommes (Paris, Jean-Claude Lattès), Le Coran : une synthèse d’introduction et de référence pour éclairer le contexte, les épisodes, les valeurs et l’actualité du texte (Paris, Eyrolles), ou encore La laïcité au regard du Coran (Paris, Presses de la Renaissance). 

Dominique Bourg 

Dominique Bourg est un philosophe franco-suisse, professeur honoraire à l’université de Lausanne, spécialiste des questions écologiques. Il a présidé jusqu’en décembre 2018 le conseil scientifique de la Fondation Nicolas-Hulot pour la nature et l’homme.

Ses domaines de recherche concernent notamment l’éthique du développement durable. Il a fait partie de la commission Coppens qui a préparé la charte de l’environnement.

Il codirige, avec Alain Papaux, la collection « Développement durable et innovation institutionnelle » aux PUF, la revue La Pensée écologique et le Dictionnaire de la pensée écologique (2015). Il codirige, avec Philippe Roch, la collection « Fondations écologiques » chez Labor et Fides.

Il est membre du comité de rédaction de la revue Esprit, membre du conseil scientifique de la revue Écologie & Politique et conseiller scientifique de la revue Futuribles International.

Il est officier de l’ordre national du Mérite depuis 2004, et chevalier de la Légion d’honneur depuis 2000.

Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Science et prudence. Du réductionnisme et autres erreurs par gros temps écologique (co-écrit avec Nicolas Bouleau, PUF, 2022), Imaginer le monde de demain (Maxima, 2021), Primauté du Vivant, Essais sur le pensable (co-écrit avec Sophie Swaton, PUF, 2021) ou encore Retour sur Terre : 35 propositions (PUF, 2020).

Christian Huglo 

Christian Huglo est avocat inscrit à la Cour de Paris, il est docteur en droit et  a consacré sa carrière d’avocat et d’enseignant à faire pénétrer le droit de l’environnement dans tous les secteurs de la vie publique et de l’économie, tant au niveau national qu’international.

Après un passage à la Commission européenne des Droits de l’Homme de Strasbourg, Christian Huglo crée le 1er janvier 1969 le cabinet d’avocats qui porte son nom, rapidement spécialisé dans les affaires de droit public et de droit de l’environnement, avant de s’associer en 1978 avec Corinne Lepage et fonder Huglo-Lepage Avocats.

Christian Huglo est spécialisé dans les procédures contentieuses, notamment dans les affaires internationales de pollution et d’environnement et d’expertise juridique : affaire de l’Amoco Cadiz et procès de Chicago (1978-1992), affaires de l’Erika, du Levoli Sun et du Prestige, affaires internationales de pollution de la Méditerranée, du Rhin, de la Baie de Seine, de la Moselle…

Christian Huglo a publié en 2018 et 2019 aux éditions Bruylant deux ouvrages : « Le contentieux climatique, une révolution judiciaire mondiale » et « L’étude d’impact climatique et la RSE climatique ». Il a également rédigé en 2021 un ouvrage sur la séquence Eviter, réduire, compenser  publié aux éditions du Moniteur.

Il participe au comité scientifique de la revue Energie, environnement, infrastructures et co-dirige le Jurisclasseur Environnement en six volumes chez Lexis Nexis.

En 2020, il a publié avec Corinne Lepage un ouvrage intitulé « Nos batailles pour l’environnement » aux éditions Actes Sud, après avoir publié en 2013 l’ouvrage « Avocat pour l’environnement » chez Lexis Nexis.

Alain Juillet:

Après un début de carrière militaire il a été cadre puis dirigeant de nombreuses entreprises françaises et étrangères. Nommé fin 2002 Directeur du renseignement à la DGSE puis Haut responsable chargé de l’intelligence économique auprès du Premier ministre, il a rejoint en 2009 un cabinet d’avocats comme Senior Advisor. 

Diplômé de Stanford university et de l’EMBA HEC, ancien auditeur de l’IHEDN et de l’INHESJ, Président d’honneur de l’Académie d’intelligence économique et du Club des Directeurs de Sécurité des Entreprises, il est administrateur de l’Institut des Hautes Etudes de Sciences et Technologies et du groupe Altrad.  Parallèlement il est professeur en gestion de crise et en intelligence économique dans des universités et des grandes écoles françaises et étrangères.

Catherine Le Bris 

Catherine Le Bris, Docteur en droit, est chercheuse au CNRS (Centre national de la recherche scientifique, France). Spécialiste du droit international, elle exerce ses fonctions au sein de l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Ses travaux portent sur les droits humains, l’environnement et la construction juridique des valeurs communes. Auteur d’un ouvrage intitulé L’humanité saisie par le droit international public, qui est le titre de sa thèse, elle s’intéresse tout particulièrement à l’émergence de nouveaux droits collectifs : les droits de l’humanité. En parallèle, ses recherches portent aussi sur la dimension locale des droits de l’homme ; elle a notamment dirigé les trois ouvrages Les droits de l’homme à l’épreuve du local.          
Au titre d’experte, elle a été membre de l’équipe de rédaction du projet de Déclaration universelle des droits de l’humanité de 2015, rédigée à la demande du Président de la République François Hollande, sous la direction de l’ancienne ministre de l’Environnement Corinne Lepage. Elle a également été auditionnée en 2020 par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur un projet de convention consacré à un « droit à un environnement sain ».

Corinne Lepage 

Corinne Lepage est une avocate de renom et une femme politique française engagée dans la protection de l’environnement.

Docteure en droit, diplômée de l’institut d’études politiques de Paris, elle a prêté serment en 1975.

Au cours des 40 dernières années, Corinne Lepage n’a eu de cesse de s’engager sous différentes manières pour l’environnement.

Avocate de renom, elle a défendu avec Christian Huglo les sinistrés des marées noires issues des naufrages de l’Amoco Cadiz (1978). Le cabinet Huglo-Lepage et les collectivités bretonnes obtiennent gain de cause et créent ainsi une première mondiale en matière de droit de l’environnement ce qui ouvre la marche sur une protection plus forte des collectivités victimes de pollutions graves sont des succès qu’elle a également remportés et qui marquent le droit de l’environnement. Les affaire de l’Erika et tout récemment l’affaire de Grande Synthe consacrées au contentieux climatiques.

Après un mandat d’élu local obtenu en 1989, en 1995 elle répond positivement à la proposition d’Alain Juppé et devient Ministre de l’Environnement jusqu’en 1997. Au cours de son mandat elle porte le projet de la loi LAURE concernant la pollution de l’air et l’utilisation rationnelle de l’énergie. En 1997, grâce à un positionnement ferme et soutenu de sa part, elle obtient le non-redémarrage du réacteur nucléaire Superphénix est un moratoire sur les OGM.

Elle deviendra eurodéputée de 2009 à 2014 sera première vice-présidente de la commission santé environnement du Parlement européen.

Après la création du parti Cap 21 en 2000, elle fonde et préside le parti écologiste le Rassemblement citoyen – Cap 21 en 2014, qu’elle préside encore aujourd’hui.

De 1975 à 2011, elle poursuit parallèlement à ses activités professionnelles et politiques une carrière d’enseignante à l’institut d’études politiques de Paris pendant 30 ans comme maître de conférences puis professeure à l’institut d’études politiques de Paris, mais également comme chargée de cours dans plusieurs universités.

Elle est l’auteure d’une trentaine d’ouvrages de droit de l’environnement et d’essais politiques d’ordre général ou touchant plus précisément aux questions environnementales. Elle a également publié plusieurs centaines d’articles dans des revues françaises et européennes.

Enfin, elle est très engagée dans la vie associative. Outre l’Association des amies de la Déclaration Universelle des Droits de l’Humanité (ADDHu) qu’elle a créé et préside depuis 2015, elle préside aujourd’hui WECF, l’association Justice Pesticide, le mouvement des entrepreneurs de la nouvelle économie (MENE).

Père Frédéric Louzeau 

Né en 1968, ingénieur des mines et spécialiste en physique nucléaire, Frédéric Louzeau est prêtre du diocèse de Paris depuis 1998. Docteur en philosophie et en théologie, il  a présidé la Faculté Notre-Dame au Collège des Bernardins entre 2007 et 2013 puis a dirigé le Pôle de recherche des Bernardins entre 2014 et 2020. Il est actuellement co-directeur de la Chaire Laudato Si’, pour une nouvelle exploration de la terre, avec le Pr Grégory Quenet, et aumônier de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Ses champs de recherche portent principalement sur l’anthropologie philosophique, la théologie chrétienne du politique, et les rapports entre cosmologie et théologie.

Il a publié L’Anthropologie sociale du Père Gaston Fessard (PUF, 2009) et de nombreux articles de revue sur la question écologique.

Alain Papaux 

Alain Papaux est docteur  en droit et professeur de droit privé à l’université de Lausanne. Il est membre du comité scientifique de la collection Stratégies énergétiques, Biosphère et Société (SEBES). Il est également conseiller juridique auprès du Service de justice, intérieur et cultes du canton de Vaud, en particulier autorité d’instruction en matière d’aménagement du territoire. 

Il a obtenu de nombreuses distinctions scientifiques :

  • Le prix Jean Carbonnier en 2005
  • Le prix Walter Hug en 2004
  • Le prix de thèse Otto Riese en 2003

Il est l’auteur de nombreuses publications, dont La satisfaction comme forme de réparation (Papaux A. et alii dans Droit de la responsabilité internationale, Paris, Londres), ou encore Chemins de l’in(ter)disciplinarité: connaissance, corps, language (Benaroyo L., Berthoud A.-C., Diezi J., Merminod G., Papaux A., Schenk F., Usunier J.-C., Volken H., 2019/03. Sciences et enjeux, 10 216, L’Harmattan – Academia).

Gérard Rabinovitch 

Né le 31 janvier 1948, Gérard Rabinovitch est un philosophe, sociologue et essayiste. Il est commandeur dans l’Ordre des Arts et des Lettres.

Il est un ancien enseignant et chercheur au CNRS, et ancien chargé de mission auprès de plusieurs cabinets ministériels.

Gérard Rabinovitch est également Directeur de l’Institut européen Emmanuel Levinas de l’AIU, et Vice-président de l’Institut universitaire Rachi à Troyes.

Il est auteur de nombreux ouvrages, dont :

De la Destructivité humaine, fragments sur le Behemoth (éd. des PUF)

Terrorisme/Résistance, d’une confusion lexicale à l’époque des sociétés de masses (éd. Le Bord de l’eau)

Somnambules et Terminators,, sur une crise civilisationnelle contemporaine (éd. Le Bord de l’eau)

Leçons de la Shoah (éd. Canopé, de l’Éducation nationale)

Mathieu Ricard 

Matthieu Ricard est moine bouddhiste, humanitaire, auteur de livres, traducteur et photographe. Après un premier voyage en Inde en 1967 où il rencontre de grands maîtres spirituels tibétains, dont ses principaux Maîtres, Kangyur Rinpoché et Dilgo Khyentsé Rinpoché, il termine son doctorat en génétique cellulaire en 1972, et part s’installer définitivement dans la région de l’Himalaya où il vit maintenant depuis plus de 50 ans.

Matthieu Ricard a consacré sa vie à l’étude et à la pratique du bouddhisme auprès des plus grands maîtres spirituels tibétains de notre époque. Il est l’interprète français du XIVème Dalaï Lama depuis 1989. Matthieu Ricard est également un membre actif de l’Institut Mind and Life, une association qui cherche à approfondir la compréhension scientifique du fonctionnement de l’esprit dans le but de réduire la souffrance intérieure.

Matthieu Ricard est l’auteur de nombreux ouvrages dont Le Moine et le Philosophe (avec son père Jean-François Revel), L’infini dans la paume de la main (avec l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan), Plaidoyer pour le bonheur, L’Art de la méditation, La citadelle des neiges, Chemins spirituels, Plaidoyer pour l’altruisme, Plaidoyer pour les animaux, ainsi que Trois amis en quête de sagesse et À nous la liberté ! (avec Alexandre Jollien et Christophe André).

 

 

Communication de Gérard Rabinovitch

(Institut européen Emmanuel Levinas-AIU)

Environnement et éthique hébraïque

 

Effets de serre, réchauffement climatique, déforestation, destruction accélérée des espèces, pollution urbaine croissance, dégradations des paysages, déchets industriels, fumées et particules toxiques ; les mots et syntagmes d’alerte ne manquent pas pour désigner dans leur juxtaposition et agrégation l’impression d’une « apocalypse rampante ».

Ni les reportages aux quatre coins du monde, ni les rapports multidisciplinaires des chercheurs pour pointer l’urgence d’une mobilisation collective, transculturelle et transgénérationnelle : conter le saccage et la vandalisation systématique de la planète et celle, concomitante, d’une morbidité patente auto destructrice agissant contre une bonne vie humaine.

Le philosophe Hans Jonas avertissait, il y a déjà un moment : « Ce n’est plus seulement la sphère des affaires humaines qui constitue le champ de la réflexion éthique ; la relation de l’homme avec son environnement est elle aussi devenue un nouvel objet pour la responsabilité ».

 

Responsabilité, voilà un mot qui sonne en majesté dans l’éclat de la civilisation monothéiste.

La tradition monothéiste, dont le judaïsme est le gardien vigile et le référent toujours fécond en lien avec ses arborescences chrétiennes et musulmanes, porte en elle, en effet, le respect par l’homme de la nature dans laquelle il vit. « La terre a été créée pour être habitable » dit la tradition. « Dominer » la terre, exister en surplomb des créatures vivantes, ce n’est pas être autorisé à exploiter jusqu’à épuisement des ressources et dispositions de la « nature ». C’est la cultiver, mais en gardant le « Jardin ».

Car tout ce qui advient, qui depuis un long moment se racolait subrepticement, s’agrégeait sans que quiconque y prenne garde -à l’exception de quelques uns auxquels le mérité déjà de l’alarme ne saurait être ôté- n’est pas contingence de désastres « naturels »,mais vient de l’intérieur, du sein d’un redoutable mauvais agir humain.

Il ne s’agit pas, ici, d’invoquer comme coupable sui generis le mode de production industriel et les échanges marchands ; ni, à l’encontre, de convoquer des engouements d’occasion, des passions puériles, une sentimentalité de mode. La cause et es causes sont plus sérieuses. Car tous ces manquements et leurs périls intrinsèques sont faits de négligences, d’arrogances, de prédations, de frivolité, soit pour le moins : d’irresponsabilité. Conséquence d’une licence auto servie de consumer les richesses du monde dans un festoiement sans limites, de piller les « dons du ciel » dans un dilapidation ostentatoire.

Toujours retentit désolée, passant comme un souffle par-dessus les débâcles, cette question laissée sans réponse ; inaugurale, impérative et lancinante, désolée et alarmée, adressée à la créature humaine dans le Gan Eden déjà « Où es-tu ? » (Benrechit III,9).

Enumérons-en les trois piliers porteurs : 1-  Présence dans la Cité commune des hommes ; 2- Transmission et illustration du judaïsme ; 3- Didactique des savoirs et éducation à la dignité humaine.

1 – Tout le monde sensé, attentif à ce qui sera laissé aux générations nouvelles, soucieux de devenir humain, comprend que les enjeux environnementaux constituent une des clés de la vie humaine, à travers celle de la planète.

Tout le monde –observateur, ne se dissimule pas que tous- réunis et confondus – nous sommes, dans la diversité des régions civilisationnelles, embarqués , dans la même galère. Que l’air lourd de toxines qui tombent sur Pékin, New Delhi, Sydney, Paris, Téhéran, Haïfa, ect… qui étouffe les poumons ou ronge leurs alvéoles, ne restera pas confiné chaque fois aux périmètres malchanceux successifs de ces cités.

Tout le monde responsable, entend – même sans la connaitre- l’injonction deutéronomique du chapitre 30 telle qu’elle s’est formulée : « Vois je te propose en ce jour, d’un côté de la vie avec le bien, de l’autre la mort avec le mal » (30.15), « J’ai placé devant toi la vie et la mort, le bonheur et la calamité ; choisis la vie ! ».

Tout le monde civilisé, s’inquiète d’une furie qui confond le signifiant de la liberté du libre débat avec le tout est permis injonctif d’une « émancipation » sans limite d’inclinaison régressive et mortifère.

2 – On ne peut manquer d’évoquer la Sagesse des Maîtres aux temps anciens non industriels sur les questions qui ne se disaient pas encore « environnementale ».

Elle s’appuyait en commentaires sur les récits fondateurs du Monothéisme : « Ainsi parle le Seigneur qui crée les cieux : Lui seul est Dieu, Lui seul a appelé la Terre à l’existence, l’a modelée, l’a façonnée. Il ne l’a pas créée pour le tohu mais au contraire. Il lui a donné vie afin d’être habitée. Je suis le Seigneur il n’en est point d’autre » (Isaëe XLV, 18). Ou encore : « Lorsque tu assiégeras une ville durant de nombreux jours afin de t’en emparer, tu ne détruiras pas ses arbres en brandissant la hache car ses arbres te fournissent la nourriture… L’homme est-il autre chose que l’arbre des champs ? (Devarim XX,19) et aussi concernant le respect du Shabbat et la suspension du travail : « Le chef de famille et sa maisonnée, ses serviteurs et es servantes mais aussi les animaux domestiques » (Shemot XX, 10 et Devarim V.14).

L’homme est l’usufruitier de la nature soulignait René Samuel Sirat dans une intervention sur « l’homme, la nature, l’environnement : le regard du judaïsme » au colloque Ethique et environnement (déc. 1996, Sorbonne). Tout ne lui est pas permis sur cette terre qu’il a pu au contraire pour mission de garder et de travailler (Berechit II, 15).

Les exemples bibliques sont profus qui instancient l’homme en Hôte de la Terre. Bénéficiant de ses récoltes, de ses produits, de ses ressources, de ses minerais, mais sans volonté de destruction. Enjoint à agir avec discernement, respect ; sans leur porter atteinte.

Les approfondissements talmudiques guident en extension et creusement de sens, les récits du Tanakh.

Du respect dû à l’animal, dans les variantes de la relation de l’homme à celui-ci, y compris son abattage.

Du respect de l’homme à la terre, comme sa mise en jachère tous les 7 ans, qui suscita des ricanements mauvais chez les érudits païens (tel Tacite, qui n’y voyait – comme pour le Shabbat- que « oisiveté », alors redoublée).

De l’interdiction de porter atteinte aux sources d’eau (Berechit XXVI).

De l’impératif de la solidarité transgénérationnelle, comme le récit du vieillard qui plante un arbre dont il ne verra pas les floraisons adultes. Mais de même qu’il a pu goûter avec délices aux fruits des arbres que ses ancêtres avaient plantés, il agit à son tour pour que ses petits enfants puissent en bénéficier…

Et plus génériquement de l’Esprit du Tikkun Olam (La Réparation du monde)…

Toutes leçons séminales qui font toujours actualité…

Elles étaient déjà constitutives du noyau intrinsèques de l’Ethique juive, en pattern de la Civilisation monothéiste. Et nous les trouvons en socle fécond chez des penseurs juifs de la période contemporaine : Hans Jonas, Günther Anders comme chez des philosophes chrétiens, tel par exemple Jacques Ellul (salué Juste des Nations par Israël) ; trois références intellectuelles majestueuses des alertes environnementales.

Le judaïsme se positionne de placer l’homme en clef de voûte de la Création. Quatrième palier de la concrétude des mondes selon la tradition : minéral, germinal, vivant et vivant parlant.

Rétablir l’homme à cette place le maintenir dans sa centralité au sein du vivant  comme vivant parlant (« zoon phonanta » chez Aristode, (haï medaber » dans la tradition hébraïque) s’en suit d’une compréhension qui lui tient les clefs du devenir de ce vivant, mais aussi de son propre devenir, maintenant fragiliser par ses propensions à l’autodestruction et l’auto anéantissement. Ce n’est pas là affaire de privilèges, mais de charges. Assurer le droit à un environnement non délétère, lui fait obligation d’une manière d’appendice aux Dix Paroles (Asseret Ha Dibrot) : être le gardien du vivant…

Ou, selon la formule d’Hans Jonas, empruntant le style aphoristique d’Emmanuel Kant : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre » : qu’Emmanuel Levinas prolonge en « être responsable de la responsabilité de l’autre ».

En cela le Monothéisme se distingue des sirènes du reborn païen qui depuis deux siècles diffuse et croît dans le monde occidental sous les deux facettes d’une seule réversion spirituelle plus ou moins explicitement anti monothéiste.

Celle de la prédation en prouesse barbare, qui fait de l’irresponsabilité et de la consommation ostentatoire (conspicious consumption) une crânerie en masse.

Celle qui s’affiche en combat avec la première, abritée sur les habits de l’écologisme radical. Et qui incite aux fantaisies fusionnelles à la « Terre Mère » (Deep ecology), qui promulgue une indifférenciation entre l’humain et les autres espèces vivantes (antispécisme) au bénéfice prioritaire unilatéral de ces dernières. Tandis qu’en résonnance – mais aussi dans un prolongement des conséquences de la première facette- elle participe du processus général de chosification de l’homme. Par exemple, en servant d’alibi aux projets de « cryogénisation » « compostage », « aquamation », des corps humains en place d’inhumation ; et en service potentiel d’engrais et fertilisants qui font leur battage publicitaire aujourd’hui et dont la légalisation dans plusieurs Etats est soutenue au nom de la lutte contre « l’effet de serre » et autres fariboles.

Ici, se trace la ligne de divergence et séparation entre l’éthique monothéiste de la responsabilité et le sentimentalisme régressif du pathos païen porteur à  tour de désastres quant au devenir humain.

3 –  L’ « Environnement » comme domaine de la connaissance, sollicitant une pluralité de savoirs, constitue une scène éloquente, un terrain didactique pour l’apprentissage concret de ce que peut signifier responsabilité et encore solidarité dans leurs valeurs absolues.

L’ « Environnement » est porteur de sens. Il lie dans ses attendus et attentes, la sensibilité et la sentimentalité de l’enfant, à la responsabilité de l’adulte dans un cheminement d’apprentissage de maturité.

L’  « Environnement » permet de nouer les plaisirs de la découverte de la nature, de ses variétés, de ses curiosités, de ses merveilles, avec l’édification d’une morale de respect, de protection et de prévention.

L’  « Environnement » appelle une éthique de type « conséquentialiste ». Qui mesure la responsabilité de ses actes aux conséquences ultérieures qu’ils sont susceptibles d’induire.

L’ « Environnement » sollicite une politique concrète de solidarité entre les hommes. Il fait en et par lui-même : instruction civique.

L’ « Environnement » est une opportunité concrète de mettre en résonnance les valeurs fondamentales bibliques du monothéisme éthique avec les exigences au quotidien qui le concernent.

L’ « Environnement » est profondément un objet éducatif pour une éducation entée sur le monothéisme éthique… Il s’y articule : l’embellissement du goût de la connaissance, qui ne peut être séparé de l’apprentissage de la dignité responsable de l’homme et de la fierté humaine du sens de la solidarité.

Les peuples humains dans leurs efforts contre les tyrannies qui les accablaient se sont reconnus dans les principes de 89, dans la « Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen », acte inaugural de l’Assemblée constituante de la Nation française. Aujourd’hui, confrontés à un assaut multipolaire contre les fondements anthropologiques de leur humanité (« tranhumanisme » et « anti spécisme », déni des différences sexuées, attaques totalitaires  contre les « métaphories »du langage humain ect…), ils auront toute leur part à prendre dans ce saut éthico-politique attendu, devenu impératif depuis les épouvantes du XXème Siècle qui appelle comme un cri une « Proclamation Universelle des Droits de l’Humanité ».

 

DDHU

 

PRÉAMBULE

Rappelant que l’humanité et la nature sont en péril et qu’en particulier les effets néfastes des changements climatiques, l’accélération de la perte de la biodiversité, la dégradation des terres et des océans, constituent autant de violations des droits fondamentaux des êtres humains et une menace vitale pour les générations présentes et futures,

Constatant que l’extrême gravité de la situation, qui est un sujet de préoccupation pour l’humanité tout entière, impose la reconnaissance de nouveaux principes et de nouveaux droits et devoirs,

Rappelant son attachement aux principes et droits reconnus dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, y compris à l’égalité entre les femmes et les hommes, ainsi qu’aux buts et principes de la Charte des Nations Unies,

Rappelant la Déclaration sur l’environnement de Stockholm de 1972, la Charte mondiale de la nature de New York de 1982, la Déclaration sur l’environnement et le développement de Rio de 1992, les résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies « Déclaration du millénaire » de 2000 et « L’avenir que nous voulons » de 2012,

Rappelant que ce même péril est reconnu par les acteurs de la société civile, en particulier les réseaux de personnes, d’organisations, d’institutions, de villes dans la Charte de la Terre de 2000,

​Rappelant que l’humanité, qui inclut tous les individus et organisations humaines, comprend à la fois les générations passées, présentes et futures, et que la continuité de l’humanité repose sur ce lien intergénérationnel,

Réaffirmant que la Terre, foyer de l’humanité, constitue un tout marqué par l’interdépendance et que l’existence et l’avenir de l’humanité sont indissociables de son milieu naturel,

Convaincus que les droits fondamentaux des êtres humains et les devoirs de sauvegarder la nature sont intrinsèquement interdépendants, et convaincus de l’importance essentielle de la conservation du bon état de l’environnement et de l’amélioration de sa qualité,

Considérant la responsabilité particulière des générations présentes, en particulier des Etats qui ont la responsabilité première en la matière, mais aussi des peuples, des organisations intergouvernementales, des entreprises, notamment des sociétés multinationales, des organisations non gouvernementales, des autorités locales et des individus,

Considérant que cette responsabilité particulière constitue des devoirs à l’égard de l’humanité, et que ces devoirs, comme ces droits, doivent être mis en œuvre à travers des moyens justes, démocratiques, écologiques et pacifiques,

Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à l’humanité et à ses membres constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde,

Proclame les principes, les droits et les devoirs qui suivent et adopte la présente déclaration :

 

LES PRINCIPES

ARTICLE I : Le principe de responsabilité, d’équité et de solidarité, intragénérationnelles et intergénérationnelles, exige de la famille humaine et notamment des Etats d’œuvrer, de manière commune et différenciée, à la sauvegarde et à la préservation de l’humanité et de la terre.

ARTICLE II : Le principe de dignité de l’humanité et de ses membres implique la satisfaction de leurs besoins fondamentaux ainsi que la protection de leurs droits intangibles. Chaque génération garantit le respect de ce principe dans le temps.

ARTICLE III : Le principe de continuité de l’existence de l’humanité garantit la sauvegarde et la préservation de l’humanité et de la terre, à travers des activités humaines prudentes et respectueuses de la nature, notamment du vivant, humain et non humain, mettant tout en œuvre pour prévenir toutes les conséquences transgénérationnelles graves ou irréversibles.

ARTICLE IV : Le principe de non-discrimination à raison de l’appartenance à une génération préserve l’humanité, en particulier les générations futures et exige que les activités ou mesures entreprises par les générations présentes n’aient pas pour effet de provoquer ou de perpétuer une réduction excessive des ressources et des choix pour les générations futures.

 

LES DROITS DE L’HUMANITÉ

ARTICLE V : L’humanité, comme l’ensemble des espèces vivantes, a droit de vivre dans un environnement sain et écologiquement soutenable.

ARTICLE VI : L’humanité a droit à un développement responsable, équitable, solidaire et durable.

ARTICLE VII : L’humanité a droit à la protection du patrimoine commun et de son patrimoine naturel et culturel, matériel et immatériel.

ARTICLE VIII : L’humanité a droit à la préservation des biens communs, en particulier l’air, l’eau et le sol, et à l’accès universel et effectif aux ressources vitales. Les générations futures ont droit à leur transmission.

ARTICLE IX : L’humanité a droit à la paix, en particulier au règlement pacifique des différends, et à la sécurité humaine, sur les plans environnemental, alimentaire, sanitaire, économique et politique. Ce droit vise, notamment, à préserver les générations successives du fléau de la guerre.

ARTICLE X : L’humanité a droit au libre choix de déterminer son destin. Ce droit s’exerce par la prise en compte du long terme, et notamment des rythmes inhérents à l’humanité et à la nature, dans les choix collectifs.

 

LES DEVOIRS A L’ÉGARD DE L’HUMANITÉ

ARTICLE XI : Les générations présentes ont le devoir d’assurer le respect des droits de l’humanité, comme celui de l’ensemble des espèces vivantes. Le respect des droits de l’humanité et de l’homme, qui sont indissociables, s’appliquent à l’égard des générations successives.

ARTICLE XII : Les générations présentes, garantes des ressources, des équilibres écologiques, du patrimoine commun et du patrimoine naturel, culturel, matériel et immatériel, ont le devoir de faire en sorte que ce legs soit préservé et qu’il en soit fait usage avec prudence, responsabilité et équité.

ARTICLE XIII : Afin d’assurer la pérennité de la vie sur terre, les générations présentes ont le devoir de tout mettre en œuvre pour préserver l’atmosphère et les équilibres climatiques et de faire en sorte de prévenir autant que possible les déplacements de personnes liés à des facteurs environnementaux et, à défaut, de secourir les personnes concernées et de les protéger.

ARTICLE XIV : Les générations présentes ont le devoir d’orienter le progrès scientifique et technique vers la préservation et la santé de l’espèce humaine et des autres espèces. A cette fin, elles doivent, en particulier, assurer un accès et une utilisation des ressources biologiques et génétiques respectant la dignité humaine, les savoirs traditionnels et le maintien de la biodiversité.

ARTICLE XV : Les États et les autres sujets et acteurs publics et privés ont le devoir d’intégrer le long terme et de promouvoir un développement humain et durable. Celui-ci ainsi que les principes, droits et devoirs proclamés par la présente déclaration doivent faire l’objet d’actions d’enseignements, d’éducation et de mise en œuvre.

ARTICLE XVI : Les États ont le devoir d’assurer l’effectivité des principes, droits et devoirs proclamés par la présente déclaration, y compris en organisant des mécanismes permettant d’en assurer le respect.

 




Le progrès écologique selon John Baird Callicott

Par Jean-Baptiste Vuillerod*

 

Résumé :

Cet article cherche à discuter la notion de progrès écologique à partir de l’œuvre de John Baird Callicott. Après un bref rappel de l’éthique de la terre développée par Callicott, le texte montre que son éthique environnementale repose sur des fondements scientifiques et accorde un rôle déterminant aux innovations technologiques. Le progrès écologique peut alors être compris comme une articulation du progrès moral, du progrès scientifique et du progrès technologique dans nos rapports à la nature. La dernière partie de l’article discute de manière critique l’articulation que Callicott propose de ces trois progrès. Tout en estimant fondée la tentative de Callicott de penser une forme de progrès écologique, nous montrons que le rôle prépondérant qu’il accorde à la science et à la technologie pose des difficultés à l’intérieur de cette tentative.

 

Abstract:

This paper aims to discuss the notion of ecological progress from John Baird Callicott’s work. After a brief resume of Callicott’s land ethic, the text explains that his environmental ethic is based on scientific foundations and technological innovations. The ecological progress can be understood as the articulation of moral progress, scientific progress, and technological progress in our relationship towards nature. The last part of the article is a critique of Callicott’s articulation of these three kinds of progress. If the idea of ecological progress seems well-founded, the importance of science and technology in Callicott’s attempt is problematic.

 

Mots-clés : Progrès, révolution, éthique, science, technologie

Keywords: Progress, Revolution, Ethics, Science, Technology

 

Plan de l’article :

1/ Une éthique fondée sur la science

1.1/ Bref rappel de l’éthique de la terre

1.2./ La science au fondement de l’éthique

2/ Une philosophie du progrès

2.1/ Révolution scientifique et révolution morale

2.2/ Le progrès technologique

3/ Penser le progrès écologique avec et contre Callicott

3.1/ Remarques critiques

3.2/ Quelles voies pour le progrès écologique ?

 

 

La notion de progrès n’est pas facilement mobilisable dans les réflexions écologiques contemporaines. La rhétorique du progrès est certes employée par nombre de décideurs politiques et de leaders de l’économie mondialisée – qu’on pense par exemple à des figures comme Elon Musk (Tola, 2021) –, et on la retrouve dans les politiques publiques de financement des énergies « vertes » ou de promotion de la voiture électrique. Cependant, dans ses formes les plus extrêmes et fantaisistes, la foi inébranlable dans le progrès technique et scientifique suscite à juste titre la méfiance et la circonspection – depuis les projets de terraformation qui prétendent pouvoir nous expatrier sur d’autres planètes, jusqu’aux projets d’artificialisation complète de nos environnements par le « géo-constructivisme » (Neyrat, 2016) et aux projets de géo-ingénie qui nous transforment en « apprentis sorciers du climat » (Hamilton, 2013) en misant sur la captation du CO2 ou sur l’envoi massif de souffre dans l’atmosphère.

            Contre toute croyance aveugle dans le progrès technique et scientifique, il semble nécessaire de faire entendre une autre voix pour adopter à son égard une réflexivité environnementale critique. D’un point de vue historique, il est ainsi utile de rappeler que cette croyance tire son origine des débuts de l’ère industrielle, au début du xixe siècle, lorsque « le progrès tient alors à la fois de loi de l’histoire et de religion nouvelle » (Fureix et Jarrige, 2020 : 23). Raconter la longue histoire des « technocritiques » (Jarrige, 2016) et montrer que, dès le xixe siècle, le progrès n’a pu s’imposer qu’en triomphant des résistances qu’il suscitait dans les populations et en produisant une série de « désinhibitions » (Fressoz, 2020 : 19), constitue un geste nécessaire pour prendre une certaine distance vis-à-vis d’une croyance parfois presque irrationnelle envers le prométhéisme du progrès que nous héritons de « l’âge productiviste » (Audier, 2019).

Dans les débats plus actuels, on s’interroge à juste titre pour savoir si les défenseurs du « bon Anthropocène », qui voient dans la crise écologique une opportunité dont l’humanité peut sortir grandie, ne réinvestissent pas une forme de « théodicée » de l’histoire dans laquelle l’humain prend la place de Dieu grâce au progrès technologique (Hamilton, 2016). Il est également légitime de questionner le caractère peu démocratique et technocratique des projets de géo-ingénierie, qui risquent de livrer la gestion du monde à « un géogouvernement des savants » (Bonneuil et Fressoz, 2016 : 98). D’un point de vue davantage épistémologique, on peut aussi se demander si l’idée de progrès qui fait son retour avec les grands récits de l’Anthropocène ne charrie pas avec elle une conception particulièrement réductrice et homogène du temps historique, qui serait uniquement orienté vers l’avenir et qui nous empêcherait de percevoir la pluralité des temporalités de la nature dans l’épaisseur du présent (Haraway, 2020 ; Bensaude-Vincent 2021).

            Les raisons qui nous conduisent à être suspicieux envers la rhétorique du progrès ne manquent pas. S’agit-il pour autant d’abandonner purement et simplement le concept ? Faut-il en conclure à une antinomie irréductible entre les termes d’écologie et de progrès ? L’objectif de notre article est de contribuer au dépassement de cette antinomie et de poser quelques jalons en vue de l’élaboration d’un concept de progrès écologique. Pour ce faire, nous nous proposons de discuter de manière critique l’un des rares philosophes de l’environnement à revendiquer son attachement à la notion de progrès : il s’agit de John Baird Callicott[1]. Nous prendrons ainsi la philosophie de Callicott comme fil directeur pour réfléchir à la possibilité de penser quelque chose comme un progrès écologique, lequel renverrait chez lui à une amélioration des relations morales, scientifiques et techniques que nos sociétés entretiennent avec les êtres naturels. Mais nous la prendrons aussi comme un symptôme de la difficulté qu’il y a à penser un tel progrès. Nous verrons en effet que si la défense que Callicott propose d’un progrès souhaitable d’un point de vue écologique cherche bien à rompre avec l’ancienne conception prométhéenne du progrès, sa tentative peine à aboutir et se heurte à des limites. C’est depuis la discussion même de ces limites que nous tenterons d’indiquer quelques pistes pour renforcer l’idée selon laquelle parler de progrès écologique n’est pas aussi contradictoire qu’on pourrait le penser.

            Pour ce faire, nous commencerons par rappeler les grandes lignes de l’éthique environnementale de Callicott et ses fondements scientifiques, puis nous exposerons sa théorie du progrès moral, scientifique et technologique. Dans un dernier moment, nous émettrons quelques remarques critiques concernant le progrès écologique tel qu’il est développé par Callicott, en insistant en particulier sur la dimension problématique du progrès technologique qu’il propose. Ce sera l’occasion d’émettre une compréhension alternative du progrès écologique qui s’inscrit dans le prolongement de la conception callicottienne tout en prenant des distances avec certains de ses présupposés.

 

  1. Une éthique fondée sur la science
  • Bref rappel de l’éthique de la terre

            Le point de départ de l’éthique environnementale de Callicott est le constat d’un biais anthropocentriste dans les philosophies morales traditionnelles, aussi bien du côté de la morale utilitariste (Mill, Bentham) que du côté de la morale déontologique (Kant) (Callicott, 2021 : 24). La philosophie morale traditionnelle a principalement réfléchi à ce qui est utile aux êtres humains, ou bien aux devoirs qu’entretiennent les êtres humains les uns envers les autres. Ce biais anthropocentriste se retrouverait même dans les éthiques animales qui étendent le point de vue humain aux animaux à partir de l’expérience de la souffrance (Peter Singer) ou bien de l’extension du concept de droit (Tom Regan). D’après Callicott, dans un contexte de crise écologique à l’échelle mondiale, la prise en compte des non-humains dans la réflexion éthique exige pourtant un geste plus radical et un décentrement complet de cette perspective trop centrée sur l’humain. L’enjeu d’un tel décentrement est non seulement d’étendre la question éthique au-delà des seuls animaux qui nous ressemblent le plus, mais aussi de poser la question de la morale au niveau des écosystèmes et non plus des individus pris isolément.

Selon Callicott, c’est uniquement en nous détournant du seul point de vue de la communauté interhumaine et en adoptant le point de vue de « la terre comme une communauté biotique » (ibid. : 64) qu’une éthique environnementale peut voir le jour. Seul le cadre de la communauté non spécifiquement humaine peut « faire passer Homo sapiens du rôle de conquérant de la communauté-terre à celui de membre et citoyen parmi d’autres de cette communauté » (ibid. : 67). La pierre de touche de l’éthique callicottienne réside ainsi dans l’idée selon laquelle « l’homme n’est pas un être à part, qui habite un “environnement” qui lui serait extérieur et étranger. Il fait partie intégrante des écosystèmes qu’il habite » (Maris 2016 : 178). L’idéal moderne de l’être humain comme maître et possesseur de la nature – dont le motif a d’ailleurs certaines préfigurations dans la philosophie grecque et dans les religions juives et chrétiennes, ces « deux sources du patrimoine intellectuel de l’Occident » (Callicott, 2021 : 269) – ne peut être remis en cause que par la transformation complète de la perspective à partir de laquelle se pose la question éthique : la communauté des terrestres et non plus la communauté des humains.

C’est tout le mérite d’Aldo Leopold et de son ouvrage Almanach d’un comté des sables que d’avoir opéré ce changement de perspective. Une grande part de l’éthique de la terre de Callicott consiste par conséquent en une explicitation philosophique et en une formalisation rigoureuse des intuitions fortes d’Aldo Leopold. Le propre de l’éthique leopoldienne est d’être holiste et écocentrée, par différence avec les éthiques environnementales individualistes et biocentrées, comme l’est par exemple celle de Paul Taylor qui accorde une valeur inhérente à chaque être vivant en étendant les principes de la philosophie morale de Kant aux non-humains (Taylor, 2007 : 111-152). Callicott reproche à Taylor de ne pas expliquer cette mystérieuse valeur inhérente propre à chaque vivant et d’hésiter lorsqu’il s’agit de savoir s’il faut réserver la capacité d’évaluation de cette valeur aux seuls êtres humains (Callicott, 2021 : 146-151). Aux éthiques biocentrées, il préfère l’holisme écocentré de Leopold qui prend pour centre de référence la communauté biotique en elle-même, au sein de laquelle l’être humain doit avoir « le respect des autres membres, et aussi le respect de la communauté en tant que telle » (ibid. : 67). Cette insistance sur le respect de la « communauté en tant que telle » distingue Callicott d’autres formes d’holisme environnemental, en particulier celui de Holmes Rolston III que l’on peut qualifier de « holisme faible » parce qu’il insiste sur le rapport essentiel de l’individu à son contexte mais continue de n’accorder une valeur qu’aux individus (Larrère, 1997 : 72-77). À l’inverse, l’« holisme fort » ou l’« hyperholisme » de Callicott tente de penser l’éthique environnementale depuis le point de vue de la communauté elle-même, à la manière dont Leopold nous invitait à « penser comme une montagne ».

Cela le conduit à adopter une ontologie relationnelle. Callicott défend en effet une « doctrine des relations internes » dont « l’idée de base est que l’essence d’une chose est déterminée de façon exhaustive par ses relations et qu’elle ne peut être déterminée en dehors de ses relations avec d’autres choses » (Callicott, 2021 : 111). L’insistance sur la communauté biotique vise ainsi à nous faire prendre conscience que les êtres de la nature n’existent pas indépendamment des relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres et qui forment un écosystème comme tissu de relations entremêlées. Cette prise de conscience est décisive dans la remise en cause de l’anthropocentrisme et dans la possibilité de réinscrire l’être humain dans la communauté terrestre à laquelle il appartient comme toutes les autres espèces. Reprenant la formule à Paul Shepard et à Alan Watts, Callicott affirme ainsi que « le monde est ton corps » (ibid. : 114), au sens où l’ontologie relationnelle qu’il défend nous amène à relativiser la séparation entre le milieu interne de l’organisme et le milieu externe, et à comprendre que « le monde est en fait le prolongement de son propre corps » (ibid. : 115).

Ce sont les conséquences morales de cette idée qui fondent l’éthique environnementale de Callicott, puisque le monde naturel n’est dès lors plus conçu comme un objet qu’il nous serait possible d’accaparer, d’exploiter, de détruire, mais il est vu comme ce dont nous dépendons pour vivre, ce qui est finalement indissociable de nous-mêmes et ce que nous devons respecter en dehors même de toute fin utilitaire. Se référant à sa propre expérience, Callicott écrit : « Tandis que je regardais ces eaux brunâtres saturées de boue absorbant les déjections industrielles et municipales de Memphis […], je me mis à éprouver une douleur physique tangible. […] Mes petits intérêts personnels n’étaient pas en cause, et pourtant, quelque part, j’étais personnellement blessé. » (ibid. : 118) On comprend par là en quel sens, chez Leopold comme chez Callicott, « on a des devoirs parce que (et pour autant que) l’on appartient à une communauté » (Larrère, 1997 : 79), en l’occurrence la communauté biotique. Nos obligations éthiques envers la nature s’enracinent dans le sentiment d’être relié de manière essentielle aux êtres membres de la communauté des terrestres, à la totalité relationnelle des êtres de la nature. De même que l’appartenance à la communauté humaine, dans les éthiques traditionnelles, fondait des obligations interhumaines, de même l’appartenance à la communauté biotique, dans l’éthique environnementale de Callicott, fonde des obligations envers la nature.

  • La science au fondement de l’éthique

            Bien qu’il en appelle aux sentiments et aux intuitions morales, cette base subjective n’est pas le véritable fondement de l’éthique de la terre selon Callicott : seules les sciences peuvent fournir un tel fondement (Collomb, 2017) – un point d’autant plus important que les textes plus récents de Callicott continuent d’insister fortement sur ce point (Callicott, 2013). Dans son texte « Fondations de l’éthique de la terre », il rappelle les trois fondements scientifiques de l’éthique leopoldienne : la cosmologie copernicienne, le darwinisme et la science écologique (Callicott, 2021 : 66). Copernic a rabaissé l’ego de l’être humain en lui faisant prendre conscience qu’il n’était en réalité qu’un grain de poussière dans l’univers et que la planète Terre était une oasis de vie unique dans le cosmos, « une île douillette et paradisiaque au milieu d’un océan désert ». La vision copernicienne du monde offre ainsi quelques raisons de protéger la planète Terre, mais elle ne permet pas encore de fonder l’essence relationnelle de la communauté biotique. C’est Darwin qui, le premier, y parvient sur un plan diachronique en reliant dans le temps tous les êtres vivants à une même histoire naturelle. L’odyssée darwinienne de l’évolution « établit un lien diachronique entre les humains et les non-humains », elle élargit en quelque sorte notre parenté à tous les êtres qui ont peuplé l’histoire de la vie sur Terre depuis ses origines.

            En plus de L’Origine des espèces, c’est à La Filiation de l’homme que s’intéresse Callicott, puisqu’il y trouve la possibilité à la fois de naturaliser et d’historiciser l’éthique, c’est-à-dire de fonder cette dernière dans l’histoire naturelle (ibid. : 178). La théorie darwinienne permet en effet de faire de l’éthique altruiste un avantage adaptatif pour Homo sapiens, au sens où la coopération et les interdits concernant le meurtre, le vol ou la trahison ont pu constituer des avantages évolutifs dans la lutte pour la survie de l’espèce humaine (ibid. : 165-168). Si seul un langage symbolique complexe a pu faire que les êtres humains en arrivent à élaborer et à adopter des maximes rationnelles de moralité, et si cette rationalité langagière semble avoir besoin d’une communauté pour se développer, alors cela signifie que la morale complexe prend elle-même sa source dans une tendance naturelle au sentiment moral. Raison pour laquelle Callicott ne cesse de rappeler la source écossaise de la théorie darwinienne de l’éthique : la théorie des sentiments moraux chez David Hume et chez Adam Smith (ibid. : 171 ; Welchman, 2009). Il y a donc une tendance naturelle à la moralité qui, au cours de l’histoire de l’espèce humaine, s’est rationalisée pour concerner différents niveaux de communauté. C’est n’est que dans la modernité que la morale s’est étendue à l’humanité dans son intégralité, à travers notamment la doctrine des droits de l’homme. L’enjeu d’une éthique environnementale, selon Callicott, est désormais d’étendre la communauté aux non-humains, non pas pour rejeter les droits de l’homme, mais pour intégrer les devoirs de respect interhumain au sein d’une communauté plus vase, la communauté biotique. C’est là, d’après lui, la conséquence contemporaine d’une éthique de la terre fondée sur les principes de l’histoire naturelle darwinienne.

            Cette extension de l’éthique naturalisée à la communauté biotique exige cependant une autre science : la science écologique (McIntosh, 2002). À de nombreuses reprises, Callicott revient sur sa compréhension de l’histoire de la science écologique. L’écologie permet de penser la relation de la communauté biotique, non plus au niveau diachronique de l’histoire naturelle, mais à un niveau synchronique. Dès ses débuts, avec la théorie organiciste de Clements et le concept de communauté d’Elton, au début du xxe siècle, l’écologie a permis de fonder l’éthique holiste d’Aldo Leopold. En tant qu’elle est « l’étude des relations des organismes entre eux et avec leur environnement naturel » (Callicott, 2021 : 73), l’écologie nous informe scientifiquement sur le lien consubstantiel qui unit tous les membres de la communauté biotique.

Chez Clements, les organismes individuels sont tous considérés comme des organes d’un « supra-organisme ». Ce modèle trouve une base plus rigoureuse chez Tansley (en 1935), puis chez Lindeman (en 1942) et Odum (en 1953), qui formalisent cela en important un vocabulaire énergétique issu de la thermodynamique (ibid. : 198). L’élaboration du concept d’écosystème par Tansley introduit l’idée selon laquelle la communauté biotique est essentiellement caractérisée par des flux d’énergie : de l’énergie du soleil captée par la photosynthèse des plantes aux déjections des animaux qui se sont nourries de matière végétale ou bien d’herbivores, de la matière organique morte des déjections aux vers, aux champignons et aux bactéries qui s’en nourrissent, c’est un immense flux énergétique qui relie entre eux tous les membres d’un écosystème (ibid. : 77). Cette solidarité écosystémique prouvée par la science écologique se trouve au fondement de l’éthique de la terre car elle expose la base scientifique de la communauté biotique sur laquelle repose les devoirs moraux envers la nature.

Il est vrai que, par différence avec l’écologie qui fondait l’éthique de Leopold, la nouvelle éthique environnementale doit également prendre en compte les développements plus récents de la science écologique, en particulier les études qui montrent que l’écosystème ne constitue pas un système en équilibre mais un processus en perpétuel changement (Larrère et Larrère, 2009 : 134-154). Callicott prend acte du fait qu’il convient « de dynamiser, à la lumière des développements de l’écologie depuis le milieu du xxe siècle, la maxime morale qui résume l’éthique de la terre » (Callicott, 2021 : 224). La maxime de Leopold – selon laquelle « une chose est juste quand elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique » – doit ainsi être modifiée pour intégrer la dimension constitutive des perturbations au sein des écosystèmes. Callicott la reformule finalement de la manière suivante : « Une chose est juste quand elle tend à perturber la communauté biotique sur une échelle de temps et d’espace normale. » Cette reformulation ne change cependant rien au fait que le véritable fondement de l’éthique environnementale se trouve dans la science écologique. Comme l’explique parfaitement Callicott sans aucune ambiguïté, « l’holisme prépondérant de l’éthique de la terre résulte de la façon dont nos sensibilités morales sont informées par l’écologie » (ibid. : 73).

 

  1. Une philosophie du progrès
  • Révolution scientifique et révolution morale

Le fondement scientifique de l’éthique de la terre sous-tend un modèle révolutionnaire qui touche aussi bien le progrès scientifique que le progrès moral. La référence à Leopold se veut une référence à un « partisan de la révolution écocentrique » (ibid. : 31) qui concerne indissociablement le savoir scientifique écologique et la morale qui en découle. Ainsi, s’il y a une théorie morale « révolutionnaire » (ibid. : 55) chez Leopold, la raison en est qu’elle repose elle-même sur une révolution scientifique plus fondamentale[2], celle de la science écologique. Parce que cette révolution est portée par la science, et non par des processus politiques de prise de pouvoir, il s’agit certes d’une « révolution tranquille » (Callicott, 2021 : 40). Pour autant, il n’en s’agit pas moins d’une transformation profonde et radicale de notre manière de voir le monde à travers les yeux de la morale et de la science.

Ce lien entre la science écologique et l’éthique environnementale s’opère, au niveau cognitif, à travers la vision du monde dont est porteuse l’écologie scientifique. Ce point est particulièrement clair dans le texte de 1986 qui porte sur « Les implications métaphysiques de l’écologie », dans lequel Callicott explique que « l’écologie modifie nécessairement en profondeur la compréhension que nous avons de nous-mêmes, isolément, et de la nature humaine, collectivement » (ibid. : 95-96). L’élévation du point de vue au niveau de la communauté biotique, rendue possible par l’écologie scientifique, se fait par là le vecteur d’une transformation révolutionnaire de notre vision du monde. Callicott peut ainsi écrire que « la philosophie théorique de l’écologie est en effet révolutionnaire », au sens où « elle interroge les hypothèses les plus vénérables de la tradition philosophique occidentale moderne – sur lesquelles reposent à leur tour les institutions sociales, économiques et politiques dominantes » (ibid. : 35). C’est finalement l’ensemble des préjugés philosophiques ou métaphysiques communs à la science comme à la morale qui se défont au sein de la science écologique, de sorte que ce qui se transforme dans le domaine scientifique a des incidences sur le domaine moral. La révolution ne peut être scientifique sans se faire, du même coup, révolution morale.

Rien de surprenant, dès lors, au fait que l’idée de révolution aille de pair avec la défense, par Callicott, de l’idée de progrès. Il y a en effet un « progrès moral » (ibid : 55) qui consiste essentiellement dans l’extension toujours plus grande de la communauté éthique. Ainsi, de même que nous condamnons aujourd’hui l’esclavage passé, de même « les générations futures censureront l’esclavage banal et universel de la nature » (ibid. : 56). Lorsqu’il cherche à préciser ce qu’il entend par « progrès moral » (ibid. : 85), Callicott souligne qu’il ne s’agit pas de remplacer purement et simplement les devoirs que nous avons envers les êtres humains par les devoirs envers la nature ; l’enjeu est bien plutôt d’ajouter un nouveau niveau éthique grâce à la communauté biotique, sans pour autant abandonner le niveau antérieur de la communauté humaine. Le propre de la science écologique, on l’a vu, est de promouvoir ce progrès en montrant rigoureusement les liens réels qui nouent l’existence de tous les membres de la communauté biotique. Le progrès scientifique de l’écologie est ainsi le socle sur lequel repose le progrès moral de l’éthique environnementale. Ensemble, la science et la morale constituent par conséquent ce que, dans cet article, nous nommons le progrès écologique.

Cet appel au progrès scientifique et moral a pour corrélat le fait que la philosophie de Callicott se veuille volontiers prophétique. Selon lui, « la philosophie de l’écologie qui s’est développée dans le dernier quart du xxe siècle est le laboratoire de l’avenir » (ibid. : 38). De sorte que ce qu’il nomme « postmodernisme » constitue l’époque qui suivra la modernité en train de s’effondrer : « Lorsque le sujet cartésien aura perdu toute emprise sur l’esprit occidental, il sera alors devenu […] une curiosité historique. » (ibid. : 161) Nous serions aujourd’hui pris « entre la vision moderne du monde, déclinante, et l’aube d’une nouvelle vision du monde, encore embryonnaire, qui ne s’est pas encore suffisamment développée pour avoir acquis son identité propre » (ibid.). L’éthique environnementale qui tire les leçons de la science écologique porte précisément la promesse de cette identité à venir, selon Callicott.

Ce goût pour l’avenir l’amène à utiliser le vocabulaire de l’utopie lorsqu’il formule le vœu de réintroduire en Amérique les espèces qui précédaient l’arrivée des Européens (bisons, antilopes, cerfs, mulets, élans) et qui étaient bien moins néfastes pour l’environnement que les bœufs et les moutons qui ont pris leur place. « Les utopies sont peut-être impossibles à réaliser, mais elles ne sont pas pour autant inutiles. Elles nous tirent de l’inertie » (ibid. : 265), écrit Callicott. Nous verrons dans un instant que les « spéculations utopiques » de Callicott concerne également « l’environnement artificiel de la postmodernité » (ibid. : 332) et qu’elles débouchent sur une croyance technophile particulièrement développée chez le philosophe. Il suffit pour l’instant de noter ce lien entre les thèmes de la révolution, du progrès et de l’utopie dans l’éthique de la terre. Un tel regroupement thématique permet de comprendre à quel point l’éthique environnementale de Callicott va de pair avec une philosophie progressiste de l’histoire. L’histoire y est conçue comme le lieu d’avènement du progrès écologique et s’avère résolument orientée vers un avenir plus satisfaisant dans nos rapports à la nature, un avenir que la référence à l’utopie permet de désigner de manière emphatique.

  • Le progrès technologique

Comment passe-t-on de la révolution scientifique à la révolution morale chez Callicott ? Il y a par moment chez le philosophe une tendance idéaliste et une tendance « scientiste »[3]. À le lire, on a parfois l’impression que ce sont les idées scientifiques qui guident le monde et que ce sont elles qui sont déterminantes pour le devenir historique de la Terre. S’il est possible de parler de tendance scientiste ici, c’est au sens où, dans cette conception, ce sont les avancées scientifiques qui font l’histoire, à la manière dont c’était par exemple déjà le cas dans le positivisme de Comte, qui fondait la « révolution morale » sur « les sciences d’observation entre les mains des savants » (Comte, 2020 : 79). Si idéalisme il y a, la raison en est que ce primat de la science dans l’histoire s’accompagne d’un primat des idées, et Callicott reconnaît lui-même que les philosophes environnementaux dont il fait partie « sont davantage préoccupés de questions d’ordre cognitif » (Callicott, 2021 : 27). La transition entre la science et l’éthique se fait au mieux par la philosophie environnementale, qui discerne ce qu’il y a de novateur dans la science écologique pour en tirer des conclusions sur le plan moral : « Le besoin est aujourd’hui plus grand que jamais pour les philosophes de retrouver leur ancienne fonction – de redéfinir l’image du monde, en réponse à une expérience humaine inéluctablement transformée, et à une marée d’informations et d’idées nouvelles venues des sciences » (ibid. : 29), écrit-il. Mais nous sommes là encore, dans la philosophie qui sert d’intermédiaire entre la science et la morale, sur le strict plan des idées.

Nous verrons plus loin que la tendance scientiste de Callicott trouve une alternative à l’intérieur même de sa propre philosophie. Concentrons-nous pour l’instant sur le présupposé idéaliste qui trouve également une forme de solution alternative dans sa pensée. En effet, certains textes de Callicott insistent sur le rôle des technologies dans la diffusion des avancées scientifiques aux comportements quotidiens, et par conséquent aux comportements d’ordre éthique. L’attitude idéaliste cède largement le pas ici à une attitude résolument matérialiste qui fait des habitudes acquises au contact des outils technologiques usuels le lieu d’une véritable conversion à l’éthique environnementale.

            Dans son texte fameux de 1992, « La nature est morte, vive la nature ! », Callicott écrit que les nouvelles technologies peuvent « contribuer à disséminer largement une vision du monde écologiste, et l’éthique qui lui correspond » (ibid. : 269). Cela signifie que les nouvelles technologies « diffuseront la conception postmoderne, holiste, systémique et dynamique de la nature » (ibid. : 291). Ces technologies apparaissent même comme le biais à partir duquel la société tout entière sera transformée : « Cela entraînera de nouvelles percées technologiques dans le même esprit et, en dernière analyse, des changements correspondants dans les domaines de la politique, de l’économie, de l’agriculture, de la médecine et d’autres secteurs élémentaires de la civilisation. » (ibid.) Ce sont principalement les nouvelles technologies informatiques qui sont visées ici par Callicott. Il considère ainsi que « les ordinateurs […] sont une magnifique traduction de la théorie des systèmes – les ordinateurs eux-mêmes, aussi bien que les logiciels » (ibid. : 288). Concrètement, cela signifie que « avec un ordinateur personnel, une touche peut totalement et instantanément changer la configuration de tout un paragraphe, d’une page ou d’un graphique » (ibid. : 289). La causalité informatique est semblable à la « causalité complexe d’interrelations d’un écosystème », elle nous apprend à penser en réseau et à un niveau holistique. C’est pourquoi, selon Callicott, « les enfants de la génération actuelle, qui ont grandi avec des ordinateurs dans leur chambre, seront plus enclins à penser de manière systémique – et y compris, pouvons-nous espérer, de manière écosystémique » (ibid.).

            Certes Callicott n’affirme pas que les nouvelles technologies informatiques et numériques vont produire nécessairement la révolution morale exigée par l’éthique environnementale. Mais il y a néanmoins dans son propos un optimisme technophile qui lui permet d’affirmer que « les nouvelles technologies changent insidieusement notre conception de la nature à mesure qu’elles pénètrent dans nos espaces de vie » (ibid.). Ce changement insidieux des mentalités qui passe par les technologies constitue l’aspect proprement matérialiste de la philosophie de Callicott, puisqu’il attribue au maniement quotidien des objets technologiques un rôle de transformation presque invisible de nos manières de penser. C’est ainsi par la technologie, en particulier la technologie numérique, que la nouvelle vision scientifique du monde passe dans nos vies, et non uniquement par la diffusion directe au plus grand nombre des acquis de la science écologique. Le lien entre le progrès moral et le progrès scientifique trouve par conséquent dans le progrès technologique son intermédiaire nécessaire.

            On ne s’étonnera pas, dès lors, que Callicott compte parmi les philosophes de l’environnement les plus technophiles et qu’il fasse des innovations technologiques une voie de résolution de la crise écologique. Dans son essai « La nature est morte, vive la nature ! », il mentionne notamment les panneaux solaires et mentionne la « révolte tranquille contre l’énergie électrique conventionnelle [qui] est en train d’avoir lieu » (ibid. : 290). Il souligne que le passage aux énergies vertes, et notamment au solaire, ne témoigne pas seulement d’un intérêt économique, mais d’un intérêt moral (« une question de conscience »). L’innovation technologique offrirait ainsi l’opportunité de maintenir un niveau de vie convenable tout en protégeant la nature. « Une transition généralisée aux technologies appropriées est la seule façon dont nous pouvons maintenir à la fois une société de consommation de masse et une biosphère en bonne santé – la seule façon de construire une société soutenable. » (ibid.)

            Le progrès technologique joue donc à deux niveaux dans la philosophie callicottienne. D’une part, du côté des technologies numériques, il permettrait de diffuser insidieusement dans nos habitudes les plus ordinaires une pensée holistique et systémique nécessaire à une révolution morale. D’autre part, les technologies dites « vertes », comme l’énergie solaire, sont au cœur des solutions de la crise écologique et leur adoption constitue de ce fait une concrétisation de la nouvelle éthique en faveur de la nature. La technologie apparaît bel et bien au cœur de cet avenir écologiquement souhaitable que Callicott appelle de ses vœux : « La nouvelle compréhension de la nature, de la nature humaine et de la relation homme-nature peut se diffuser par capillarité dans l’esprit des gens grâce à son incarnation dans la technologie solaire et électronique postmoderne. » (ibid. : 294) Le progrès écologique accorde de ce fait une place centrale, non seulement aux progrès de la morale et de la science, mais aussi au progrès de la technologie.

 

  1. Penser le progrès écologique avec et contre Callicott
  • Remarques critiques

Nous proposons maintenant une série de remarques critiques qui permettront de poser les bases d’une discussion concernant le progrès écologique chez Callicott. Ces remarques concernent essentiellement ce que nous avons appelé sa tendance scientiste et son optimisme technophile. Elles permettront de nous acheminer vers un dépassement de ce que nous allons pointer comme des limites de la conception callicottienne.

En ce qui concerne la tendance scientiste de la philosophie de J. Baird Callicott, la principale critique pouvant lui être adressée consiste à rappeler que ce ne sont pas nécessairement les sciences, et notamment la science écologique, qui se trouvent au fondement des attitudes éthiques des individus (Hester et al., 2002)[4]. L’importance des savoirs vernaculaires est également décisive pour orienter les attitudes morales envers la nature (Provost 2021 ; Mies et Shiva, 1998). Ces savoirs se sont certes raréfiés en raison de l’industrialisation, de l’urbanisation et du passage à une agriculture intensive qui nous ont fait oublier toute une série de gestes et de connaissances empiriques au sujet des êtres naturels, mais ils n’en sont pas moins porteurs d’un potentiel moral envers les êtres naturels en tant qu’ils véhiculent le plus souvent un bon usage des environnements naturels. La redécouverte de ces savoirs traditionnels constitue un enjeu de taille aujourd’hui, notamment au sein de la production agricole. Le collectif Réseau Semences Paysannes, par exemple, créé en 2003, regroupe des petits exploitants qui refusent d’acheter chaque année leurs semences à la grande industrie et recourent à d’anciennes variétés de blés pour préserver la biodiversité dans les campagnes (Demeulenaere et Goulet, 2012 ; Bonneuil et Thomas, 2009). Dans ce cas, ce n’est pas tant la science écologique qui est décisive que la volonté de se réapproprier un savoir vernaculaire ancien qui avait disparu en raison de l’industrialisation de l’agriculture. Or c’est précisément ce qu’une attitude scientiste manque dans son analyse des attitudes morales. Callicott, en mettant trop l’accent sur la science écologique, tend presque malgré lui à marginaliser l’importance de ces savoirs vernaculaires.

À la décharge de Callicott, il faut cependant souligner deux points. D’une part, il n’est pas toujours très clair de savoir si, selon lui, la science écologique doit fonder les attitudes morales quotidiennes des individus dans leur rapport à la nature (d’un point de vue pratique), ou bien fonder l’éthique environnementale comme discipline philosophique (c’est-à-dire comme théorie rigoureuse). Ainsi, lorsqu’il parle de la nécessité d’une « alphabétisation universelle à l’écologie » (Callicott, 2021 : 65), il semble clair que la science écologique doit se diffuser dans les formes de vie quotidienne, dans la morale pratique. Néanmoins, c’est bel et bien une « philosophie de l’écologie » (ibid. : 33) que cherche à élaborer Callicott, de sorte que c’est essentiellement la philosophie de l’éthique environnementale qui recueille les enseignements de la science écologique (Larrère, 2002). Si l’on met l’accent sur ce dernier point, alors le primat de la science revient simplement à réaffirmer la dimension épistémologique de la philosophie, laquelle s’enracine selon Callicott dans une tradition qui remonte aussi loin que la philosophie elle-même – la « philosophie morale » ayant toujours « suivi les évolutions en philosophie naturelle » (Callicott, 2021 : 37). De ce point de vue, le primat de la science n’est pas nécessairement dénué de toute difficulté, mais la philosophie de Callicott apparaît moins scientiste.

D’autre part, Callicott nuance lui-même fréquemment dans son œuvre le primat de la science. Il valorise parfois l’importance des savoirs vernaculaires, par exemple lorsqu’il discute les « savoirs indigènes » des Ojibwas ou des Kayapos, des savoirs issus d’une culture orale mais qui « pourraient être d’une grande valeur pour la culture globale émergente de notre espèce » (ibid. : 303). Callicott s’est également intéressé à des traditions de pensée non occidentales, notamment des traditions asiatiques (Callicott et McRae, 2014). Au sein même de la tradition occidentale, il reconnaît que l’holisme de la science écologique, chez Clements, s’enracinait dans les philosophies de Spencer, Goethe, Kant et Hegel (Callicott, 2021 : 103), et il admet volontiers que l’ontologie relationnelle qu’il promeut trouve ses sources dans « l’idéalisme allemand et anglais du xixe et du début du xxe siècle – avec les philosophies de Hegel, Fichte, Bradley, Royce et Bosanquet » (ibid. : 111). Il semble donc bien que la centralité de la science écologique dans l’élaboration d’une éthique environnementale soit largement relativisée par Callicott lui-même. Bien que celui-ci continue d’accorder indubitablement une forme de primauté au savoir scientifique issu de l’écologie, on trouve dans son œuvre d’autres ressources (les savoirs vernaculaires, la tradition philosophique, les pensées non occidentales) en vue de l’élaboration d’une éthique environnementale.

La difficulté est peut-être plus grande en ce qui concerne l’optimisme technophile de la philosophie callicottienne. En premier lieu, sur l’importance que Callicott attribue aux technologies numériques dans la diffusion d’une pensée holistique au potentiel écologique, il semble difficile d’admettre que la diffusion mondiale des ordinateurs et l’usage abondant des technologies numériques par les nouvelles générations soient des facteurs significatifs de l’émergence d’une sensibilité environnementale. Si une nouvelle sensibilité morale en faveur de la nature est réellement en train de naître aujourd’hui, son lien est tout sauf évident avec le caractère systémique de ces nouvelles technologies. Ces technologies peuvent certes servir à s’informer sur les questions écologiques et sont susceptibles de faciliter l’accès à un ensemble de débats, de données et d’enjeux qui seraient peut-être plus difficilement accessibles sans elles. Mais l’on voit mal en quoi le dispositif technique par lui-même serait vecteur d’une morale écologique. En outre, sur un plan écologique, ces nouvelles technologies ainsi que l’usage d’internet qui l’accompagne sont porteuses d’une pollution massive, de sorte qu’il paraît difficile d’en faire le complément nécessaire aux énergies renouvelables, comme tend à le faire Callicott.

Sur le terrain même des énergies « vertes » ou renouvelables, il convient également d’adopter une attitude plus prudente que celle de Callicott. S’il est indéniable que ces énergies sont nécessaires pour diminuer nos émissions de gaz à effet de serre et pour lutter contre le réchauffement climatique, il n’en faut pas moins prendre en compte les conséquences potentiellement négatives d’une multiplication exponentielle de ces énergies dans le contexte industriel et économique actuel. D’un côté, les terres rares et les métaux nécessaires à la construction des panneaux solaires, des batteries électriques et des éoliennes sont des facteurs de pollution importante dans les lieux d’extraction – au point que le Salvador a interdit en mars 2017 l’extraction de terres rares sur son territoire en raison de la pollution des napes phréatiques de surface qu’elle produisait. Par ailleurs, le cycle d’extraction et de transformation des minerais constitue aujourd’hui une part importante des émissions de gaz à effet de serre dans le monde[5], de sorte qu’une forte croissance de leur extraction pour construire des énergies « vertes » semble aller de pair, du moins en l’état actuel des choses, avec une augmentation de ces émissions contre lesquelles ces énergies sont pourtant censées lutter. Il convient donc de faire preuve de prudence dans notre valorisation des énergies renouvelables, non pour les critiquer ou les rejeter de manière simpliste, mais pour avoir une conscience réflexive des conditions sous lesquelles de telles énergies pourraient être véritablement « vertes » et écologiquement profitables. L’optimisme technophile de Callicott l’empêche en partie de mettre au premier plan cette distance réflexive. Il semble n’y voir qu’une solution utopique au réchauffement climatique, indépendamment des nombreux problèmes que ces énergies soulèvent.

 Ces limites concernant l’optimisme technophile de Callicott révèlent le lien de sa philosophie avec la croyance proprement moderne dans le progrès technique et scientifique. Paradoxalement, son éthique environnementale est compatible avec une foi peu nuancée dans le progrès technologique qui date du début du xixe siècle et de la révolution industrielle. Callicott veut certes remplacer « les vieux poêles à mazout et les automobiles à essence » par « l’éclairage, le chauffage et les transports fondés sur l’énergie solaire » (Callicott, 2021 : 289), mais il ne problématise pas la croyance au progrès technologique en tant que tel. Le problème des technologies polluantes semble résider dans la science qui les sous-tend, la science mécaniste moderne (ibid. : 286), de sorte que le remplacement de cette dernière par une science écologique devrait aboutir nécessairement à des technologies bénéfiques pour l’environnement (comme y insiste très justement Burbage, 2011 : 136-137).

Tout se passe ici comme si le véritable problème de la modernité résidait avant tout dans la révolution scientifique introduite par le mécanisme, lequel devrait être rejeté par une nouvelle révolution scientifique, celle menée par l’écologie. C’est ici que la tendance scientiste de Callicott fait retour, puisque le problème à ses yeux ne réside pas dans la foi que nous accordons au progrès technologique mais dans la science qui sous-tend ce progrès. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, dans ses essais, Callicott emploi davantage le mot de « technologie » que le terme de « technique »[6] : la technique, à ses yeux, est nécessairement technologique, au sens où la technique est toujours pour lui la réalisation concrète d’une science – « la technologie moderne, écrit-il, est la traduction matérielle des lois, des principes et des méthodes de la science moderne classique » (Callicott, 2021 : 286). Les problèmes environnementaux ne portent par conséquent pas sur la place que nous accordons à la technologie dans nos sociétés, mais sur ses fondements scientifiques.

L’articulation entre la science, la technique et l’éthique que nous avons cherché à mettre au jour dans l’éthique de la terre aboutit ainsi à une apologie finalement assez classique – et assez moderne – du progrès technologique. L’utopie de l’avenir revendiquée par Callicott remplace certes la machine à vapeur par des ordinateurs et des panneaux solaires, mais elle reste profondément dépendante de cette croyance prométhéenne dans le progrès technologique qui caractérise notre modernité. Le progrès scientifique qui, chez Callicott, vient fonder un progrès moral, vient également fonder un progrès technologique dont la mise en œuvre est centrale à ses yeux pour réaliser le progrès écologique. On comprend du même coup que si sa tendance scientiste trouve dans sa propre philosophie des moyens pour être nuancée et relativisée, elle n’en imprègne pas moins en profondeur sa conception du progrès et lui fait retrouver les présupposés les plus ancrés d’une modernité dont Callicott prétendait pourtant se détacher.

Du point de vue même de la philosophie callicottienne, il semble y avoir une part d’échec, ou du moins de limite. Sa revendication révolutionnaire se heurte ici à une continuité flagrante avec ce que Callicott décrit lui-même comme relevant du « paradigme industriel » moderne (ibid. : 310). Prétendant rompre entièrement avec ce paradigme de manière révolutionnaire, il paraît encore rester – pour une part du moins – prisonnier de l’ancien modèle. Pour reprendre l’idée de « révolution tranquille », on peut dire que la révolution opérée par Callicott se fait si tranquillement qu’elle ne s’opère jamais tout à fait. Ou plutôt, si elle s’opère sur le plan de la révolution scientifique et de la révolution morale, il n’y a pas chez lui de révolution dans la manière de considérer la technique.

  • Quelles voies pour le progrès écologique ?

Est-il possible de penser autrement le progrès écologique ? Ou bien la tentative de Callicott révèle-t-elle que tout essai pour penser un progrès écologique nous fait en réalité retomber dans le prométhéisme des modernes ? Selon nous, la force de Callicott tient dans la possibilité qu’il nous offre de thématiser le concept de progrès écologique aujourd’hui. Les difficultés que pose ce progrès écologique ne tiennent pas chez lui à l’idée même de progrès, mais à la manière dont il le comprend et à la place qu’il attribue au progrès technologique. Nous voudrions suggérer, pour conclure, que la tentative avortée de Callicott ne discrédite par tout concept de progrès écologique, mais nous oblige à réfléchir celui-ci de manière différente.

Si par progrès on entend un acheminement de la société dans son ensemble vers un état meilleur, alors il faut comprendre le progrès écologique comme un acheminement de nos sociétés vers un état meilleur en ce qui concerne nos relations avec la nature. C’est précisément ce que cherche à penser l’éthique environnementale de Callicott. Son développement philosophique du concept de communauté biotique nous permet de penser nos obligations morales envers les non-humains et les écosystèmes, et non plus uniquement envers les seuls êtres humains. Si l’ensemble de nos pratiques, de nos modes de production et de consommation, étaient orientées par la prise en compte du point de vue de la communauté biotique, alors cela constituerait à n’en pas douter un véritable progrès écologique qui reposerait sur ce que Callicott nomme un progrès moral.

 La centralité du progrès moral dans la philosophie callicottienne devrait lui permettre d’échapper aux théories prométhéennes du progrès fondées sur les seuls progrès scientifiques et techniques. Bien qu’il retombe en partie dans la compréhension proprement moderne du progrès qui repose sur les innovations technologiques, c’est le progrès moral et non uniquement un progrès technologique ou techno-scientifique qui devrait permettre de parler de progrès écologique au sens propre du terme chez Callicott. Un progrès technologique dans notre rapport à la nature qui serait indépendant de tout progrès d’ordre éthique ne vaut pas comme un progrès écologique à ses yeux, et même l’insistance qu’il met sur les progrès scientifiques et technologiques n’ont de sens, dans sa philosophie, qu’en tant qu’ils sont les partenaires nécessaires d’un progrès moral dans l’ensemble de nos relations aux êtres de la communauté biotique. C’est là une condition nécessaire, dans le dispositif conceptuel callicottien, pour que l’on puisse lier ensemble les termes de « progrès » et d’« écologie ». 

Le paradoxe de la pensée de Callicott tient au fait qu’elle affirme ce primat d’une transformation éthique de nos formes de vie tout en subordonnant la question morale à des transformations scientifiques et technologiques. C’est de cette tension entre le primat de l’éthique et le primat des sciences et des technologies que naissent les réticences critiques que nous avons émises précédemment. Cependant, si l’on s’en tient, contre Callicott, à accorder à la science et aux nouvelles technologies une importance plus relative et plus nuancée, alors le progrès scientifique et le progrès technologique peuvent avoir leur place dans le progrès écologique.

Que le progrès scientifique réalisé par la science écologique puisse participer à la transformation écologique de nos formes de vie, c’est une nécessité puisque « tous les sujets de dispute sur le système Terre passent par la médiation des sciences “naturelles” » (Latour et Schultz, 2022 : 68). La connaissance du réchauffement climatique, des pollutions et de l’effondrement mondial de la biodiversité exige des études scientifiques et, par conséquent, fait de celles-ci un moteur essentiel du progrès écologique. Que Callicott ait parfois tendance à trop insister sur le soubassement scientifique de nos actions morales est critiquable, mais cela ne doit pas conduire à refuser tout rôle à la science écologique dans la mise en œuvre d’un progrès écologique.

De même, il n’y a pas à refuser de prime abord tout rôle au progrès technologique au sein du progrès écologique. Il est certain que l’innovation technologique peut avoir sa part dans l’amélioration du rapport que nos sociétés entretiennent avec la nature. Mais cette participation doit aussi s’accompagner de formes de contestation des nouveautés technologiques. Parfois, il peut s’agir tout simplement de ne plus utiliser, ou de moins utiliser certaines innovations qui ont pu apparaître comme des progrès à une certaine époque, mais qui se sont révélées, à l’usage, désastreux d’un point de vue écologique.

Nous avons cité plus haut en exemple le collectif Réseau Semences Paysannes, dont les membres recourent à des semences traditionnelles pour maintenir la biodiversité contre l’homogénéisation produites par les OGM ou bien par la sélection en laboratoire de quelques semences jugées plus performantes. Il est également possible de prendre comme exemple le cas de l’éclairage artificiel nocturne et de ses nuisances sur l’environnement – lesquelles ne sont reconnues en France comme des pollutions lumineuses de l’environnement nocturne que depuis la fin des années 2000 (Lapostolle et Challéat, 2019). Ces pollutions lumineuses nocturnes sont néfastes pour de nombreux animaux parce qu’elles entravent leurs déplacements ou perturbent leurs cycles de prédation et de reproduction, ainsi que pour la flore elle-même, en raison notamment de la perturbation qu’elles provoquent chez les insectes pollinisateurs. Elles sont également sources de nuisance pour les êtres humains eux-mêmes tant sur le plan esthétique (l’impossibilité de voir les étoiles dans le ciel la nuit) que sur le plan scientifique (la difficulté à observer le ciel pour les astronomes). La lutte contre ce type de pollution passe nécessairement par une diminution de l’éclairage artificiel, qui était pourtant l’un des emblèmes du progrès technique et scientifique du xixe siècle. L’idée d’un « éclairer juste » suppose un éclairer moins et un éclairer mieux qui suppose de rompre avec un ensemble d’habitudes que nous avons contractées depuis bientôt deux siècles. On trouverait de nombreux autres exemples dans la même veine : le retour à des formes de pêche ou d’élevage préindustrielles, l’usage de contenants qui ne sont pas faits en plastique et qui peuvent être consignés.

Dans de nombreux cas, notre rapport à la nature peut être amélioré indépendamment de toute course en avant aux innovations technologiques. C’est dire que le progrès écologique ne suppose pas nécessairement (bien qu’il ne l’exclue pas dans certains cas) le progrès technologique. Ce qui est particulièrement frappant dans les cas où le progrès écologique ne va pas de pair avec un progrès technologique, c’est que l’idée de progrès s’accompagne le plus souvent d’un retour à des pratiques traditionnelles issues du passé. Se réhabituer à ce que nos villes ne soient plus tout entières illuminées la nuit fait ainsi écho aux modes d’habitation prémodernes de l’environnement urbain, de même que le retour paysan aux semences traditionnelles et diversifiées implique de revenir à des modèles qui précèdent la transformation que l’agriculture a connue au milieu du xxe siècle. De façon tout à fait contraire à la conception moderne du progrès, le progrès écologique peut parfois aller de pair avec la résurgence du passé au cœur du présent, et non pas avec une croyance dans l’avenir et dans les innovations dont cet avenir est censé être porteur.

C’est par conséquent à une conception nouvelle du temps que nous invite le progrès écologique : plutôt qu’une flèche du temps uniquement orientée vers le futur, on aurait la cohabitation du passé, du présent et de l’avenir dont l’articulation serait au cœur d’une transformation positive de nos rapports à la nature. Conformément à ce que soutient Callicott, un tel progrès peut articuler les révolutions sur le plan de la morale, de la science et de la technologie, mais à la différence du philosophe, nous soutenons que le progrès moral peut avoir une certaine autonomie par rapport au progrès scientifique et au progrès technologique, ou du moins que la synergie de ces trois formes de progrès n’existe pas toujours. Il existe des cas où le progrès écologique suppose, au contraire, un retour en deçà de certaines innovations technologiques ou bien une transformation de nos attitudes morales qui ne passent pas nécessairement par la science. Qu’il s’agisse malgré tout d’un « progrès », c’est peut-être ce que la cause écologique est en train de nous faire comprendre aujourd’hui.

 

*Notice bio-bibliographique de l’auteur :

Je suis postdoctorant à l’Université de Namur (centre Arcadie : Anthropocène, histoire, utopie) et chercheur rattaché à l’Université Paris Nanterre (laboratoire Sophiapol). Après une thèse qui a porté sur la réception de Hegel dans la philosophie française contemporaine, mes recherches postdoctorales se concentrent sur la résurgence des motifs en philosophie de l’histoire dans les discussions contemporaines sur l’Anthropocène. J’ai notamment publié l’ouvrage Theodor W. Adorno : La domination de la nature (Amsterdam, 2021) ainsi que les articles suivants : « L’Anthropocène est un Androcène : trois perspectives écoféministes » (Nouvelles Questions Féministes, vol. 40, n° 2, 2021, p. 18-34) ; « L’utopie écologique ? Réflexions croisées sur Theodor W. Adorno, Ernst Bloch et Hans Jonas » (Écologie & Politique, n° 63, 2021, p. 171-189) ; « Deleuze avec Adorno : Philosophie, pensée critique et écologie politique » (Revista Portuguesa de Historia do livro, dossier « 25 années sans Deleuze », 2021, n° 47-48, p. 17-48).

 

Bibliographie :

Audier Serge. 2019. L’âge productiviste. Hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques. Paris : La Découverte.

Bensaude-Vincent Bernaderre. 2021. Temps-Paysage. Pour une écologie des crises. Paris : Le Pommier.

Bonneuil Christophe, Fressoz Jean-Baptiste. 2016 [2013]. L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous. Paris : Seuil.

Bonneuil Christophe, Thomas Frédéric. 2009. Gènes, pouvoirs et profits. Recherche publique et régimes de production des savoirs de Mendel aux OGM. Versailles-Lausanne : Quae/Fondation pour le progrès de l’Homme.

Burbage Frank. 2011. « Comment peut-on être terrien ? Une lecture du livre de John Baird Callicott, Éthique de la terre ». Cahiers philosophiques 137 (4) : 125-138.

Callicott John Baird. 2013. Thinking Like a Planet. The Land Ethic and the Earth Ethic. Oxford-New York : Oxford University Press.

Callicott John Baird, McRae James. 2014. Environmental Philosophy in Asian Traditions of Thought. Albany : SUNY.

Callicott John Baird. 2021 [2010]. Éthique de la terre. Marseille : Wildproject.

Collomb Jean-Daniel. 2017. « J. Baird Callicott, Science and the Unstable Foundation of Environmental Ethics ». Angles. New Perspectives on the Anglophone World (4) : 1-12.

Comte Auguste. 2020 [1824]. Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société. Paris : Hermann.

Demeulenaere Élise, Goulet Frédéric. 2012. « Du singulier au collectif. Agriculteurs et objets de la nature dans les réseaux d’agricultures “alternatives” ». Terrains & travaux 20 (1) : 121-138.

Fressoz Jean-Baptiste. 2020 [2012]. L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique. Paris : Seuil.

Fureix Emmanuel, Jarrige François. 2020 [2014]. La Modernité désenchantée. Relire l’histoire du xixe siècle français. Paris : La Découverte.

Hamilton Clive. 2013. Les apprentis sorciers du climat. Paris : Seuil.

Hamilton Clive. 2016. « The Theodicy of the “Good Anthropocene” ». Environmental Humanities 7(1) : 233-238.

Haraway Donna. 2020 [2016]. Vivre avec le trouble. Vaulx-en-Velin : Les éditions des mondes à faire.

Hester Lee et al. 2002. « Callicott’s Last Stand ». In Ouderkirk Wayne, Hill Jim (dir.), Land, Value, Community. Callicott and Environment Philosophy. Albany : SUNY. 253-278.

Jarrige François. 2016 [2014]. Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences. Paris : La Découverte.

Lapostolle Dany, Challéat Samuel. 2019. « Lutter contre la pollution lumineuse : Trois processus de valorisation de l’obscurité dans les territoires français ». Vertigo : La Revue Électronique en Sciences de l’Environnement, 19 (2) : 1-31.

Larrère Catherine. 1997. Les philosophies de l’environnement. Paris : PUF.

Larrère Catherine. 2002. « Philosophy of Nature or Natural Philosophy? Science and Philosophy in Callicott’s Metaphysics ». In Ouderkirk Wayne, Hill Jim (dir.), Land, Value, Community. Callicott and Environment Philosophy. Albany : State University of New York Press. 151-170.

Larrère Catherine, Larrère Raphaël. 2009 [1997]. Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement. Paris : Flammarion.

Latour Bruno, Schultz Nikolaj. 2022. Mémo sur la nouvelle classe écologique. Paris : Les empêcheurs de penser en rond.

Maris Virginie. 2016 [2010]. Philosophie de la biodiversité. Petite éthique pour une nature en péril. Paris : Buchet/Chastel.

McIntosh Robert. 2002. « Ecological Science, Philosophy, and Ecological Ethics ». In Ouderkirk Wayne, Hill Jim (dir.), Land, Value, Community. Callicott and Environment Philosophy. Albany : State University of New York Press. 59-84.

Mies Maria, Shiva Vandana. 1998 [1993]. Écoféminisme. Paris : L’Harmattan.

Neyrat Frédéric. 2016. La part inconstructible de la Terre. Critique du géo-constructivisme. Paris : Seuil.

Pruvost Geneviève. 2021. Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance. Paris : La Découverte.

Shrader-Frechette Kristin. 2002. « Biocentrism, Biological Science, and Ethical Theory ». In Ouderkirk Wayne, Hill Jim (dir.), Land, Value, Community. Callicott and Environment Philosophy. Albany : State University of New York Press. 85-96.

Taylor Paul. 2007 [1981]. « L’éthique du respect de la nature ». In Afeissa Hicham-Stéphane (dir.), Éthique de l’environnement. Nature, valeur, respect. Paris : Vrin. 111-152.

Tola Miriam. 2021. « Voyage dans l’espace du (M)Anthropocène blanc avec Elon Musk ». Nouvelles Questions Féministes 40(2) : 68-83.

Welchman Jennifer. 2009. « Hume, Callicott, and the Land Ethic: Prospects and Problems ». The Journal of Value Inquiry 43 : 201-220.

 

[1] Nous nous concentrons ici sur les textes de Callicott des années 1980 et 1990, en particulier ceux réunis dans l’édition française de l’Éthique de la terre (Callicott, 2021), et n’entrons pas dans les discussions concernant la réévaluation de l’anthropocentrisme dans Thinking Like a Planet: The Land Ethic and The Earth Ethic (Callicott, 2013). Pour les problématiques qui nous concernent ici, Thinking like a Planet ne nous semble pas marquer une inflexion significative.

[2] J. B. Callicott reprend à Thomas S. Kuhn le concept de « révolution scientifique ».

[3] Le terme de « scientisme » est utilisé par Callicott lui-même pour répondre aux critiques qui lui sont adressées au sujet du rôle primordial accordé aux sciences dans sa philosophie (Callicott, 2002 : 309) ; il s’en défend en disant que la science ne passe dans l’éthique qu’à travers la philosophie.

[4] Catherine Larrère retrouve cette idée de manière différente en accentuant plus que ne le fait Callicott l’écart entre l’éthique environnementale, comme philosophie, et la science écologique (Larrère, 2002). Une autre critique consisterait à reprocher à Callicott le fait que la science écologique qu’il mobilise n’est pas capable de fonder le concept éthique de communauté qu’il cherche à défendre (voir Shrader-Frechette, 2002).

[5] Voir le point I/5 du rapport de l’IRP (International Resource Panel) : Mineral Resource Governance in the 21st Century, 2020 [URL : https://www.resourcepanel.org/fr/rapports/gouvernance-des-ressources-min%C3%A9rales-21e-si%C3%A8cle].

[6] La technologie a d’abord désigné au xixe siècle la science des machines et en a fini par signifier le lien consubstantiel entre la technique et la science (sur l’histoire du mot, voir Jarrige, 2016 : 107-110).




Le hasard selon Monod, Thom et Matheron

Par Nicolas Bouleau

 

 

 

 

 

Peu de temps après la parution du premier rapport au Club de Rome (1972), et du très célèbre livre de Jacques Monod où celui-ci posait que l’évolution procédait par le hasard, dès 1978, Georges Matheron publiait un essai — Estimer et choisir — dans lequel il prenait le contrepied du grand biologiste affirmant que celui-ci avait commis une grave erreur, fréquente dans les interprétations des statistiques. La vision de Monod, qui s’est répandue en véritable dogme fondateur de la biologie de synthèse, rencontre aujourd’hui de plus en plus de critiques sur la confusion qu’elle fait entre le modèle probabiliste et la réalité, notamment en sous-estimant le contexte et les circonstances. Il s’agit surtout ici de présenter la pensée de Matheron et de mettre en lumière sa portée épistémologique.

 

I/ Pour bien faire sentir que la vision de Georges Matheron est une position modérée, disons d’abord quelques mots du point de vue de René Thom.

            Celui-ci publie en 1980 dans la revue Le Débat un article intitulé « Halte au hasard, silence au bruit«  dans lequel il dénonce la « fascination de l’aléatoire qui témoigne d’une attitude antiscientifique par excellence ».

            « Affirmer que « le hasard existe », écrit-il, c’est prendre cette position ontologique qu’il y a des phénomènes naturels que nous ne pourrons jamais décrire, donc jamais comprendre » ; « en quoi l’appel au hasard pour expliquer l’évolution serait-il plus scientifique que l’appel à la volonté du Créateur ? »

            L’article de Thom est très véhément mais assez confus, il rejette même l’idée que le hasard soit une représentation asymptotique dans des situations idéales. Il considère que c’est la recherche des déterminismes qui est intéressante dans la science : « Que gagne-t-on à enrober le squelette du déterminisme dans une couche de graisse statistique »…

            Pour Thom introduire le hasard dans les représentations de la nature est une solution de facilité qui signifie : pas la peine d’aller plus loin dans notre recherche de compréhension.

 

II/ Une dizaine d’années auparavant, Jacques Monod dans Le hasard et la nécessité avait proposé la thèse que toute la nature était le résultat du hasard, la fameuse « roulette de la nature », avec cette célèbre phrase provocante :

             » Nous disons que ces altérations sont accidentelles, qu’elles ont lieu au hasard. Et, puisqu’elles constituent la seule source possible de modifications du texte génétique, seul dépositaire à son tour des structures héréditaires de l’organisme, il s’ensuit nécessairement que le hasard est la seule source de toute nouveauté, de toute création dans la biosphère. Le hasard pur, le seul hasard, liberté absolue, mais aveugle, à la racine même du prodigieux édifice de l’évolution. »

            Et nombreux sont ceux qui se sont levés contre cette idée, y compris des scientifiques. Thom est loin d’être le seul à critiquer Monod, on peut citer Albert Jacquard, le biologiste Schoffeniels, et beaucoup d’autres, qui dénoncèrent cet appel au hasard qui dit au fond « ne cherchez pas à comprendre, inutile d’aller plus loin ».

 

III/ Parmi les critiques de Monod, celle de Georges Matheron est particulièrement intéressante parce qu’elle se situe à la juste place, là où le problème est épistémologiquement difficile. Quand bien même nous considérerions que les phénomènes biologiques sont le résultat du hasard, de ce hasard nous n’avons qu’un seul tirage, une seule trajectoire ; et ce qu’est la nature aujourd’hui  – et ce qu’elle fut dans le passé – induit une foule de déterminismes, de sorte que le problème est de partager les sources de hasard s’il y en a, et les causalités multiples et contextuelles. Il n’y a effectivement qu’une seule nature avec un seul parcours, si divers et riche fût-il, et sur une seule planète. La comparaison avec le hasard et sa roulette à multiples tirages est ainsi une pure abstraction. On voit que la question est très générale et concerne la méthode elle-même des sciences de la nature.

        Georges Matheron (1930-2000) est considéré comme le fondateur des statistiques spatiales (Agterberg 2004), du moins fondateur avec les moyens conceptuels du 20e siècle, car au niveau de l’artisanat il y eut évidemment Buffon avec ses « Probabilités géométriques » dès le 18e siècle. Ce dernier écrit dans son Essai d’Arithmétique morale [1] : « L’Analyse est le seul instrument dont on se soit servi jusqu’à ce jour dans la science des probabilités, […] la géométrie paraissait peu propre à un ouvrage aussi délié ; cependant si on y regarde de près […] le hasard selon qu’il est modifié et conditionné, se trouve du ressort de la Géométrie aussi bien que de celui de l’Analyse » ; et de prendre l’exemple d’une pièce jetée sur un carrelage puis d’une aiguille sur un parquet.

           En 1954 Georges Matheron commence à travailler sur les variables régionalisées, généralisant les méthodes de prospection géologiques de l’ingénieur Danie Krige. En 1968 il fonde le Centre de géostatistiques de l’École des Mines à Fontainebleau. Son livre Random Sets and Integral Geometry (1975) introduit plusieurs nouveaux concepts sur les répartitions aléatoires, les mesures aléatoires de Poisson et leurs transformées.

           Il est connu aussi pour ses clarifications en philosophie des sciences notamment par son essai Estimer et Choisir (1978) (Estimating and Choosing, 1989) sur lequel nous allons nous appuyer.

 

IV – Estimer et choisir

A) Matheron commence son essai par un chapitre intitulé : « Le hasard chez J. Monod ou comment on franchit les limites de l’objectivité ».

            Il est curieux que Matheron critique un manque d’objectivité chez Monod, car la démarche de Monod peut être considérée comme dissimulant des phénomènes complexes intéressants (Schoffenhiels, Jacquard), mais le hasard ne semble pas privilégier un point de vue subjectif. Dire qu’un phénomène se produit au hasard, c’est adopter un point de vue universaliste et objectif, sans égard à quelque subjectivité que ce soit.[2]

            C’est là qu’apparaît déjà la profondeur du propos de Matheron. Rappelons qu’il est de multiples hasards et modèles afférents possibles, et qu’il est dépourvu de sens de parler de hasard sans préciser de quel hasard on parle. C’est le choix d’adopter un modèle au hasard qui n’est pas objectif, mais culturel et social, car l’expérience nous révèle une réalité qui ne parle pas comme un modèle au hasard, mais comme une singularité tout à fait spécifique.

            Il souligne d’abord que le hasard est un « concept métaphysique », alors que lui se place du point de vue empirique. Il écrit :

« Dans le domaine des disciplines empiriques, nous ne pouvons pas extrapoler à l’infini une théorie, si bien corroborée soit-elle, sans sortir ipso facto des limites à l’intérieur desquelles cette théorie possède un sens opératoire et a reçu la sanction de l’expérience ».

            La remarque est très proche – et je crois indépendante – de la célèbre thèse de Quine sur la sous-détermination des théories par l’expérience.[3]

            Il reprend le « paradoxe » du couvreur qui fait tomber une tuile juste sur le médecin qui sort de chez lui pour une visite, anecdote ancienne qui soi-disant fournit un « hasard absolu », parce que les événements n’ont « rien à voir ». Il explique que pour objectiver, il faut replacer l’ouvrier dans une stationnarité et le médecin aussi. Et qu’alors la relation d’indépendance p(AB)=p(A)p(B) est surement fausse parce que durant la nuit les deux sont inactifs. Couvreur et médecin dorment; s’ils sortent, c’est au matin, etc. Il y a donc bien des corrélations de part et d’autre.

            Il prend ensuite le cas des chaines polypeptidiques où se succèdent dans un ordre variable certains des 20 acides aminés formant ainsi une protéine. Il arrive à la conclusion que les acides aminés ne sont pas répartis comme s’ils avaient été tirés au hasard. Il utilise un argument d’ordre de grandeur.

            « Il est vraisemblable, écrit-il, que J. Monod a conçu sa philosophie, avant tout, comme une machine de guerre contre celle de Teilhard de Chardin. C’est ce qui explique leur parenté. Le hasard de Monod est le frère ennemi du point Omega du bon père. Son ennemi certes, mais essentiellement son frère. Ils sont bien de la même famille. »

            Matheron dégage de ce chapitre le concept de « seuil d’objectivité » qui se comprend de la façon suivante :

« un modèle donné, aussi bien testé et corroboré qu’il ait pu être, contient toujours et nécessairement des théorèmes qui ne correspondent plus à des énoncés empiriques contrôlés, ni même contrôlables au-delà d’une certaine limite ».

            Il faut distinguer le mathématicien qui est capable de faire vivre beaucoup de propriétés du modèle et le physicien qui tente de les valider par l’expérience et qui n’y parvient que pour certains d’entre eux. (On peut penser, par exemple, à un modèle de tirage aléatoire des chiffres d’un nombre réel et aux propriétés asymptotiques des décimales qui sont dans la préoccupation du mathématicien, alors que l’expérimentateur n’en étudiera qu’un nombre fini, qu’un échantillon fini observable).

B) « Pourquoi nous ne sommes pas d’accord avec les Étrusques, ou De l’objectivité dans les modèles probabilistes » avec cette splendide citation de Sénèque

 » Voici en quoi nous ne sommes pas d’accord avec les Étrusques, spécialistes de l’interprétation des foudres. Selon nous, c’est parce qu’il y a collision des nuages que la foudre fait explosion. Selon eux, il n’y a collision que pour que l’explosion se fasse. Comme ils rapportent tout à la divinité, ils sont persuadés, non pas que les foudres annoncent l’avenir parce qu’elles ont été formées, mais qu’elles se sont formées parce qu’elles doivent annoncer l’avenir. »

         Il discute l’opposition entre subjectivistes et objectivistes, sans aller à ce stade jusqu’au développement des probabilités subjectives de Ramsey, de Finetti et Savage, juste pour souligner que les subjectivistes accordent du sens à la probabilité d’un fait unique et non les objectivistes. Mais au lieu de partager : les faits uniques pour les subjectivistes et les faits répétables pour les objectivistes, Matheron veut justement étudier « dans quelle mesure un phénomène unique peut faire l’objet d’une estimation sur la base d’une information fragmentaire ». Ici Matheron a probablement à l’esprit le phénomène des chaînes de Markov : une plante peut se trouver comme elle est à la suite de circonstances au hasard, il n’est reste pas moins vrai que le « comme elle est » resserre les possibilités à venir de cette plante.

            Il souligne que « Le modèle, jamais, n’est identique à la réalité. D’innombrables aspects du réel lui échappent toujours, et inversement le modèle contient d’innombrables propositions parasites, sans contrepartie dans la réalité ».

            Dire que ce qu’on voit a été tiré au hasard est un non-sens car de ce tirage on ne peut pas reconstruire le triplet de base (Ω, A, P), ni la loi de probabilité qui gouverne ce tirage.

            Il attribue à Popper le critère d’objectivité selon lequel l’énoncé a résisté à beaucoup de tentatives d’invalidation, critère que Matheron adopte. Ce critère est dû en fait à John Stuart Mill, et ne concerne que la science nomologique.[4]

            « Il n’y a pas de probabilité en soi, écrit-il. Il n’y a que des modèles probabilistes. La seule question qui se pose réellement, dans chaque cas particulier, est celle de savoir si un tel modèle probabiliste, en relation avec un tel phénomène réel, présente ou non un sens objectif. Comme nous l’avons vu, cela revient à se demander si ce modèle est falsifiable ». Matheron est proche de Popper mais plus concret, il ne se place pas en épistémologue, mais en statisticien.

            Il décrit quelques modèles probabilistes simples dont le modèle des épreuves répétées, comme le lancement d’un dé. Pour ces modèles discrets, le modèle est réfuté si un événement de probabilité nulle se produit dans la réalité (ou presque nulle si le modèle est complexe).

            Pour faire comprendre l’importance du choix des modèles, il prend comme réalité une suite binaire :

00100100001111110110101010001000100001011010001100

Il discute la prévision de la suite sur 10000 tirages, et le travail du statisticien qui fait un modèle d’épreuves répétées  i.i.d. (indépendantes identiquement distribuées) avec la probabilité p estimée par la fréquence et l’erreur prise à 2 écarts-types. Le statisticien fait ainsi une hypothèse falsifiable, donc objective.

            Mais la « réalité » c’est aussi de savoir ou d’ignorer comment on a obtenu cette suite et si on est en mesure de la prolonger par quel dispositif. Et il fait remarquer que la suite choisie est en binaire les 15 premières décimales de π ; donc sous cet angle, il est facile de la prolonger. D’où un « motif de croire » que c’est le début de π. Et là on touche le problème du rôle de l’interprétation, du sens, on quitte le génotype pour le phénotype.

            Il propose de mettre du côté des objectivistes les modèles scientifiques généraux ou panscopiques, et du côté des subjectivistes les modèles pluri- ou monoscopiques destinés à la décision opératoire. Le modèle théorique est réfuté dès qu’un exemple le rejette. « Le modèle monoscopique doit être jugé au seul but qu’il poursuit », Matheron a visiblement en tête l’exemple d’un modèle de sous-sol géologique où l’on s’intéresse à la vertu prédictive du modèle en vue de forages.

C) La forêt poissonnienne

Là apparaît clairement le schéma épistémologique de Matheron.

            A propos d’une forêt, d’un gisement minier ou d’une chaine de montagnes, il considère deux situations épistémiques :

  1. a) l’étude de cette famille d’objets : les forêts, comment sont-elles, etc.

Les gisements de cuivre, leurs structures… c’est l’approche scientifique objective externe avec des modèles pan-scopiques, donc on s’intéresse à l’ensemble des objets d’un même type.

  1. b) les outils de décision pour la gestion d’un exemple unique : la forêt de Mervent-Vouvant, une mine de cuivre au Chili, etc. « Le mineur doit estimer les différentes parties de son gisement avant de décider lesquelles exploiter, lesquelles laisser en place, comme trop pauvres. » Il s’agit alors de modèles mono-scopiques.

Dans le cas d’une forêt, les arbres sont des points et ils sont répartis selon une mesure poissonienne d’intensité constante sur l’aire considérée. C’est le modèle. Le caractère poissonnien du modèle exprime deux choses concrètes :

  1. i) la densité moyenne d’arbres à l’hectare ne semble pas présenter de variations systématiques dans l’espace ;
  2. ii) le fait qu’une zone soit très (ou très peu) fournie en arbres n’implique pas en moyenne qu’une zone voisine soit plus ou moins fournie que les autres. « Il ne s’agit plus du problème classique de la statistique qui consisterait à estimer la densité d’un processus ponctuel de Poisson, mais plutôt du choix d’un modèle adéquat pour une réalité physique donnée ».

Matheron dégage pour cela certaines étapes épistémologiques, et insiste sur le fait que la méthode dépasse la statistique classique ou étroite de tester une hypothèse, parce qu’il y a de l’interprétatif dans le choix de la famille de modèle et cela conditionne l’intérêt prédictif de la méthode. Le talent du géostatisticien réside dans l’art de choisir le modèle le plus prédictif.

D) Le choix et la hiérarchie des modèles

Matheron précise les étapes ainsi dégagées pour le cas général d’une réalité régionalisée, i.e. une fonction z(x) définie dans une zone bornée de R3 ou R4.

            Il mentionne la classe importante de modèles des processus spatialement stationnaires (avec une représentation spectrale par un processus à accroissement orthogonaux et une mesure spectrale) et d’autres outils.       

Dans toute la suite de son traité, Matheron développe la méthode fondée sur la pratique du centre de Géostatistiques de Fontainebleau, qui est toujours de faire des déductions sur une réalité unique partiellement connue à l’aide d’un modèle probabiliste choisi grâce à des critères d’objectivités internes.[5]

            Il explicite un outil technique particulier : le krigeage, qui est entouré d’un certain mystère, longtemps une spécificité du centre de Fontainebleau, qui est une méthode de linéarisation pour approcher une espérance conditionnelle inspirée de papiers de l’ingénieur Danie Krige.

E) Discussion

Quelques remarques pour dégager les points forts de la philosophie de Matheron et les mettre en discussion.

1) Premier point souligné par Matheron : ce n’est pas parce qu’un phénomène unique est irrégulier qu’il doit être pensé comme un tirage aléatoire dans une famille de cas similaires. Exemple la ligne du rivage d’un continent est ce qu’elle est. La côte bretonne est ce qu’elle est, on ne peut dire qu’elle résulte d’un tirage au hasard.

2) Mais Matheron va plus loin : il développe l’idée qu’à partir d’une situation unique les propriétés mêmes de cette situation (critères micro-ergodiques etc.) permettent de choisir un modèle probabiliste qui épouse bien la réalité et duquel on peut tirer des conséquences confrontables à l’expérience. Il explicite des problèmes de répartition spatiale ou dans R4.

3) Il s’ensuit que sa critique véhémente de Monod porte sur le fait que le modèle de la mutation au hasard de Monod est mauvais pour des raisons internes (une molécule ne casse pas au hasard, mais se brise en des points de fragilité dans les circonstances considérées). Le modèle est théorique et non objectif (les acides aminés ne sont pas répartis comme s’ils avaient été tirés au hasard).       

4) L’idée fructueuse des critères d’objectivité internes pour étudier une réalité unique comme un gisement, peut-elle s’appliquer au cas de la nature ? L’objectivité externe n’est évidemment pas complètement accessible, nous n’avons pas toutes les natures possibles à disposition. Il faut donc considérer que c’est la nature vivante et physique qui est la réalité unique. Adapter un modèle probabiliste sur une réalité aussi vertigineusement complexe est forcément très grossier.

            Ce serait moins utopique pour un écosystème. Mais il faudrait alors qu’on sache pour les espèces étudiées passer du génotype au phénotype même pour les êtres microscopiques et leurs mutants.

5) Dernier point qui se réfère à mes propres travaux : La philosophie de Matheron (telle que rédigée en 1978) ne s’applique qu’à certaines réalités. Ce serait une faute de tenter de l’appliquer à des phénomènes dont l’étrangeté est combinatoire. On commettrait la même faute que si au vu de la répartition statistique des nombres premiers jusqu’à un million on en déduisait par un modèle probabiliste les nombres premiers suivants (cf. Bouleau 2021 et 2022).

La philosophie de Matheron peut être schématisée en :

            – d’une part, une critique de l’immersion brutale d’une situation unique comme tirage au hasard. La réalité est ce qu’elle est et le modèle probabiliste ne peut être tiré que d’hypothèses et de compréhension des circonstances ;

            – d’autre part, le développement de nouvelles techniques pour extraire de certaines situations déterministes, du hasard qu’elles ont en elles-mêmes. Ceci est exploré surtout pour la géophysique.

 

Références

P. Agterberg, « Georges Matheron, Founder of Spatial Statistics » Earth sciences history, – Meridian allenpress 2004.

M. Bilodeau, F. Meyer, M. Schmitt, eds, Space, Structure and Randomness, Contributions in Honor of Georges Matheron, Springer 2005.

N. Bouleau, La modélisation critique, Quae 2014.

N. Bouleau, Ce que Nature sait, La révolution combinatoire de la biologie et ses dangers, PUF 2021.

N. Bouleau, La biologie contre l’écologie ? Le nouvel empirisme de synthèse, Spartacus-idh 2022.

N. Bouleau et D. Bourg, Science et prudence, Du réductionnisme et autres erreurs par gros temps écologique, PUF 2022.

A. Jacquard « Hasard et génétique des populations » in Le hasard aujourd’hui, Seuil 1991.

D. Jeulin « Morphology and effective properties of multi-scale random sets: A review » Note CRAS Mécanique, 340, 219-229, 2012.

N. Lind, M. Pandey, J. Nathwani, « Assessing and Affording the Control of Flood Risk » Structural Savety 2009.

G. Matheron, Estimer et choisir, Ecole des Mines de Paris 1978; Estimating and Choosing, Springer 1989.

G. Matheron et J. Serra, « The Birth of Mathematical Morphology » Proc. 6th Intl. Symp. Mathematical Morphology, 2002.

G. Matheron, « Kriging, or Polynomial Interpolation Procedures, a Contribution to polemics in mathematical Geology » Transactions Vol LXX, 240-244, 1967.

J. Monod, Le hasard et la nécessité, Seuil, 1970.

E. Schoffeniels, L’anti-hasard, Gauthier-Villars 1973.

J. Serra « Is pattern Recognition a Physical Science ? » Proc. 15th International Conf. on Pattern Recognition 2000.

René Thom, « Halte au hasard, silence au bruit », Le Débat, n°31, 119-132, Gallimard 1980.

R. Webster, « Is soil variation random ? » Geoderma, 07, 149–163, 2000.

Notes

[1] Le traité de Buffon porte ce titre quoiqu’il s’agisse de probabilités exclusivement, mais elles sont appliquées à la société, aux jugements des hommes, et ce sera encore l’ambition de Condorcet au sujet des préférences électorales.

[2] Monod en effet ne se place pas du tout du point de vue des probabilités subjectives chères aux économistes, développées par de Finetti, Ramsey et Savage au début du 20e siècle.

[3] Voir N. Bouleau La modélisation critique chapitre 5, Quae 2014.

[4] Voir pour « science nomologique », N. Bouleau et D. Bourg, Science et prudence, Paris, Puf, 2022.

[5] Il s’agit de palier le fait que la réalité n’est pas un tirage d’un modèle ergodique. Il faut donc extraire de cette réalité une certaine généricité. Il parle de micro-ergodicité.

 

 

 

 

 

 

          

           

           

           

 




Écologie et théologie. La notion de limite dans l’œuvre de Jacques Ellul

Par Patrick Chastenet

 

 

 

 

Résumé : La pensée d’Ellul permet de comprendre l’actuelle crise écologique en ce qu’elle offre une analyse sociologique critique de la croissance économique et une théologie biblique invitant à limiter la puissance technicienne. Aux dysfonctionnements de l’économie productiviste, elle oppose une alternative révolutionnaire, une conduite incarnée et un projet à taille humaine, fondées sur la liberté et la responsabilité, sans dissociation possible. Ellul rappelle aux chrétiens que la Parole du Christ a désacralisé le monde et apporté la liberté à l’Homme, mais pas celle de faire n’importe quoi. La limite choisie est ce qui permet d’articuler la liberté à la responsabilité. Ellul retourne l’accusation courante portée contre le christianisme. Ce n’est pas en respectant la Parole de Dieu que l’Homme a provoqué la crise écologique mais, au contraire, parce qu’il ne croit plus au Créateur qu’il a dévasté la création. Le message ellulien s’adresse aux chrétiens, mais il peut intéresser aussi les écologistes et les décroissants à la recherche d’une éthique susceptible de conjurer les périls présents et à venir.

 

Ecology and theology: the notion of limit in the works of Jacques Ellul

 

Abstract: Ellul’s thinking enables us to reach a better understanding of the current ecological crisis, in that it offers a critical sociological analysis of economic growth, and a biblical theology inviting us to restrict technological power. Opposing the dysfunctions of productivist economics it propounds a revolutionary alternative: an incarnated conduct and a human size project grounded in freedom and responsibility, both necessarily conjoined. Ellul reminds Christians that while the Word of Christ removed the sacred from the world and brought freedom to Man, it is not freedom just to do anything. A limit is set which harmonizes freedom and responsibility. Ellul turns on its head the common accusation levelled at Christianity. Man did not bring about the ecological crisis in abiding by God’s Word; on the contrary, having lost belief in the Creator, he laid waste the creation. The Ellulian message is addressed to Christians but it is also of interest to ecologists and the proponents of negative growth in search of an ethics that might ward off the perils of the present time and those to come.

 

Mots clé : Limite, Ellul, Technique, Croissance, Chrétiens, Crise, Éthique.

Keywords: Limit, Ellul, Technology, Growth, Christians, Crisis, Ethics.

 

Au fil du temps, le statut de l’Homme, dans ce qu’il est convenu d’appeler « la Nature », a changé. L’Homme est passé du statut d’espèce menacée à celui d’espèce menaçante. Les moyens qu’il utilisait jadis pour se protéger d’un milieu souvent hostile se retournent aujourd’hui contre lui et son environnement. Pour avoir désacralisé le monde et permis ainsi l’émergence de la science et de la technique moderne, le christianisme se voit accusé d’être à l’origine de la crise écologique[1]. Dans quelle mesure l’œuvre de Jacques Ellul permet-elle de penser ce changement de paradigme et de répondre à cette accusation ? Peut-elle nous aider, aujourd’hui encore, à conjurer la catastrophe écologique annoncée ? Oui, et non. Oui, parce qu’outre l’antériorité (le milieu des années 1930) et la singularité (l’accent mis sur l’importance du phénomène technique) de son engagement écologiste, Ellul a le mérite d’adosser son analyse sociologique à une réflexion éthique. Non, car même si Ellul sépare nettement les deux registres de sa pensée -sociologique et théologique-, son éthique s’appuie sur la Bible et s’adresse en priorité aux chrétiens. Pour autant, son œuvre a marqué plusieurs leaders historiques du Parti Vert et inspiré de nombreux décroissantistes. Jacques Ellul mérite d’être considéré comme l’un des précurseurs de l’écologie politique, non parce qu’il a rédigé sur cette thématique une cinquantaine d’articles de presse ou de revue, dont ceux de Combat nature[2], et de nombreux développements dans plusieurs de ses livres mais parce que sa critique de la raison technicienne préfigure celle de l’artificialisme de la société de consommation menée à partir des années 1960[3].

Se pencher sur la nature de la crise écologique, et sur les réponses éthiques que nous pourrions tirer de l’enseignement d’Ellul, permet d’articuler les deux volets d’une œuvre divisée en deux registres séparés – sociologique et théologique – dont la correspondance étroite et dialectique joue à l’intérieur de chacun des deux registres mais aussi d’un registre à l’autre[4]. Si la liberté est au cœur de l’œuvre ellulienne, elle est inséparable d’une éthique de la responsabilité. « Pour que la liberté existe, écrit Ellul, il faut qu’elle ait à la fois des points de repères et une limite à cause de la finitude du créé. La limite, c’est la limite du possible de la liberté tout en restant vivant[5] ». Nous formulons l’hypothèse selon laquelle la notion de limite occupe dans l’approche ellulienne de la question écologique (via sa critique du technicisme) une place au moins aussi décisive que la notion de tension dans son traitement de la question politique[6]. Ce concept se retrouve dans chacun des deux registres.  C’est en articulant et en combinant ces deux niveaux de lecture que l’on pourra le mieux saisir toute l’importance de la notion de limite au sein de l’éthique ellulienne. Ellul ne se contente pas de décrire sociologiquement les dysfonctionnements d’une société productiviste, il leur oppose une alternative révolutionnaire, une conduite de vie incarnée, un projet à taille humaine. Lorsqu’il s’adresse aux chrétiennes et aux chrétiens, il explique que la question de la protection du milieu est inséparable de celle de la puissance technicienne et de la limitation de ses moyens. Penser théologiquement la technique revient à se demander « si l’homme a une quelconque raison de ne pas poursuivre jusqu’au bout l’élimination de la nature, ce qui signifierait assurément sa propre élimination[7] ». Face à la crise écologique qui nous menace, Ellul met à notre disposition une sociologie critique pour limiter la croissance économique et une théologie biblique invitant à limiter la puissance technicienne selon son principe : « Il faut poser comme limite absolue que l’on ne peut pas continuer une croissance infinie dans un milieu fini »[8].

Une sociologie critique invitant à limiter la croissance économique

Ellul dénonce l’approche technocratique du rapport de l’homme à son environnement qui, au nom de l’intérêt général, maltraite les populations locales tout en saccageant la nature. Il va même jusqu’à contester le principe d’une politique publique de défense de l’environnement. En réalité pour lui, il faut freiner la croissance économique car l’homme ne peut prétendre vouloir protéger la planète sans limiter son hybris. À défaut de pouvoir empêcher l’élimination de la nature, Ellul nous invite à agir pour limiter l’ampleur des destructions.

Limiter le « déménagement » du territoire

Ellul s’est engagé pour limiter la démesure technicienne, la course au gigantisme, le développement exponentiel, l’accélération sous toutes ses formes, la croissance économique. Ce citadin amoureux de montagne, de forêt et de mer apprit avant et durant l’Occupation à aimer la campagne et ses paysans. C’est souvent en leur nom qu’il batailla contre l’implantation de centrales nucléaires, ou ce que l’on n’appelait pas encore les grands projets inutiles et imposés. Son premier combat d’envergure eut lieu, après la Libération, contre la construction du barrage qui provoqua la destruction du village de Tignes, le déplacement forcé de ses cinq cents habitants et l’immersion dans le lac de milliers d’hectares de forêts et de terres cultivables. En dépit de l’avis du Conseil d’État, la population locale fut sacrifiée sur l’autel de la production d’énergie. À chaque fois, au nom de l’intérêt général et du progrès, on bafoue les droits des habitants. Dans les années 1950, au projet de puiser l’eau du Val de Loire pour alimenter la capitale, il répond qu’il faut au contraire assoiffer Paris pour l’empêcher de se développer davantage. Quand il croise le fer avec la Mission interministérielle d’aménagement de la côte aquitaine (MIACA), il retrouve son ardeur juvénile car cet organisme concentre à ses yeux toutes les tares de la bureaucratie étatique. Jouant un rôle de contre-expertise, le Comité de défense de la côte aquitaine (CDCA) qu’il anime avec Charbonneau, s’oppose à la baléarisation de la façade atlantique avec son cortège d’hôtels, de voies rapides et de marinas[9]. De 1973 à 1979, il multiplie tribunes dans la presse et réunions publiques. Accusé d’être le porte-parole des propriétaires, le CDCA invoque quant à lui les droits de la nature, mais surtout ceux des populations locales. Dénonçant les abus de pouvoir et le gaspillage de l’argent public, Ellul s’inquiète des effets de la surpopulation estivale sur le bassin d’Arcachon, les lacs et les forêts. Peu convaincu par l’argument voulant que le tourisme de masse enrichisse les habitants à l’année, Ellul voit surtout dans ces projets une aubaine pour les promoteurs, ainsi qu’une occasion pour les maires de financer des équipements aussi dispendieux qu’inutiles. Mauvaise foi, politique du fait accompli et arrogance technocratique, Ellul n’a pas de mots assez durs pour désigner les méthodes de la MIACA. Au lieu de raisonner en nombre de nuitées, il faudrait « revenir à la sagesse d’une croissance lente »[10]. Il oppose la saveur de l’art de vivre en Aquitaine aux calculs de l’industrie touristique. S’appuyant sur un rapport de la Cour des comptes, il fustige une administration qui perturbe les équilibres naturels (percées dans la forêt, immeubles sur la dune, terrain de golf en zone semi-aride) et humains (ostréiculteurs et forestiers pénalisés). La MIACA représente à ses yeux « ce qu’il y a de plus haïssable », soit la combinaison entre capitalisme et bureaucratie, fonctionnant « par voie autoritaire et sans contrôle[11]».

Limiter la déforestation

Ellul s’est aussi mobilisé pour limiter la déforestation, tant à l’échelon local qu’à l’échelon régional. Son écologie est humaine dans le sens où elle replace toujours la personne – l’usager, le forestier, le paysan – au cœur du dispositif. Lorsque ce randonneur entend le ministre se vanter que la bataille de la forêt est gagnée car on a augmenté l’étendue de la surface boisée, il émet deux critiques. D’abord, que l’on fait pousser des résineux à croissance rapide, adaptés à la fabrication de pâte à papier, au détriment des feuillus qui produisent plus d’oxygène. Ensuite, que l’on plante ces arbres en ligne, par commodité, ce qui sur les sols pentus ne freine pas l’érosion. En outre, les statistiques ministérielles portent sur les forêts stricto sensu et ignorent l’arbre isolé dans les villes et villages, sans compter le bord des routes naguère peuplées de platanes meurtriers. Il faut donc renverser le proverbe : « l’arbre cache la forêt », car à défaut de chiffres officiels, Ellul cite sa commune en estimant la surface déboisée à pas moins de trois cents hectares en trente ans[12]. Lui le piéton de Pessac, qui se rendait à pied sur le campus de Talence, a vu sur son trajet disparaître des platanes centenaires et des centaines d’arbres plus jeunes. Sur le domaine universitaire, tous les bois se sont transformés en résidences, parkings et instituts divers, comme si pour les aménageurs aucun espace vide ne devait subsister. Il a vu étêter, comme de vulgaires platanes, les chênes majestueux de la Faculté tandis que les cèdres étaient abattus sans autre forme de procès. Enfin, il a pu observer que les simples particuliers participent à la curée en préférant à l’arbre devant la maison, la pelouse, le garage ou la piscine. Quant à la forêt, Ellul regrette qu’elle soit désormais inhabitée. À l’occasion des tragiques incendies estivaux, il jugeait inadaptée la politique de prévention. Sous prétexte que le feu peut naître dans les broussailles des sous-bois, des engins motorisés mettent des terrains entièrement à nu à l’exception des pins alors que les feuillus pourraient protéger des flammes. Le feu prend rarement tout seul et provient généralement de gestes criminels ou de touristes inexpérimentés. Dans les deux cas, il suffirait de repeupler la forêt désertée en raison de la disparition des petits métiers. Ellul était conscient qu’une politique valorisant le retour à la nature supposait un changement de modèle de société. Des forestiers bien formés seraient plus efficaces contre les incendies que tous les canadairs réunis[13]. Malheureusement, déplorait-il, on désertifie la forêt comme l’on sacrifie la campagne en fermant les écoles et les lignes de chemins de fer.

Limiter l’exode rural

Ellul s’opposait à l’État, aux firmes et aux banques, qui sacrifiaient la campagne et la paysannerie françaises en encourageant la monoculture et une agro-industrie provoquant l’épuisement des sols et la ruine des petits exploitants. Un leitmotiv revient dans son discours : il faut en finir avec le centralisme administratif, mais surtout enrayer l’exode rural pour rééquilibrer la relation ville/campagne. Face au dernier prototype de robot collecteur de fruits, loin de s’extasier devant l’innovation technique, il songe à l’ouvrier agricole privé de son emploi. Dans le même sens, il cite l’exemple du bocage. Pour permettre aux engins de circuler, on a détruit les haies vives avec les remblais de terre. Une fois aplanis les champs on s’est rendu compte que les haies étaient indispensables pour freiner le vent, faciliter l’irrigation et préserver la biodiversité mais pour les comptables, le bocage a le défaut d’être gourmand en main-d’œuvre. Alors qu’Alfred Sauvy rêve d’une campagne dépeuplée avec culture intensive à forte productivité, Ellul veut sortir de la course indéfinie à la compétitivité. En son nom, on a détruit la culture paysanne et précipité la ruine des agriculteurs. Il considère tout d’abord que loin d’être un folklore artificiel, il existait une authentique culture paysanne, créatrice de traditions autant que de paysages humanisés. Les premières ont disparu tandis que les seconds ont laissé la place à des lotissements et des équipements touristiques. Loin d’avoir été combattu, l’exode rural spontané a été encouragé par une politique poussant à la surexploitation des terres et à la monoculture. Le gouvernement a favorisé l’agroindustrie qui suppose grandes propriétés, engrais, gros équipement et endettement. Outre la question de l’épuisement des sols et du malheur des bêtes élevées en batterie, Ellul s’étonne de voir baisser le revenu net des exploitants, alors que le volume national de la production augmente. C’est donc toujours la dimension humaine que le développement accable. Il regrettait qu’en France on soit passé de trois millions d’exploitants agricoles en 1938 à moins d’un million en 1988. Cette tendance s’est d’ailleurs confirmée car en 2021 on en compte seulement 390 000, soit moins de 1,5% de la population active[14].

Penser à contre-courant

 Ellul démontre qu’un milieu technicisé recouvre le milieu naturel dont l’homme a besoin pour éprouver concrètement sa liberté[15]. Si en éthicien il n’a jamais cessé de dire qu’il ne croyait pas à l’existence d’une nature humaine intangible, si en historien il a constamment rappelé que la plupart des paysages qui nous semblent aujourd’hui naturels avaient subi l’empreinte humaine, si son intention n’était pas de placer la nature sous cloche, pas même de créer des réserves naturelles ou des sites protégés pour les promenades dominicales, son écologisme n’en était pas moins radical. Pas extrémiste mais radical dans le sens où, dès l’origine, il avait vu le caractère dilatoire des politiques de protection de l’environnement, alors que pour instaurer, au quotidien, des conditions de vie naturelles au sein de nos sociétés il fallait rompre avec la logique technicienne sur laquelle elles reposaient. En plein green rush, Ellul est conscient de penser à contre-courant en semblant vouloir brûler ce qu’il défendait en solitaire vingt ans plus tôt. La formule « protection de l’environnement » lui déplait car elle présuppose un environnement traditionnel à préserver, ce qui passe par une lutte contre les pollutions et une protection théorique de la nature à titre d’échantillon, via les parcs nationaux et les réserves d’animaux sauvages[16]. Or, ces décors « naturels » n’ont rien à voir avec l’environnement réel de l’homme moderne. Ce sont de simples lieux d’excursion remplissant une fonction d’exutoire. L’environnement quotidien de la majorité de nos contemporains est avant tout urbain et technique. En outre, le mensonge des politiques publiques consiste à faire passer la pollution pour une simple bavure alors qu’elle est un trait consubstantiel de nos sociétés industrielles. Une vraie protection de l’environnement suppose une remise en cause de la croissance. Un an seulement après sa création, il critique le premier ministère de l’Environnement.

Limiter la croissance

Ellul n’a pas attendu la publication du rapport Meadows : The Limits to Growth (1972), pour penser le rapport de l’Homme à la nature. Son manifeste personnaliste – rédigé avec Charbonneau – prévoyait déjà un contrôle de la technique destiné à entraver certaines productions dont « l’accroissement serait inutile au point de vue humain »[17]. Ce texte, diffusé dans les milieux personnalistes du Sud-Ouest en 1935, préconisait une allocation universelle, mais défendait surtout la thèse selon laquelle la croissance économique n’était pas synonyme de développement humain. Ce manifeste qui évoquait « une cité ascétique pour que l’homme vive » est considéré comme la première proposition occidentale moderne d’une limitation volontaire de la croissance. Il s’agissait d’assurer « à tous les individus » un « minimum de vie équilibré », à la fois matériel et spirituel. Ces thèmes deviendront des invariants du discours écologiste à partir des années 1970 : la défense de la qualité de la vie et la justice sociale opposées à la société de consommation et à la société duale. Lors de la publication du rapport Meadows, Ellul ne se contente pas de signaler que vingt ans plus tôt il avait alerté en vain sur les dangers d’une course à l’expansion, il juge superficielles les thèses exposées. Rosa Luxembourg avait montré que l’accumulation capitaliste ne pouvait être indéfinie. Désormais, explique Ellul, ce n’est plus la limite à l’accumulation du capital qui menace les régimes capitalistes, mais les limites relatives à l’exploitation des ressources naturelles et à la survie de la planète. Lorsqu’au début des années 1980 frappe la récession, il illustre par une métaphore ce qui sépare la limitation progressive de la croissance – qu’il appelle de ses vœux – de cette crise brutale, celle de la voiture folle qui s’écrase contre un mur alors que le passager avait demandé en vain de freiner. Il conteste par ailleurs la pertinence du programme d’équipement électronucléaire de la France, refusant même la distinction entre l’atome civil et militaire. La croissance des besoins en énergie invoquée par EDF lui semble fallacieuse au regard des gaspillages constatés. La crise du pétrole est tombée à pic pour justifier l’accélération de la construction de centrales, alors qu’il y avait là une opportunité de réduire notre dépendance au-delà des énergies fossiles. Ellul évoque aussi le stockage problématique des déchets radioactifs et, douze ans avant Tchernobyl, le risque d’un accident majeur. Près de vingt ans avant le sommet de Rio de1992, il pose le principe de précaution : « Quand les inconvénients hypothétiques sont plus grands que les avantages espérés, il ne faut pas tenter l’opération[18] ». En Gironde, il soutient les militants qui, en 1977, avaient volé le dossier d’enquête d’utilité publique de la construction de la centrale nucléaire de Braud, au nord de Bordeaux. La mobilisation fut insuffisante pour la stopper. Dès le bombardement d’Hiroshima, Ellul avait posé la question des limites de la science, alors que Le Monde, reflétant l’opinion commune, saluait à la une le recours à l’arme nucléaire : « Une révolution scientifique. Les Américains lancent leur première bombe atomique sur le Japon[19] ». Si l’on veut comprendre son isolement, il faut garder à l’esprit que non seulement Ellul désapprouve la maxime machiavélienne selon laquelle la force est juste lorsqu’elle est nécessaire, mais qu’il prône une éthique de la non puissance. C’est en effet aussi et surtout en tant que chrétien qu’il pose la question des limites de l’emprise humaine sur la nature.

Une théologie biblique invitant à limiter la puissance technicienne

L’homme est dès l’origine, selon Ellul, un être artificiel, producteur et produit de son propre art. La spécificité de l’humain lui semble devoir être « cette possibilité qui lui est donnée de se fixer lui-même des limites[20] ».

Le christianisme est à la fois négateur et producteur de limites

1) Le judéo-christianisme a libéré l’Homme de ses croyances magico-religieuses et rendu ainsi possible l’essor de la science. On lui reproche aujourd’hui d’avoir favorisé la démesure à l’origine de la crise écologique. Ellul estime cependant qu’il ne faudrait pas en réaction verser dans un rousseauisme illusoire, parce que l’on voit les conséquences négatives de l’illimité technique, provoqué en partie par la disparition du sacré traditionnel. Le sacré assurait une protection de la nature mais, en même temps, ce sacré agissait tant au profit de l’Homme qu’à son détriment.

 2) Le mouvement de désacralisation qui était au cœur de la Révélation a échoué. L’Homme s’est aliéné par son propre moyen de libération en transférant toute la sacralité sur le facteur de désacralisation qu’est la technique. Il s’est laissé posséder par une nouvelle puissance et a renoncé à la liberté en se créant de nouvelles chaînes. Pourtant, ce Dieu libérateur a élaboré des limites à la fois dans la Création et dans l’Alliance[21].

 Les limites dans La Création et les limites dans l’Alliance

Les récits bibliques de la Création sont donnés pour attester l’œuvre du Créateur.  C’est un Dieu constamment présent et en même temps soucieux de la liberté de celui qu’il a voulu son libre répondant. La présence du Créateur est la limite même, une simple limite de parole qui suppose une reconnaissance. Dieu ne pose pas de limites objectives et immuables, il appelle l’Homme à découvrir des limites dans la relation avec son Créateur et à lui rendre compte. Dieu l’invite à prendre ses décisions lui-même, dans la liberté et la responsabilité. C’est donc consciemment que l’Homme va produire les limites à l’intérieur de lui-même, une autolimitation. Chaque alliance est composée de l’acte divin (élection, grâce, libération) et de la Loi de l’alliance, de la volonté de Dieu que l’Homme est appelé à respecter afin que sa vie soit possible. Les commandements, parfois étranges, avertissent que tous les moyens ne sont pas bons. L’Homme est placé par Dieu à la fois dans une situation éminente et dans des limites à interpréter en recherchant le sens. Celles de la Torah sont l’expression, hic et nunc, de la volonté du Créateur, que l’homme doit recevoir comme un commandement personnel de Dieu. La Bible développe deux sortes de limites : celles explicitement données comme un commandement, et celles progressivement découvertes par l’Homme dans l’exercice de sa liberté responsable.

Les « limites commandements »

Ellul distingue les limites visant à réduire le potentiel des moyens de l’Homme pour le sauver de lui-même, ou pour sauver l’environnement, et celles destinées à réduire ses moyens pour faire apparaître la puissance de Dieu. La frontière entre les deux est souvent poreuse.

Les limites, commandement visant à sauver l’Homme et/ou son environnement.

Le sabbat est la principale limite. Il instaure une suspension du travail et de la technique. Il signifie la suppression de la recherche d’efficacité et le retour vers l’adoration, le rétablissement d’une relation de justice avec Dieu et de libération avec le monde naturel. Le sabbat est une grâce de Dieu pour lever la « condamnation » de l’homme. Le sabbat confirme que la technique se situe dans le monde de la nécessité. La liberté vient du seul acte libre de Dieu qui libère, et de rien d’autre : « La limite du technique et du gratuit est celle entre le monde de la nécessité et le monde de la liberté[22]. » Le sabbat limite la technique dans le temps, mais il n’a pas de valeur en soi. Son sens se vit dans la foi. Il faut, au plan éthique, relativiser la technique, comme le travail ou la politique. Le sabbat est aussi institué pour les animaux (Exode 23,12), l’homme n’en étant pas le propriétaire absolu[23]. Il doit manifester au monde animal créé par Dieu le même amour. C’est seulement après la nouvelle alliance que l’homme est autorisé à tuer l’animal pour se nourrir et qu’il devient pour ce dernier un sujet de crainte et d’effroi[24]. Ellul prévient que tuer un animal reste toujours à la limite du meurtre. La législation mosaïque rappelle la limite de ce que l’Homme peut faire à l’animal. D’ailleurs, avant le Déluge et les lois noachiques, l’Homme était strictement végétarien. Devenu carnassier, il a introduit la terreur dans la Création, mais doit se souvenir que l’animal est lui aussi aimé de Dieu. Les hommes et les animaux sont promis ensemble au salut éternel comme en attestent les livres de Jonas et des Prophètes. L’animal  n’est pas une vulgaire machine ou un simple tas de viande : « C’était le même raisonnement qui autorisait le camp de concentration : le Juif n’est pas un homme[25] ». Ellul dénonce comme péché explicite, dès l’aube des années 1970, l’élevage en batterie et les nouvelles méthodes d’engraissement. Il compare leurs conditions de vie « ignobles et antinaturelles » à celles des détenus dans les camps de concentration nazis.

La limite posée à l’Homme par Dieu s’étend à l’ensemble du milieu naturel, en particulier aux arbres (Deut. 20,19). Dans le Lévitique (xxv, 1-24), en même temps que Yahvé donne la terre aux Israélites, il affirme son droit au repos sabbatique. Il s’agit d’instaurer une marge de liberté au sein de laquelle la terre échappe à l’emprise humaine. Ainsi, l’Homme n’est plus le maître de la nature et doit la restituer à son véritable propriétaire s’il veut bénéficier de la protection divine. La terre entre dans le repos de l’Éternel avant d’être au service de l’homme. L’Ancien Testament fait dépendre directement la sécurité de l’homme du respect de la trêve qu’il doit accorder à la terre à l’occasion des années sabbatiques et jubilaires : « L’homme a pour vocation de conserver et cultiver ce monde sans l’épuiser[26] ».

Quel est le sens de ces limites aujourd’hui selon Ellul ?

Quand l’Homme franchit la limite, Dieu laisse faire la logique des choses : « C’est notre situation actuelle dans le drame écologique que nous vivons », observe Ellul dès 1974, employant un vocabulaire tellement banalisé aujourd’hui qu’il en devient invisible. La question de fond est « celle de la limite à l’exploitation de la création ![27] ». Ellul pense toutefois que les arguments rationnels et scientifiques sont inopérants, seule la conversion salutaire est capable d’éviter ce désastre.

Les limites à découvrir par l’Homme

Les limites mentionnées dans la Bible n’ont pas de valeur en soi, affirme Ellul, mais en relation avec la foi en Dieu, sans rejet de la technique. Réciproquement, les accepter toutes, surtout dans un système technicien, est exclusif de la gloire de Dieu. Donc, la première limite est de ne pas céder à l’esprit de puissance technicienne, mais d’interroger la légitimité des techniques. Le dépouillement nécessaire pour que la parole de Dieu puisse se faire entendre est le seul critère de notre choix des limites à la technique. Au-delà des limites objectives données par l’Ancien Testament, il existe des limites subjectives qui reposent sur une prise de conscience. L’homme qui reconnaît Dieu en Jésus-Christ est appelé à les tracer lui-même à partir de la parole de Dieu telle que le chrétien la reconnaît. Ellul pensait que seule la foi en la Révélation pouvait nous amener à prendre au sérieux la nature pour changer notre comportement, sous réserve que ce soit la volonté de Dieu. Seul le Dieu biblique a pour unique désignation « d’être l’amour, pour l’ensemble de sa création, dont l’homme est le miroir en même temps que l’image de Dieu dans cette création[28]. » Malheureusement, selon Ellul, l’hellénisation du christianisme a eu pour conséquence la transformation de la Création en Nature, ouvrant ainsi la voie à la démesure technicienne. L’Homme est en même temps libre et responsable devant Dieu. La foi en Christ signifie le choix de la non puissance : c’est-à-dire renoncer volontairement à faire tout ce que l’on pourrait faire.

Deuxièmement, le travail négatif du christianisme apparaît dans sa contribution à ruiner l’équilibre de l’édifice dit « naturel ». Si l’Homme veut la puissance sans accepter celle de Dieu, alors aucune des limites qu’il a progressivement inventées ne tient plus et la catastrophe arrive. Confronté à ce qu’il définit avant tout comme un problème d’ordre spirituel, Ellul envisage quatre issues :

  • la catastrophe dans l’anéantissement (guerre atomique ou pollution totale),
  • une croissance démographique exponentielle produisant le chaos final,
  • l’établissement d’un totalitarisme,
  • l’appel des limites qui suppose un changement de comportement : « Espérer et croire dans cette Révélation-là est la seule motivation assez forte pour que l’on puisse vouloir ses limites (en sachant le prix à payer !) [30]», prévenait-il au milieu des années 1970.

Pour Ellul, la liberté implique la responsabilité, sans dissociation possible. Certes, la Parole du Christ a désacralisé le monde ; l’Homme y est libre mais pas de faire n’importe quoi. Ellul dit qu’il faut faire comme si Dieu n’existait pas et que tout dépendait de nous. Le propre de l’humain est sa faculté de s’autolimiter. La limite choisie est ce qui permet d’articuler la liberté à la responsabilité. Ellul retourne l’accusation portée contre le christianisme en ce que ce n’est pas en respectant la Parole de Dieu que l’Homme a provoqué la crise écologique, mais au contraire parce qu’il ne croit plus au Créateur qu’il a dévasté la création. L’œuvre ellulienne fournit les bases d’une éthique précieuse pour tous les chrétiens, mais c’est peut-être son principal point faible. Ellul prend le risque de passer à tort pour un moraliste, alors que son éthique s’adresse exclusivement aux chrétiens – sans pour autant se dissocier des autres hommes – et qu’il soutient, envers et contre tous, que l’on ne peut déduire de la Bible une quelconque théologie morale ou, a fortiori, une morale universelle[31]. Il n’en demeure pas moins que le cercle de ses lecteurs a amplement débordé le « petit troupeau » des chrétiennes et des chrétiens et que son œuvre a influencé, et influence encore, une partie non négligeable de la mouvance écologiste et décroissantiste.

 

Patrick Chastenet est Professeur en science politique à l’université de Bordeaux, membre de l’Institut de recherche Montesquieu, président de l’Association internationale Jacques Ellul et directeur des Cahiers Jacques-Ellul. Ses travaux portent principalement sur les idées politiques et les pensées politiques écologistes auxquelles il consacre un cours éponyme depuis 2009. Il a récemment publié Introduction à Jacques Ellul, La Découverte, 2019 et « Ivan Illich ou l’austérité joyeuse», in Écologie & Politique, 2022/2, N°64.

 

[1] Lynn White, « The Historical roots of our ecologic crisis », Science, vol. 155, n° 3767, March, 1967

[2] Bernard Charbonneau & Jacques Ellul, La Nature du combat, L’Échappée, « Le pas de côté », 2021.

[3] P. Troude-Chastenet, « Jacques Ellul, précurseur de l’écologie politique ? », Écologie & Politique, Printemps 1998, n°22, p.105-119

[4] Frédéric Rognon, Jacques Ellul, une pensée en dialogue, Labor & Fides, 2013.

[5] J. Ellul, Vivre et penser la liberté, Labor & Fides, 2018, p. 308.

[6] Cf. Présence au monde moderne (1948), L’Illusion politique (1965), Anarchie et christianisme (1988)

[7] J. Ellul, Théologie et Technique, Genève, Labor & Fides, 2014, p. 139

[8] J. Ellul, « La limite, le choix et Dieu », Réforme, 11/06/2020p.3-5.

[9] P. Chastenet, « Ellul et Charbonneau, pionniers de l’écologie politique », Ecorev’, n°21, Automne 2005, p. 12-15.

[10] J. Ellul, « Pour un autre développement », Sud-Ouest, 8 /06/1978.

[11] J. Ellul, « Aménager ou déménager ? », Réforme, n°1845, 30/08/1980.

[12] J. Ellul, « Monsieur l’arbre », Sud-Ouest, 9/08/ 1981.

[13] J. Ellul, « Forêt déserte, forêt incendiée », Sud-Ouest, 21/09/1986.

[14] https://www.insee.fr/fr/statistiques/4806717#tableau-figure2_radio1

[15] J. Ellul, [1954], La Technique ou l’enjeu du siècle, réédition augmentée, Economica, 1990.

[16] J. Ellul, « Le mythe de l’environnement », Cahiers de l’ISEA, 1973, p. 1546.

[17] Cahiers Jacques-Ellul, n° 1, 2003, pp. 63-79

[18] J. Ellul, « Atome : d’une question stupide à un pari stupide », Réforme, 10 /8/1974.

[19] Le Monde, 8/8/ 1945

[20] J. Ellul, Réforme, 11/06/2020, p.4.

[21] J. Ellul, Théologie et technique, op. Cité. p.203.

[22] Ibid., p. 207.

[23] J. Ellul, « Le rapport de l’homme à la création selon la Bible. » Foi & Vie, décembre 1974, p.137-155.

[24] J. Ellul, [1981], La Parole humiliée, « la Petite Vermillon », 2014, p.76.

[25] J. Ellul, Théologie et technique, op.cit., p.211

[26] J. Ellul, Ibid., p.236

[27] Ibid., p.155.

[28] Ibid. p.215.

[29] J. Ellul, La Subversion du christianisme [1984], « la petite vermillon », 2015.

[30] J. Ellul, Théologie et technique, p. 234.

[31] Ce qui a totalement échappé à Pierre Charbonnier, « Jacques Ellul ou l’écologie contre la modernité », Écologie & Politique, n°50, 2015, p.127-146, à la différence de Benoit Sibille, « Que faire de la théologie de Jacques Ellul ? Pertinence de l’eschatologie comme réponse à la fatalité de l’effondrement », Écologie & Politique, n°64, 2022, 113-126.

 




L’enjeu des modes de vie. Réforme ou révolution ?

 

Par Fabrice Flipo*

 

 

 

 

Résumé : Un consensus semble s’être établi en matière écologique sur la nécessité de changer les modes de vie. Mais que sont les modes de vie, précisément, et comment les changer ? Dans cet article nous montrons l’intérêt de distinguer quatre concepts, dans ce débat : modes de vie, genres de vie, styles de vie et « système ». Nous nous appuyons sur la Critique de la raison dialectique sartrienne pour esquisser une théorisation du changement social et politique que nous avons développée dans nos derniers ouvrages. Elle montre combien les supposés « petits gestes » sont déjà fortement socialisés, en réalité, et relèvent souvent du genre de vie. Ceux-ci sont défendus tant par les associations que par les partis politiques ou les entreprises, luttant pour le contrôle de l’historicité.

 

Abstract: Facing the ecological crises, there seems to be a consensus on the need to change lifestyles. But what exactly are lifestyles and how can they be changed? In this article we show the interest of distinguishing four concepts in this debate: ways of life, kinds of life, lifestyles and ‘system’. We draw on Sartre’s Critique of Dialectical Reason to outline a theorisation of social and political change that we have developed in our latest books. It shows how the so-called ‘small gestures’ are already strongly socialised, in reality, and are often part of the way of life. These are defended by associations as well as by political parties or companies, fighting for the control of historicity.

 

Mots clé : modes de vie, écologie politique, révolution, écocitoyenneté, consommation verte, Sartre.

Keywords: lifestyles, political ecology, revolution, ecocitzenship, green consumption, Sartre.

 

Un consensus semble s’être établi depuis quelques années sur la nécessité de changer les modes de vie pour faire face à la crise écologique. Mais qu’est-ce qu’un mode de vie ? Et comment le changer ? Le débat oscille souvent entre deux extrêmes : les « petits gestes » tels que changer les habitudes, consommer bio, faire du vélo, et « la révolution » qui viendrait « changer le système ». L’un et l’autre laissent pourtant dubitatifs : les petits gestes semblent évidemment insuffisants, vu le défi (ampleur, délai), et quelque peu rigides (tous en vélo ? Partout, tout le temps ? Quid des Gilets Jaunes ?) ; d’un autre côté, le potentiel révolutionnaire paraît limité, dans la conjoncture (quelles forces sociales ?). Et quand bien même une révolution se produirait qu’elle ne changerait pas instantanément les autoroutes en pistes cyclables, ni les automobilistes en cyclistes. Le délai est-il donc insurmontable ? L’histoire montre que non, et l’entrée en guerre est un exemple souvent mentionné[1]. Faut-il alors opter pour la voie autoritaire ? Question récurrente dans ce débat, au motif que la démocratie serait un obstacle, car trop lente, comme le rappelle Bruno Villalba[2]. La voie révolutionnaire de la démocratie radicale serait-elle la voie la plus rapide ? Suffit-il d’installer des conseils écosocialistes pour changer la donne[3] ? D’abord, comment cela se produirait-il ? Auraient-ils plus de capacité à se faire entendre que la Convention citoyenne pour le climat, dont les propositions n’ont pas rencontré un large public ? Une analyse tirant partie de la Critique de la Raison Dialectique sartrienne, des travaux sur la psychologie des foules de S. Moscovici, ainsi que de travaux classiques sur l’innovation, indique des pistes pour sortir de cette difficulté et renouvelle la question des communs[4].

 

Petits gestes ou révolution ? La réforme des modes de vie

Deux grands courants de pensée et d’action s’opposent en matière de changement des modes de vie, que l’on retrouve d’ailleurs à l’intérieur d’EELV. Le premier met l’accent sur les « petits gestes », dont Pierre Rabhi peut être l’emblème : manger bio, rouler en vélo, être végétarien etc. Le point de départ est l’individu, même si le collectif n’est pas entièrement mis de côté. La conviction est que les lois ne peuvent pas être votées tant que la majorité est rétive aux pratiques proposées : les Français « ne sont pas prêts », il faut donc les « convertir ». Le vocabulaire n’est pas anodin : l’écologisme est un mouvement « post-matérialiste »[5] qui s’en prend à la hiérarchie des valeurs, et donc à ce que Rousseau appelait la « religion civile », qui forme la base du vivre-ensemble, les évidences partagées ; « une profession de foi purement civile dont il appartient au [peuple] de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen  »[6]. Cette approche procède de proche en proche. Elle part du constat des résistances concrètes, quotidiennes. Elle s’appuie sur l’expérience des ministres verts, qui ont tous constaté qu’il ne suffit pas d’avoir un certain pouvoir pour arriver à changer le réel[7]. Le second courant estime à l’opposé que les Français sont prêts, dans le fond, et si cela n’est pas visible, c’est parce qu’il leur manque le pouvoir, en particulier l’information, qui changerait tout. Comme l’exprimait à sa manière Henry Ford : « il est une chance que les gens de la nation ne comprennent pas notre système bancaire et monétaire, parce que si tel était le cas, je crois qu’il y aurait une révolution avant demain matin »[8]. L’information, le savoir, c’est le pouvoir ; libérez le savoir et alors le pouvoir sera libéré. Car qui voudrait d’un monde à +4°C, en effet, une fois informé des implications concrètes ? Aucune personne saine d’esprit ! Ceux qui sont favorables aux « petits gestes » seraient donc dans l’ordre du compromis avec le réel, et donc de la compromission, ce sont les « tièdes ». Aller vite passerait par les mouvements sociaux, avec en toile de fond le modèle du mouvement ouvrier, mais si la stratégie est différente : plutôt le « blockadia »[9] que la grève générale ; mais sans l’exclure, après tout ! L’approche par les « petits gestes » refuse de remettre en cause « le système », disent les révolutionnaires ; de plus elle paraît soluble dans une écologie marchande, faite de voitures électriques proposées par les grands groupes ; d’ailleurs des positions libérales ne se sont-elles pas exprimées en sa faveur[10] ? Et le petit geste n’est-il pas avant tout un marqueur de classe sociale ?

Mais les « pragmatistes » se moquent des « révolutionnaires », qui sont bien loin de mobiliser les foules. Où sont les divisions écologistes ? La Marche pour le Climat du 9 mai 2021 n’a rassemblé qu’une bonne centaine de milliers de manifestants. Les pragmatistes ont beau jeu de considérer les révolutionnaires comme des socialistes utopiques, au sens de Marx[11] : des producteurs de discours enflammés dénués de soutien social d’ampleur. Leurs solutions sont d’autant plus faciles (« yakafokon ») qu’elles sont imaginaires. En réalité, comme l’objectaient les économistes Baudelot, Toiser et Establet à la veille de la prise du pouvoir socialiste en France, en mai 1981, on ne transforme pas du jour au lendemain une industrie du luxe en industrie des nécessités[12]. Et quand bien même la révolution réussirait, au sens d’une prise du pouvoir de l’État, l’inertie des modes de vie serait encore là. Non seulement les infrastructures prendraient du temps à changer, mais les Français pourraient ne pas être d’emblée convaincus des solutions supposément révolutionnaires – ainsi les voitures électriques proposées par Andreas Malm[13] n’avaient-elles guère la faveur des Gilets Jaunes, qui posaient à juste titre la question de l’origine de l’électricité. La stratégie Blockadia dont Notre-Dame-des-Landes est le symbole le plus éclatant ne concorde guère non plus avec l’aspiration des Gilets Jaunes à des modes de vie low-tech, plus conformes au capital d’autochtonie qu’ils peuvent mobiliser[14]. Pour le théoricien anglais de l’écologisme radical, Andrew Dobson, l’écologisme s’oriente d’ailleurs vers une position proudhonienne, estimant que le marché a des avantages et des inconvénients, qu’il doit être régulé plutôt que supprimé. Dobson voit des filiations avec le socialisme « utopique »[15], fondé sur l’expérimentation ici et maintenant, décentralisé, anti-bureaucratique et anti-productiviste ; c’est également de cas de Dominique Allan-Michaud, fin connaisseur du mouvement[16]. Williams Morris est souvent cité, avec le trio Kropotkine, Godwin et Owen. Bref, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes plutôt que la prise de la Bastille, les Petits Matins plutôt que le Grand soir. On retrouve donc en partie les controverses entre branches du socialisme, avec de part et d’autres des arguments connus de longue date. D’ailleurs, le slogan socialiste de 1981 ne portait-il pas aussi sur l’enjeu de « changer la vie » ? Changer le système certes, mais en tant que celui-ci impose des contraintes sur les modes de vie.

Les deux mouvements possèdent leurs prophètes, leurs utopistes, pour autant que le militantisme pour la planète est une mission[17]. L’utopie prend ici le sens d’un désir d’authenticité[18]. Mais de quoi parle-t-on exactement quand on évoque les modes de vie ? Le concept est rarement défini. Quatre distinctions sont importantes, tirées notamment des travaux du sociologue Salvador Juan[19] :

– le « mode de vie » désigne cette part de nos pratiques qui est fortement standardisée, répétitive, descriptible, formant une structure, que l’on met à jour en ayant recours notamment aux statistiques ou aux grandes enquêtes telles que celle du Crédoc[20] ou de l’INSEE. Le mode de vie est à situer dans un rapport à la position sociale de l’individu, de manière dynamique. Il caractérise un individu-type, que chacun pense pouvoir reconnaître dans son quotidien, ce qui rend partiellement compte des stéréotypes, à différents niveaux de généralité (« le jeune cadre dynamique », le « professeur », « le Gaulois réfractaire », « le bobo » etc.). La régularité ou l’irrégularité de la pratique indiquent le sens d’un mode de vie, sa direction, sa signification, pour les individus eux-mêmes (dignité, réussite), mais aussi pour les autres : distinction et stratification sociales – en particulier les classes.

– le « style de vie » regroupe les variations très locales dans le mode de vie, à l’échelle individuelle, tel que par exemple l’usage personnalisé de l’automobile, s’instruire à ma façon, s’alimenter suivant mes goûts, se détendre comme je l’entends etc.

– le « genre de vie » désigne un mode de vie minoritaire qui souhaite changer les modes de vie majoritaires, tel que que « manger bio », « rouler en vélo » etc.

– enfin la notion de « système » permet de poser la question des contraintes générales, à leur échelle macroscopique, opposant ainsi l’ordre établi (productiviste, capitaliste etc.) dans lequel nous sommes à d’autres possibles (socialiste, communiste, écologiste etc.).

Cette typologie souligne déjà l’importance du genre de vie, qui peut aussi bien comprendre des activités militantes (manifestations, etc., « blockadia ») que quotidiennes (« manger bio », etc.), en tant que pivot mésosociologique d’un changement social et politique susceptible de changer la vie. En effet, qu’il s’agisse de petits gestes ou de mouvements sociaux, nous sommes toujours dans une problématique de rapport entre des minorités qui bougent et des majorités dotées d’inertie. Le genre de vie indique aussi que les « petits gestes » ne sont pas des choix individuels, contrairement à ce qu’affirme une lecture libérale ou néoclassique : ce sont des choix collectifs, comme le confirment les travaux de sociologie[21]. D’ailleurs chacun peut se rendre compte que les petits gestes impliquent en réalité une évolution dans les macrosystèmes sociotechniques : manger bio implique l’existence de magasins, de producteurs etc.

 

Les apports d’une réinterprétation sartrienne

Essayons d’élaborer la question à l’aide de Sartre. L’auteur de la Critique de la Raison Dialectique distingue deux grandes modalités dans le rapport des individus entre eux : les « séries » (ou « collectifs ») et les « groupes ». La sérialité désigne l’état d’individus qui se trouvent dans des situations similaires, d’où des identités partagées ou communes qui n’ont pourtant rien « d’essentiel » dans l’absolu. Le Juif, le Colon, le Prolétaire ou le Capitaliste sont le nom d’une série (d’où la majuscule). Ils partagent une objectivité : exis similaires, structuration commune de l’espace symbolique, etc. En résumé : un même mode de vie, les variations secondaires relevant des styles de vie. La sérialité implique un niveau de concertation qui peut être très faible. Elle ne vient pas d’un être collectif quelconque qui commanderait les individus comme à leur insu ou par derrière ; elle est issue de l’histoire. Marx nous explique par exemple d’où sont issus le Capitaliste et le Prolétaire[22]. Ces situations se donnent souvent aux individus sous l’aspect de la naturalité et de l’extrême banalité. Sartre donne l’exemple d’une file d’attente à un arrêt de bus : chacun sait comment se situer sans avoir besoin d’en discuter. La configuration matérielle et symbolique est claire pour tous, tout comme l’effet attendu : aller quelque part en bus. A tel point que la situation se répète sans avoir besoin d’être questionnée, sinon à la marge, sous la forme de l’exception (la grève, par exemple). C’est une fonction, validée et sanctionnée par les individus qui la mobilisent, à chaque fois. La répétition a des effets collectifs agrégés, ainsi le pic de consommation électrique vers 19 h en hiver, en France, quand les gens rentrent chez eux et allument le chauffage. Ces situations sérielles peuvent concourir à des finalités collectives bénéfiques ou au contraire produire ce que Sartre appelle des « contre-finalités », à l’exemple du défrichage excessif des arbres en Chine, conduisant à l’érosion[23]. Les situations ont une inertie, qui tient à la configuration du milieu et au degré d’institutionnalisation : nous retrouvons bien le problème évoqué, du délai.

Si la sérialité se caractérise par l’inertie, la modalité de groupe se définit au contraire « par ce mouvement constant d’intégration qui vise à en faire une praxis pure en tentant de supprimer en lui toutes les formes d’inertie »[24]. Elle surgit de manière inattendue et improbable, mettant en cause la configuration existante. Sartre prend l’exemple de la Commune de Paris : les individus sortent de leur comportement sériel, par le moyen de ce que Durkheim appelait une effervescence[25] au cours de laquelle les inerties sont suspendues, deviennent labiles[26] et se recomposent. Des groupes émergent : on se parle, on s’organise, on va chercher des armes. Le groupe est alors « en fusion », tout le monde régule tout le monde, les messages circulent vite et personne ne se trouve au-dessus des autres. Chacun est dans une relation réciproque avec les autres. Chacun dissout activement son être sériel et adapte sans cesse son comportement à la situation, qui évolue. Cette situation de groupe en fusion ne dure pas. Tôt ou tard une nouvelle organisation va se mettre en place, des fonctions nouvelles vont se stabiliser au service du groupe et du bien commun. Chacun va s’occuper d’une fonction particulière. Ainsi se reforment de nouvelles séries. Le groupe ne disparaît jamais complètement car aucune institution n’a la folie de croire qu’elle peut ignorer totalement le changement. Une fusion partielle est donc maintenue : ce sont par exemple les conseils d’administration où l’on fait évoluer les institutions à la marge, de manière cadrée.

Groupe et série sont des cas-limite. La démocratie libérale ne fait qu’organiser les deux modalités en un sens particulier, conçu pour permettre un certain changement (le Parlement débat, les entreprises reconfigurent les échanges etc.) tout en évitant les fusions jugées dangereuses.

Sartre met en outre en évidence l’existence d’une position très particulière qui dote un individu ou une petite minorité d’un rôle unique au pouvoir potentiellement démesuré. Replaçons-nous dans la situation : les individus engagés dans la série peuvent ne pas avoir de perception directe de l’effet collectif des comportements dans lesquels ils sont agrégés, et c’est même le plus souvent le cas ; c’est pour cette raison que Marx dit qu’ils ne savent pas l’histoire qu’ils font[27]. Le problème ne peut pas être surmonté simplement en discutant avec un individu voisin, car celui-ci se trouve dans une situation similaire. Chaque individu n’est qu’une partie d’un processus qui peut être très vaste, tels que l’Empire romain ou la mondialisation économique. Les acteurs n’ont qu’une vision très limitée de l’ensemble. Comment aller plus loin ? Comment savoir ce qu’on fait ? Comment rapporter son action à la totalité, qui seule lui donnerait sens – processus que Sartre nomme « totalisation » ? Divers canaux peuvent être mobilisés : médias, bouche-à-oreille, etc. L’espace public est fragmenté en de nombreux publics séparés[28]. La difficulté, ici, est ce que Sartre appelle la récurrence : l’incapacité d’un individu de parler à chacun des autres et ainsi de provoquer un « groupe » formé de milliers, de millions ou de milliards de personnes. C’est de cette difficulté matérielle que découle en partie la justification libérale de la représentation politique : si 70 millions de personnes (cas de la France) ne peuvent discuter, 550 députés le pourront.

A défaut d’une totalité achevée, de nombreuses quasi-totalisations se portent candidates : Sartre les appelle les « quasi-souverains ». Un individu, un groupe ou un collectif s’élève au-dessus des autres pour attirer l’attention et prendre la parole : c’est de ce point-là que les individus engagés dans les séries peuvent apprendre ce qu’ils font, collectivement. Étant le lieu qui permet de savoir, il est aussi le lieu qui permet de pouvoir, toujours collectivement. Si Sartre parle de « quasi-souveraineté » et non de souveraineté pour désigner la qualité propre de cet endroit c’est pour bien marquer le fait que ce lieu de totalisation est distinct des individus qui sont engagés dans les séries. Sa centralité lui confère un pouvoir considérable soit d’organisation soit de blocage. Les outils de totalisation peuvent être extraordinairement divers : messagers, assemblées temporaires dans lesquels chacun peut exprimer son avis, médias, sondages, élections, statistiques etc. Les transcendances individuelles n’ont aucun moyen de se manifester les unes aux autres sans passer par le milieu matériel : son de la voix, images vidéo, monstrations publiques telles que des marches, grèves, l’occupation des places etc. La structure (récurrence, quasi-souveraineté, groupe, séries) n’en demeure pas moins la même. En centralisant la réciprocité des groupes, le souverain s’y substitue au moins partiellement ; il peut la faciliter (Lénine fait littéralement « des miracles », de par son rôle de leader mosaïque[29]) ou au contraire la nier. Dans ce dernier cas, l’individu devient tiers réglé, il n’est plus tiers régulateur.

 

Le rapport des minorités aux majorités, suivant S. Moscovici

Le psychologue social Serge Moscovici est également considéré comme l’un des fondateurs de l’écologie politique en France. Son œuvre porte toutefois en large part sur le rapport des minorités aux majorités. Dans les deux cas nous avons affaire à une dynamique de foule, si par ce terme l’on désigne un vaste ensemble d’individus n’agissant pas de manière formellement concertée. L’enjeu est donc de mieux cerner cette récurrence évoquée par Sartre. Serge Moscovici renverse le schéma du psychologue conservateur Gustave Le Bon, pour qui les foules sont passives, manipulables et désireuses d’ordre[30]. Il estime en effet que toute personne est à la fois source et récepteur potentiel d’influence ; que le changement social, autant que le contrôle social, constitue un objectif de l’influence ; que l’incertitude est le résultat d’un travail actif et nécessairement conflictuel d’une minorité qui cherche à obtenir de l’influence[31]. Quels sont les facteurs de réussite de cette influence ? Pour Moscovici, le facteur décisif est le « style de comportement », qui se décline selon cinq modalités : l’investissement (par exemple, le militantisme), l’autonomie (montrer qu’on agit selon ses propres lois), la consistance (qui est indice de certitude et de cohérence), la rigidité (inaptitude au compromis) et l’équité (aptitude au compromis et à l’ouverture, au contraire). A l’encontre de la voie révolutionnaire qui soutient que le militantisme est la seule voie efficace, Moscovici soutient que la meilleure solution s’appuie sur les cinq styles, à décliner suivant la situation[32]. Et c’est bien ce que l’on constate, y compris dans la réalité de terrain de la lutte des classes, évoquée par exemple par Jacques Rancière[33] ou E.P. Thompson[34] : compromis, autonomie, consistance, rigidité et équité sont à l’œuvre dans différents moments-clé des mobilisations (manifestation, négociation avec différents publics, etc.).

Si la minorité peut gagner, c’est parce que la majorité est indécise, dans sa diversité. Elle n’a pas de normes sur tout, et elle ne tient pas toujours très fort aux normes qu’elle semble pourtant considérer comme valides et justifiées. Elle n’a souvent d’unité que négative, comme indifférence et « inertie », dirait Sartre – par exemple, l’usage de la voiture ou l’arbitrage en termes de localisation de l’habitat. Elle peut suivre une norme non par désir de conformisme, mais par absence d’alternative, ignorance ou parce que ses priorités sont ailleurs. Une place existe alors pour de nouvelles normes, ce qui suppose de provoquer un conflit qui fracture l’unité parfois seulement apparente de la majorité. Les progrès de l’influence sont d’abord invisibles, car c’est dans le domaine privé (transcendant) qu’ils agissent en premier, ou par un basculement non-spectaculaire d’individus isolés. Le travail est sourd et souterrain, sans que ces changements ne s’expriment de manière publique. Et puis un beau jour la majorité a changé.

Pour Serge Moscovici, rien n’indique que la majorité ait été davantage convaincue par les revendications radicales que par celles qui l’étaient moins, ni que les modalités d’action (« répertoires ») révolutionnaires aient été le déclencheur principal d’une révolution. La majorité est composée d’une diversité de publics, d’où un pluralisme des organisations et des positionnements. Ainsi la CGT peut-elle accuser la CFDT de compromission, quand cette dernière reproche à la première un radicalisme excessif qui ne se traduit par aucun résultat : malgré ces accusations répétées, chacun des deux syndicats se tient au coude à coude en termes de nombre d’adhérents dans la durée, chacune des deux stratégies trouvant son public. Le communisme avait également créé une « contre-société », à la grande époque, ce qui permettait aussi de répondre aux aspirations de publics faiblement militants, mais susceptibles de le devenir, petit à petit, de manière peu prévisible[35]. Marx en avait bien conscience d’ailleurs, par le rôle qu’il faisait jouer à l’histoire et aux circonstances. Gramsci également, quand il évoquait la lutte culturelle ou la guerre de position. Une révolution ne se commande pas, elle se travaille, le plus souvent de manière patiente, en tenant compte de la diversité des publics et des aspirations. Serge Moscovici le souligne : s’en tenir de manière rigide à un seul style de comportement (par exemple, le militantisme) ou à une seule gamme de solutions (le vélo, manger bio, etc.) est contre-productif, car cela contrevient au principe d’originalité qui anime les individus, à leur envie de s’affirmer dans leur différence. S’il faut être rigide, c’est sur les objectifs clairs et formulés en des termes compréhensibles du plus grand nombre (« 1,5°C », « fin de l’oligarchie », « ISF », « RIC »), en laissant « cent fleurs » différentes s’épanouir pour les atteindre. Garder en tête les objectifs permet également d’éviter de se perdre dans le « narcissisme des petites différences », ces antagonismes surjoués entre aspirations similaires, quand elles sont rapportées à la majorité à entraîner[36]. Juliette Rousseau retrouve ces conclusions, quand elle pointe le piège de la culpabilisation individuelle, et ceux de la rigidification et de la moralisation (un seul « bon » comportement, dicté par les minorités actives)[37].

 

« L’effet de réseau » ou comment passer d’un lock-in à un autre

La philosophie des techniques vient préciser certains points relativement absents de l’analyse moscovicienne et qui chez Sartre restent peut-être trop abstraits. La structure sérielle des modes de vie paraît en effet évoquer ce que W. Brian Arthur appelle « lock-in », en 1989 : des barrières sociotechniques limitant les choix[38]. Le cas cité est la célèbre étude de Paul A. David, qui montre comment la disposition des touches sur un clavier ordinaire (QWERTY) s’est petit à petit imposée, en dépit de son inefficacité relative[39]. La solution répondait en son temps à un problème précis : éviter les blocages engendrés dans les machines à écrire sous l’effet de l’habileté et de la vitesse des dactylographes. Mais l’informatique a levé cette contrainte mécanique. Dans les années 1980, Apple a donc proposé un clavier plus rapide, le « Dvorak », sans succès, le coût d’un changement s’avérant trop élevé : il faudrait non seulement changer les claviers, mais les logiciels et les habitudes. Le lock-in sociotechnique évoque ce qu’Illich appelait un « monopole radical », c’est-à-dire « la domination d’un type de produit plutôt que celle d’une marque »[40] pour répondre aux besoins les plus ordinaires. C’est le cas du numérique pour une part de plus en plus importante de nos communications, ou de l’automobile dans certaines formes d’urbanisme telles que la zone pavillonnaire[41]. Éviter la voiture est toujours possible, mais au prix d’un comportement d’un militantisme extrême, impliquant de se couper des habitudes de ses voisins, et donc de cette « religion civile » évoquée plus haut. D’où le fait que ce type de personnalité attire aussi bien le qualificatif de « saint » que de « héros » – ou au contraire de Don Quichotte n’attirant que la risée publique. Le cabinet Carbone 4 n’estime-t-il pas que les réductions héroïques à l’échelle des choix individuels ne dépassent pas le quart de ce qui serait nécessaire[42], disent les révolutionnaires ? Mais comment des changements structurels seraient-ils possibles si les aspirations individuelles sont absentes, rétorquerons les « pragmatistes »…

Comment faire alors ? Des exemples apparemment faciles peuvent être mis en avant, pour transformer une industrie du luxe en une industrie des nécessités : les constructeurs de yachts privés peuvent se reconvertir dans la fabrication de bateaux publics, les Ferraris pourraient être accessibles en autopartage. Le petit public des multimilliardaires est théoriquement facile à circonvenir. Mais le reste ? Que faire des millions d’automobiles ordinaires, et de l’urbanisation ? Comment trouver des décisions qui conviennent à tous, chacun dans son originalité ? Imposer la Logan ou le vélo est si séduisant… L’expérimentation concrète des « petits gestes » paraît incontournable, dans la mesure où elle seule répond aux enjeux du mode de vie, du quotidien. Sans elle, comment standardiser les pratiques, comment monter en généralité ? Comment savoir s’il faut fabriquer des voitures électriques, des vélos ou réorganiser le territoire ? Remarquons en outre qu’à l’encontre des approches néoclassiques en économie, qui présentent un individu isolé exprimant ses préférences en toute autonomie, les modes de vie possèdent ce que les économistes appellent un « effet de réseau », lié au fait que les pratiques sont d’autant plus utiles que le nombre d’usagers est élevé[43]. En économie des réseaux, l’exemple classique est le téléphone : à quoi bon en avoir un si l’on est seul à être raccordé[44] ? Mais c’est vrai également du « manger bio » ou « rouler en vélo » : la généralisation de ces pratiques abaisse la difficulté d’accès pour la majorité non-héroïque – multiplication des magasins, des recettes, des producteurs, formation d’un capital culturel sous la forme de savoirs et de savoirs-faire, etc., qui ensuite permet une montée en généralité. Ce n’est pas un hasard si la surface occupée par les salons écologistes comportent une part importante de producteurs, par exemple. L’histoire des innovations en témoigne : à ses débuts, la voiture elle-même est confrontée à un milieu sociotechnique hostile, puisque le lock-in en place est piéton et hippomobile. Et puis, à la faveur d’événements (guerres, crises, etc.), mais aussi de techniques d’enrôlement (foires, salons, récits du progrès, courses, codes de la route, etc.) et d’un milieu sociotechnique de plus en plus favorable (stations services se confondant d’abord avec des épiceries, etc.), l’automobile en vient peu à peu, par à-coups, à devenir le nouveau lock-in[45]. Plus les automobiles sont nombreuses et plus « l’effet de club » qu’elles engendrent est puissant : plus de voitures, donc plus de routes, plus de stations-essence, etc.

Derrière le « petit geste » ou la « révolution », donc, l’enjeu, c’est le réseau, car c’est lui qui fait le « lock-in » sociotechnique. Le « petit geste » au sens de la « consommation engagée » n’en est pas un : c’est un genre de vie, collectif, que l’on peut comprendre comme se référant à des communs, au sens du philosophe Pierre Dardot et du sociologue Christian Laval : commun climatique, démocratique, familial, etc. Mais ici, la lecture est dynamique, à rebours d’une vision plutôt statique et (auto-)gestionnaire. Pour simplifier, l’individu qui arrête le robinet en se lavant les dents est aussi celui qui se rend dans les biocoops ou les Amaps, et qui signe les pétitions[46]. Les petits gestes masquent des genres de vie, une militance du quotidien qui ne prend que partiellement, sur le temps restant, la forme de « mouvements sociaux » – cela, parce qu’il faut vivre, aussi. Le genre de vie occupe d’abord des niches, puis il s’étend en se différenciant suivant les contextes et les aspirations. On retrouve le « principe d’originalité » moscovicien. Les révolutions peuvent encourager et valoriser les sociétés ou réseaux alternatifs, mais elles ne peuvent pas les créer. En effet, quand un genre de vie prend le pouvoir, sous-entendu : l’État, il est encore minoritaire, il a encore la majorité à convaincre, et la réalité matérielle à transformer. C’est l’une des raisons pour laquelle les propositions des Convention Citoyenne pour le Climat n’ont pas suscité d’adhésion évidente de la part de la population – une autre raison étant que la population n’a pas le degré d’information des participants tirés au sort, bien entendu. L’histoire montre qu’une prise de l’État ne débouche pas directement sur une maitrise du « système », ni des modes de vie : à l’ignorer, les révolutions échouent[47]. Les deux stratégies sont donc plus complémentaires qu’antagoniques, même si elles peuvent se disputer la priorité dans l’agenda des individus.

Mais le délai, en fin de compte ? L’économie de réseau montre que les biens de réseau sont générés d’une manière spécifique : d’abord un investissement qui paraît long et peu productif (des pistes cyclables sans cyclistes, des cyclistes héroïques au milieu des voitures), puis, à la faveur d’événements et de basculements imprévus, une accélération brusque de l’histoire (ce qui montre en passant que l’accélération n’est pas mauvaise en soi), pour générer petit à petit un nouveau « lock-in », par exemple des circulations ayant marginalisé l’automobile[48]. L’histoire montre que ce que les économistes appellent « l’effet de réseau » joue à plein : des retournements spectaculaires peuvent avoir lieu. L’opinion se retourne et les individus réinterprètent leur milieu, pour le transformer. Ils trouvent des voies pour aller plus vite et résorber le délai. C’est ce qui se passe lors des entrées en guerre, mais aussi des révolutions : Sartre donne ainsi une description saisissante de la Commune de Paris. S’agit-il du triomphe des révolutionnaires ? Non, car les historiens montrent aussi que le profil des individus qui s’engagent au moment le plus intense est extrêmement divers, les personnes étant transformées par la situation[49]. Ce qui est difficile à admettre, toutefois, pour les minorités, est que ces basculements, quoique possibles en droit, sont impossibles à prévoir, car ils dépendent des événements et de l’état subjectif privé des populations, qui ne nous est pas toujours accessible. C’est la raison pour laquelle Serge Moscovici invite à ne pas désespérer, et rappelle la devise de Guillaume d’Orange : « il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer[50] ».

*      *     *

L’approche par les modes de vie évite de confondre tant de rabattre la politique écologique sur les petits gestes que de s’en remettre à une hypothétique révolution. Et elle accepte les deux. Les petits gestes à tous les niveaux (efforts des élus, des militants cyclistes, les colleurs d’affiches électorales, etc.) sont nécessaires pour amorcer un « effet de réseau ». Mais celui-ci, qui ne peut pas être simplement voté ou décrété, les dépasse tous quand il se produit. Bien sûr l’effet de réseau peut être d’autant plus efficace qu’il est bien financé et doté en ressources. Quand la Bourse accepte de subventionner le déploiement du numérique par milliers de milliards, les acteurs qui portent cet objectif parviennent plus facilement à leurs fins que s’ils étaient sans moyens. Mais les hésitations des opérateurs devant l’achat de la licence 5G montre que les obstacles restent importants. Les « cas d’usage » 5G paraissaient en effet trop limités, comme gage de bénéfices futurs, au regard du montant demandé par l’État[51]. Quelques militants déterminés suffisent parfois à stopper des milliards d’investissements prêts à l’emploi. L’histoire n’est pas écrite d’avance…

 

*Fabrice Flipo est philosophe, professeur à l’Institut Mines-Télécom BS et chercheur au LCSP Université de Paris-Cité. Il est notamment l’auteur de L’impératif de la sobriété numérique – l’enjeu des modes de vie (Paris : Matériologiques, 2020) et de Le développement durable et ses critiques : vers une transition écologique et sociale (Bréal, 2022).

 

[1]       Ainsi Jean-Marc Jancovici  https://www.lagazettedescommunes.com/81666/jean-marc-jancovici-climat-mettre-en-place-une-economie-de-guerre/ ou la New Economics Foundation https://neweconomics.org/2001/07/environmental-war-economy

[2]       Villalba, Bruno, « L’écologie politique face au délai et à la contraction démocratique », Écologie & politique, vol. 40,  no. 2, 2010, pp. 95‑113.

[3]       Cukier, Alexis, Le travail démocratique, Paris, PUF, 2018.

[4]       Cet article est tiré de nos travaux, plus spécifiquement L’impératif de la sobriété numérique (2020) et Réeanchanter le monde (2018).

[5]       Inglehart, Ronald, La transition culturelle dans les sociétés avancées, Paris, Economica, 1993.

[6]       Rousseau, Jean-Jacques, Le contrat social (1762), Paris, UGE, 1963, chap. 4.8.

[7]       Poujade, Robert, Le ministère de l’impossible, Paris, Calmann-Lévy, 1975 ; Voynet, Dominique, Voix off, Paris, Stock, 2003 ; Duflot, Cécile, De l’intérieur, voyage au pays de la désillusion, Paris, Fayard, 2014.

[8]       https://www.henryford.fr/biographie-henry-ford/citations-henry-ford

[9]       Klein, Naomi, Tout peut changer : capitalime et changement climatique, Arles, Actes Sud, 2015.

[10]     Wissenburg, Marcel, Green liberalism – The free and the green society, London, University College London, 1998.

[11]     Marx, Karl, Le Manifeste du Parti Communiste, 1962e édition, Paris, 10/18, 1847.

[12]    Baudelot, Christian, Establet, Roger et Toiser, Jacques, Qui travaille pour qui ?, Paris, Maspéro, 1979.

[13]     https://reporterre.net/Andreas-Malm-Pour-mettre-fin-a-la-catastrophe-il-faut-s-en-prendre-aux-classes-dominantes

[14]     Ecologie & Politique, n°62, 2021, Vers de nouvelles écologies populaires ?

[15]     Dobson, Andrew, Green political thought, London, Routledge, 2000, p. 187.

[16]     Allan-Michaud, Dominique, L’avenir de la société alternative, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 117.

[17]     Ollitrault, Sylvie, Militer pour la planète : sociologie des écologistes, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008.

[18]     Bloch, Ernest, Le principe espérance (1954), Paris, Gallimard, 1976.

[19]     Juan, Salvador, Sociologie des genres de vie – morphologie culturelle et dynamique des positions sociales, Paris, PUF, 1991, p. 23.

[20]     La note « Consommation et Modes de vie » est publiée depuis mars 1985. https://www.credoc.fr/publications/4p

[21]     Carfagna, Lindsey B et al., « An emerging eco-habitus: The reconfiguration of high cultural capital                     practices among ethical consumers », Journal of Consumer Culture, vol. 14,  no. 2, avril 2014, pp. 158‑178.

[22]     Marx, Le Manifeste du Parti Communiste.

[23]     Jean-Paul Sartre, Op. Cit., 1985 [1960], p. 272.

[24]     Jean-Paul Sartre, Op. Cit., 1985 [1960], p. 363.

[25]     Durkheim, Émile, Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), Paris, PUF, 2008.

[26]     Dobry, Michel, Sociologie des crises politiques : la dynamique des mobilisations multisectorielles, 3e édition, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.

[27]     Cette position qui force l’incertitude est plus celle de Raymond Aron lisant Marx. Celui-ci dit : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé ». https://www.marxists.org/francais/marx/works/1851/12/brum3.htm Mais la question de la démocratie est précisément un point faible de la pensée de Marx, bien relevé par Bakounine etc.

[28]     Lasswell, H.D., « The structure and function of communication in society », in Mass communications, Urbana, University of Illinois Press, 1960, pp. 117‑130 ; Lippmann, Walter, Public opinion (1922), New York, MacMillan, 1965 ; Lippmann, Walter, Le public fantôme (1925)., Paris, Demopolis, 2008 ; Proulx, Serge et Breton, Philippe, L’explosion de la communication, Paris, La Découverte, 2006 ; Bourdieu, Pierre, La distinction : critique sociale du jugement, Paris, Les Editions de Minuit, 1979.

[29]     Moscovici, Serge, L’âge des foules – un traité historique de psychologie des masses, Paris, PUF, 1985 ; Moscovici, Serge, La machine à faire des dieux, Paris, Fayard, 1988.

[30]     Le Bon, Gustave, Psychologie des foules (1895), Paris, PUF, 2003.

[31]     Serge Moscovici, Psychologie des minorités actives, op. cit., p. 60.

[32]     Ibid., p. 164.

[33]     Rancière, Jacques, La nuit des prolétaires, Paris, Fayard, 1981.

[34]     Thompson, Edward, La formation de la classe ouvrière anglaise (1963), Paris, Gallimard, 1988.

[35]     Martelli, Roger, L’archipel communiste : une histoire électorale du PCF, Paris, Editions Sociales, 2008 ; Martelli, Roger, L’empreinte communiste. PCF et société française, 1920-2010, Paris, Editions Sociales, 2010.

[36]     Sigmund, Freud, Malaise dans la civilisation (1930), Paris, Flammarion, 2010.

[37]     Rousseau, Juliette, Lutter ensemble. Pour de nouvelles complicités politiques, Paris, Cambourakis, 2021.

[38]     Brian Arthur, W., « Competing Technologies, Increasing Returns, and Lock-In by Historical Events », The Economic Journal, vol. 99,  no. 394, 1989, pp. 116‑131 ; Bouvier-Patron, Paul, « L’application des concepts de «lock-in » et de « barrières à la mobilité » à une théorie des réseaux d’entreprises », Revue française d’économie, 1994, pp. 205‑232.

[39]     David, Paul A., « Clio and the Economics of QWERTY », The American Economic Review, vol. 75,  no. 2, 1985, pp. 332‑337.

[40]     Illich, Ivan, Oeuvres complètes – tome 1, Paris, Fayard, 2004, p. 513.

[41]     Dupuy, Gabriel, La dépendance automobile : symptômes, analyses, diagnostic, traitements, Paris, Anthropos, 1999.

[42]     https://www.carbone4.com/wp-content/uploads/2019/06/Publication-Carbone-4-Faire-sa-part-pouvoir-responsabilite-climat.pdfs

[43]     Curien, Nicolas, Economie des réseaux, Paris, La Découverte, 2000.

[44]     Ibid.

[45]     Studeny, Christophe, L’invention de la vitesse, Paris, Gallimard, 1995 ; Daumas, Jean-Claude, La révolution matérielle. Une histoire de la consommation. France XIXe-XXe, Paris, Flammarion, 2018.

[46]    Ollitrault S., Militer pour la planète : sociologie des écologistes, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008.

[47]    Cuillerai, M. et Flipo, F., Comment réussir une révolution ?, Paris, Presses des Mines, 2019.

[48]     Rogers, Everett, Diffusion of innovations (1962), 5th édition, Simon & Schuster, 2003 ; Curien, Economie des réseaux.

[49]     Wahnich, Sophie, La longue patience du peuple, Paris, Payot, 2008.

[50]     Moscovici, Serge, Psychologie des minorités actives (1979), Paris, PUF, 1996, p. 60.

[51]     https://www.usine-digitale.fr/article/le-gouvernement-lance-des-pistes-pour-que-les-industriels-ne-boudent-plus-la-5g.N1790847




S’engager sans espoir, l’héritage catastrophiste de Günther Anders

« Nous devons connaître la vérité. Mais, bien que la connaissant, nous devons agir comme si nous ne la connaissions pas. C’est impératif. La « procession » doit avoir lieu. Peut-être fera-t-elle quand même peur aux éventuels coupables ou même les arrêtera-t-elle. Peut-être. Une chose demeure valable : « Si nous sommes désespérés, qu’est-ce que ça peut faire ! » Au travail[1] ! »

Par Loïs Mallet*

Résumé : Comment s’engager malgré tout, en dépit des échecs successifs, des désillusions qui s’accumulent et des espoirs qui s’envolent ? Tant l’œuvre que la vie du philosophe Günther Anders offrent des éléments pour fonder l’action écologiste autrement que dans l’espoir « d’une vie meilleure », « des jours heureux » et « du monde d’après ». Au lieu de s’exposer à l’anxiété, la dépression et au nihilisme, il propose politiquement de retrouver de la morale dans l’existence, chose que la modernité évince constamment par ses artifices, sa complexité, son conformisme et son productivisme. C’est certainement dans le devoir et la responsabilité que se trouvent les ressources pour engager l’action politique avec joie et humanité, quoi qu’il advienne.

Titre anglais : To struggle without hope, the catastrophist legacy: the politics in morality with Günther Anders

Abstract : How can one commit oneself despite successive failures, accumulating disillusions and dashed hopes? Both the work and the life of the philosopher Günther Anders offer elements for basing ecological action on something other than the hope of « a better life », « happy days » and « the world after ». Instead of exposing oneself to anxiety, depression or nihilism, he proposes politically to find morality in existence, something that modernity constantly crowds out by its artifice, complexity, conformism and productivism. It is in duty and responsibility that we find the resources to engage in political action with joy and humanity, whatever happens.

Mots clefs en français/anglais : Anders, catastrophisme, Génération Climat, Effondrement, Collapsologie, Engagement, Désespoir / Despair, Catastrophism, Youth for Climate, Collapse.

Sommaire

  • Introduction
  • Les (des)espoirs douloureux de la génération climat
  • Le devoir malgré l’espoir : ce qu’il nous reste
  • Le travail négatif de l’imagination
  • La morale négative du temps de la fin
  • Discussion finale

Introduction

Günther Anders (1902-1992) est principalement connu pour ses critiques de la bombe atomique, de la civilisation industrielle et du nazisme qu’il a notamment développées dans L’Obsolescence de l’homme, Hiroshima est partout et Visite dans l’Hadès[2]. Au fil de son travail philosophique critique, il y a toujours eu chez lui une forme d’engagement corrélatif. Günther Anders est un philosophe engagé en dépit de tout, et en particulier en dépit de son analyse tragique d’un monde qui se dirige irrémédiablement vers sa destruction. Plutôt que de renvoyer cette idée au tréfonds de son âme, il en fit les raisons de sa parrêsia. Et malgré le fait qu’il ait été souvent seul, marginalisé et parfois ridiculisé par ses pairs, cette attitude relevait pour lui de l’évidence du devoir. Le sujet est d’une telle gravité que refuser de l’affronter serait une honte infinie. Cet article s’intéresse donc à sa démarche et son éthique de l’engagement tout au long de sa vie afin, peut-être, de mieux comprendre les tenants de l’engagement négatif, qu’il soit sans espoir, sans fondement, sans capacité et sans positivité morale.

Anders a des choses à nous dire sur l’éthique et la politique dans une perspective catastrophiste ; toutes choses que l’écologie politique ne devrait pas négliger aujourd’hui. La pertinence de son parcours est d’autant plus forte que la situation du monde s’est encore aggravée : à la menace de l’annihilation atomique s’ajoute celle des catastrophes écologiques dont la forme occidentale paroxystique prend désormais le nom d’effondrement de la « civilisation thermo-industrielle[3] ». Dans cet article, nous allons donc tenter de repenser les fondements de l’engagement écologiste malgré les catastrophes présentes et à venir, malgré l’opacité de l’horizon et, surtout, malgré le désespoir. En filigrane, nous parlerons de la génération climat qui, sortant de l’adolescence remplie d’espoirs, se projette dans la vie en se fracassant contre un avenir décapité. Nous espérons ainsi apporter notre contribution à la controverse relative à l’incapacitation présumée du catastrophisme[4]. Nous défendons la thèse qu’il est non seulement possible, mais certainement nécessaire et pratique, de fonder l’engagement écologiste, non plus dans l’espoir d’un monde meilleur désormais obsolète et inopérant, mais en raison du devoir et de la responsabilité. Pour en arriver là, nous avons besoin d’expliciter la philosophie de l’action de Günther Anders, celle qui lui a justement permis de ne pas s’échouer sur l’immobilisme tant redouté. Mais auparavant, rappelons brièvement la situation spécifique de la génération climat.

Les (dés)espoirs douloureux de la génération climat

« Les adultes continuent de dire :
« C’est notre devoir de donner de l’espoir aux jeunes ».
Mais je ne veux pas de votre espoir.
Je ne veux pas que vous soyez plein d’espoir.
Je veux que vous paniquiez.
Je veux que chaque jour vous ayez peur comme moi.

Et puis je veux que vous agissiez.
Je veux que vous agissiez
comme si vous étiez en crise.
Je veux que vous agissiez
comme si notre maison était en feu.
Parce qu’elle l’est[5]. »

De nombreux jeunes écologistes de la génération climat s’identifient au parcours de Greta Thunberg avec qui ils et elles ont fait grève dans ce qui a été certainement la plus importante mobilisation de l’humanité contre le réchauffement climatique. Et pourtant, Greta Thunberg souffre d’éco-émotions comme l’éco-anxiété[6]. Elle assume être non seulement angoissée, « mais [aussi] sujette à une lourde éco-dépression lors de sa onzième année[7] ». Son cas est emblématique d’un effondrement personnel, une forme de collapsus psychiatrique causée par la perspective d’un effondrement à venir, qui est en passant un effondrement de son avenir. Néanmoins, son exemple témoigne du fait que l’action bien menée, quel que soit son résultat effectif, redonne force à la vie, et à la sienne en particulier.

Pour elle, et sans doute aussi chez de nombreuses personnes influencées par la collapsologie[8], il semble que l’agir déontologique relève davantage de la survie personnelle que de l’option morale. L’énoncé de Corinne Morel-Darleux Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce[9] semble ici moins vrai que celui-là : Plutôt couler avec dignité que suffoquer sans grâce. En effet les pressions psychologiques relatives au constat de la dégradation du monde, nommées solastalgie par Glenn Albrecht, peuvent devenir insupportables pour celles et ceux qui constatent avec sensibilité et imagination la destruction de l’ensemble de la toile du vivant[10].

L’expérience de la génération climat est particulièrement traumatique. Empêtrée dans la flèche du temps du progrès, elle se retrouve confrontée à une réalité qui lui est incompatible[11]. Elle cherche alors à rafistoler cet horizon temporel décapité par l’engagement écologiste. Démarre alors une spirale infernale, profondément désespérante, dans laquelle l’action militante n’aboutit qu’à des échecs successifs. Cette spirale est alimentée par deux mécanismes concomitants : la conscience et le temps. Au fur et à mesure de son engagement, la génération climat constate d’une part l’ampleur des dévastations à l’œuvre et en devenir, et d’autre part l’aggravation objective de la situation le temps passant. Alors qu’elle s’engage pour faire advenir un monde meilleur, ou simplement un monde moins pire, ce qui est le propre du temps du progrès, la génération climat se rend compte à la fois de l’étendue du problème et de son aggravation objective. La tension cognitive est alors maximale et favorise des comportements pathologiques d’ordre nihiliste tant à l’échelle individuelle que collective. Fonder l’engagement écologiste sur l’espoir d’un monde meilleur est ainsi devenu une source de souffrance et de décapacitation. Prendre acte de ce constat ne revient toutefois pas à renoncer à l’action, autrement l’œuvre de Anders n’aurait aucun sens. De quelle manière pouvons-vous alors justifier et motiver l’engagement écologiste malgré le désespoir et en dépit des catastrophes ?

Le devoir malgré l’espoir : ce qu’il nous reste

Günther Anders l’a écrit à plusieurs reprises, l’espoir ne fait pas partie de son attitude spirituelle : Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse[12] ? Et pourtant, Anders envisage d’agir par le retrait, l’abstention, la grève ainsi que la décapacitation technique volontaire et collective de l’humanité. Le paradoxe d’une telle prescription est qu’elle est tout autant possible qu’improbable. Matériellement, rien ne fait obstacle à son exécution et pourtant, il est convaincu qu’elle ne trouvera pas les conditions de son actualisation en raison de L’Obsolescence de l’homme. Pour comprendre ce qui fonde son engagement malgré son pessimisme, regardons les relations entre son anthropologie philosophique et sa philosophie morale, entre la temporalité apocalyptique et le politique ainsi que son rapport à la violence.

L’impossible fondement de la morale

Pour penser la morale andersienne, nous proposons une digression par son anthropologie philosophique proche du naturalisme. En effet, une fois celle-ci établie, nous comprenons mieux pourquoi Anders, très sensible à la pensée nietzschéenne, renonce à fonder la morale sans pour autant embrasser le nihilisme.

L’anthropologie négative andersienne

Avant la Seconde Guerre mondiale, le jeune Anders propose des écrits qui s’inscrivent dans l’anthropologie philosophique de Max Scheler et Helmuth Plessner. Celle-ci, résumée dans la publication L’artifice humain : pour une anthropologie négative[13], pose que l’humain est originellement « étranger au monde[14] », qu’il n’est pas immédiatement au monde comme peut l’être l’animal à la naissance. L’humain, lui, doit continuellement fournir un travail matériel et spirituel pour faire du monde le sien. De ce décalage, cette « inhérence avec distance[15] » découle la liberté, simple expression positive de cette carence, « cette non-fixation » ontologique et irréductible de « l’homme sans monde[16] ».

Plus précisément, la liberté correspond au chemin interminable, sans cesse recommencé et re-décidé pour faire d’un milieu un lieu de vie hospitalier. À cet effet, l’humain dispose de l’existence réflexive et d’artifices qui, ensemble, forment la culture dans son sens le plus large. Voilà le propre de l’humain selon Anders : « l’artificialité est la nature de l’homme, et son essence est l’instabilité[17] ». Anders est ainsi très sensible à la théorie fondatrice de l’écologie scientifique du milieu (Umwelt) de Jakob von Uexküll comme le note Ubaldo Fadini[18]. Cette naturalisation de l’humain constitue en réalité une objection aux velléités anthropocentriques visant à en faire une espèce exceptionnellement supérieure et dominante de droit sur l’ensemble du vivant. Il précise que la différence constatée entre humains et animaux n’est que de l’ordre du degré d’intégration innée au monde[19] et, lui, l’athée radical, refuse explicitement la « mégalomanie anthropocentriste[20] ».

L’intuition morale naturelle

Conformément à son anthropologie, sa philosophie de la morale semble alors profondément intuitionniste et naturaliste. Puisque l’humain ne diffère de l’animal que par le degré de liberté ou d’étrangeté au monde, sur quel fondement peut-il reconnaître un acte comme bien ou mal ? Il ne lui reste alors que l’intuition de la valeur du monde vivant, son caractère précieux et unique d’une part, son rejet inné de la souffrance et son attirance naturelle pour le réconfort, le soin, la joie et l’amour d’autre part. Tout ce qui contreviendrait à ces inclinations élémentaires pourrait être classé comme mal tandis que ce qui les favoriserait serait bon.

« Il y a en tout cas deux choses que je sais de la manière la moins mystique qui soit. Premièrement que je tiens pour faux (ou pour inadéquat, ou déplacé, ou immoral – je vous laisse le choix des prédicats) que l’on se casse la tête sur la question de savoir d’où nous viendrait l’injonction, au moment où un homme se noie, de lui porter secours ; et de se demander à ce moment-là si cette injonction est justifiée […] Deuxièmement, je sais que le monde est une invention ingénieuse et incomparable, un arrangement qui vaut la peine d’être préservé. Et qu’y exister est une chose qui est agréable. Et que les gens qui sont là, eux aussi, je les aime bien. Et que l’idée que toutes les peines et les joies qu’ils ont connues et connaissent ont été vaines, et que, dans le futur, la Terre ne sera plus qu’une balle désolée qui tourne dans l’univers est une idée qui me déplaît foncièrement. Qu’elle me noue même la gorge […] C’est en tout cas le fondement de mon action […] Je n’estime pas non plus que nous devrions crever parce que la nécessité de notre survie ne peut pas être démontrée[21]. »

Sur le plan intuitionniste, et particulièrement en situation d’urgence, Anders considère inopportun, voire criminel, de réfléchir aux « bonnes » raisons de sauver un être en péril. Alors que la rationalité exige le temps de bien fonder l’action, l’autre risque de mourir. Par exemple, Anders proposa un code moral de l’âge atomique dans l’espoir qu’il soit adopté à un congrès international antinucléaire au Japon. Conscient de la diversité des systèmes moraux en séance, il refusa explicitement d’en fonder les injonctions morales. Reste à charge aux nations, individuellement, de déterminer les ancrages moraux du code en relation avec leurs systèmes moraux internes.

« Compte tenu de l’acuité du danger que nous courons tous, notre devoir de trouver un dénominateur commun acceptable par les représentants de positions divergentes est plus grand que le devoir de nous mettre d’accord sur la racine qui sanctionnerait notre obligation[22]. »

En ce qui concerne notre situation écologique, penser les raisons (et leur légitimité) qui justifient l’engagement pourrait donc être à la fois superflu et contreproductif. Rappeler aux autres l’évidence, oubliée par la modernité et masquée par la métropolisation, de la préciosité du vivant et des réseaux de relations qu’il tisse dans le monde pourrait alors être une stratégie intéressante. Toutefois, dans notre situation technique, l’humanité est bien loin de prioriser cette sensibilité (qualifiée de sensiblerie) – pourvu qu’elle se fasse encore sentir – à d’autres injonctions instrumentales plus conformes aux sociétés capitalistes. Cette stratégie nécessite alors certainement la mobilisation générale des milieux artistiques et narratifs pour opérer une transformation culturelle majeure et gagner l’hégémonie (au sens de Gramsci) face à la tyrannie de la rationalité instrumentale débordant de sa sphère légitime (au sens de Walzer).

D’un point de vue naturaliste, Anders considère l’attirance de l’amour et le rejet de la souffrance comme des attracteurs naturels fondamentaux car ils découlent d’un long processus d’évolution darwinienne. Il fait sentir l’importance primordiale qu’il donne à l’existence humaine par postulat, c’est-à-dire en renonçant à la fonder : elle va de soi car elle est perçue comme telle. Que celui ou celle qui ne serait pas convaincu par cet argument assez simple parcourt la citation suivante formulée par Christian Dries à l’occasion d’une étude de la relation entre Arendt et Anders :

« Si l’on admet le nihilisme fort joyeux du long poème [Mariette] en relation avec l’anthropologie initiale des années vingt et avec La Bataille de cerises, commencent à se dessiner les contours d’une éthique de la contingence où le déracinement chez tous les « animaux à coquille et carapace » prétendument monadiques et la conscience d’une inimportance cosmique de l’homme deviennent le point de départ d’un Amor Mundi, non pas anthropocentrique mais biophile. Sa force se nourrit de la joie des êtres vivants de constitution humaine, face à leur chance ontologique – ce qui dans ce cas veut toujours dire aussi : face à leur faculté d’aimer[23]. »

Si cela ne suffit pas, Dries recommande, en citant un poème de Anders (Mariechen), de revenir aux fondements des joies de l’existence « en se blottissant ensemble : « Chaque fois que la vérité nous laisse en panne / un tel rapprochement bien que / objectif à titre de méthode / n’est pas entièrement irréprochable ou réaliste / mais demeure un réconfort et presque une réponse[24]. » » Ce retour aux plus belles formes de l’existence, à cette présence qui justifie le monde par elle-même, c’est ce qui semble fonder, sans pourtant l’être rigoureusement, le souci andersien du monde. L’espoir n’y est pour rien, il n’y a là que des rappels de la valeur inestimable du monde destiné à l’annihilation. Le désespoir ne peut faire le poids face à la force de cette présence au monde qui s’impose envers et contre tout.

« Le monde est tout de même trop beau[25]. » 

Le refus du nihilisme

Son incapacité à fonder rigoureusement la morale peut sembler propice à une dérive nihiliste. Conscient, il s’y oppose pourtant fermement. Le nihilisme est une forme spécifique de L’Obsolescence de l’homme en tant qu’il le prive de sa capacité à fonder le « soin » (Care) pour le monde. Comme le détaille Anders, le propre du nihiliste est de considérer le monde comme un tout d’une même nature ; il s’agit d’un « monisme métaphysique[26] » en réponse vengeresse à un monisme de l’expérience. Dans ce monde naturel, tout possible est permis et rien n’est dû « car pourquoi et à quoi bon, aurait pu argumenter le nihiliste, devrais-je encore « devoir », moi, s’il n’y a désormais que de la nature[27] ? ». La question fondamentale du nihilisme s’énonce ainsi : « Pourquoi devons-nous devoir ? », ou : « Sur quel fondement pourrait-il encore exister, à l’intérieur d’un cadre qui lui-même reste suspendu dans le vide moral et non sanctionné, quelque chose comme une obligation morale[28] ? »

Le nihilisme n’est pas nouveau mais la bombe lui donne enfin la puissance technique de s’actualiser. Mieux, l’existence de la bombe – et cela vaut aussi aujourd’hui avec la perspective d’un effondrement – opère une transformation nihiliste des victimes en devenir. Sous le poids de son existence – ou de sa perspective –, nous apparaissons minables, de trop dans un monde si insensé que son anéantissement nous soulagerait. Anders considère ainsi liée l’émergence conjointe du « nihilisme de masse », résultat d’un enthousiasme populaire pour le nihilisme après-guerre (via notamment l’existentialisme) et l’existence de la bombe. Selon lui, tous deux sont le résultat de la confrontation au national-socialisme, cet « annihilisme » qui « a réussi à joindre la philosophie du néant et l’anéantissement, le nihilisme et l’annihilation[29] » : la bombe d’une part en tant que puissance annihiliste supérieure pour contrer la première génocidaire ; l’existentialisme – « le nouvel avatar (français) du nihilisme[30] » – d’autre part comme rationalisation de l’absurdité de la vie et l’effondrement des lumières sous un régime totalitaire et génocidaire.

Par ailleurs, accepter l’existence de la bombe revient à accepter la contamination par le nihilisme. Le fait est que notre pays assume, et le revendique à des visées de dissuasion, de devenir responsable de l’anéantissement d’une partie de la vie sur Terre. Si l’on met de côté les accidents, les erreurs d’information et les usages offensifs (ce qui devrait déjà suffire à la refuser), le paradoxe moral de la dissuasion atomique a longuement été détaillé par Jean-Pierre Dupuy : il vise à empêcher un mal en menaçant d’un mal plus grand[31]. Toutefois, pour que la dissuasion fonctionne, il faut être déterminé moralement à être responsable du plus grand mal. Par ailleurs, il occasionne une réponse disproportionnée et complètement illégale (non discriminante envers les civils) à n’importe quelle menace d’une autre nature. Posséder la bombe revient donc à s’incorporer sa nature annihiliste de principe, en attendant que ce ne soit de fait.

En ce qui concerne la situation écologique et le risque d’effondrement, le problème du nihilisme se pose légèrement différemment. Tout comme avec la bombe, nous nous sentons particulièrement vulnérables et impuissants par rapport à la puissance destructrice à laquelle nous nous mesurons. Cette perspective apocalyptique nous renvoie à nous même comme à un « « néant » […] un être qui existe « pour rien » et qu’il est par conséquent possible d’anéantir sans autre forme de procès[32] ». Les collapsologues Servigne et Stevens ont identifié trois variations de cette attitude existentielle sous les modes « çavapétiste », « àquoiboniste », voire survivaliste[33].

La première est fréquente « chez les personnes qui se sentent impuissantes face à la destruction de notre monde [et renvoie] à un certain ressentiment, voire une colère, envers la société[34] ». Elle peut s’apparenter à une expression pathologique de la révolte camusienne. La seconde est « extrêmement fréquente » et qualifie le fameux « foutu pour foutu, profitons de ce qui nous reste[35] ». Servigne et Stevens précise que cette mise à profit peut être d’une part « épicuro-rabelaisienne » – égoïste sympathique – (« au bistrot, en riant et en savourant les derniers plaisirs de la vie[36] »), d’autre part antisociale (« on brûle un maximum d’essence, on consomme, on saccage une dernière fois avant de partir[37] »). Enfin la troisième attitude témoigne d’une forme exacerbée de l’individualisme libertaire compatible avec la société capitaliste globalisée. Comme les Américains qui se construisaient des bunkers pour se protéger de la guerre atomique, les survivalistes contemporains (preppers) tentent de se préparer individuellement à un effondrement. 

Dans le cas de l’effondrement comme dans celui de la menace nucléaire, il est difficile de contredire les fondements de ces attitudes. Dans chaque cas, les personnes réagissent avec difficulté à des phénomènes qu’Anders qualifie de supraliminaires – qui dépassent les facultés humaines d’appréhension – dont elles arrivent à approcher partiellement l’horreur mieux que les autres, sans pour autant y trouver de solution. Nous constatons donc, avec Anders, Servigne et Stevens, que pour chaque cas, les raisons qui justifient ces stratégies sont légitimes. Et nous affirmons après Anders que : « les attitudes désespérées peuvent seulement être dépassées ; elles ne sont pas réfutables. Vouloir réfuter le nihilisme est insensé. Seuls des naïfs ou des opportunistes peuvent se fixer une telle tâche[38] ».

Dans chaque contexte, Anders, Servigne et Stevens proposent finalement des stratégies d’accommodement de la situation : une obligation de lucidité et une démarche de bienveillance. Autrement dit, il y a un devoir d’humanité à tenir quoi que puisse être la situation. Dans le cas de l’effondrement, cette attitude est celle des « transitionneurs » qui s’opposent à la violence, qui pensent en termes de collectifs et de biens communs, « car pour eux la vie n’a plus de sens si le reste du monde s’effondre[39] ». Après tout, s’il n’est pas possible de réfuter le désarroi nihiliste sur des bases rationnelles, il y a largement de quoi rappeler au nihiliste la beauté du monde. Et c’est à cette tâche que l’écologie politique doit œuvrer pour refonder l’engagement dans des esprits marqués par le conformisme industriel.

« Si l’on cherche non pas à réfuter, mais à comprendre l’attitude désespérée du nihiliste, son désarroi fondamental semble alors tenir au fait que le devoir est un « phénomène interne », au fait que la question : « Pourquoi devons-nous devoir ? » n’a de sens qu’à l’intérieur d’une vie que l’individu approuve pleinement, quand la vie approuve la vie et qu’elle le fait sur la base d’arguments extra-moraux, ou plutôt ne l’approuve plus sur la base d’aucun argument. Autrement dit : ce qu’exigent moralement le monde et l’homme ne peut lui-même être fondé moralement[40]. »

La politique du futur au présent

S’engager négativement nécessite par ailleurs de renoncer à la croyance au progrès infini et automatique. Alors que nous constatons que la progression de l’humanité semble désormais davantage marquée par des catastrophes écologiques que par des nouveaux exploits technologiques, le temps est venu de revoir totalement notre rapport à l’avenir. Plutôt que de le déléguer à une idéologie de la croissance et du progrès technique, déresponsabilisant les individus et les sociétés de leurs effets sur le monde, nous proposons de renouveler avec Anders une politique du futur. D’un point de vue temporel, il s’agit paradoxalement de rattraper le futur au sens de prendre de nouvelles prises sur lui. Conceptuellement, cela consiste à transformer un à-venir autonome en un devenir commun.

Anders nous exhorte alors de trouver les ressources pour agir de sorte que les effets de nos actions puissent être assumés moralement. Constatant que l’annihilation de l’humanité est programmée par l’existence présente de la bombe, il exige donc que le présent se saisisse de l’avenir sans attendre qu’il fasse signe de son actualisation, autrement il sera déjà trop tard. La temporalité de l’effondrement est légèrement plus clémente avec la rationalité humaine puisqu’elle laisse des indices de ses cataclysmes à venir. Elle nous offre un peu de temps pour changer notre destin ; un temps imprévisible toutefois en raison de l’incertitude sur les seuils d’irréversibilité et d’emballement écologique.

Quoi qu’il en soit, les effets les plus dramatiques de notre civilisation thermo-industrielle restent au futur. Nous devons nous mettre à la hauteur de ceux-ci pour refuser un avenir apocalyptique. L’engagement politique doit donc sans cesse formuler un souci du présent soucieux de l’avenir. De manière presque inédite, le présent ne s’appartient plus entièrement et doit accepter de cohabiter avec l’avenir de manière irrévocable. En réalité, le présent doit déjà sans cesse, et toujours plus, gérer les effets désastreux du passé dont il hérite. Il y a un enjeu politique à maintenir un certain équilibre temporel anthropogénique : si le poids du passé écrase l’existence présente, quelle place lui reste-t-il pour bâtir un devenir ? Il est possible que la gestion toujours plus difficile de la raréfaction des ressources et des catastrophes écologiques constitue un cercle vicieux dans lequel l’affairement aux imprévoyances passées capterait une portion de plus en plus importante de nos activités,  alors même qu’elles auraient dû être dirigées vers le souci du futur. Finalement ce présent anthropocénique, contraint par le passé et responsable du futur, forme le nœud d’une spirale temporelle infernale. L’existence, prise entre les feux croisés de la temporalité, doit alors tenter de maintenir un certain équilibre au risque de perdre pied.

Pour tenir la barre de la prévoyance du devenir, une politique du futur doit politiser le sentiment anticipant, celui qui est tourné vers l’avenir. La peur, par exemple, constitue un affect permettant à l’âme d’appréhender un objet à venir. Là où la raison et l’imagination trouvent leurs limites, l’émotion peut immédiatement accorder l’individu adéquatement à son environnement spatio-temporel. Anders l’avait bien vu lorsqu’il qualifiait d’obsolète la quatrième liberté imprescriptible proclamée par Roosevelt « freedom from fear » [libéré de la peur] au discours de l’Union de 1941. Alors qu’il envisageait « l’incompatibilité de la liberté avec l’angoisse[41] », Anders propose l’inverse. Non seulement l’angoisse serait compatible avec la liberté, mais elle lui serait même nécessaire au temps de la fin dans l’Anthropocène.

« Car ce qui nous manque avons tout, c’est la « freedom to fear », la liberté d’avoir peur, c’est-à-dire la capacité d’éprouver une peur à la mesure du danger qui pèse sur nous, de ressentir la quantité d’angoisse qu’il faut que nous ressentions si nous voulons vraiment nous libérer de la « freedom from fear ». L’enjeu est donc : to fear in order to be free, avoir peur afin d’être libre ou, tout simplement, de survivre[42]. »

Dans cet écrasement de la temporalité dans le présent (en termes négatifs), ou cet étirement du présent dans l’espace temporel (en termes positifs), il n’y a que peu de place pour la patience, et très peu pour la réflexion. L’urgence du temps présent s’impose à la raison comme sur elle. C’est un bien moindre mal que sa destruction définitive. Bien loin semble l’époque où la patience et le temps réflexif formaient des valeurs incontestables. Aujourd’hui, au contraire, elles peuvent constituer, par pêché d’orgueil et d’optimisme, des entraves à l’agir écologiste[43]. Ce renversement de valeurs peut tout à fait constituer une nouvelle brique de l’opposition entre la génération climat et celle qu’elle appelle parfois les « boomers ».

De la résistance à la violence

« Bon, je veux d’abord – et cela va peut-être vous effrayer, ou peut-être pas – avouer que, bien que je sois très souvent vu comme un pacifiste, je suis aujourd’hui arrivé à la conviction qu’on ne peut plus rien atteindre avec la non-violence. La renonciation à l’action n’équivaut pas à une action[44]. » 

Anders se positionne comme un humaniste au sens où il se soucie des humains en tant que somme d’individus dont la valeur propre est absolue. Toutefois, son combat contre la bombe atomique le pousse à franchir sur le tard les frontières morales de la violence. Il n’hésite pas à l’encourager dans des textes rassemblés sous le titre La violence : oui ou non[45]. Après avoir déjà dénoncé la première génération de la désobéissance civile non-violente comme une « farce » « non politique[46] » en 1968, il revient en force en 1987 avec un entretien polémique. Malgré l’explosion récente de Tchernobyl, Anders constate que la grève universelle de la production de la bombe atomique n’a pas eu lieu et que les États atomiques maintiennent leurs capacités nucléaires et continuent de développer de surcroît une industrie électronucléaire. Il choisit alors d’adopter un ton provocateur afin de mettre chacun au pied du mur moral de l’engagement et de la violence. Comme le résume le journaliste Manfred Bissinger :

« Le philosophe Günther Anders veut très consciemment provoquer […] Il ne s’agit pas pour lui d’inviter à des sit-in ou au dynamitage de pylônes électriques. Il plaide pour une résistance, comme elle aurait été nécessaire contre Hitler, mais n’a justement pas eu lieu, comme celle que la Résistance française a pratiquée contre les occupants allemands. Anders brise ainsi le tabou courant chez nous : il implique explicitement les hommes, à la fois comme victimes et criminels[47]. » 

Toutefois, il lui est très difficile de conjuguer sa critique magistrale de L’Obsolescence de l’homme avec l’idéal démocratique ; c’est d’ailleurs sans doute un angle mort de sa pensée dans lequel devrait s’engouffrer la génération climat pour éviter d’aboutir aux mêmes conclusions. Anders, on le rappelle, a vécu le nazisme germant d’un régime démocratique, il a aussi théorisé les velléités totalitaires de la technique contemporaine sur des humains devenus conformistes. Or, articuler le conformisme et la démocratie n’est pas particulièrement trivial, il n’y a pourtant pas consacré d’écrits traduits, à l’exception de ce qui suit.

« Je conteste […] qu’il y ait encore de la démocratie après la victoire des médias de masse. Il appartient à l’essence de la démocratie qu’on puisse avoir une opinion propre et qu’on puisse l’exprimer […] Depuis qu’il y a des médias de masse, et que la population du monde s’assoit comme fascinée devant les télévisions, on lui donne son opinion à la cuillère […] Si, comme on le dit, la démocratie consiste en ceci qu’on dispose du droit d’exprimer sa propre opinion, elle est devenue impossible parce qu’on ne peut pas exprimer, au sens strict, quelque chose qui ne nous est pas propre[48]. »

Alors qu’il espérait la réaction antinucléaire d’une partie de la population susceptible de faire plier les États, il doit se résoudre à en constater l’échec. Que lui reste-t-il donc, sinon l’appel à violence (de la résistance) à l’endroit de celles et ceux en capacité de décider de la politique atomique, ces « seigneurs de l’apocalypse[49] » ?

« Je tiens pour nécessaire que nous intimidions ceux qui exercent le pouvoir et nous menacent (des millions d’entre nous). Là, il ne nous reste rien d’autre à faire que de menacer en retour et de neutraliser ces politiques qui, sans conscience morale, s’accommodent de la catastrophe quand ils ne la préparent pas directement[50]. » 

Anders considère ainsi l’humanité dans un état de « légitime défense[51] » vis-à-vis de l’arme atomique. Cet état lui conférerait alors le devoir moral de résister par tous les moyens proportionnés à la menace immédiate. Or, rien n’est à la mesure de la bombe. Autrement dit, pour arrêter la bombe, tout est permis puisque « des millions d’hommes, toutes les vies sur Terre, c’est-à-dire aussi les vies à venir, sont menacés de mort[52] ». Anders espère cependant que la menace « pourrait peut-être déjà […] avoir un effet intimidant[53] ». Par ailleurs, il rappelle que le seul objectif poursuivi est bien celui de la paix et de la vie sur Terre.

« La violence ne doit jamais être une fin pour nous [contrairement au nazisme]. Mais que la violence – lorsqu’on a besoin d’elle pour imposer la non-violence et qu’elle est indispensable – doive être notre méthode, ce n’est surement pas contestable[54]. »

Évidemment, ces derniers mots ont été largement contestés. Aujourd’hui, la question de l’opposition violente aux phénomènes de destruction écologique n’est pas posée publiquement[55]. La seule question qui vaille sérieusement consiste à déterminer où se situe le niveau acceptable de désobéissance civile non-violente : Faut-il bloquer la tour du grand pétrolier de la défense ? Faut-il filmer discrètement les abattoirs ? Faut-il dégrader des locaux d’entreprises polluantes ? Si la violence politique sur les biens est un sujet de controverse récurrent[56], jamais la violence sur les personnes (qu’elle soit physique ou psychologique) n’est évoquée.

Or si l’on choisit de prendre Anders au mot, cela signifie qu’il faudrait, comme sous l’occupation, résister avec un très large répertoire d’actions collectives allant du sabotage mineur au réseau armé de combat. Nous en sommes aujourd’hui très loin, tant à cause de la culture militante écologiste pacifiste que de l’éloignement perçu des menaces. Et pourtant, avec l’accroissement dramatique des catastrophes écologiques qui feront des millions de victimes, voire des milliards, souvent les plus vulnérables et les plus innocents, en raison de famines, d’exodes, de maladies et de guerres, ne serait-ce pas légitime, sinon stratégique, de retrouver des espaces démocratiques pour déterminer les niveaux de résistance acceptables en direction des principaux responsables ? Nous pourrions par exemple espérer que la réflexion porterait sur le fait que, comme pour la police en théorie, la légitimité du recours à la violence soit évaluée en fonction de sa proportionnalité vis-à-vis des menaces : ne pas tirer sur quelqu’un désarmé, ne pas porter atteinte à la vie et à l’intégrité physique. Voilà peut-être une première façon de cadrer les discussions sur la violence écologiste à venir afin d’éviter qu’elle ne dérive vers des méthodes inhumaines à l’instar du terrorisme.

Cette discussion est proposée ici à double titre : en raison de l’exhaustivité de l’investigation de l’œuvre de Anders en matière d’engagement politique ; et afin d’aborder un sujet tabou qui devrait être de plus en plus prégnant dans les années à venir, à mesure que les éco-victimes et les écologistes chercheront des coupables aux désastres écologiques occasionnant un nombre incalculable de morts et une quantité inimaginable de souffrance.

Anders arrive donc à se positionner comme moraliste alors même qu’il dénonce comme immorale les tentatives de fonder les injonctions morales qu’il proclame. Le voir comme un sombre nihiliste reviendrait à passer complètement à côté de son travail. Au contraire, il nous semble tout à fait possible de le qualifier d’humaniste en raison du souci qu’il se fait de l’état de l’humanité et de son avenir. Jean-Pierre Dupuy ira même jusqu’à écrire que la désespérance de sa pensée au sujet « de l’humanité dans sa phase actuelle (pour lui, la dernière) est l’existence en lui, donc en tout homme, d’une extraordinaire bonté[57] ».

Le travail négatif de l’imagination

« L’imagination assez pleine et assez étendue pour embrasser l’univers comme sa ville[58]… »

L’affirmation de Montaigne semble désormais bien moins robuste qu’elle ne put l’être de son vivant. Malgré l’expansion des réseaux de transports et de communication, le monde s’est infiniment complexifié de sorte qu’il n’est plus du tout évident d’affirmer que l’imagination peut tout simplement embrasser ne serait-ce que la Terre comme sa ville.  Il est d’ailleurs bien difficile d’embrasser sa mégapole contemporaine comme sa ville au sens de Montaigne. La difficulté de l’exercice atteint enfin un palier supplémentaire si l’on y ajoute la dimension temporelle des générations à venir[59].

Et pourtant, l’imagination humaine doit parvenir, en chacun de nous, à voir le monde comme un tout. Que ce soit sous la forme du système Terre, de Gaïa ou de la Terre-mère (pachamama), elle doit acquérir une ontologie compatible avec les logiques internes du monde vivant. Pourquoi donc le doit-elle ? Parce que sans elle, nous sommes incapables de maintenir les conditions d’habitabilité sur Terre et d’imaginer les effets en série et agrégés de nos actions sur le monde. Le peut-elle aujourd’hui ? Là n’est pas la question car, à ce niveau de gravité, le devoir implique le pouvoir sinon le néant. C’est justement parce qu’elle le doit qu’elle le peut. Mais cette induction doit être développée pour être bien comprise. Parce qu’il nous est moralement requis d’assurer à nous-même, nos contemporains et nos prochains la capacité de mener une vie authentiquement humaine, il nous faut donc impérativement mettre en œuvre les moyens de notre devoir. La question de l’espoir et du désespoir est bien là, une fois encore, secondaire, si ce n’est pas parasite. L’espoir de réussite s’écrase ici sous le devoir d’agir.

Du travail des facultés

« Si notre destin est de vivre dans un monde (produit par nous) qui se soustrait par sa démesure à notre imagination et à nos sentiments, et devient, ce faisant, une menace de mort pour nous, alors nous devons essayer de rattraper cette démesure[60]. »

Aujourd’hui, cela signifie deux choses complémentaires : la première consiste à travailler son imagination (et celle des autres) pour tenter d’étendre ses prises spirituelles sur le monde. Aux exercices philosophiques des anciens (pensons aux assidues Pensées de Marc Aurèle ou au rigorisme des Écoles antiques) que nous rappelle Pierre Hadot[61], il nous faut identifier les bonnes pratiques philosophiques pour nous élever à la hauteur de la vérité d’un monde qui nous échappe. Dorénavant, il s’agit de s’efforcer d’« embrasser l’univers » des effets en chaîne de son existence comme les siens. Plus difficile encore, nous devons nous efforcer d’endosser la responsabilité des phénomènes dramatiques résultant de l’agrégation d’effets dont nous ne sommes quantitativement que d’infimes responsables. L’exercice philosophique a donc une visée morale au sens où il tente d’étendre le domaine de la responsabilité de manière verticale (effets en chaînes) et horizontale (effets agrégés). Cette première approche est qualifiée de « proactive ».

La deuxième manière de « rattraper » le monde consiste justement à le faire davantage à notre mesure. Cette fois-ci l’imagination n’est pas au service de l’humain en tant que force d’extension du soi vers le monde fuyant, elle est au contraire mise au service de l’humain en tant que force transformative du monde pour « le rattraper comme le marin hale un cordage, c’est-à-dire en en le tirant vers nous[62] ». Il s’agit là de débusquer les phénomènes prométhéens qui s’autonomisent et nous échappent ; qui nous laissent sur le rivage de la responsabilité, sans ressource pour les appréhender, incapables de survivre dans un environnement anthropisé devenu hostile. De manière pratique, il nous faut faire l’effort d’imaginer localement des modes de vie compatibles avec l’ensemble des mécanismes écologiques qui régissent la vie sur Terre et sur notre terre. Au lieu de constamment lutter contre la nature, nous voilà sommés d’imaginer une vie symbiotique réparatrice du vivant et soutenable dans le temps. Cette seconde approche, complémentaire à la première, est dite « rétractive ». Par un effet combiné, ces deux modalités de l’exercice philosophique nous permettraient peut-être d’acquérir les moyens de notre devoir de responsabilité élargie. Regardons alors dans le détail comment Anders justifie le travail des facultés.

« Nous avons du pouvoir sur un temps dont, en tant qu’avenir, nous ne tenons pas compte et ne pouvons pas tenir compte. Notre action réussit mieux que notre compréhension. Nous lançons le bouchon plus loin que nous ne pouvons voir avec notre courte vue[63]. »

Pour reprendre l’analogie, il nous faut donc s’exercer simultanément à lancer le bouchon moins loin (se contraindre techniquement) et améliorer sa vision (exercer son imagination). Cela signifie que l’imagination est aussi une faculté de projection temporelle. Elle nous permet d’envisager par exemple le conditionnel passé, cette modalité du temps qui nous fait accéder à des futurs non actualisés grâce à un regard rétrospectif. L’imagination nous permet par exemple de nous représenter notre mort alors même qu’elle n’est pas présente. Cette prouesse logique est justement ce qui peut nous permettre de ramener le futur dans les cordes du présent.

« L’avenir ne doit désormais plus se tenir « devant nous », nous devons le capturer, il doit être « chez nous », devenir notre présent. Ce n’est pas du jour au lendemain que nous allons apprendre un tel mode de relation avec le temps. Espérons seulement qu’il nous restera encore assez de temps pour nous exercer à l’acquérir[64]. »

Le développement durable s’inscrit pourtant largement dans cette attitude temporelle si l’on en croit la définition issue du rapport dirigé par Gro Harlem Brundtland en 1987 : « Un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs[65] ». Et pourtant, ces mots sont restés largement creux tant le comportement des sociétés a depuis consisté à saper l’habitabilité de la planète[66]. Anders nous propose quelques outils pour mieux comprendre cet échec, notamment le « décalage prométhéen – ce gouffre grandissant entre le succès de notre faculté technique et l’échec de nos autres facultés à en appréhender les conséquences. Il propose ainsi une physionomie des facultés humaines.

« À ce « décalage prométhéen » correspondent différents degrés d’élasticité ou de rigidité des facultés humaines […] Ainsi non seulement le volume de ce que nous pouvons produire, faire ou penser excède la capacité de compréhension de notre imagination et nos sentiments, mais il est en fait extensible ad libitum, tandis que l’imagination l’est incomparablement moins et que le sentiment semble, lui, des plus rigides[67]. »

Ainsi, nous pourrions associer un domaine d’exercice limité et diversement extensible pour chaque faculté humaine. Sous contrainte du potentiel biologique limité, nous avons une certaine marge culturelle pour déployer les aspects de nos facultés les plus adaptés à l’évolution du monde. En ce qui concerne l’imagination proactive, Anders est clair :

« La seule tâche morale décisive aujourd’hui, dans la mesure où tout n’est pas encore perdu, consiste à éduquer l’imagination morale, c’est-à-dire à essayer de surmonter le « décalage », à ajuster la capacité et l’élasticité de notre imagination et de nos sentiments à la disproportion de nos propres produits et au caractère imprévisible des catastrophes que nous pouvons provoquer, bref, à mettre nos représentations et nos sentiments au pas de nos activités[68]. »

Cette éducation de l’imagination doit être entreprise malgré la possibilité, non réfutable a priori, que la capacité imaginative soit fixée pour de bon. Anders refuse ainsi de suspendre ses « exercices d’élongation morale » pour de telles préoccupations mineures sur le plan de la philosophie de l’action[69]. L’imagination consiste à se représenter ce qui n’est pas perceptible dans l’expérience directe. Elle puise dans les autres facultés humaines pour constituer un monde virtuel. Cette capacité d’abstraction se décline aussi à l’échelle du sentiment (amour, peur, colère, etc.). Anders décèle dans le langage des éléments susceptibles de constituer des exercices de l’imagination pour appréhender la réalité. Il remarque ainsi que l’expression « s’attendre à quelque chose[70] » (à l’occasion du décès imminent d’un proche par exemple) signale justement une tentative de l’imagination pour élargir l’âme. Anders propose même une lecture théologique de l’histoire humaine du sentiment. En effet, il voit dans chaque rebondissement religieux, l’expression d’une « refondation du sentiment[71] ». Par ailleurs, il constate que la musique est capable d’élargir les facultés sensibles et imaginatives. Ainsi, la plasticité du sentiment et de l’imagination est visible dans le quotidien[72].

Sur le plan politique, il peut être tentant de manipuler massivement l’imagination dans l’objectif de rééduquer une faculté qui, par ses carences, met en danger l’humanité. Attention, cette pratique doit être démocratiquement décidée et soumise aux droits humains, autrement elle peut faire le lit du totalitarisme. Anders est conscient de cette limite puisqu’il y reconnaît là le geste du nazisme[73]. Autrement dit, la plasticité du sentiment a déjà été l’objet d’une entreprise politique ; il convient, avec toutes les précautions, de le réinvestir de manière démocratique et en vue de l’autonomie individuelle.

De l’imagination à la responsabilité

Résumons la situation dialectique de l’Anthropocène. Alors que l’humanité a acquis techniquement la puissance de devenir une force géophysique, elle se retrouve dépassée par les effets externes de ses activités. Non seulement elle dégrade les conditions d’habitabilité de notre planète, mais elle déshumanise simultanément les individus en raison de la standardisation de l’existence (via le couple productivisme-conformisme). Au premier niveau, la dialectique de l’Anthropocène désigne le paradoxe de la puissance : à la fois transformative et autodestructrice. Au second niveau, elle signifie qu’à mesure de la transformation prométhéenne du monde, l’humanité s’en éloigne paradoxalement. Elle perd prise.

En effet, l’humanité dispose pour chacune de ses facultés de limites qui, ensemble, fondent sa condition de limitude. Face aux effets dévastateurs non intentionnels, l’humanité, forte de sa puissance, se retrouve dans une situation croissante de vulnérabilité vis-à-vis du monde rendu inhospitalier par ses propres activités. Le retournement dialectique s’opère lorsque nous considérons que l’humanité doit désormais étendre ses facultés à la hauteur de son œuvre technique. L’Anthropocène marque ainsi le temps où l’Homme, « plus petit que lui-même[74] », se doit de grandir à sa juste démesure. En termes moraux, cela signifie qu’il doit étendre le spectre de sa responsabilité à des niveaux sans précédent.

Pour y parvenir, il faut certainement mettre l’imagination au service de la morale. Alors que la complexité de notre monde démoralise progressivement l’existence, Anders, lui, refuse de s’y résoudre. Au contraire, il propose une stratégie visant à inverser le processus historique : il s’agit d’« éduquer l’imagination[75] ». De manière pratique et politique, cela signifie par exemple que si, par notre travail, il se peut que nous contribuions aux catastrophes à venir (la bombe pour Anders, aux pollutions pour nous), il nous faut impérativement nous mettre en grève : « Menacés de tous les pays, unissez-vous[76] ! ». Comme preuve de réalisme, Anders s’appuie sur la tribune mondiale de physiciens et autres scientifiques demandant la fin des essais atomiques[77]. Et si nous faisons partie de celles et ceux qui n’y participent pas, il nous faut nous engager publiquement à ne jamais collaborer[78].

L’idée d’Anders est de politiser la collaboration sans conscience à la bombe atomique. Il cherche ainsi à créer le contexte social favorable au double retournement du stigmate : le premier pour ériger en vertu humaniste l’opposition à la bombe nucléaire, le second pour dévoiler l’ignominie de ceux (« des traîtres[79] ») qui collaborent à l’annihilation prochaine de l’humanité. De manière logique, Anders propose ainsi une politique mondiale d’opposition au nucléaire, dépassant largement les frontières nationales. Par sa puissance incomparable, Anders remarque que la bombe est finalement la seule à être parvenue à unir l’humanité dans sa totalité[80]. Nous remarquons qu’il en va de même pour la perspective effondriste. Toutefois, cette union est celle d’un deuil anticipé qui peut, éventuellement, se sublimer dans un deuil préventif au moyen du politique. Conscient du caractère peu réaliste de son projet politique, Anders ne le dément pas pour autant. En bon kantien, il considère que certaines demandes doivent être formulées, voire exigées, indépendamment de tout jugement relatif à sa réception. « C’est une question de principe » pourrions-nous dire.

« Lorsque j’ai mis pour la première fois par écrit l’impératif d’une grève de la production, j’avais déjà conscience de son absence de réalisme. Mais je ne la considérais pas (et ne la considère toujours pas) comme une raison suffisante pour le désavouer. La validité du commandement « tu ne tueras point » n’est pas non plus dévaluée par l’existence de meurtriers, leur existence est au contraire la raison d’être de ce commandement[81]. »

En réaffirmant son éthique principielle mais pragmatique, Anders laisse aux seuls historiens de demain la légitimité de juger du réalisme de ses propositions. Car, quand bien même elles seraient considérées comme utopiques par ses contemporains, rien ne dit que les prochaines générations ne les accueilleront pas avec davantage d’ardeur.

« Je ne connais dans l’histoire aucun code moral ou religieux dont les exigences aient jamais été observées immédiatement. Ont-elles été pourtant réfutées ou dépréciées du fait de leur mépris ou de leur transgression[82] ? »

La malédiction du prophète de malheur

L’histoire de l’engagement philosophique et politique de Anders rappelle l’analyse faite par Hans Jonas, développée par Jean-Pierre Dupuy et reprise par Servigne et al., relative à la tragédie du « prophète de malheur ». Telle une Cassandre, Anders se positionne politiquement comme un prophète des catastrophes. Dans la mythologie grecque, Apollon, amoureux, fit don à Cassandre du pouvoir de lire l’avenir dans le dessein de la séduire. Cassandre, devenue prophète, ne céda finalement pas à ses avances. Apollon, humilié, la maudit de sorte qu’elle ne puisse plus être crue par personne… Anders a, quant à lui, certainement une chance d’être entendu. Par la justesse de sa prophétie, il espère réunir les conditions de son infirmation.

« Maintenant que nous sommes de fait des morts en sursis. Prouvons que nous pouvons l’être sans nous résigner, et vivons dans l’espoir du jour où nous compterons les peurs apocalyptiques d’aujourd’hui parmi les cauchemars du passé et où l’on pourra dire des propos que j’ai tenus ici : « Quel pathos inutile[83] ! ». »

Autrement dit, certain de ses prédictions apocalyptiques, il prévient le monde du péril à venir afin de l’éviter. Se faisant, il tente ainsi de réunir les conditions suffisantes pour empêcher l’actualisation de sa prédiction. S’il y parvient, sa prédiction est fausse. S’il échoue, sa prédiction est vraie. Dans chaque cas, il perd : soit en se ridiculisant comme prophète, soit échouant à empêcher les malheurs anticipés[84]. Anders a donc choisi de tout mettre en œuvre pour se rendre ridicule aux yeux du monde en tentant d’empêcher l’annihilation atomique à laquelle il croit pourtant fermement. La plus belle formule écrite sur la malédiction du prophète de malheur revient certainement à Hans Jonas lorsqu’il prend la défense du catastrophiste authentique.

« La prophétie de malheur est faite pour éviter qu’elle ne se réalise ; et se gausser ultérieurement d’éventuels sonneurs d’alarme en leur rappelant que le pire ne s’est pas encore réalisé serait le comble de l’injustice : il se peut que leur impair soit leur mérite[85]

Dupuy est d’avis que « ce qui séparait en apparence Jonas d’Anders se réduit finalement à peu de chose[86] », ce qui porte la contradiction à Christophe David et Dirk Röpcke, traducteurs et exégèses d’Anders[87]. Par ailleurs, il semblerait que Anders lui donne finalement raison puisqu’il écrit à Jonas en 1980 la chose suivante : « Depuis que j’ai lu ton Principe responsabilité, je ne peux dire qu’une chose : nous sommes du même bord, ou au moins emportés par le même courant[88] ». 

Que ce soit Anders hier, Pablo Servigne et Yves Cochet aujourd’hui, les prophètes de malheur sont donc dans une situation maudite. Ancien ministre de l’Environnement, Yves Cochet est certainement le penseur de l’effondrement qui endosse le plus directement la posture du Cassandre car il se risque à des prévisions datées : « Par effondrement, j’entends un phénomène qui, en matière démographique, verrait environ la moitié de la population mondiale disparaître en moins de dix ans. Vers 2035, celle-ci tournerait autour de trois milliards[89] ». Lecteur de Anders, Cochet adopte ainsi le même engagement, une véritable parrêsia, afin de résister à un destin à ses yeux inéluctable. Il plonge ainsi en pleine conscience dans la malédiction. Au regard du nombre de morts en jeu, il est même possible d’envisager l’hypothèse selon laquelle il sacrifierait, par devoir, sa tranquillité sur l’autel du déni général. Comme Anders avant lui, Cochet tente d’étirer l’imagination de son public pour qu’il puisse mieux donner forme à ce que pourrait être un effondrement systémique global. Qu’il soit notre destin ou un simple avenir possible, il semble raisonnable de concentrer toute notre énergie à en limiter la réalisation. Pour ce faire, l’attitude de Cochet semble être une stratégie tout autant légitime, si ce n’est plus, que celle de la neutralité dépolitisante du scientifique. De ce point de vue, il met authentiquement en action, avec un brin d’exagération méthodologique, un précepte du catastrophisme éclairé de Dupuy.

« C’est parce que la catastrophe constitue un destin détestable dont nous devons dire que nous n’en voulons pas qu’il faut garder les yeux fixés sur elle, sans jamais la perdre de vue[90]. »

En 2002, Dupuy affirmait déjà qu’il nous fallait transformer méthodologiquement un possible en un destin afin de lui donner artificiellement plus de réalité[91]. En concrétisant le « scénario du pire », le catastrophiste attise l’imagination négative des catastrophes à venir, chose indispensable pour concentrer toute l’énergie nécessaire à en empêcher l’actualisation. Voilà donc peut-être aussi ce à quoi se prête Yves Cochet lorsqu’il s’astreint à dater et affirmer des certitudes, nécessairement spéculatives, sans céder à l’injonction de la prudence futurologique. Ainsi son propos exagéré est à la fois stratégique et méthodologique : stratégique puisqu’il vise à concrétiser le pire pour pouvoir mieux y faire face ; méthodologique puisqu’il vise à se figurer ce qui n’est pas immédiatement accessible à l’entendement. En procédant de la sorte, il plonge avec lucidité dans la malédiction de Cassandre.

La morale négative du temps de la fin

Après avoir détaillé les ressorts de l’engagement malgré le désespoir, après avoir démontré les enjeux de la politisation de l’imagination, nous voilà ainsi confrontés très directement à la morale du « temps de la fin ». Si Anders ne considère pas qu’il soit possible de fonder la morale, il la tient pour indispensable dans la raison pratique. Il énonce alors deux nouvelles injonctions morales indispensables à la survie de l’humanité dans un contexte que nous nommerons aujourd’hui anthropocénique : l’impératif catégorique technique et l’éthique de l’échec imaginatif. Chacune d’entre elles vise ainsi à étendre à nouveau le domaine de l’exercice moral dans l’existence à un moment où celui-ci se retrouve cantonné au champ du face-à-face. En phase avec le constat contemporain dressé par Stéphane Chauvier dans Éthique sans visage[92], Anders observe qu’une partie croissante de l’existence moderne échappe à la polarité du bien et du mal. Moraliste, Anders tente alors de s’y opposer en proposant deux pratiques pré-morales comme conditions nécessaires à son exercice. Ambitieux, Anders tente de réhabiliter la honte comme émotion préventive de l’obsolescence de l’humain. Par la honte spécifique bien ciblée, cette honte de notre humanité, il est possible de s’empêcher collectivement de commettre une action par ailleurs indiquée. Ces propositions radicales sont applicables immédiatement par celui ou celle qui le souhaite et ne nécessitent pas une révolution technique ou un effondrement de la société industrielle.

L’impératif catégorique technique

Comme variante de l’impératif catégorique kantien, l’impératif catégorique technique s’énonce de la manière suivante : « Ne possède que des choses dont les maximes d’action pourraient également devenir les maximes de ta propre action[93] ». Comme philosophe de la liberté – ou plutôt de sa perte –, Anders propose alors de considérer l’ensemble des possibles techniques comme des réalités en devenir. Ainsi, quel que soit le dispositif technique en question, Anders exige que nous soyons prêts à assumer tous ses effets potentiels avant de l’acquérir. Alors que l’humanité perd le fil de son destin en partie à cause des effets externes supraliminaires de ses activités (décalage prométhéen), en partie parce qu’elle renonce à sa liberté pour servir le monde de la production (conformisme), Anders tente ainsi de construire un impératif catégorique préventif tenant compte de cette obsolescence de l’humain. En ce qui concerne la bombe, le raisonnement est très clair. Si nous ne sommes pas capables d’assumer moralement l’annihilation d’une partie de l’humanité, nous devons y renoncer.

« Il existe une limite […] au-delà de laquelle, dans tous les cas, l’auteur – quelle que soit la fin qu’il dit avoir poursuivie – doit être jugé comme s’il avait prémédité la menace qu’il a fait peser ou les dégâts qu’il a occasionnés […] il faut le considérer comme coupable. Puisque l’effet de son acte consiste en une annihilation, il devra être reconnu coupable de nihilisme, coupable de nihilisme à l’échelle de la planète[94]. »

Anders tient l’humain pour hautement précieux et n’envisage pas qu’il puisse exister une personne aussi mauvaise que ce qu’exige la bombe atomique. Néanmoins ces « seigneurs de la bombe » ne sont pas bons pour autant, il n’y a là que « le symptôme de leur défaillance[95] » et de leur contamination morale par la bombe. Au contraire, la morale est cette fois à chercher chez l’humble responsable qui, conscient de sa limitude dans un monde supraliminaire, s’appliquerait rigoureusement l’impératif catégorique technique.

« Ne serait véritablement vertueux que celui qui, ayant réalisé qu’il n’est moralement rien d’autre que ce qu’il « possède », qu’il n’est d’autre que son « avoir », ne reculerait alors devant aucun « effort conceptuel » pour mettre la main sur cet « avoir », le saisir et le « rattraper[96] ». » 

Anders voit alors dans la rédemption de Claude Eatherly, pilote engagé dans le bombardement atomique de Hiroshima, l’exemple même qu’il est possible de s’astreindre à ce principe après l’avoir largement ignoré. Il tente alors de l’ériger en symbole de cet impératif catégorique technique, un impératif qui tend à remoraliser l’existence et éviter la déresponsabilisation généralisée. A contrario, comme le pensait par ailleurs Jonas[97], sa négation signale la fin de la liberté et de l’humanité authentique[98].

« [Le comportement de Eatherly] signifie : en termes moraux la « coaction » n’existe pas. Tout ce que nous faisons, encourageons ou provoquons par simple « coaction » est accompli par nous-mêmes. Nous devons répondre non seulement de nos actes individuels mais aussi des actes menés en équipe, auxquels nous participons ou auxquels on nous fait participer[99]. » 

Voilà donc pourquoi Eatherly joue un rôle si important pour Anders d’un point de vue philosophique, ainsi en témoigne leur magnifique correspondance[100]. Cependant, Anders souhaite que chacun s’approprie ce nouvel impératif catégorique de sorte que l’humanité opère une transformation culturelle – et certainement anthropologique – majeure. Il s’agit ainsi de s’auto-restreindre collectivement par la création d’un « tabou » atomique si puissant que celui qui y dérogerait s’exposerait « à l’indignation de l’humanité tout entière[101] ».

Cet impératif catégorique technique est tout aussi pertinent en ce qui concerne la pensée écologiste. Étant donné le rôle de la technique dans notre situation écologique, il peut devenir une éthique personnelle que l’on chercherait à exiger politiquement de tous. Il permettrait ainsi de s’abstenir de chaque technique polluante ou au potentiel catastrophique. D’une certaine manière, la collapsologie, les villes en transition, les crags[102] (auto-rationnement carbone) et le survivalisme tentent déjà de s’émanciper des techniques qu’ils savent polluantes et/ou vulnérables à un effondrement. Seul, il est tout à fait impossible de parvenir au respect de ce principe dans le contexte écologique, sinon au risque de s’exclure de la société. Néanmoins, chercher à y tendre tout en gardant des relations avec les autres peut permettre d’inspirer et de proposer un certain mode de vie écologique au reste du monde.

En déclinant l’impératif catégorique dans sa version générale, cela devient : « Empêche la naissance de situations où il n’est plus possible d’être moral et qui pour cette raison se soustraient à la compétence de tout jugement moral[103] ! ». Il est ainsi dans l’intérêt de la pensée écologiste de réaffirmer l’importance de la conquête morale. Il nous faut batailler sur tous les fronts de la mondialisation pour exiger le droit d’être moral, c’est-à-dire que notre existence puisse s’exercer dans le champ de la polarité du bien et du mal, et non dans celle de la neutralité productive (conscienciosité) et consumériste (inconscience). Cette bataille pré-morale est proprement politique et elle doit être explicitement à l’agenda de l’écologie politique.

La refuser revient, d’après Anders, à devenir coupable dès à présent de nihilisme. Avec une certaine radicalité, Anders refuse de parler de « suicide de l’humanité » car cela revient à « diluer la responsabilité » alors même qu’il considère comme coupable dès à présent celui qui « n’ouvre pas les yeux à ceux qui ne voient pas encore » et qui « ne hurle pas ce qu’il a compris aux oreilles de ceux qui ne comprennent pas encore[104] ». De manière générale, Anders tente de politiser l’opposition à la bombe atomique en tenant l’inaction comme coupable d’une faute présente dont la substance est dans le futur. Une fois encore, Anders est piégé dans son paradoxe temporel : il tient le futur comme un destin inévitable et c’est pour cela qu’il peut juger du présent en fonction de lui. Toutefois, c’est par ce jugement que l’inévitabilité du futur est compromise. Ainsi le fondement de son jugement est contredit par son objectif. Anders le savait certainement, et sans doute cela l’importait peu. Lorsqu’il faut trancher entre la logique philosophique et l’efficacité politique dans un contexte où la survie de l’humanité est en jeu, il choisit la seconde.

« La faute n’est pas à chercher dans le passé mais dans le présent et dans l’avenir. Les assassins potentiels ne sont pas les seuls coupables ; nous aussi, les morts en puissance, nous le sommes[105]. »

L’éthique de l’échec imaginatif

« Je ne peux imaginer l’effet de cette action, dit-il. Donc, c’est un effet monstrueux. Donc, je ne peux pas l’assumer. Donc, je dois réexaminer l’action projetée, ou bien la refuser, ou bien la combattre[106]. » 

Deuxièmement, Anders propose une éthique de l’échec imaginatif particulièrement subtile et adaptée à l’Anthropocène. Prenant acte de l’existence d’évènements supraliminaires, Anders réfléchit à ce qui rendrait l’agir responsable dans une société échappant à la moralité. Il montre ainsi que la supraliminarité ne peut justifier la déresponsabilisation totale puisqu’elle provoque à son approche un échec de l’imagination. Cet échec est la chance dont il faut nous saisir pour suspendre notre action, la refuser, voire s’y opposer.

Anders construit une réflexion à partir de la collaboration nazie dans une lettre surprenante adressée à Klaus Eichmann (fils de l’officier nazi Adolf Eichmann) en 1964[107]. Prenant le parti de le considérer comme une victime plutôt qu’un monstre par filiation[108], il tente de le rallier à la cause antinucléaire qu’il identifie comme la pire menace pour l’humanité. Cette sollicitation est tout à fait étrange mais ressemble remarquablement à ce qu’il avait pu entreprendre avec Claude Eatherly quelques années auparavant[109].

« Et je crois même que cette proposition pourrait être une chance pour vous […] Représentez-vous, Klaus Eichmann, ce que cela signifierait si vous vous ralliiez à ce mouvement contre l’extermination des hommes […] La malédiction sous laquelle vous avez vécu jusqu’à présent pourrait alors se muer en bénédiction[110]. »

Après lui avoir détaillé sa pensée de la technique, et notamment le décalage prométhéen, il discute de la responsabilité de son père dans « le monstrueux ». A première vue, la pensée andersienne de l’obsolescence de l’homme tend à déresponsabiliser les protagonistes du monstrueux car « à mesure que la grandeur de l’effet augmente, notre capacité de représentation diminue[111] ». Mais cette fois-ci, il modère sa description de la limitude humaine pour laisser la place à la liberté et la morale.

« Mais que par là [le décalage prométhéen] notre défaite morale soit automatiquement scellée, que les portes s’ouvrent ainsi toutes grandes à l’entrée du monstrueux ; ou que par là il puisse arriver à chacun de nous, par mégarde bien sûr, d’entreprendre et de poursuivre des plans eichmanniens, donc de devenir des Eichmann – cela n’est pas vrai. Nous ne sommes tout de même pas à ce point soumis, tels des esclaves, à la « loi du décalage[112] ». »

Encore une fois Anders se retrouve dans une situation paradoxale de sa pensée puisqu’il théorise d’une part l’échec de l’humain à garder son humanité (dans les deux tomes de L’Obsolescence de l’homme), mais qu’il refuse d’autre part d’accepter ses propres énoncés lorsqu’il s’agit de responsabilité et de morale. Ce paradoxe est toutefois dépassable pour celui qui, dans le sens de la démarche de Anders, n’y voit que le symptôme de la méthode de l’exagération méthodologique. Autrement dit, la théorie andersienne de l’humain moderne concerne une humanité qui n’existe pas encore, mais vers laquelle nous nous dirigeons. Il grossit le trait et étire les tendances de façon à dévoiler une humanité qui n’est qu’en puissance, et que nous ne sommes que partiellement. Lorsqu’il s’agit du temps présent et de l’agir politique, il admet volontiers des nuances de liberté dans un système qu’il considère pourtant largement verrouillé par les machines et les intérêts de la production. Peut-être serait-ce là l’espérance du désespéré ?

« Complément indispensable à notre règle du « décalage » […] l’expérience de notre impuissance elle-même constitue encore une chance, une opportunité morale positive ; […] elle peut mettre en branle un mécanisme d’inhibition. Il existe en effet, inhérente au choc de notre impuissance, une force qui nous avertit. C’est justement ce choc qui nous enseigne que nous venons d’atteindre cette ultime limite au-delà de laquelle les deux voies de la responsabilité et du cynisme sans scrupules se séparent de façon irrémédiable[113]. » 

Anders propose donc de s’évertuer à imaginer les effets de son action, bien que celle-ci soit souvent décidée par autrui, et suspendre son geste en cas d’échec. Il s’agit donc d’une forme de principe de précaution à un niveau paroxystique puisque le simple échec de représentation doit suffire à la remise en question. Afin de lutter contre la supraliminarisation du monde – qui est toujours aussi une démoralisation –, il faut donc s’abstenir si les conséquences de nos actions sont opaques. Et si dans cette opacité réside une puissance destructrice, il faut alors s’y opposer fermement. Le film Rouge, réalisé par Farid Bentoumi et diffusé en salle en août 2021, met en scène assez directement ce principe dans le champ ouvrier[114]. Nouvelle infirmière dans l’usine polluante où travaille son père depuis toujours, Nour doit décider, envers et contre tout (sa famille, sa direction, ses collègues, les politiques et surtout l’usine), de ne pas agir tel qu’on l’exige d’elle. Au contraire, elle cherche à interrompre le mécanisme de collaboration consciencieux des ouvriers puisqu’elle se rend compte, terrifiée, de son incapacité à se représenter les effets des pollutions supposées de l’usine.

« Quiconque a une fois réellement tenté de se représenter les effets de l’action qu’il projette (par exemple ceux du projet dans lequel il s’est trouvé intégré sans se douter de rien), et qui, après l’échec de cette tentative de représentation, s’est réellement avoué cet échec, celui-là se trouve alors pris de peur, d’une peur salutaire de ce qu’il était sur le point d’accomplir ; par là il se sent appelé à réexaminer sa décision […] et à faire désormais dépendre sa collaboration de sa propre décision – bref : il a ainsi quitté la zone dangereuse où il pourrait lui arriver quelque chose d’eichmannien et où il pourrait devenir un « Eichmann[115] ». »

Malheureusement, face à l’échec de la représentation de ses actes, Eichmann père n’a pas su faire de l’inévitable avertissement un motif de réflexion[116]. En tant que planificateur du transport des juifs dans les camps, il savait pertinemment à quoi il contribuait et pourquoi il y contribuait. Il ne fait pas partie de ces millions d’allemands qui collaboraient sans conscience et qui ne pouvaient pas, voire ne devaient pas, tenter de se représenter le génocide en cours. A contrario, Anders est d’avis que Eichmann se soit au contraire saisi de cet échec comme d’une chance, une opportunité de faire le monstrueux avec le devoir de conscienciosité et la tranquillité de la conscience échouée. Remarquant que sa conscience ne lui interdit pas le génocide, il instrumentalise ses limites pour réaliser et justifier le monstrueux.

En ce qui concerne notre situation écologique, nous sommes sans cesse dans ce cas de figure. Chaque jour, nous effectuons des actes dont les effets nous échappent. Deux options s’offrent alors à nous :

  • Ou bien nous nous comportons comme Eichmann et interprétons cet échec de l’imagination, ce constat de méconnaissance patent, comme une chance pour agir sans entrave, avec un enthousiasme renouvelé et une inconscience qui nous innocente. La polémique relative à l’influenceuse Nabilla Vergara et sa mise en scène photographique avec un dauphin en captivité en est un exemple. Après avoir été prise à partie par le journaliste écologiste Hugo Clément, elle se déclare « très contente [de sa photo] malgré qu’on ne cautionne pas forcément que le dauphin se trouve ici ; on ne connaît pas l’histoire, on ne sait pas ce qu’il se passe[117]». Ainsi, cette méconnaissance est pour elle, comme pour beaucoup, la garantie de la moralité de son geste.
  • Ou bien nous nous comportons comme Nour, à la manière d’Anders, et interprétons notre difficulté à imaginer les effets de nos actions (propres ou participatives) comme un avertissement de l’entrée possible dans le domaine du monstrueux. Alors nous suspendons notre geste, réexaminons ses effets sur le monde. Lorsque rien ne s’éclaircit et que les suspicions sont fondées, nous refusons notre collaboration et, si cela le nécessite, nous nous y opposons politiquement.

Voilà donc le choix qu’il nous faut faire moralement seul, et qu’il faut politiser collectivement afin que la bataille culturelle de la remoralisation de l’existence puisse vaincre la tendance individualiste générale dans un monde qui nous échappe.

Le devoir de honte d’être humain

« Lorsque des voisins à côté de toi – peu importe qu’ils soient africains, américains, allemands, russes, birmans ou japonais – perdent l’usage de la parole pour la même raison que toi, alors l’humanité en nous n’en est pas blessée, mais bien plutôt rétablie ; et peut-être même réellement établie[118]. »

Après avoir pris conscience des atrocités du monde, passées, présentes et à venir, il nous faut toujours refuser de tomber dans un nihilisme fataliste. Au contraire, Anders propose d’élargir son âme en endossant non seulement la honte qui nous incombe, mais aussi celle de nos semblables incapables de l’assumer.

Pour présenter ce dépassement méthodique de la responsabilité du côté de la honte, Anders narre son expérience au Japon lors d’un recueillement en mémoire aux victimes de Hiroshima. Il observe une véritable union de personnes venant du monde entier, une communauté « évidente et massive » de l’humanité en raison d’une « universalité de cœur[119] ». Elle se manifeste explicitement par une « identité du sentiment » puisque tous ressentaient simultanément la « honte d’être des hommes[120] ». Confronté à une victime et son bourreau, il est raisonnable et moralement utile de ressentir de la peine pour la victime, par empathie positive, tout autant que de la honte pour le bourreau, par empathie négative.

« Il peut y avoir des peines infamantes [Schimpflichkeite], est-il dit chez Kant, qui font rougir le spectateur de honte à l’idée d’appartenir à une espèce avec laquelle on se permet de procéder de la sorte[121]. »

Précisons le rapport entre la situation d’injustice, l’identification spécifique et la réponse morale émotionnelle. Au regard des catastrophes écologiques en cours, il est tout à fait pertinent et important de reconnaître les éco-victimes présentes et à venir comme telles. Cela signifie qu’il faut faire preuve d’empathie altruiste décentrée (j’aide l’autre pour lui-même) ou égocentrée (j’aide l’autre comme et pour moi-même). Ce second mode empathique altruiste est justement celui qui peut s’appliquer sur le pan négatif de l’empathie. La projection de soi dans l’autre, le « se mettre à sa place de », constitue une identification qui conditionne l’empathie négative. Plutôt que de céder à l’antipathie, cette pulsion de rejet de l’autre comme imperméable à toute relation, ce qui constitue une forme de déni (il n’est pas humain) et de déshumanisation (je le sors de l’humanité), elle nous permet de ressentir ce que le bourreau ressentait, de s’imaginer réaliser le crime et d’accepter qu’il soit, lui-aussi, humain.

Pourquoi donc affronter le fait que les coupables soient humains ? Parce que, en ce qui concerne les catastrophes écologiques ou la bombe atomique, ce sont indiscutablement des humains qui sont responsables. L’admettre n’est pas un renoncement à l’idéal d’une humanité vertueuse, c’est reconnaître que le chemin pour y accéder est encore bien long. L’admettre, c’est aussi ouvrir de nouvelles pistes d’humanité grâce à l’expression d’une émotion appropriée : la honte. S’identifier avec empathie à l’autre coupable nous offre l’opportunité de ressentir la honte qu’il est souvent bien incapable de ressentir lui-même. Il s’agit d’une honte propre à la solidarité spécifique (cette appartenance à la communauté d’existence et de destin que forme l’humanité en tant qu’espèce).

« La honte aujourd’hui : la honte de ce que des hommes ont pu faire à d’autres hommes ; la honte aussi, donc, de ce qu’ils peuvent encore aujourd’hui se faire, donc aussi de ce que nous pouvons nous faire les uns aux autres, donc la honte d’être aussi un homme. Cette honte doit être assumée. Etant donné que ceux qui ont fait ça, les fautifs, les coupables ne s’acquittent pas du montant de honte qui est dû, ne reconnaissent même pas qu’il est dû, il faut qu’interviennent des représentants, d’autres qui à leur place assument la honte requise[122]. »

La honte traditionnelle est un opérateur de l’imagination entre soi-objet, soi-sujet et autrui. Elle permet de nous distancier de nous-même, d’un soi que l’on renie, devant l’autre, quelqu’un ou tout le monde par l’intermédiaire de la moralité commune. Elle repousse des pans du soi, provenant du « ça » freudien, dont le « surmoi » met en doute la moralité. Similairement, la honte spécifique peut repousser des pans de l’humanité dont nous refusons l’expression. Ainsi la honte spécifique agit à l’image de la honte traditionnelle à l’échelle de l’espèce. Elle travaille à aiguiser le sens de la lucidité, de la précaution et de la vigilance, quant au fait que l’humanité – dont on fait partie – est capable d’atrocités.

Autre différence, la honte traditionnelle s’intéresse au passé tandis que la honte spécifique est tournée vers l’avenir. En effet, cette dernière peut permettre d’anticiper une action sans retour (l’annihilation ou l’effondrement) que l’on rejette a priori. En tenant en plus haute estime l’humanité, la honte anticipative peut permettre de refuser une partie de notre humanité qui causera notre perte. De ce point de vue, il s’agit bien d’une honte préventive puisqu’elle exercerait l’individu à lutter contre ce dont il a honte par avance. En croisant cette idée avec l’existentialisme, cela ouvre des possibles. Lorsque Sartre écrit qu’« en me choisissant, je choisis l’homme[123] », Anders répondrait que lorsque l’homme est choisi par autrui, autrui me choisit aussi. Mais ce choix n’est pas définitif, il est sans cesse recommencé, soit par soi, soit par autrui. L’une des manières de gérer ces expressions révoltantes de l’humain, c’est la honte. Avoir honte de ce que font des hommes, par des actes qui les engagent autant eux-mêmes que l’humanité tout entière, c’est rétablir une définition de l’humanité plus humaine. La honte traditionnelle, elle aussi, a une dimension préventive, mais bien souvent qu’a posteriori, pour empêcher la récidive. La honte spécifique est ainsi le sentiment pragmatique approprié à l’état de l’humanité au temps de la fin devant les effondrements. Politiser cette honte pourrait permettre de redessiner les frontières de l’humain et d’échapper à son destin tragique.

Discussion finale

Agir au temps de la fin semble bien mal parti car, après tout, « pour échapper à la sidération que peut provoquer la hantise de l’effondrement [et de l’annihilation atomique], il nous faut retrouver confiance dans notre capacité d’agir[124] » écrivent Catherine et Raphaël Larrère. Et pourtant, cette capacité d’agir, cet espoir dans notre capacité à construire un bel avenir, le « monde d’après », semble faire de plus en plus défaut, notamment au sein de la génération climat. Anders propose alors une tout autre trajectoire d’engagement qui ne suppose justement pas de « faire confiance dans notre capacité d’agir », mais plutôt dans ce qui nous reste d’humanité. Cet article détaille donc les différents éléments qui permettent d’articuler une philosophie de l’engagement malgré le désespoir. L’agir politique ne tire ici plus ses forces de l’espoir, mais bien de la morale en tant qu’elle s’impose sur l’humain indépendamment du devenir du monde, envers et contre tout.

Car en effet, il reste bien quelque chose auquel s’accrocher lorsque l’espoir d’un monde meilleur s’écroule : le présent de l’existence, la présence à soi et aux autres, la beauté infinie du monde vivant, les petites victoires locales et même l’expérience collective de solidarité dans la défaite. Tant qu’une vie humaine digne est possible, cela constitue une raison suffisante pour vivre, militer et s’engager pour le droit au monde. Tout cela nécessite de refuser l’appétit du nihilisme qui tend pourtant ses bras à celui qui voit le monde d’un même morceau ; « Tout est un[125] », voilà la formule du nihiliste que l’on peut retrouver dans le motif écrasant de l’effondrement ou de l’annihilation. Et pourtant, c’est l’existence-même, son absurdité, ses joies, le dégoût qu’elle suscite, et la révolte qu’elle produit, qui doit suffire à fonder l’action.

Contrairement aux critiques de la collapsologie négligeant les vertus épistémiques et politiques de l’exagération méthodologique andersienne, la collapsologie, comme tout catastrophisme, peut provoquer dans son immensité un retour véhément de la vie ; exactement à la manière du survivant qui, ayant côtoyé la mort quelques instants, fait preuve d’une énergie vitale insoupçonnée. Dans la société du projet, toujours tournée vers l’instrumentalisation, le « en vue de », la perspective d’une catastrophe permet de replacer soudainement chacun dans le présent, de le chérir au point de mettre en œuvre ce qu’il faut pour que chaque présent successif porte en lui les conditions de la vie. Bref, ce retour au présent peut politiser, y compris le futur. Anders semble donc particulièrement intéressant pour dévoiler le politique du catastrophisme écologiste contemporain. Enfin et bien malgré elle, la génération climat a beaucoup à apprendre de sa philosophie apocalyptique tant pour attiser les flammes de la lutte que pour qu’il « continue d’exister un monde[126] ».

 

*Loïs Mallet (Institut Momentum, lois.mallet@sciencespo.fr). Loïs Mallet est directeur de l’Institut Momentum. Il a étudié conjointement les sciences informatiques et les sciences sociales avant d’effectuer un double master en politiques environnementales et en sciences environnementales (Sciences Po Paris & Sorbonne Université-Marie Curie). Engagé au cœur de la mobilisation de la jeunesse pour le climat, il a assuré la présidence du réseau étudiant pour une société écologique et solidaire (RESES) de 2018 à 2019. À la suite de la réalisation d’un mémoire sur la décroissance énergétique, il a effectué un master de philosophie politique et éthique à la Sorbonne (Paris IV) où ses recherches portaient sur la pensée de Günther Anders au temps des catastrophes écologiques.

Cet article est adapté du quatrième chapitre du mémoire de philosophie de l’auteur intitulé : Penser les catastrophes écologiques avec Günther Anders : la Technique, l’Atome, le Monde. L’auteur déclare travailler à l’Institut Momentum en qualité de directeur depuis septembre 2021 après en avoir été membre depuis 2019. S’intéressant aux issues de l’Anthropocène, ce laboratoire d’idées associatif fut présidé par Yves Cochet de 2014 à février 2021 avant de redevenir membre du Conseil d’Administration aux côtés notamment d’Anne Rumin, Luc Semal et Mathilde Szuba. Par ailleurs, le directeur de mémoire de philosophie de l’auteur fut le Pr. Stéphane Chauvier. L’auteur a été impliqué dans les grèves pour le Climat, notamment au sein de la coordination nationale Youth for Climate France.

Bibliographie

[1] G. Anders, Hiroshima est partout (1995), Trierweiler Denis et al. (trad.), Paris, Seuil, 2008, p. 64.

[2] G. Anders, L’Obsolescence de l’homme : Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle (1956), C. David (trad.), 1re éd., Paris, L’Encyclopédie des Nuisances, 2002 ; G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit. ; G. Anders, Visite dans l’Hadès (1996), C. David (trad.), Latresne (Gironde), Le Bord de l’eau, 2014.

[3] Néologisme formé par l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen et importé en France par la traduction du philosophe Jacques Grinevald dans N. Georgescu-Roegen, La Décroissance : Entropie, écologie, économie (1971), J. Grinevald et I. Rens (trad.), 3e éd., Paris, Sang de la terre, 2020.

[4] Voir entre autres : C. Larrère et R. Larrère, Le Pire n’est pas certain : Essai sur l’aveuglement catastrophiste, Paris, Premier Parallèle, 2020 ; B. Villalba, Les Collapsologues et leurs ennemis, Paris, Le Pommier, 2021 ; A. Rumin, « Penser la portée politique de la collapsologie sur le terrain », sur Institut Momentum, 3 juin 2021 (en ligne : https://www.institutmomentum.org/penser-la-portee-politique-de-la-collapsologie-sur-le-terrain/ ; consulté le 27 juillet 2021).

[5] The Guardian, « I want you to panic »: 16-year-old issues climate warning at Davos, 25 janvier 2019, 2:53 (en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=RjsLm5PCdVQ ; consulté le 11 janvier 2021). Traduction issue de la description de G. Thunberg, Rejoignez-nous : #grevepourleclimat, F. Vasseur (trad.), Paris, Kero, 2019.

[6] D. A. Desbiolles, L’Eco-anxiété : Vivre sereinement dans un monde abîmé, Paris, Fayard, 2020.

[7] C. Arbrun, « Greta Thunberg atteinte de troubles alimentaires : les confidences de sa mère », sur Terrafemina, 29 février 2020 (en ligne : https://www.terrafemina.com/article/greta-thunberg-la-militante-ecolo-souffrait-de-troubles-alimentaires_a352645/1 ; consulté le 10 août 2021).

[8] « L’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle et de ce qui pourrait lui succéder en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition, et sur des travaux scientifiques reconnus » P. Servigne et R. Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Le Seuil, 2015, p. 253.

[9] C. M. Darleux, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce : Réflexions sur l’effondrement, Montreuil, Libertalia, 2019.

[10] G. Albrecht et al., « Solastalgia: the distress caused by environmental change », Australasian Psychiatry: Bulletin of Royal Australian and New Zealand College of Psychiatrists, 15 Suppl 1, 2007, p. S95-98.

[11] B. Bensaude-Vincent, Temps-paysage : Pour une écologie des crises, Paris, Le Pommier, 2021.

[12] G. Anders et M. Greffrath, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? (1977), C. David (trad.), 6e édition, Paris, Allia, 2016.

[13] G. Anders, L’Artifice humain : Pour une anthropologie négative, Paris, Eterotopia France / Rhizome, 2020.

[14] G. Anders, « Pathologie de la liberté : Essai sur la non-identification » (1937), P.-A. Stéphanopolie (trad.), dans L’Artifice humain : pour une anthropologie « négative », Paris, Eterotopia France / Rhizome, 2020, p. 22.

[15] G. Anders, « Une Interprétation de l’a posteriori » (1934), E. Levinas (trad.), dans L’Artifice humain : pour une anthropologie « négative », Paris, Eterotopia France / Rhizome, 2020, p. 26.

[16] « L’expression « homme sans monde » visait exclusivement pour moi […] l’état de fait dans lequel, nous autres hommes (peut-être les seuls parmi les espèces connues), ne nous fixons à aucun monde déterminé ni à aucun style de vie déterminé, et où nous sommes bien plutôt obligés, à chaque époque, en chaque lieu, quand ce n’est pas même jour après jour, de nous trouver ou de nous créer un nouveau monde et un nouveau style de vie. Ainsi lorsque nous nous décrivons comme « historiques » ou « libres », nous ne ferions rien d’autre que de positiver ce défaut anthropologique, cette non-fixation – ce dont nous avons bien le droit, comme le prouve la multiplicité disparate des styles historiques réussis que nous avons « librement » improvisés. » G. Anders, L’Homme sans monde : Ecrits sur l’art et la littérature (1993), C. David (trad.), Paris, Fario, 2015, p. 17.

[17] G. Anders, « Pathologie de la liberté : Essai sur la non-identification », op. cit., p. 33.

[18] G. Anders, L’artifice humain, op. cit., p. 9 [Préface de Ubaldo Fadini].

[19] « L’animal est en quelque sorte l’expression d’un certain coefficient d’intégration. […] un être est animal en tant qu’il réalise dans un degré déterminé une intimité avec le tout auquel il appartient, non sans manifester en même temps par ses mouvements et le fait de son individualité une certaine liberté à l’égard du monde. Cette liberté, comparée à l’existence de la plante qui reste là où elle est enracinée, est incontestable. Mais nous n’avons pas à insister sur cette liberté. Du point de vue de la liberté humaine, l’animal ne peut nous intéresser ici que par son intégration spécifique. Il faut partir de là, c’est-à-dire préciser la proportion dans laquelle un être est coextensif au monde et dans laquelle il est soi-même, pour pouvoir les déterminer comme animal ou comme homme. » G. Anders, « Une Interprétation de l’a posteriori », op. cit., p. 19-20.

[20] « La confrontation « homme-animal » me semble tout aussi inacceptable du point de vue d’une philosophie de la nature : l’idée de faire de la seule espèce « homme », en lui donnant un poids égal, le pendant de plusieurs milliers d’espèces et de genres d’animaux différenciés à l’infini, et de traiter ces milliers d’espèces et de genres en les incorporant dans un même bloc regroupant toute l’animalité, relève tout simplement de la mégalomanie anthropocentriste. » G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 50.

[21] G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 162.

[22] « Il nous faudra exclure délibérément, comme un « tabou », le problème de la sanction (c’est-à-dire la question de savoir de quelle source les commandements tirent leur force contraignante, où ils sont « ancrés »). Prétendre arriver à s’entendre sur ce problème en deux ou trois journées de congrès serait tout simplement infantile. Mais pas seulement, car ce serait aussi immoral. Car, là où ceux qui se noient attendent d’être sauvés, il n’est pas permis de rester debout sur le pont afin de discuter de la question philosophique ou théologique de savoir sur quelle base il nous faut accorder de la valeur à la vie de ceux qu’il faut sauver […] Profondeur d’esprit proscrite. » Ibid., p. 91.

[23] G. Anders, La Bataille des cerises : Dialogues avec Hannah Arendt (2012), P. Ivernel (trad.), Paris, Payot & Rivages, 2013, p. 162-163 [étude de Christian Dries].

[24] Ibid., p. 163-164.

[25] Citation de Hannah Arendt par Christian Dries issue de sa correspondance publiée en allemand avec Jaspers (p. 290). Ibid., p. 164.

[26] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 334.

[27] Ibid., p. 335.

[28] Ibid., p. 360.

[29] Ibid., p. 338.

[30] Id.

[31] J.-P. Dupuy, La Guerre qui ne peut pas avoir lieu : Essai de métaphysique nucléaire, Paris, Desclée de Brouwer, 2018.

[32] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 338.

[33] P. Servigne et R. Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, op. cit., p. 228-230.

[34] Ibid., p. 228.

[35] Ibid., p. 229.

[36] Id.

[37] Id.

[38] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 360.

[39] P. Servigne et R. Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, op. cit., p. 230.

[40] Anders introduit magnifiquement le problème du nihilisme de la manière suivante : « Une fois les lumières éteintes, on ne souhaite plus la présence d’aucun dieu, mais aucun dieu n’est non plus déclaré indésirable ; aucun dieu ne nous inspire plus, mais aucun dieu non plus ne nous empêche d’agir – disons-le donc tranquillement : ce n’est en l’honneur d’aucun dieu connu que cet énorme navire traverse la constellation d’Orion. D’où il vient – s’il vient de quelque part -, quel est son cap – s’il en a un –, nous n’en savons rien. Tout porte à croire qu’il est même inutile de mentionner l’existence de ce navire puisque, tôt ou tard, il se confondra à nouveau avec les ténèbres, comme les autres navires, et on se rendra compte qu’il aurait aussi bien pu ne pas exister. Toujours est-il – et c’est la seule chose que l’on sache avec certitude de ce navire – que les murs de sa cabine sont couverts de règles qui en constituent le règlement intérieur, c’est-à-dire un ensemble de règles qui ont été sanctionnées par quelqu’un, qui lui-même n’a été sanctionné par personne. Il est incontestable que c’est grâce à ces règles que la vie à bord se déroule sans accroc. « Question : ces règles ont-elles valeur d’obligation ? » »  G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 360-361.

[41] Ibid., p. 296.

[42] Id.

[43] « Car les temps dans lesquels nous vivons sont tels que n’avons plus assez de temps pour la patience, qu’il ne nous est donc pas permis d’en avoir. La patience ne doit plus compter pour nous comme une vertu. […] Au contraire, le désastre dont nous devons à tout prix essayer d’empêcher l’arrivée est si monstrueusement grand, et le rythme auquel il se précipite vers nous s’accélère si manifestement de jour en jour, que nous devons promouvoir l’impatience en vertu ; et même des plus indispensables. » G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 41.

[44] G. Anders, La Violence : Oui ou non : Une discussion nécessaire (1987), C. David, E. Petit et G. Plas (trad.), Paris, Fario, 2014, p. 21.

[45] G. Anders, La violence, oui ou non, op. cit.

[46] G. Anders, L’Obsolescence de l’homme (tome II) : Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle (1980), C. David (trad.), Paris, Fario, 2011, p. 353.

[47] G. Anders, La violence, oui ou non, op. cit., p. 10 [Manfred Bissinger, « Avant-Propos »].

[48] Ibid., p. 28.

[49] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 266.

[50] G. Anders, La violence, oui ou non, op. cit., p. 22-23.

[51] Ibid., p. 21.

[52] Id.

[53] Ibid., p. 23

[54] Id.

[55] Mais elle peut l’être dans des cercles fermés comme Deep Green Resistance.

[56] Comme à Extinction Rebellion.

[57] G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 15 [Préface de Jean-Pierre Dupuy].

[58] Montaigne, Essai, I, 26 cité dans G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 261.

[59] « Nous devons essayer, en nous dépassant nous-mêmes, d’embrasser ce qui est, temporellement le plus lointain et faire en sorte que cela nous devienne évident. « Salue ceux qui ne sont pas encore nés comme tes voisins », dit-on en molussien. » Ibid., p. 315.

[60] Ibid., p. 306.

[61] P. Hadot, La Philosophie comme manière de vivre, Paris, Le Livre de Poche, 2003.

[62] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 306.

[63] Ibid., p. 315.

[64] Ibid., p. 316.

[65] G. H. Brundtland, Notre avenir à tous, Commission mondiale sur l’environnement et le développement, 1987.

[66] W. Steffen et al., « Planetary boundaries: Guiding human development on a changing planet », Science, vol. 347, no 6223, American Association for the Advancement of Science, 13 février 2015 (DOI : 10.1126/science.1259855  consulté le 13 avril 2020).

[67] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 301.

[68] Ibid., p. 304.

[69] « Peut-être est-il plus raisonnable de présupposer que c’est impossible et que la capacité de nos sentiments est fixée une fois pour toutes (ou du moins n’est pas extensible à volonté). Si c’est le cas, la situation est sans espoir. Mais le moraliste ne peut pas se contenter d’un tel présupposé, qui peut lui être dicté par la seule paresse ou reposer sur une théorie non vérifiée du sentiment. Même s’il estime invraisemblable que l’on parvienne à forcer ainsi les limites de nos sentiments, le moraliste doit au moins, pour sa part, exiger qu’on s’y essaie. » Ibid., p. 305.

[70] Ibid., p. 344.

[71] Ibid., p. 347.

[72] « Parce que l’homme ne s’est pas contenté d’hériter d’une sensibilité définie une fois pour toutes et qu’il invente toujours de nouveaux sentiments, des sentiments qui excèdent résolument la capacité moyenne de son âme et exigent d’elle qu’elle élargisse sa capacité de compréhension et augmente son élasticité. »  Ibid., p. 351.

[73] « C’est pour cette raison [le retard des sentiments sur le monde contemporain] qu’il faut parfois venir en aide à la sensibilité, voire créer un sentiment ad hoc. Cette nécessité devient en effet urgente quand le « décalage » constitue un risque politique, quand il menace de ralentir un changement de monde ou même de l’empêcher, c’est-à-dire quand le danger existe que l’homme résiste au nouveau monde qu’on lui propose et qu’il faille le lui imposer de force parce qu’il le trouve trop novateur ou trop violent. C’était sans doute le cas en 1933. La propagande nationale-socialiste dont nous avons été les témoins et les victimes n’était en rien d’autre qu’une production de sentiments à une échelle colossale. » Ibid., p. 346.

[74] Ibid., p. 294.

[75] Ibid., p. 304.

[76] G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 502.

[77] Anon., « TRENTE-SIX PRIX NOBEL ET PLUS DE NEUF MILLE SAVANTS demandent la fin des expériences nucléaires », Le Monde, 15 janvier 1958 (en ligne : https://www.lemonde.fr/archives/article/1958/01/15/trente-six-prix-nobel-et-plus-de-neuf-mille-savants-demandent-la-fin-des-experiences-nucleaires_2302781_1819218.html ; consulté le 29 juin 2021).

[78] « La menace n’aura jamais de fin. Elle ne pourra être que repoussée […] À moins que des hommes ne commencent, tels des objecteurs de conscience, à s’engager publiquement, sous serment et en pleine conscience du danger possible, à ne jamais céder à la pression – qu’elle soit physique ou qu’il s’agisse seulement de la pression qu’exerce l’opinion publique – et à ne jamais collaborer à la moindre entreprise qui, aussi indirectement que ce soit, pourrait avoir un quelconque rapport avec la production, les essais et l’utilisation de la bombe ; à ne jamais parler de la bombe que comme d’une malédiction ; à tenter de convaincre ceux qui s’y sont résignés et se contentent de hausser les épaules ; à prendre publiquement leurs distances avec ceux qui prennent la défense de la bombe ». G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 342-343.

[79] Ibid., p. 343.

[80] « Car si la bombe a eu un effet, c’est d’avoir fait aujourd’hui de l’humanité une humanité en lutte. Elle a réussi là où les religions et les philosophies, les empires et les révolutions, avaient échoué : elle a vraiment réussi à faire de nous une humanité. Ce qui peut tous nous toucher nous concerne tous. Le toit qui s’effondre est devenu notre toit à tous. C’est en tant que morts en sursis que nous existons désormais. » Id.

[81] G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 38-39.

[82] Ibid., p. 39.

[83] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 342.

[84] Une description logique proche de la condition du « prophète de malheur » est à retrouver dans J.-P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé : Quand l’impossible est certain, Paris, Seuil, 2004 ; G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit. [Préface de Jean-Pierre Dupuy].

[85] H. Jonas, Le Principe responsabilité : Une éthique pour la civilisation technologique (1979), Jean Greisch (trad.), Paris, Flammarion, 2008, p. 233.

[86] G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 21 [Préface de Jean-Pierre Dupuy].

[87] C. David et D. Röpcke, « Günther Anders, Hans Jonas et les antinomies de l’écologie politique », Ecologie politique, N°29, no 2, Presses de Sciences Po, 2004, p. 193-213.

[88] Id.

[89] Y. Cochet, Devant l’effondrement : Essai de collapsologie, Paris, Éditions Les Liens qui libèrent, 2019, p. 12.

[90] J.-P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, op. cit., p. 84.

[91] « Ma démarche consistera à raisonner comme si le fait d’envisager que la catastrophe est possible équivalait à penser qu’elle se produira, et qu’elle se produira nécessairement. » Ibid., p. 86.

[92] S. Chauvier, Éthique sans visage : Le problème des effets externes, Paris, J. Vrin, 2013.

[93] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 328.

[94] Id.

[95] Ibid., p. 331.

[96] « Celui qui soumettrait tout « avoir à un interrogatoire pour le forcer à révéler ses maximes secrètes ; celui qui mettrait lui-même à l’épreuve chacune de ces maximes pour voir s’il peut en faire une maxime de sa propre action, voire le « principe d’une législation universelle » ; celui qui serait résolu à éliminer tout « avoir » qui ne résisterait pas à cet examen. Celui-là seul pourrait être dit aujourd’hui « moral ». » Id.

[97] H. Jonas, Le principe responsabilité, op. cit.

[98] « Non, Eatherly n’est pas exactement le jumeau d’Eichmann, mais précisément son opposé, porteur d’espoir. Pas l’homme qui utilise la machine comme un prétexte pour renoncer à sa conscience, mais, au contraire, celui qui reconnaît la machine comme le danger ultime pour la conscience. Il touche par là le cœur même du problème moral d’aujourd’hui, il nous donne ainsi le signal d’alarme décisif pour aujourd’hui. Car, si nous montrons du doigt la machine à laquelle nous sommes incorporés en nous considérant uniquement comme des rouages « ignorants », et si nous acceptons comme justifiée dans n’importe quelle circonstance la prétendue excuse : « Nous n’étions pas acteurs mais seulement coacteurs », alors nous abolissons la liberté de décision morale et la liberté de conscience ; ainsi, nous dégradons même le mot « libre », et transformons l’expression « monde libre » en une protestation vide et hypocrite. » G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 440.

[99] « D’ordinaire, la machine prive tout le monde – y compris ceux qui décident de son utilisation – de sa responsabilité ; à tel point qu’il ne reste personne pour répondre de ses actes et, de loin comme de près, on ne voit que la terre brûlée de la bonne conscience misérable et radieuse des imbéciles. En endossant la culpabilité d’un acte dont il n’était qu’un élément, Eatherly a fait exactement le contraire : car cela représente sa tentative de maintenir sa conscience en vie à l’Âge de la machine. » Ibid., p. 440-441.

[100] Ibid., p. 291-472.

[101] Ibid., p. 96.

[102] M. Szuba et L. Semal, « Voluntary Rationing against “Destructive Abundance”: The CRAGS Example », Sociologies pratiques, vol. 20, no 1, Presses de Sciences Po, 2010, p. 87-95.

[103] G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 167.

[104] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 284-285.

[105] Ibid., p. 285.

[106] G. Anders, Nous, fils d’Eichmann : Lettre ouverte à Klaus Eichmann (1988), S. Cornille et P. Ivernel (trad.), [Nouv. éd.], Paris, Payot & Rivages, 2003, p. 69.

[107] G. Anders, Nous, fils d’Eichmann, op. cit..

[108] « La lignée n’est pas une faute, personne n’est l’artisan de ses origines, vous pas plus que les autres. » Ibid., p. 29.

[109] G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit.

[110] G. Anders, Nous, fils d’Eichmann, op. cit., p. 113-115.

[111] Ibid., p. 67.

[112] Ibid., p. 67-68.

[113] Ibid., p. 68.

[114] F. Bentoumi, Rouge, Drame social, Les Films du Velvet, 2021, 1h28 (en ligne : https://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=283729.html ; consulté le 16 août 2021).

[115] G. Anders, Nous, fils d’Eichmann, op. cit., p. 68-69.

[116] « Il est tout aussi certain, en second lieu, que ses tentatives ont échoué ; et cela pour la simple raison qu’il n’existe pas d’être humain capable de se représenter une chose d’une si effroyable grandeur : l’élimination de millions de personnes. » Ibid., p. 73.

[117] T. Van Poecke, « Nabilla Vergara critiquée par Hugo Clément après une photo avec un dauphin », sur Le HuffPost, 13 août 2021 (en ligne : https://www.huffingtonpost.fr/entry/nabilla-critiquee-par-hugo-clement-sur-les-reseaux-sociaux-apres-avoir-publie-une-photo-avec-un-dauphin-en-captivite_fr_61169ba5e4b07b9118aaa6e5 ; consulté le 17 août 2021).

[118] Confronté aux horreurs que des humains ont infligé à d’autres humains avec les récits de survivants de Hiroshima devant un ensemble de délégués nationaux, Anders aperçoit dans le silence général le retour de l’humanité. G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 77.

[119] Ibid., p. 75.

[120] Ibid., p. 75-76.

[121] E. Kant, J. Masson et O. Masson, Oeuvres philosophiques, Paris, Gallimard, 1986, vol. III, p. 759-760 ; cité dans G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 76.

[122] G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 155.

[123] J.-P. Sartre, L’Existentialisme est un humanisme (1946), Paris, Gallimard, 1996, p. 33.

[124] C. Larrère et R. Larrère, Le pire n’est pas certain, op. cit., p. 173.

[125] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 333.

[126] Ibid., p. 13.




« L’ÉCOSPIRITUEL EST POLITIQUE » : l’écospiritualité, opium du peuple ou révolution intérieure pour une transition écologique ?

Nous ne pouvons pas attendre plus longtemps pour rétablir notre relation avec la Terre, car en ce moment, la Terre et tous ses habitants sont en réel danger. […] Une révolution spirituelle est nécessaire si nous voulons faire face aux défis environnementaux auxquels nous sommes confrontés. 
(Thich Nhat Hanh, 2013 : 28)

 

Par Clément Barniaudy* & Damien Delorme*

 

 

 

 

 

Le consensus scientifique à propos de l’urgence environnementale amène à reconnaître que le statu quo est non seulement matériellement catastrophique, mais aussi injuste du point de vue éthique, social et politique. Les crises actuelles apparaissent ainsi, à partir de perspectives axiologiques diverses, comme l’occasion d’un changement paradigmatique radical, dessinant une nouvelle « grande transformation » (Lipietz, 2003), une « Great Transition » (Raskin 2008) ou un « Great Turning » (Macy et Johnstone, 2018). De tels appels insistent principalement sur le changement systémique aux niveaux économique et politique. Néanmoins, les crises écologiques, en tant qu’opportunité révolutionnaire, exigent une métamorphose intégrale des cultures capitalistes occidentales, y compris les dimensions ontologiques et éthiques ancrées dans la perception, les désirs, les affects et inscrites au cœur de pratiques subjectives élémentaires. L’écospiritualité – qui désigne communément à la fois la « spiritualisation » de l’écologie et « l’écologisation » des spiritualités (Choné, 2018) – s’inscrit dans cette perspective d’une écologie intégrale et transformatrice. Face aux crises écologiques, elle remet sur le métier la question largement discutée des rapports entre le spirituel et le politique.

Depuis la perspective spirituelle, l’inquiétude est de savoir si l’écologisation des spiritualités ne constitue pas une instrumentalisation politique exogène, une transformation inauthentique de traditions constituées dans un contexte très éloigné des crises écologiques contemporaines, ou encore un éloignement des finalités religieuses ultimes qui pointeraient vers un ordre de réalité hors de ce monde[1]. Ce débat autour de l’authenticité de l’écospiritualité est l’occasion de nombreuses réponses qui mettent en avant la dimension endogène des propositions écospirituelles (Ives, 2017), la tradition des engagements sociaux et politiques de certains acteurs religieux et la légitimité des traditions à se renouveler face à des défis inédits au sein de ce que l’on pourrait qualifier avec Ricœur une « herméneutique des cultures » (Pierron, 2014).

Mais depuis la perspective de l’écologie politique, l’inquiétude est tout autre et le débat porte sur la puissance ou l’impuissance politique de l’écospiritualité : les réponses écospirituelles à la crise écologique ne sont-elles pas des solutions dépolitisantes, individualistes, irrationnelles, favorisant l’adaptation à un système insoutenable, plutôt que les transformations radicales nécessitées par l’urgence écologique ? Notre propos s’inscrit d’abord dans ce deuxième champ de préoccupation et voudrait prendre au sérieux les objections adressées à l’écospiritualité par l’écologie politique.

L’écospiritualité a été considérée comme une « révolution tranquille (quiet revolution) » (Sponsel, 2012), mais quels sont précisément ses effets éthiques et politiques ? Est-elle un nouvel « opium du peuple » – qui promeut un développement personnel et un souci individuel pour le bien-être dans un monde endommagé en sapant ainsi l’action collective –, ou bien peut-elle être intégrée dans l’écologie politique – en tant qu’étape nécessaire pour la transformation des savoirs et de l’action collective ?

 

Les pratiques écospirituelles comme écologie à la première personne

L’écospiritualité est définie en général comme un ensemble de pratiques spirituelles qui visent à reconnecter les sujets avec la nature, et ainsi à retrouver ou à cultiver la dimension sacrée du rapport au monde. C’est une façon d’insister sur les dimensions personnelles et transformatives de ces pratiques en tant qu’elles croisent les préoccupations environnementales et soutiennent des engagements écologiques. Ainsi communément définie, l’écospiritualité retrouve l’ouverture d’une dimension du religieux plus large que les religions instituées. Les spiritualités de la nature sont, de fait, hétéroclites, foisonnantes, d’inspirations et d’expressions variables, mais aussi d’orientations éthiques et politiques recouvrant tout le spectre des possibles, y compris les plus sombres[2]. Taylor parle de « bricolage éclectique » (Taylor, 2010 : 14) pour décrire cette « créativité religieuse […] vert sombre » (13), dont il analyse des phénomènes aussi divers que « l’écologisme radical » ou la « spiritualité du surf ». Leur air de famille se situerait dans le fait qu’elles « découlent d’un profond sentiment d’appartenance et de connexion à la nature, tout en percevant la terre et ses systèmes vivants comme sacrés et interconnectés » (13). Taylor propose de distinguer quatre grands types de religiosité, selon que ces courants se rattachent à un « animisme », ou à une « religion de Gaïa (Gaian Earth Religion) » (14‑15), et selon qu’ils acceptent une dimension surnaturelle ou s’en tiennent à la dimension naturaliste[3].

A la différence de Taylor, il s’agira moins pour nous de caractériser des nouvelles religions que d’interroger les effets de certaines « pratiques écospirituelles ». Par « pratiques écospirituelles », nous faisons référence ici à un ensemble d’entraînements ou d’exercices concrets qui engagent le pratiquant dans une transformation intérieure, mettant au jour de nouvelles relations entre son corps-esprit et le foyer terrestre (oikos). L’écospiritualité pourrait ainsi désigner au sens large [1] l’écologisation de pratiques spirituelles, [2] la spiritualisation des pratiques naturalistes, et ouvrirait vers [3] une poïétique et poétique du soi écologique[4] (pouvant inclure certaines pratiques artistiques ou une poétique du quotidien). Par poïétique, on entend un processus créateur ou une exploration des potentialités de métamorphose, en l’occurrence d’un soi incorporé au sein de relations dynamiques avec les autres vivants et le monde. Les pratiques écospirituelles, si elles impliquent une mise en relation avec une dimension de profondeur et de mystère qui se situe au-delà d’une saisie conceptuelle (Egger, 2018 : 12), n’ont pourtant rien d’« éthérique » et s’ancrent dans une expérience sensible du monde, un vécu quotidien au sein duquel nous partageons avec l’ensemble du vivant « le mystère d’être un corps, un corps qui interprète et vit sa vie » (Morizot, 2020 : 22). Et l’exploration de ce mystère devient « pratique spirituelle » dès lors que l’attention se tourne consciemment vers la découverte de ce que l’écophénoménologie appelle une « écologie en première personne » ; une telle écologie, proche de l’ « écologie de l’esprit » de Gregory Bateson (1996), de l’ « écologie mentale » de Félix Guattari (1989) ou encore d’une « écologie intérieure » recouvrant les « dimensions qui relèvent de la conscience » (Egger, 2012 : 17), invite à une compréhension renouvelée de nos liens avec la Terre à partir d’une démarche expérientielle et relationnelle : « L’écologie à la première personne ne décrit pas des rapports fonctionnels visibles et quantifiables, à l’instar des indicateurs de gestion de la biodiversité, mais des relations invisibles. Elle n’est pas vue dans une objectivation, mais vécue. Elle relève non d’une cartographie objectivée mais, plus fragile et sensible, d’une interrelation vécue » (Pierron, 2021 : 38-9). Dans cette entreprise de métabolisation de notre condition écologique, la poétique est une dimension essentielle, en tant qu’elle résiste à l’unidimensionnalité de la rationalité économique et technicienne et ouvre à l’interprétation sensible de notre habitation du monde. Mais, à la manière dont les féministes ont revendiqué que le personnel est politique (Heberle, 2016), l’intime du soi écologique, exploré poétiquement et travaillé dans les pratiques écospirituelles, est-il traversé des normativités et des conflictualités politiques ? Pourrait-il corrélativement être le lieu de revendications (reclaim) politisées, d’autant plus radicales qu’elles toucheraient les racines affectives profondes des engagements éthiques et politiques comme des comportements et des modes de vie ? Or, cette intuition, que nous voudrions ici développer, se heurte d’emblée à une tendance massive de l’écologie politique, qui disqualifie l’écospiritualité comme vectrice de dépolitisation. Face aux crises écologiques, l’approche écospirituelle favoriserait des réactions jugées préjudiciables, inappropriées ou ineffectives. Quelles sont alors ces principales objections et comment peut-on y répondre ?

 

L’écospiritualité au défi de l’écologie politique

Le repli individualiste et dépolitisant

Un premier argument formulé à l’encontre de l’écospiritualité consiste à critiquer un repli individualiste et dépolitisant qui favoriserait l’acceptation subjective d’une situation catastrophique plutôt que la mobilisation des puissances sociales de surrection et de subversion (la colère, l’indignation, la révolte ou la résistance). Cette critique a été largement développée par Bookchin. Ainsi, écrit-il dans l’introduction à The philosophy of Social Ecology :

Le social ne peut plus être séparé de l’écologique, pas plus que l’humanité ne peut être séparée de la nature. Les écologistes mystiques qui dualisent le naturel et le social en opposant le « biocentrisme » à « l’anthropocentrisme » ont de plus en plus diminué l’importance de la théorie sociale dans la formation de la pensée écologique. L’action politique et l’éducation ont cédé la place aux valeurs de rédemption personnelle, de comportement rituel, de dénigrement de la volonté humaine et aux vertus de l’irrationalité humaine. À une époque où l’ego humain, sinon la personnalité elle-même, est menacé par l’homogénéisation et la manipulation autoritaire, l’écologie mystique a avancé un message d’effacement de soi, de passivité et d’obéissance aux «lois de la nature», qui sont considérées comme suprêmes sur les revendications de l’activité humaine et de la pratique (praxis). Il faut développer une philosophie qui rompt avec cette aversion morbide pour la raison, l’action et le souci du social. (Bookchin, 1990 : 34‑5)

La prévention contre les dimensions spirituelles repose ici sur la crainte de voir se développer au sein des mouvements alternatifs, anarchistes et écologistes, des tendances qu’on pourrait qualifier d’anti-modernes. Ces dernières consisteraient notamment [1] à prolonger en se contentant de les inverser des conceptions dualistes du rapports nature/société, [2] à véhiculer sans distance critique des tendances épistémologiques obscurantistes (irrationalisme, intuitionnisme, fausse science ou mysticisme), [3] à neutraliser les ressorts collectifs de la révolution émancipatrice en favorisant une adaptation personnelle à une situation problématique, et par conséquent [4] à négliger les dimensions sociales et politiques des crises écologiques et des solutions à mettre en œuvre. La dénonciation de « l’écologie mystique » s’inscrit chez Bookchin une tradition marxiste et anarchiste caractérisée par un soupçon à l’égard de la domination religieuse, qui tend, sinon à nier toute pertinence au spirituel au nom du matérialisme, du moins à réduire sa légitimité à certaines dimensions morale et esthétique[5]. Une stricte analyse des textes montrerait que, plus que la formule devenue iconique qualifiant la religion « d’opium du peuple », issue de la « Contribution à la philosophie du droit de Hegel » de 1844, c’est la critique de la religion comme « idéologie », c’est-à-dire comme production spirituelle justifiant et renforçant une structure matérielle de production et de domination capitalistes, formulée en particulier dans l’Idéologie allemande (1846), qui fonde la critique marxiste des dimensions opprimantes et dépolitisantes attribuées à la religion (Löwy, 1995). Cela dit, il serait possible de filer la métaphore de « l’opium en tant qu’idéologie », pour saisir la substance d’une critique contemporaine d’inspiration marxiste, telle qu’on la trouve notamment chez Bookchin. La religion viserait à endormir les souffrances de la créature opprimée plutôt que de susciter sa révolte. Elle dispenserait ainsi d’envisager la transformation des rapports de force et en particulier des modes de productions. Elle serait un palliatif des institutions politiques de réduction des inégalités et de compensation des injustices. En ce sens, elle favoriserait une fuite hors de la réalité qui permettrait de rendre supportable la souffrance produite par les conditions matérielles du capitalisme, en particulier pour les collectifs opprimés.

Or l’écospiritualité, en particulier parce qu’elle mobilise des pratiques qui ont été par ailleurs récupérées par une forme capitalistique du développement personnel, pourrait nourrir un soupçon analogue. Comme les « managers » qui inciteraient les individus, face à l’oppression et au stress, à méditer de façon à s’adapter à la situation, plutôt qu’à se mobiliser collectivement pour son changement, l’écospiritualité serait une ruse dépolitisante, facilement récupérable par les dominants dans la mesure où elle serait compatible avec une marchandisation et parce qu’elle favoriserait dans le fond le statu quo au niveau institutionnel. Elle entrerait dans la catégorie des stratégies de défense consistant à fuir la réalité dans des pratiques procurant une forme de réconfort personnel, sans horizon de réflexion sociale et politique. L’écospiritualité serait ainsi, en un certain sens, une spiritualisation de la domination et elle placerait les agents hors des conditions de l’action politique au sein du fonctionnement des sociétés démocratiques. Si les crises écologiques sont des problèmes systémiques, alors les pratiques écospirituelles, parce qu’elles placeraient l’accent sur le bien être individuel plutôt que sur l’imagination de réponses collectives au niveau économiques et politiques, seraient ainsi des réponses inadéquates et pernicieuses. Elles favoriseraient un repli individualiste et dépolitisé, aux effets dérisoires face aux échelles quantitatives en jeu, et même dangereux dans la mesure où elles détourneraient de la nécessité de changements, radicaux ou révolutionnaires, de paradigmes civilisationnels.

L’irrationalisme aux tendances fascisantes et conservatrices

Un deuxième argument formulé à l’encontre de l’écospiritualité provient d’une perspective moderne rationaliste qui tend à identifier les spiritualités de la Terre comme des tendances exemplaires des dérives fascisantes de l’écologie. Il y aurait deux raisons principales qui nourrissent cette critique : d’un côté, la mobilisation de croyances et d’affects obscurantistes renverraient à une forme d’irrationalité romantique, qui aurait été mobilisée politiquement par le nazisme, et qui se retrouverait dans les théorisations politiques réactionnaires et anti-démocratiques contemporaines ; d’un autre côté, la référence à un domaine transcendant s’immisçant dans la normativité politique serait elle aussi typique des tendances réactionnaires et hiérarchiques qui s’opposeraient aux exigences élémentaires de la construction d’un espace démocratique pluraliste, et plus largement aux mouvements dits « progressistes » ou « révolutionnaires » qui, eux, placeraient les luttes contre les oppressions et l’exigence de justice au cœur de leur revendications politiques. En contexte francophone, la crainte d’un « écologisme autoritaire » nourrit de spiritualités de la Terre, alimente ainsi des critiques issues d’une soi-disant modernité rationaliste et progressiste contre des tendances potentiellement fascisantes de l’écologie (Ferry, 1992 ; Sternhell, 1995), mais aussi des critiques néo-marxistes ou anarchistes contre certaines figures populaires d’une écologie spirituelle (i.e. Pierre Rabhi), au nom d’accointances réactionnaires et d’une dépolitisation de l’écologie.

Éléments de réponse

Un premier élément de réponse consisterait à reconnaitre que s’il existe bien, à l’intérieure même de la plupart des traditions spirituelles une tension entre retrait du monde et engagement dans le monde, les pratiques écospirituelles se distinguent par une attention aux expériences psycho-corporelles et aux interdépendances relationnelles sur fond de crises écologiques qui rendent intrinsèquement improbables l’oubli du monde et le mépris de la politique. En effet, les crises écologiques soulignent brutalement les dysfonctionnements des cultures thermoindustrielles mondialisées capitalistes, extractivistes, productivistes et consuméristes. Le monde s’y rappelle à nous par la puissance et l’imprévisibilité de ses réactions. L’écospiritualité vise à approfondir le rapport à la corporéité ou aux réseaux matériels qui constituent nos existences mondaines. Elle rend donc potentiellement plus conscient des conditions politiques de production, d’appropriation, d’exploitation qui structurent les rapports de force et les injustices dans ces réseaux d’interdépendances. Il faut aussi reconnaitre que certaines des grandes figures de l’écospiritualité[6] ne sont pas des mystiques reclus ou recluses, mais bien des actrices et acteurs du débat public et de la militance écologique, qui prouvent par l’exemple, qu’il n’y a pas incompatibilité entre la quête écospirituelle et l’action collective, mais plutôt articulation multiple, notamment dans la fonction d’allier le soin et la lutte, de soutenir les résistances face à l’oppression hégémonique et de ménager les militants contre le surinvestissement dans la cause (Starhawk, 1990; 2002; 2013).

On peut deuxièmement contester l’inférence entre écospiritualité et repli sur le niveau individuel négligeant les dimensions systémiques. Par exemple une idéologie néolibérale et consumériste suffit au repli individualiste et dépolitisé. Au contraire, les pratiques écospirituelles visent généralement à recréer une conscience, à différents niveaux, des interrelations avec une matérialité élémentaire, des structures évolutives biologiques partagées avec les autres vivants et aussi des réseaux techniques et politiques de nos actions ordinaires (voir partie 3). De plus, on peut soutenir que la transformation de soi est condition d’un engagement collectif effectif. Car elle affirme, non seulement la puissance à agir immédiatement sur les comportements et les modes de vie, mais souligne aussi que la réussite d’une action collective suppose la bonne gestion du fameux « facteur humain », c’est-à-dire des conflits internes à soi et aux milieux militants.

Troisièmement, on peut observer que les objections qui agitent la peur de la promotion du fascisme et du conservatisme par l’écospiritualité relèvent dans le fond du sophisme de la pente glissante, qui infèrent de certaines tendances potentielles, une disqualification de principe. Or on peut répondre au moins trois choses à ces craintes. [1] De fait, certains écologistes ont brillé par leur positionnement politique convergent avec l’ultra-droite et inversement des mouvances d’ultra-droite mâtinent leurs idéologies racistes, réactionnaires et conservatrices de spiritualisation du rapport au Grand Tout (Forchtner, 2019). Mais une étude précise de la réalité de la diversité de l’écologisme politique oblige à reconnaitre que ces tendances, quoique réelles, sont extrêmement minoritaires, que les rapprochements idéologiques opérés par des mouvances d’ultra-droite sont partiels, partiaux et souvent incohérents, ou encore que la tendance majoritaire de l’écologie politique serait plutôt de « tenir le centre » (Flipo, 2018). En tous les cas, rien n’indique que le lien entre écospiritualité et positionnement fascisant et réactionnaire soit de l’ordre d’une nécessité, ni même d’une quelconque causalité. [2] Les tenants d’une écospiritualité sont dans des postures minoritaires, ils ne sont pas en mesure d’imposer un ordre réactionnaire. Au pire, on pourrait concevoir une tendance à avaliser des ordres hégémoniques au lieu d’être en mesure de les contester, mais cela reste à être prouvé factuellement. Et si la différence de stratégie, par exemple entre l’écologie sociale et l’anarchisme spirituel (John P. Clark) ou les sorcières néopaïennes (Starhawk), est parfois dramatisée comme irréconciliable, il ne faut pas oublier que la controverse anime des adversités au sein de champs minoritaires. Ainsi, en tenant compte des rapports de forces entre modèle majoritaires et alternatives écologiques minoritaires, ces différents courants reconnaissent dans le fond les mêmes ennemis : le capitalisme impérialiste, colonial et patriarcal, ses dynamiques destructrices et ses structures de dominations injustes. [3] Plutôt que d’opposer le conservatisme théologico-politique au progressisme révolutionnaire d’une normativité éthico-politique sécularisée, n’est-il pas plus pertinent de scinder la polarisation entre d’une part, une religiosité dominante qui se mettrait au service d’un pouvoir hégémonique, à tendance donc conservatrice et, d’autre part, une religiosité émancipatrice qui lui résisterait et se placerait ainsi aux côtés des collectifs minorisés, opprimés ou exploités ? Si l’on résiste à une stigmatisation et à une fétichisation du sacré et de la religiosité, et si l’on s’intéresse à la réalité des pratiques écospirituelles, on s’aperçoit qu’elles sont de façon extrêmement massive du côté des tendances minoritaires, progressistes, radicales, anti-hégémoniques, propre à nourrir et à soutenir des engagements militants pluriels plutôt qu’à renforcer un conformisme et une acception dépolitisée du statu quo.

L’écospiritualité ne saurait donc être réduite, en principes ou en fait, ni à la diversion de l’action écologique dans des sphères individualistes et dépolitisées, ni à un irrationalisme antimoderne qui contaminerait la sphère politique en l’exposant à des devenirs écofascistes ou promouvrait des tendances conservatrices. Au contraire, par bien des façons, l’écospiritualité tisse l’écologie en première personne et l’écologie politique au point qu’il est possible d’affirmer que « l’écospirituel est politique ». C’est ce lien que nous aimerions maintenant analyser plus en détail à partir d’un cas des pratiques écospirituelles du Bouddhisme Zen.  

 

Les pratiques écospirituelles du Bouddhisme Zen (selon l’enseignement de Thich Nhat Hanh) : « the ecospiritual is political »

Par souci de concision, nous nous focaliserons ici sur les pratiques écospirituelles du bouddhisme Zen, telles qu’enseignées par le moine vietnamien Thich Nhat Hanh[7]. Ce choix se justifie par l’importance accordée à cette compréhension renouvelée de nos liens avec la Terre au sein de cet enseignement, et notamment à partir de deux types de pratiques : [1] des pratiques contemplatives et volitionnelles clairement conçues et orientées pour nourrir et renforcer l’aspiration éthique et les actions visant à prendre soin de la Terre ; [2] des pratiques d’attention consciente, structurées autour du couple Shamata/Vipassana. C’est cet entraînement attentionnel spécifique que nous nous proposons de questionner dans un premier temps afin d’essayer de comprendre ce qu’elle peut apporter en termes d’engagement écologique.

Shamata : s’arrêter pour habiter la Terre sensible

Il est utile de rappeler que le point de départ de toute pratique méditative dans la tradition bouddhiste est marqué par une certaine preuve d’humilité : la reconnaissance d’un sentiment d’insatisfaction plus ou moins subtile au sein de notre expérience. Et c’est ce sentiment, déployé au sein d’une dimension affective, qui nous pousse à tourner notre attention vers l’intérieur. La base de ce travail attentionnel consiste à développer dans un premier temps une « présence attentive » ou « pleine attention » (shamata en sanskrit, mindfulness[8] ou full awareness en anglais) à ce qui surgit dans le moment présent. Pour cela, la mobilisation du plan corporel et en particulier du souffle comme support de pratique est d’une aide précieuse. La respiration consciente est ainsi considérée comme la fondation des pratiques écospirituelles, car elle nous fait sortir d’un monde égocentré de projections désirantes et de représentations pour nous remettre en contact avec le vivant en nous et autour de nous : « Revenir à notre respiration permet de réunir le corps et l’esprit et nous rappelle le miracle de l’instant présent. Notre planète est là, puissante, généreuse et soutenante à chaque instant » (Thich Nhat Hanh, 2013 : 41).

Pratiquer shamata peut se faire dans n’importe quel contexte bien que certaines pratiques formalisées soient plus faciles d’accès pour nous redonner une qualité de présence capable de nous « faire tomber amoureux de la Terre » : méditation assise, marche méditative, méditation du repas (ibid. : 85-96). La respiration n’est pas le seul support pour cultiver la présence attentive : la sensation du contact entre le sol et les pieds ou la saveur de chaque bouchée de nourriture sont autant d’autres focalisations possibles pour « se remémorer » (smrti) de ramener le corps-esprit ici et maintenant, comme cohabitant de la Terre sensible. Cette pratique est aussi qualifiée de « pratique de l’arrêt » (Thich Nhat Hanh, 2012 : 82) car elle permet de suspendre momentanément notre attitude naturelle (le fonctionnement automatique de notre conscience) et de diminuer le flux ininterrompu et parfois gênant de notre conscience mentale. Un des effets directs de cet entraînement est un sentiment d’émerveillement et de gratitude devant le miracle continuel de la vie et la créativité de la Terre.

Vipassana : examiner la nature interdépendante des phénomènes et du Soi

En redonnant une certaine disponibilité et une stabilité à notre esprit, la pratique de l’arrêt permet d’entamer une seconde phase de l’entraînement attentionnel : l’« observation » ou « examen pénétrant » (vipassana). Cette observation recouvre des pratiques d’attention focalisées vers deux directions : l’activité consciente du Soi ou les phénomènes extérieurs (naturels comme sociaux). Dans le premier cas, il s’agit alors d’observer clairement le contenu de l’expérience vécue sans le juger, simplement accueillir les mouvements de notre écologie intérieure moments après moments. L’observation peut porter sur les sensations, les perceptions, les sentiments, les pensées ou encore la conscience dans son ensemble. En posant l’attention sur ce flux d’expérience consciente, le pratiquant remarque ainsi peu à peu que celui-ci n’a rien de permanent ; non seulement, les sensations et les perceptions changent constamment mais la conscience mentale même ne cesse de se transformer, de couler telle une rivière. À ce stade, une aptitude particulière se développe, un devenir conscient, qui met au jour les structures même de la perception. Cette pratique ouvre à une compréhension renouvelée du Soi puisque l’activité consciente se donne sans consistance stable. La perception directe de l’impermanence du Soi fait bouger ce qui semblait si solide au sein de l’expérience.

Cette découverte peut être renforcée par des pratiques d’attention focalisées sur la nature interdépendante des phénomènes extérieurs : l’entraînement consiste à mettre au jour l’ensemble des causes et des conditions, souvent non apparentes, qui permettent par exemple à une fleur de se manifester, en prenant conscience de tous les éléments « non fleur » (l’eau, le soleil, la terre, etc.) qui sont pourtant constitutifs de la fleur. En observant ainsi, le pratiquant voit que tout être ou phénomène ne peut exister par lui-même, de manière intrinsèque : il est « vide » (ou dénuée) d’une nature indépendante et séparée (sunyata), ce qui veut dire que son identité ne peut être établie qu’en fonction d’un réseau de relations constitutives de sa propre consistance. Lorsque nous disons « fleur », ce n’est finalement qu’une désignation que nous lui apposons. Ce qui avait commencé par une présence attentive au souffle se poursuit donc par une attention focalisée à un second niveau, sur les structures même de notre perception et la nature interdépendante des phénomènes. L’entraînement attentionnel de type shamata/vipassana, composé comme un tout organique plus que comme une succession de pratiques, met finalement au jour un point aveugle de notre intentionnalité : notre tendance à nous comporter comme si la réalité était constituée d’entités séparées, indépendantes et permanentes, alors que toute manifestation se déploie sur le mode de l’inter-être (Thich Nhat Hanh, 2012 : 413-4).

Les implications éthiques de l’entraînement attentionnel shamata/vipassana

Arriver à cette réalisation, en avoir une « aperception claire », et l’incarner dans un corps-esprit demandent un long processus d’exercices réitérés dont le propre est aussi de permettre d’éviter de réifier cette absence de fondements en absence tout court, tombant ainsi dans une posture nihiliste (Thich Nhat Hanh, 2012 : 259-311). Au contraire ce qui se déploie dans cette découverte d’un champ d’interdépendance constitutif de tout phénomène et en particulier du soi, c’est plutôt un certain relâchement, une détente ou une ouverture puisqu’il n’y a rien qui puisse être si restreint et si figé que ce que notre perception conventionnelle nous a amené à croire. Ainsi, à mesure que nos habitudes de saisie mentale (saisie du sujet ou de l’objet) diminuent et cessent de prendre toute la place dans la conscience, une certaine réceptivité se développe aussi, un mode d’écoute particulier appelé conscience pénétrante ou vision profonde (prajna).

 

 

 

Figure : Schéma du lien entre pratiques attentionnelles, contemplatives et engagement éthique

(Réalisé par l’auteur, à partir notamment de Thich Nhat Hanh, 2006 & 2012 et Varela, 2017 : 381-416)

 

Et de cette conscience de la réalité interdépendante émerge peu à peu un sentiment intime d’intégrité et de connexion avec tous les autres êtres sensibles, qui transforme notre soi étroit (manas) en un Soi élargi ou pour reprendre la pensée d’Arne Naess en un Soi écologique, c’est-à-dire un soi capable d’inclure toutes les relations qui le constituent (Naess, 2017). Mus par ce sentiment, nous ne pouvons plus considérer la Terre comme un simple support extérieur à nous-mêmes, un support commode pour nos activités extractivistes :

Nous oublions souvent que la planète sur laquelle nous vivons nous a donné tous les éléments qui composent notre corps. L’eau de notre chair, nos os et toutes les cellules microscopiques de notre corps proviennent tous de la Terre et font partie de la Terre. La Terre n’est pas seulement l’environnement dans lequel nous vivons. Nous sommes la Terre et nous la portons toujours en nous. (Thich Nhat Hanh, 2013 : 8)

Dès lors, un souci de la Terre, des autres espèces et des autres humains, qui est aussi souci de soi, peut se déployer naturellement et donner lieu à une empathie et une compassion spontanée (karuna), qui n’entend plus discriminer entre des êtres dignes d’attention (car proches ou soi-disant « identiques » à nous-mêmes) et des êtres exclus de notre champ d’attention (car lointains ou soi-disant « différents » de nous-mêmes). Cette capacité à ressentir de l’intérieur une proximité avec tous les êtres, en comprenant qu’ils sont aussi en nous et que leur bonheur est nécessaire à notre propre bonheur, est alors source d’actions portant l’empreinte d’un engagement éthique non-violent. Un comportement éthique est ainsi né, sans l’intervention d’une volonté délibérée de bien faire ou d’un désir de transfert vers l’autre, mais à partir d’une compréhension de la non-dualité des phénomènes et d’une sagesse non-discriminante (advaya jñana).

Renforcer l’engagement éthique et politique par des pratiques contemplatives et volitionnelles

Bien sûr, cette attitude éthique reste longtemps fragile et certaines pratiques contemplatives et volitionnelles permettent de la soutenir à mesure que le pratiquant progresse dans son parcours et rencontre différentes résistances. Dans la tradition du Bouddhisme Zen vietnamien renouvelée par Thich Nhat Hanh, il existe ainsi certaines pratiques spécifiques qui visent à remettre régulièrement au premier plan de la conscience cette vision profonde d’une absence de séparation entre nous-mêmes et la Terre : cérémonie des touchers de la Terre, du renouveau avec la Terre ; récitation de chants, de gathas, des 5 ou des 14 entraînements à la Pleine Conscience ; lecture ou écriture de lettres à la Terre mère (2013). Toutes ces pratiques, souvent collectives, viennent nourrir et stabiliser la compréhension qui a été découverte, et l’engagement dans l’action qui se met en place très progressivement dans le vécu du pratiquant pour préserver la Terre comme lui-même, et ce dans au moins 3 directions : [1] elles offrent un espace pour célébrer les vertus de la Terre (stabilité, créativité, générosité, etc.) et amplifier les sentiments d’émerveillement et de gratitude ayant émergé par la pratique de l’arrêt, au point de générer un profond respect pour toutes les formes de vie, une écologie révérencielle (Kumar, 2010). Au village des pruniers, cette célébration, qui est aussi guérison, se concrétise par exemple par la pratique du jardinage en pleine conscience au sein des deux Happy Farms qui ont été créées (voir Kristof-Lardet, 2019 : 74-8) ; [2] elles permettent au pratiquant d’« écouter les plaintes de la Terre qui pleure et crie en nous » (réponse orale de Thich Nhat Hanh à la question « qu’est-ce que nous avons le plus besoin pour faire face à la crise écologique ? ») plutôt que de suivre des stratégies d’évitement et de déni. Lucide devant cette souffrance ainsi que les injustices sociales présentes dans le monde, le pratiquant est alors invité à mobiliser la compassion (plutôt que la colère ou l’indignation qui le maintiendraient dans une vue dualiste et discriminante) comme moteur de ses activités quotidiennes (que ce soit dans le choix de ses moyens d’existence, de sa communication, de sa consommation); [3] elles nourrissent enfin une perception de la réalité du point de vue d’une dimension ultime (intimement lié à la dimension historique), selon laquelle il n’y a ni naissance ni mort, mais transformation continuelle des phénomènes (y compris la Terre). Cette vision est à la fois un antidote aux imaginaires catastrophistes (et ses affects afférents : peur, désespoir, anxiété) proliférant en temps de crise écologique et à l’attachement par rapport à ses propres vues ou aux possibles résultats de ses actes qui est à la source de nouvelles afflictions (épuisement, impuissance, découragement).

Une de nos questions initiales était de savoir si les pratiques écospirituelles peuvent favoriser des modes d’engagements éthiques et politiques radicaux, parce qu’ancrés dans une dimension plus profonde de la conscience. Si nous avons insisté sur l’engagement éthique et individuel permis par les pratiques attentionnelles, il reste à préciser davantage les dimensions directement politiques et collectives que recouvrent les pratiques écospirituelles développées au village des pruniers. Notons tout d’abord que le terme de « bouddhisme engagé » (1954) a été proposé pour la première fois par Thich Nhat Hanh alors que son pays natal sortait de la guerre d’Indochine pour rentrer dans la guerre du Vietnam. Diffusée et déclinée en « bouddhisme appliqué » ou « bouddhisme pour le monde » (Rommeluère, 2013), cette expression traduit l’engagement de moines et de laïcs non-violents[9] qui entendent mettre leur travail de transformation intérieure au service d’une société juste, quitte à s’opposer aux structures établies et au pouvoir en place : « Quand les bombes commencent à tomber sur les gens, vous ne pouvez pas rester dans la salle de méditation tout le temps[10]. » Dans de nombreux textes et enseignements, Thich Nhat Hanh insiste sur la nécessité d’un « éveil collectif » (2009 : 187-205), qui se nourrit d’une sagesse individuelle et la renforce en retour, débouchant sur des actions collectives capables d’amener des changements d’ampleur. Tout pratiquant est invité à s’engager dans la vie politique et civique, à avoir le courage de dénoncer les injustices même s’il est en minorité, et à développer une forme de sagesse capable de répondre aux problèmes collectifs qui surgissent ici et maintenant (réchauffement climatique, destruction des écosystèmes, conflits et guerres, etc.). La forme de cet engagement politique, aligné avec l’attitude éthique que chaque pratiquant s’efforce d’actualiser, est clairement explicite dans les « 14 entraînements à la pleine conscience », texte structurant de cette tradition bouddhiste renouvelée (Thich Nhat Hanh, 1998). Les premiers entraînements (1 à 3) mettent en évidence l’importance d’un non-attachement aux doctrines, idéologies ou vues (mêmes bouddhistes) afin d’actualiser ce que l’on pourrait appeler avec Baptiste Morizot une « politique (ou diplomatie) des interdépendances » (2020) au service de la relation entre tous, et capable de dépasser une tradition politique dominante qui pense en termes de camps antagonistes. Cette vision non-dualiste ne signifie pas pour autant un relativisme mou et les entraînements suivants (notamment le 5e) posent les bases axiologiques (contentement, solidarité, sollicitude, communication non-violente, etc.) pour la construction de communautés éveillées (sangha) qui aspirent à un bonheur véritable, en rupture avec les principes moteurs des sociétés capitalistes (recherche de profit, de pouvoir, de reconnaissance ou de confort). Il s’agit ainsi de bâtir des collectifs (monastiques et laïcs) qui, dans et par leurs pratiques, génèrent une énergie puissante de guérison et de soutien à la vie, à la fois l’intérieur des communautés, mais aussi par une certaine porosité avec la société civile (d’où les nombreuses retraites ouvertes au public dans les centres de cette tradition, la participation à différents évènements (sommet de la Terre, COP21, COP 26, etc.) ou encore le soutien à des groupes d’activistes écologistes (i.e. Extinction Rebellion)). Cet engagement politique se décline encore dans les derniers entraînements (11 à 13) par une attention particulière pour résister et lutter concrètement contre tout ce qui favorise la destruction, l’exploitation et l’oppression des êtres sensibles (comme le boycott des entreprises qui dégradent les milieux de vie et portent atteinte à la dignité de leurs employés). Au final, ce que propose les pratiques écospirituelles de cette tradition bouddhiste, ressemble fortement à ce que Guattari nomme une « écosophie pratique » (1989), mêlant de façon indissociable des formes d’engagement éthiques et politiques, individuelles et collectives, à partir d’une compréhension interdépendante de soi et des phénomènes. La transformation de soi et de ses relations avec la Terre est ainsi porteuse d’un récit où de plus en plus d’acteurs réconciliés avec la Terre se relient les uns aux autres, dans un tissage de leurs expériences, à même de créer des seuils de basculement systémique. 

 

Conclusion

Si l’écospiritualité résiste aux objections de l’écologie politique (repli individualiste et dépolitisant faisant dériver l’action écologique, irrationalisme antimoderne et ses dérives écofascistes ou conservatrices), c’est bien parce que celle-ci ne prend pas sa source dans un ensemble de principes moralisateurs et décontextualisés, aptes à définir de nouvelles formes de religiosité dominante au service d’un pouvoir hégémonique. Au contraire, l’écospiritualité s’ancre d’abord dans une écologie en première personne tournée vers l’exploration directe et irréductible de l’expérience vécue. Et cette praxis explicite de l’activité consciente génère de nouvelles manières de porter attention aussi bien à la corporéité, qu’aux réseaux matériels élémentaires ou aux liens d’interdépendance constitutifs d’un vivant. En suivant un chemin précis et progressif de pratiques, le sujet acquiert ainsi des aptitudes affectives, perceptives et comportementales qui sont autant d’expressions d’un savoir-faire éthique (Varela, 1995). La portée éthique d’un tel entraînement attentionnel rejoint les réflexions développées par l’anthropologue David Abram :

Il se pourrait bien que la nouvelle « éthique environnementale » à laquelle aspirent tant de philosophes de l’environnement – une éthique qui nous demande de respecter et de prendre en compte non pas seulement la vie de nos congénères humains mais aussi la vie et le bien-être du reste de la nature – puisse naître non d’abord des conséquences logiques de nouveaux principes philosophiques ou de restrictions légales, mais à travers une attention renouvelée à cette dimension perceptive qui sous-tend toutes nos logiques, à travers le renouvellement de notre empathie charnelle, sensorielle avec la terre vivante qui nous nourrit.  (Abram, 2013 : 97-8)

Et à la suite de cet auteur, il est possible de comprendre ces pratiques écospirituelles comme des « pratiques phénoménologiques » (Depraz, Varela et Vermersch 2011) dont le premier geste est de suspendre nos manières habituelles d’énacter le monde. Mais à la différence d’une tradition phénoménologique se contentant bien souvent de décrire les contenus de notre expérience consciente, les pratiques écospirituelles ici présentées entendent plus profondément transformer ce qui ce qui nous amène à agir en un certain sens. Elles sont donc porteuses d’une véritable révolution ontologique et éthique nécessaire pour mettre en œuvre le troisième récit évoqué par Joanna Macy, le Changement de Cap, nous faisant sortir des « passions tristes » du Business as Usual et de la Grande Désintégration (Macy et Young Brown, 2014). Une révolution qui nous amène à passer d’un « filtre ontologique dualiste » dominant dans nos cultures occidentales (Descola, 2005) à une « ontologie relationnelle » capable d’activer de nouvelles pratiques politiques résistant à l’uni-monde néolibéral (Escobar, 2018).

 

 

  • Clément Barniaudy est maître de conférences en géographie à l’Université de Montpellier et membre du LIRDEF (Laboratoire interdisciplinaire de recherche en didactique, éducation et formation). Ses intérêts d’enseignement et de recherche portent sur les éthiques du care, les humanités écologiques et l’éducation en Anthropocène. Parmi ses publications : Aménager au gré des vents : la géographie au service de l’action (Anthropos, 2018), Re-storying Mediterranean Worlds : New Narratives from Italian Cultures to Global Citizenship (avec Angela Biancofiore, Bloomsbury 2021).
  • Damien Delorme est agrégé de philosophie, docteur en philosophie et théologie, chargé de cours en éthique de l’environnement aux universités de Genève, de Lausanne et de Lyon. Il a soutenu, en 2021, sa thèse intitulée « La nature et ses marges : la crise de l’idée de nature dans les humanités environnementales ». Ses recherches portent notamment sur la question de l’articulation entre l’écologie en première personne et l’écologie politique. À ce titre, il s’intéresse à l’écospiritualité, à l’écoféminisme, à l’esthétique environnementale et aux écotopies.

 

Références :

Abram, David. 2013. Comment la Terre s’est tue ? Pour une écologie des sens. Paris : La Découverte / Les empêcheurs de penser en rond.

Bateson, Gregory. 1996. Une unité sacrée: quelques pas de plus vers une écologie de l’esprit. Paris : Seuil. 

Benoist, Lise. 2020. « Green is the new brown : poussée “écologique” à l’extrême droite ». Terrestres, november. https://www.terrestres.org/2020/11/02/green-is-the-new-brown-la-poussee-ecologique-de-lextreme-droite/.

Bookchin, Murray. 1990. The Philosophy of Social Ecology: Essays on Dialectical Naturalism. Montréal: Black Rose Books.

———. 1993. « What Is Social Ecology ? » In Environmental Philosophy: From Animal Rights to Radical Ecology, edited by Michael E. Zimmerman. Englewood Cliffs: Prentice Hall.

Choné, Aurélie. 2018. « Écospiritualité ». In Guide des Humanités environnementales, edited by Isabelle Hajek and Philippe Hamman. Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion: 59‑72. http://books.openedition.org/septentrion/19300.

Depraz, Nathalie, Varela, Francisco J., Vermersch, Pierre, 2011. A l’épreuve de l’expérience : pour une pratique phénoménologique. Bucarest: Zeta Books.

Descola, Philippe. 2005, Par-delà nature et culture. Paris : Gallimard. 

Egger, Michel Maxime. 2012. La Terre comme soi-même : repères pour une écospiritualité. Genève : Labor & Fides.

Egger, Michel Maxime. 2018. L’écospiritualité. Réenchanter notre relation à la nature. Bernex : Jouvence.

Escobar, Arturo. 2018. Sentir-Penser avec la Terre. Une écologie au-delà de l’Occident. Paris : Seuil.

Falcombello, Jean-Marc. 2017. Le Bouddha est-il vert ? conversation avec Michel Maxime Egger. Genève : Labor et Fides.

Ferry, Luc. 1992. Le nouvel ordre écologique: l’arbre, l’animal et l’homme. Paris : B. Grasset.

Flipo, Fabrice. 2018. L’écologie autoritaire. Londres : ISTE éditions.

Forchtner, Bernhard, ed. 2019. The Far Right and the Environment: Politics, Discourse and Communication. London: Routledge. https://doi.org/10.4324/9781351104043.

François, Stéphane. 2018. « Réflexions sur le paganisme d’extrême droite. » Social Compass, 65 (2): 263‑77. https://doi.org/10.1177/0037768618768439.

Guattari, Félix. 1989. Les trois écologies. Paris : Galilée. (mettre une traduction anglaise ?)

Harris, Ian. 1991. « How Environmentalist Is Buddhism? » Religion, 21 (2): 101‑14. https://doi.org/10.1016/0048-721X(91)90058-X.

———. 1995. Buddhist environmental ethics and detraditionalization the case of ecoBuddhism.

———. 2000. « Buddhism and Ecology ». In Contemporary Buddhist Ethics, edited by Keown, Damien, 113‑35. Curzon Critical Studies in Buddhism. Richmond: Curzon.

Heberle, Renee. 2016. « The Personal Is Political ». In The Oxford Handbook of Feminist Theory, edited by Lisa Disch et Mary Hawkesworth, 593‑609. Oxford ; New York: Oxford University Press.

Ives, Christopher. 2017. « Buddhism, A mixed Dharmic bag : Debates about Buddhism and ecology ». In Routledge handbook of religion and ecology, edited by Willis Jenkins, Mary Evelyn Tucker, et John Grim, 43‑51. London ; New York: Routledge.

Keown, Damien. 2007. « Buddhism and ecology: A virtue ethics approach. » Contemporary Buddhism, 8 (2): 97‑112. https://doi.org/10.1080/14639940701636083.

Kristof-Lardet, Christine. 2019. Sur la Terre comme au ciel : Lieux spirituels engagés en écologie. Genève: Labor et fides.

Kumar, Satish. 2010. Tu es, donc je suis: une déclaration de dépendance. Paris: Belfond.

Lipietz, Alain. 2003. Qu’est-ce que l’écologie politique? : la grande transformation du XXIe siècle. Paris : La Découverte.

Löwy, Michael. 1995. « Karl Marx and Friedrich Engels as Sociologists of Religion ». Archives de Sciences Sociales des Religions, 89 (1): 41‑52. https://doi.org/10.3406/assr.1995.976.

Macy, Joanna, et Johnstone, Chris. 2018. L’espérance en mouvement. Genève : Labor & Fides.

Morizot, Baptiste. 2020. Manières d’être vivants. Arles : Actes Sud.

Næss, Arne. 2017. La réalisation de soi. Marseille : Wildproject.

Pierron, Jean-Philippe. 2014. « Hiérophanies séculières : une expérience spirituelle de la nature ? » In Y a-t-il du sacré dans la nature ?, edited by Bérengère Hurand et Catherine Larrère, 115‑27. Paris : Éditions de la Sorbonne.

Pierron, Jean-Philippe. 2021. Je est un nous: enquête philosophique sur nos interdépendances avec le vivant. Arles : Actes Sud.

Raskin, Paul D. 2008. « World Lines : A Framework for Exploring Global Pathways. » Ecological Economics, 461‑70. https://doi.org/10.1016/j.ecolecon.2008.01.021.

Rommuluère, Eric. 2013. Le bouddhisme engagé. Paris : Seuil.

Sponsel, Leslie E. 2012. Spiritual ecology: a quiet revolution. Santa Barbara : Praeger.

Starhawk. 1990. Dreaming the Dark: Magic, Sex and Politics. New ed. Mandala Books. London : Unwin Paperbacks.

———. 2002. Webs of Power: Notes from the Global Uprising. Gabriola, B.C. : New Society Publishers.

———. 2013. The Earth Path: Grounding Your Spirit in the Rhythms of Nature. New York : Harper Collins.

Sternhell, Zeev. 1995. Neither Right nor Left: Fascist Ideology in France. Princeton, NJ : Princeton University Press.

Taylor, Bron R. 2010. Dark Green Religion: Nature Spirituality and the Planetary Future. Berkeley : University of California Press.

Thich Nhat Hanh. [1974] 2008. Le miracle de la pleine conscience. Paris : J’ai lu.

———. 1996. La respiration essentielle. Paris : Albin Michel.

———. 1997. Transformation et guérison. Paris : Albin Michel.

———. 1998. Interbeing: fourteen guidelines for engaged Buddhism. CA : Parallax Press.

———. 2006. Pour une métamorphose de l’esprit : cinquante stances sur la nature de la conscience. Paris : La Table Ronde.  

———. 2009. L’art du pouvoir. Paris : G. Trédaniel.

———. 2010. Ce monde est tout ce que nous avons. Paris : Le Courrier du Livre.

———. 2012. Awakening of the Heart: essential Buddhist sutras and commentaries. Berkeley, CA : Parallax Press.

———. 2013. Love letter to the Earth. Berkeley, CA : Parallax Press.

Varela, Francisco J., Thompson, Evan and Rosch Eleanor. 1993. L’inscription corporelle de l’esprit : sciences cognitives et expérience humaine. Paris : Seuil.  

Varela, Francisco J.. 1995. Quel savoir pour l’éthique?. Paris : La Découverte.

———. 2017. Le cercle créateur : écrits (1976-2001). Paris : Seuil.

Wallace, Allan, 1998. The bridge of Quiescence: experiencing Tibetan Buddhist Meditation. Chicago : Open Court Press.

 

 

[1] Pour une expression de ces inquiétudes dans le bouddhisme, voir par exemple (Harris 1991; 1995 ; 2000 ; Keown 2007 ; Falcombello 2017).

[2] Sur les liens entre les « dark green religions » et l’extrême droite en contexte français voir (François, 2018; Benoist, 2020).

[3] Par exemple, Gary Snyder et Joanna Macy, tous deux inspirés du bouddhisme zen ou tibétain, seraient respectivement représentatif d’un animisme spirituel et d’une religion de Gaïa spirituelle (17‑22). Jane Goodall, Aldo Leopold et James Lovelock seraient représentatifs d’une spiritualité naturaliste ou d’une religion de Gaïa naturaliste (22‑40).

[4] À la suite d’Arne Naess, nous entendons par « soi écologique », une subjectivité élargie à l’ensemble des relations écologiques qui la constituent intrinsèquement. Voir infra p. 12.

[5] A ce titre, une clarification donnée par Bookchin dans un article intitulé « What is social ecology ? » est éloquente : « Alors que certains se sont demandé si l’écologie sociale avait traité de manière adéquate les questions de spiritualité, elle était, en fait, parmi les premières écologies contemporaines à appeler à un changement radical des valeurs spirituelles existantes. Un tel changement signifierait une transformation profonde de notre mentalité hégémonique de domination en une mentalité de complémentarité, dans laquelle nous verrions notre rôle dans le monde naturel comme créatif, favorable et profondément reconnaissant des besoins de la vie non humaine. Dans l’écologie sociale, une spiritualité véritablement naturelle (a truly natural spirituality) se concentre sur la capacité d’une humanité éveillée (awakened) à fonctionner comme des agents moraux pour diminuer les souffrances inutiles, s’engager dans la restauration écologique et favoriser une appréciation esthétique de l’évolution naturelle dans toute sa fécondité et sa diversité. » (Bookchin, 1993 : 463)

[6] Nous pensons en particulier à certaines figures écoféministes (Starhawk, Vandana Shiva, Joanna Macy, Wangari Maathai, Charlene Spretnak, etc.). Mais parmi les représentants religieux de différentes traditions ou les figures publiques de l’engagement écologiste, on pourrait citer de nombreux autres exemples plus ou moins célèbres.

[7] Thich Nhat Hanh est un enseignant et moine bouddhiste zen d’origine vietnamienne né en 1926 et décédé en 2022. Activiste très engagé pour la Paix lors de la guerre au Vietnam, il a été contraint de s’exiler en Occident à partir de 1966, d’abord aux États-Unis puis en France où il a fondé le « Village des Pruniers », une communauté monastique qui offre des retraites centrées sur la Pleine conscience et ouvertes à tous. S’il s’inscrit dans la tradition bouddhiste du Zen vietnamien, il s’est distingué par son approche renouvelé du Dharma, en fondant « l’ordre de l’inter-être » qui met notamment en avant la nécessité d’un « bouddhisme engagé » et d’une éthique globale capable de répondre aux problèmes contemporains. C’est en ce sens que son enseignement a très tôt pris au sérieux la question de la crise écologique et des moyens habiles pour y apporter une réponse. Deux de ses ouvrages récents portent explicitement sur cette thématique :  Ce monde est tout ce que nous avons  (2010), Love Letter to the Earth (2013). Par ailleurs, pour construire notre analyse des pratiques écospirituelles de cette tradition, nous nous référons également au recueil de sutras traduits en anglais et commentés par Thich Nhat Hanh (2012) qui regroupe un ensemble d’ouvrages publiés par l’auteur précédemment. Une des caractéristiques de ce recueil est de faire dialoguer les grands textes de la tradition Mahayana (sutra du cœur, sutra du diamant, entre autres) avec ceux de la tradition Theravada (sutra de la pleine conscience de la respiration, sutra des 4 établissements de l’attention). En outre, pour une description de certaines pratiques ici évoquées en français, voir notamment : Thich Nhat Hanh, [1974]2008, 1996, 1997.

[8] Nous reprenons cette traduction (et d’autres qui suivent) à Francisco J. Varela dont le travail de compréhension des pratiques d’attention de tradition bouddhiste (dans un contexte un peu différent, le bouddhisme Mahayana tibétain, mais partageant une base commune) constitue aide précieuse, son travail ayant notamment permis de réellement prendre réellement au sérieux la profondeur et le sens de ces pratiques d’attention en les rapprochant de la tradition phénoménologique occidentale (Varela, 2017 : 381-416 ; Varela, Thompson et Rosch, 1993). Par ailleurs, pour une vue plus complète sur la pratique de shamata (également du point de vue du bouddhisme tibétain), voir : Wallace, 1998. A noter que Thich Nhat Hanh emploie le terme de mindfulness dans un sens souvent plus large (incluant shamata et vipassana) et préfère parfois la traduction « full awareness » ou « full attention » pour shamata (2012 : 5-98).  

[9] Voir par exemple, l’École de la jeunesse pour le service social, une association fondée par Thich Nhat Hanh, au début des années 1960 en pleine guerre et forte actuellement de 10 000 bénévoles particulièrement actifs pour l’éducation dans les milieux ruraux vietnamiens. http://www.pourlesenfantsduvietnam.com/action.html (consulté le 11/04/2022)

[10] Citation extraite de l’article de soeur True Dedication publié sur le blog Ethical.net le 27 mai 2019, suite à la participation à Londres, le 2 mai 2019, des membres du village à une rencontre intitulée « Radical Mindfulness: Zen Teachings for Challenging Times » : https://ethical.net/ethical/radical-mindfulness-transcript/ (consulté le 11/04/2022)




Une approche de la Low-tech dans l’Enseignement Supérieur et la Recherche

Par Guillaume Guimbretière (CNRS, LACy (UMR8105, Université de la Réunion / Météo-France), 15 av. René Cassin, 97400 Saint-Denis),

 

 

 

 

 

Sacha Hodencq (Univ. Grenoble Alpes, CNRS, Grenoble INP*, G2Elab, F-38000 Grenoble)

 

 

 

 

 

& Martial Balland (Université Grenoble Alpes, CNRS, LIPhy, 38000 Grenoble)

 

 

 

 

 

Illustration du dessinateur VITO

 

Le terme low-tech devient de plus en plus visible dans le milieu de l’enseignement supérieur et de la recherche (Meyer, 2021) (MITI, 2021), alors que sa définition n’est pas encore fixée. L’article de J. Carrey, S. Lachaize et G. Carbou « Les Low-techs Comme Objet de Recherche Scientifique. Vers Une Société pérenne, équitable et conviviale » de la Pensée écologique (15 décembre 2021), ouvre le débat de la place de la low-tech dans la sphère académique et nous leur en sommes reconnaissants. En effet, nous construisons également depuis quelques temps des activités de Recherche et Enseignement autour des low-tech, tout en restant dans une posture de construction de notre réflexion sur ces sujets prospectifs (Guimbretiere, 2019) (LowTRE, 2021). Ce texte présente notre approche de la low-tech : dans une démarche constructive d’une vision de la place de la low-tech dans le milieu de la recherche et de l’enseignement, nous avons décidé d’exposer nos points de vue en les mettant en perspective de l’avis exposé dans l’article cité plus haut (appelé CLC dans la suite). Nous commençons donc par détailler notre définition de la low-tech, dans une deuxième partie nous discutons la place de la low-tech en recherche et notre démarche de recherche sur les low-tech. Une dernière partie est dédiée spécifiquement à la place des low-tech dans l’enseignement supérieur.

Notre motivation à travailler sur la low-tech est tout à fait identique : nous faisons le même constat de nécessité de changer de paradigme en termes d’innovation. Le tout high-tech sans considération des limites planétaires est une impasse et il est urgent de repositionner la durabilité comme impératif non négociable de la R&D. Pour cela une démarche techno-critique et réaliste est nécessaire et inévitable. Nous espérons enrichir cette vision par la contribution qui suit.

 

Low-tech : définition

Le terme « technologie » désigne au premier chef l’étude des outils et des techniques (https://fr.wikipedia.org/wiki/Technologie). Dans l’usage courant sa signification s’est élargie et la définition de technique ou technologie varie selon l’époque et la discipline, comme décrit par G. Roussilhe dans sa note Une erreur de tech (2020). Pour notre discours, nous considérons qu’une technologie est un outil et/ou une technique permettant aux humains d’interagir avec leur environnement.

Jusqu’à peu, les technologies low-tech étaient essentiellement développées par des particuliers ou des associations (Low-tech Lab) et avec des finalités répondant à des besoins de la vie courante, voire quelques applications artisanales ou semi-industrielles (Lytefire) (Eclowtech) (Atelier Paysan). Notre définition de la low-tech s’est donc construite sur les définitions d’acteurs de la cité : le terme low-tech, issue de l’anglais s’est construit par opposition aux technologies high-tech. Pour la Fabrique écologique (La Fabrique Écologique), il désigne : « … une démarche visant, dans une optique de durabilité, à questionner nos besoins réels et développer des solutions aussi faiblement « technologisées » que possible, minimisant l’énergie requise à la production et à l’usage, utilisant le moins possible de ressources / matériaux rares, n’infligeant pas de coûts cachés à la collectivité. Elles sont basées sur des techniques les plus simples possible, les moins dépendantes possible des ressources non renouvelables, sur des produits réparables et maintenables dans la durée, facilitant l’économie circulaire, la réutilisation et le recyclage, s’appuyant sur les savoirs et le travail humain digne. » Elle est donc accessible, dans la mesure où « à l’inverse des high-tech, son coût et sa complexité technique ne sont pas prohibitifs pour une large tranche de la population. » (Low-tech Lab), et si les savoirs qui y sont associés sont ouverts.

On retrouve bien dans cette description les deux approches « matérielle » et « politique » de CLC. On retrouve également la démarche techno-critique historique qui questionne l’impact socio-écologique de l’existence des technologies et dont la low-tech est l’héritière. La critique dépasse même l’usage de la technologie en questionnant les besoins à l’origine du développement technologique. Nous allons dans le sens de CLC en considérant la définition de la low-tech comme mouvante par essence, car issue de la techno-critique. Nous pensons également qu’il est plus constructif de discuter un cadre de référence que de chercher à fixer le concept par une définition rigide. La démarche techno-critique et réaliste (respect des limites environnementales) de la low-tech constitue ainsi une stratégie fonctionnelle de maîtrise d’un régime technologique. Cette stratégie s’intéresse au besoin à l’origine du développement de la technologie. La nature et l’importance de ce besoin dépendent du contexte, c’est à dire du lieu et du groupe d’usagers considérés. Comme plusieurs réponses technologiques peuvent-être envisagées pour répondre à un besoin, le concept low-tech est relatif – une technologie est plus ou moins low-tech qu’une autre pour un même besoin assouvi. En outre le concept low-tech est flottant spatialement et temporellement, dans le sens où les ressources disponibles pour la conception d’un objet technique ne seront pas les mêmes selon le lieu et l’époque où l’on se trouve.

A la lumière de cette stratégie techno-critique, nous pouvons relire la définition d’une technologie low-tech adoptée dans CLC : « une technologie est low-tech si elle constitue une brique technique élémentaire d’une société pérenne, équitable et conviviale ».

  • La déconstruction du régime technologique en briques élémentaires est vraiment très intéressante car elle permet de penser chaque technologie dans ses spécificités socio-techniques tout en gardant le lien avec l’ensemble. Une technologie porte en elle un modèle de société, mais son potentiel ne peut s’exprimer qu’intégrée dans une société résultant elle-même des interactions multiples des briques élémentaires constitutives. Le modèle de société dans laquelle nous vivons peut alors être vue comme une émergence du système socio-technique complexe. Cette déconstruction en briques élémentaires permet en outre de révéler les dépendances d’un système socio-technique (réseaux, matière), dont la compréhension est essentielle pour prendre des décisions politiques raisonnées (Latour, 2017). Cela peut s’incarner simplement par l’identification des flux à l’échelle d’une communauté ou d’un territoire, comme suggéré par D. Florentin & Charlotte Ruggeri (2019).
  • La pérennité est évidemment une propriété indissociable de la low-tech, le concept prenant de l’ampleur dans un contexte de dépassement des limites planétaires (Steffen, 2015) (Ripple, 2017). On peut cependant questionner si ce sont les briques élémentaires qui doivent être pérennes, ou bien l’ensemble du régime technologique. CLC stipule qu’« on ne peut pas vraiment dire qu’une technologie donnée est low-tech, mais plutôt qu’un ensemble complémentaire de technologies, utilisées par une société donnée pour son fonctionnement, sont low-techs ». Effectivement, il semble pertinent d’envisager que si une brique élémentaire ne peut être estimée low-tech que par rapport aux autres briques du système technique, c’est effectivement la pérennité du régime technologique qui est l’objectif long terme. La nature relative et flottante de la low-tech permet alors de relier la stratégie low-tech au concept d’une trajectoire technologique qu’il faut piloter vers cette pérennité long-terme. Cependant, l’ancrage de cette trajectoire dans l’histoire d’une civilisation combinée à la nature contextuelle des besoins ouvre la possibilité qu’une brique élémentaire soit low-tech malgré une pérennité limitée à un horizon court/moyen termes ; par exemple, si le besoin n’existe que pour une période (voir la partie low-tech pour la Recherche), ou bien si le taux de renouvellement d’une ressource permet une consommation alternant périodes d’exploitation intensive et périodes de jachère.
  • L’équité dans le sens de l’absence d’exploitation humaine est évidemment une propriété que nous retenons comme constitutive du modèle de société portée par une technologie low-tech. Repositionner les technologies dans leur contexte d’usage entraîne très certainement une implication de fait des usagers. Cette implication permet d’éviter l’effet de déshumanisation de la production d’outils fabriqués dans des territoires éloignés. Concernant l’équité d’usage : notre stratégie critique cherche la réponse technologique adaptée à l’identification du besoin exprimé que cette technologie doit combler. La nature fondamentale du besoin va dépendre du groupe de citoyens qui l’exprime, et la nature relative de la low-tech, rend inévitable la légitimité différenciée introduite dans CLC. Considérer la technologie dans son contexte d’usage et en fonction du besoin exprimé peut entraîner la situation ambiguë mais légitime de considérer des technologies high-tech comme low-tech : par exemple l’usage de l’informatique par un groupe de techniciens dans le cadre d’une activité de recherche est un besoin élémentaire et le groupe peut s’organiser dans un fonctionnement de la maîtrise de l’outil et de son évolution. En revanche, le même outil informatique dans beaucoup d’activités de la vie courante, ne répond pas à un besoin fondamental et n’est pas du tout low-tech
  • Le terme de convivialité peut être sujet de nombreuses interprétations. Pour CLC,« est conviviale une technologie qui assure le maximum d’autonomie vivrière à ses usagers dans un collectif à échelle humaine ». Le questionnement des besoins de la démarche techno-critique et l’attention permanente à ne pas dépasser les limites environnementales et sociétales qui rendraient l’action non durable, ne peut qu’aboutir à un renforcement de l’autonomie vivrière. Nous partageons également l’idée que reprendre le « contrôle direct des activités essentielles à sa subsistance » ne peut que se faire qu’« au prix de la limitation de son champ d’actions possibles ». Cette limitation vient de l’existence de seuils au-delà desquels les systèmes techniques deviennent contre-productifs. Ces effets de seuils, décrits par I. Illich (1973), sont également présents dans la défense par S. Schumacher (1973) de systèmes techniques à dimensions humaines.

Low-tech & Recherche

            Dans la suite, nous distinguons les outils low-tech pour la recherche de la Recherche sur la Low-tech, car suivant notre définition le concept est relatif et contextuel. Les besoins d’un chercheur institutionnel, artisan ou citoyen, ne sont pas les mêmes que ceux du même citoyen en tant que membre de son groupe familial.

            Low-tech pour la Recherche

Le sujet de l’instrumentation low-tech pour la recherche est vaste et nous abordons ci-dessous les points suivants : tout d’abord la place de la high-tech et du numériques, ensuite nous évoquerons quelques écueils à éviter dans la mobilisation d’instrumentation low-tech en recherche.

La place de la high-tech ? – Suivant la stratégie introduite plus haut, dans le cadre de technologies pour la recherche, la démarche techno-critique doit se positionner au niveau des acteurs de la Recherche. Ce groupe est de taille réduite par rapport à la société entière. Même si nous sommes d’accord que « la high-tech fait partie des causes des problèmes auxquels nous devons désormais faire face » (CLC), et qu’elle est un élément clef des imaginaires techniciens refusant de considérer les limites planétaires, il y a cependant un facteur d’échelle à considérer : une high-tech utilisée uniquement dans le cadre d’activité de recherche, permet d’envisager l’impact environnemental de façon limitée. L’outillage high-tech de la Recherche répond à un besoin très précis et technique. L’instrumentation scientifique étant souvent prototype et la plupart du temps réservée à des utilisateurs spécialistes, la question est alors plutôt de savoir comment limiter la diffusion vers une production de masse de ces outils high-tech bénéfiques dans le cadre d’une activité de recherche. Cette production de masse destinée à une société de consommateurs change les besoins des utilisateurs, le contexte d’usage, et potentiellement franchit certains seuils néfastes (Illich, 1973) : la pertinence de la même high-tech dans un nouveau contexte est alors à soumettre de nouveau à la critique. En fin de compte, c’est pourquoi nous pensons que l’usage de la high-tech est acceptable en recherche après une critique rigoureuse et réaliste permettant d’établir que l’outil répond bien à un besoin. Il nous semble que le « degré de sobriété » et la « conscience des impacts » de CLC va dans le sens de cette analyse.

Loin de s’opposer, dans certaines situations les technologies high-tech et low-tech se montrent complémentaires. On peut par exemple relever la calibration de capteurs environnementaux low-tech ou un procédé permettant l’identification à partir d’une photo d’un état physico-chimique relatif par colorimétrie calibrée (Foucher, 2019) (Foucher, 2022). Le procédé comprend plusieurs étapes : (i) la construction d’une base de donnée reliant la couleur vraie à l’état physico-chimique en utilisant une instrumentation d’analyse physico-chimique high-tech de laboratoire ; (ii) l’application sur le terrain avec la prise d’image au moyen d’un appareil photo standard ; (iii) la lecture physico-chimique grâce à la base de données référence. Ce procédé mobilise intensivement les ressources technologiques à l’étape de construction de la base de données de référence, puis permet un déploiement extensif et à faible impact de la caractérisation par imagerie. Plus simplement, l’instrumentation analytique high-tech est parfois indispensable et l’instrumentation low-tech trouve alors sa place au moment de la collecte d’échantillons (bio-indicateurs ou bio-accumulateur à la place de filtres), ou encore pour le transport d’instruments (vecteurs de transport animal).

La place du numérique ? – Une critique radicale conclut que globalement l’usage soutenu actuel de l’informatique n’est en rien durable (besoin d’électricité et de minéraux rares), et l’IA est en cela un exemple emblématique (Couillet, 2021). Cependant, le besoin numérique dans le cadre d’activité de recherche actuelle et à venir peut être considéré comme un besoin de première importance. Au CNRS, le groupe de travail EcoInfo réfléchit à la place et à l’impact des technologies du numérique (EcoInfo).

Les écueils à éviter ? – L’esprit critique de la démarche low-tech invite à être très attentifs aux deux phénomènes retords (Vito, 2021) que sont l’effet rebond (la remobilisation automatique de ressources économisées par une innovation technique) connu depuis 1865 (Jevons, 1865) et l’obsolescence programmée. L’instrumentation low-tech en recherche étant souvent également low-cost, l’augmentation conséquente du maillage des réseaux de capteurs ainsi que l’accès grand-public aux instrumentations peuvent être considérés comme des effets rebonds. Il peut également exister une forme d’obsolescence programmée dans la course à la performance de l’instrumentation scientifique. Ce phénomène intervient également dans une critique plus large concernant l’influence de la high-tech sur la pratique scientifique et la nature même des connaissances issues de cette recherche high-tech. On peut par exemple questionner la possibilité de compétences amoindries dans la gestion des incertitudes, quand l’évolution de la pratique scientifique est pilotée par l’accès à des instruments toujours plus résolus.

Nous concluons cette partie sur la low-tech pour la Recherche en soulignant que (i) la promotion de la low-tech ne signifie pas nécessairement le rejet aveugle de la high-tech ; et (ii) il faut également être critique dans l’usage qui peut être fait des low-tech avec le risque de confondre low-tech avec low-cost à courte durée de vie ; (iii) a minima, comme suggéré par CLC, l’usage temporaire de la high-tech permet d’avancer vers l’objectif de pérennité. Enfin pour éviter une mauvaise interprétation de notre discours, il est bon de clarifier que si nous proposons l’usage d’une high-tech critiquée et acceptée dans la vie d’un groupe d’experts, nous ne défendons pas pour autant l’accaparement des connaissances par ce même groupe.

            Recherche sur la Low-tech : le cas du Low-Tech Lab Péi

            Ce que nous appelons Recherche sur la low-tech concerne la recherche sur les « techniques permettant d’assouvir nos besoins essentiels à la vie » de CLC. Celles-ci sont habituellement les technologies qui font l’objet de recherche et développement dans les tiers-lieux de création de connaissances et laboratoires citoyens comme les low-tech labs notamment. Partant de ce constat et en remarquant que l’implication des citoyens est souvent évoquée par CLC pour des prises de décisions concernant l’imaginaire de « ce à quoi ressemblerait réellement un système socio-technique pérenne, équitable et convivial », ou bien « la définition de seuils consensuels », nous pensons qu’il est pertinent d’impliquer les citoyens dans toutes étapes du processus de recherche. En effet, la Recherche Action Participative est un cadre approprié pour la recherche sur les low-tech. Travailler sur le développement et l’amélioration de technologies en termes de service énergétique [1] demande de construire une méthodologie de caractérisation d’une combinaison outil / usage. Pour relier l’outil au geste de l’utilisateur, il est alors effectivement intéressant « d’intégrer une forme d’artisanat expérimental à la recherche sur les low-techs, car appréhender les multiples dimensions d’un objet technique demande d’en faire réellement usage » (CLC).

C’est la démarche que nous adoptons au low-tech lab Péi : ce tiers-lieu réunionnais de création de connaissances, est le cadre d’une collaboration entre acteurs du milieu académique et citoyens (Guimbretiere, 2021). Notre fonctionnement repose sur l’organisation de multiples ateliers de réflexion et conception de prototypes low-tech. Le fait de travailler sur des prototypes répondant à différents besoins permet de construire une réflexion sur les interdépendances et les interactions entre low-tech. Nous construisons alors une progression d’interdépendances appelée chaîne low-tech et qui peut être vue comme une succession de briques élémentaires low-tech. Par exemple, nous travaillons beaucoup sur les réponses low-tech aux besoins de transformations alimentaires : le contexte insulaire place l’autonomie énergétique et agro-alimentaire au cœur des défis de la transition de la société réunionnaise vers plus de résilience et durabilité. Sur ce thème, nous avons tout d’abord travaillé sur les outils de cuisson solaire et les systèmes alternatifs au solaire utilisant du combustible (rocket-stove, bio-méthaniseur). Il existe évidemment une voie d’innovation purement technique d’efficacité des systèmes de cuisson et de leur couplage. La démarche critique permet d’autres avancées en opposant tout d’abord les différentes sources d’énergie les unes par rapport aux autres pour répondre au besoin de cuisson :  il apparaît que le solaire thermique directe est la source la plus durable, l’utilisation d’un combustible une excellente alternative et l’électricité, énergie de haute qualité (haute exergie) devrait être utilisée pour des besoins autres que chauffer dans un scénario de sobriété énergétique. La critique et l’ancrage dans la réalité repositionne également le service énergétique de transformation alimentaire dans la temporalité de la vie de la cité : par exemple, la cuisson du pain ou du riz est pour un usage immédiat, alors que le séchage, la fermentation de yaourts ou bien la torréfaction de graines peuvent-être repoussées à une période ultérieure de fort ensoleillement. Cela questionne la notion de modernité qui se libère du temps et du lieu, où la « dépendance, consentie, à la nature s’accompagne également d’une dépendance, tout autant consentie, au groupe » (Dobigny, 2012). Le besoin de chauffer étant très énergivore et le solaire thermique permettant d’y répondre de façon non-impactante pour l’environnement, les travaux démarrés sur la métallurgie solaire représentent une réelle innovation low-tech. Les températures nécessaires pour les processus de métallurgie solaire sont bien plus élevées que pour la cuisson qui ne dépasse pas les 300 °C, mais la maîtrise de cette gamme de température ouvre tout de même la voie à des applications innovantes sur le travail de matériaux de structure comme du plastique de récupération (precious plastic). Ces exemples de recherche collaborative impliquent des professionnels de la recherche, des citoyens ainsi que des artisans. La transition de notre société vers un modèle plus durable rencontre des résistances au changement individuel et au niveau des structures imposantes, présentant une grande inertie et qui sont compétitives dans le régime technologique high-tech actuel. Nous pensons que l’échelle de l’artisanat est celle portant le plus de potentiel d’adoption et d’innovation des low-tech pour initier le mouvement. 

Recherche Action Participative sur la boulangerie solaire :

Des acteurs du low-tech lab Péi portent un projet de structuration d’un réseau de boulangeries solaires sur l’île de la Réunion. Ce projet permet l’émergence de questions scientifiques transdisciplinaires souvent liées à l’opérationnel. N’émettant aucune particule GES ou CO2 à l’usage, l’artisanat solaire est un élément clef d’une transition énergétique et agroécologique réussie. Les fours solaires de boulangers présentent deux possibles intéressants à étudier pour la structuration d’une société durable : la gestion long terme des outils comme un commun (au sens d’Elinor Ostrom) et une organisation de partage des terres dans la mesure où le four solaire est une infrastructure légère, mobile, ne nécessitant pas de combustible et déconnectée du réseau électrique. L’artisanat solaire soulève également de nombreuses questions socio-techniques : comme une transition n’est pas une simple substitution, une modification de l’outil de production implique une modification des produits et de l’organisation du temps de travail. Dans quelles mesures l’artisan peut-il modifier son geste pour l’adapter à l’outil ? Dans quelles mesures, l’outil peut-il être modifié pour répondre au besoin de service énergétique exprimé par l’artisan ? Pour répondre à ces questions, nous travaillons en collaboration avec des artisans boulangers à la mise en place d’un protocole de caractérisation d’un combiné outil / usages (Guimbretiere, 2022a).

La projection de l’intégration d’un réseau de boulangeries solaires dans le tissu socio-économique met en lumière de nombreuses contraintes qui soulèvent autant de questions scientifiques. Sur les contraintes environnementales et techniques : quelles architectures de four sont les plus adaptées au contexte tropical, insulaire et montagneux de la Réunion ? – Sur les contraintes culturelles et l’ancrage historique :  quelles sont les modifications de pratiques alimentaires envisageables par rapport à l’évolution historique et les futurs produits de boulangerie solaire ? – Sur les contraintes environnementales et territoriales : quelles sont les spécificités de la variabilité de la ressource solaire dans le contexte réunionnais avec un objectif de cuisson ou de torréfaction ? Quels impacts sur la répartition des boulangeries solaires sur le territoire ?

Nos travaux sur la transformation alimentaire ont débuté avec l’étude de prototypes de four solaire, se sont élargies aux autres technologies de chauffe puis à une construction plus globale d’un imaginaire low-tech avec les travaux sur le réseau de boulangeries solaires. Nous avançons donc vers la prise en compte globale de l’existence d’un régime technologique low-tech (Vito, 2021). Nous nous interrogeons également sur le fait de « savoir si un système technique donné est pérenne ou pas» (CLC). Pour cela, nous avons également adopté une approche de « développement d’une simulation numérique permettant de simuler un système socio-technique dans un écosystème donné, et de chercher les conditions de la pérennité de ce dernier » (CLC). L’outil libre-accès utilisé est le formalisme éMergétique d’ H.T. Odum, qui permet d’effectuer une analyse bilan des flux de ressources dans un systèmes. Notre démarche est alors d’étudier quel est l’impact anthropique sur un environnement d’une communauté en fonction de son régime technologique (Guimbretiere, 2022b).

[1] – L’efficacité de service énergétique est différente de l’efficacité énergétique qui ne s’intéresse qu’au rendement de conversion énergétique. L’efficacité de service analyse la capacité de l’outil à répondre à un besoin avec l’énergie disponible.

Low-tech & Enseignement

            Le développement d’une recherche sur la low-tech permet en outre d’accompagner la transmission de connaissances sur le sujet, notamment auprès des étudiants. Car si les low-tech amènent des questionnements quant à notre rapport aux techniques et technologies, elles semblent aussi pouvoir amener des réponses aux demandes étudiantes et aux changements de paradigme de l’enseignement supérieur qui apparaissent de plus en plus nécessaires et pressants.

Un constat sur les demandes étudiantes

Les jeunes expriment un besoin de changement dans les formations. Cette demande émane aussi bien de la part des étudiants de l’enseignement supérieur (Manifeste, 2018 ; Accord de Grenoble 2021) que de celle des étudiants en devenir du secondaire (Fridays for future, grèves lycéennes pour le climat). Ils réclament des enseignements qui intègrent les enjeux socio-écologiques, traités de manière transdisciplinaire, allant des sciences techniques aux sciences humaines et sociales qui intègrent notamment l’éthique et l’histoire des techniques, et avec un objectif d’utilité sociétale. Ces demandes sont issues des grands enjeux de notre siècle et en cohérence avec les consensus scientifiques autour des crises environnementale (GIEC, 2014 ; Stockholm Resilience Centre, 2015) et sociale (Oxfam). Cette notion d’utilité est indissociable des enjeux précédents.

Dans le milieu de la recherche et de l’enseignement, la conscience de ces crises est également présente et de premiers témoignages apparaissent sur la nécessité de repenser les activités d’enseignement et de recherche (Chevrier,  2020 ; Labo 1.5). Ainsi, comme une première réaction aux demandes des étudiants et enseignants-chercheurs, une communauté ayant pour objectif de déclencher une prise de conscience et de décision dans le milieu universitaire sur la nécessité de repenser leurs activités en les adaptant aux défis actuels d’une société pour la rendre sobre et résiliente, a émergé en 2020 : Low-Tech Recherche et Enseignement (LowTRE) (Forum LowTRE). Cette communauté rassemble un public composé d’enseignants-chercheurs, de doctorants, d’étudiants, de membres du milieu associatif, de membres d’entreprises sur un forum en ligne ainsi que dans des évènements en distanciel et présentiel (Journée LowTRE 2020). Cette initiative a par ailleurs rayonné dans la presse (france bleu), (le petit bulletin), (le Monde). Les premiers résultats issus de cette communauté présentent les démarches low-tech comme particulièrement pertinentes pour faire face aux crises évoquées et pour donner lieu à des projets d’enseignements motivants à la fois pour les étudiants et pour les enseignants.

L’intérêt des low-tech dans l’enseignement

Des enseignements low-tech permettent en effet de répondre à ces enjeux et demandes des milieux étudiants. L’intérêt des low-tech pour répondre aux enjeux socio-environnementaux de manière transdisciplinaire a déjà été souligné, on peut tout de même insister sur le fait que les low-tech révèlent les conditions matérielles de production des systèmes qui nous entourent (Roussilhe, 2020), s’inscrivant autant comme une activité technique qu’une activité de description des dépendances (réseaux, matière) dont la compréhension est essentielle pour prendre des décisions politiques raisonnées (Latour, 2017).

Des enseignements low-tech , tels que discutés et imaginés lors des premières rencontres de la communauté LowTRE, ont pour objectif d’intégrer l’éthique et l’histoire de la technique : la low-tech permet par essence un questionnement interdisciplinaire sur la technique et la technologie, et un moyen pour comprendre ce que sont des cultures techniques et comment celles-ci se construisent entre un milieu contraint et les activités d’un groupe social (Roussilhe, 2020), face aux positions de « foi béates dans le progrès technique et les innovations » (UDL, 2020).

Les low-tech sont des objets pédagogiques pratiques, perceptibles, et praticables (Collectif BAM) pour aborder des sujets variés, allant de la physique à la philosophie permettant la transdisciplinarité. Ils permettent, de par leur simplicité et donc leur accessibilité, de concevoir des systèmes complets bouclant le cycle de la théorie à la pratique : depuis les ressources théoriques jusqu’à la mise en situation des objets techniques développés dans leur environnement d’usage. Ce point est essentiel dans les requêtes des étudiants qui sont en demande d’une vision globale des technologies qui les entourent ; en effet ils souhaitent pouvoir intégrer des notions très diverses allant du lien entre technologies et société jusqu’à la mise en situation de ces technologies en passant par les processus de modélisation et de création. Cela permet en outre de dédramatiser l’expérimentation pratique, dans le cadre facilitant qu’est l’enseignement.  Enfin, rappelons qu’orienter le savoir vers l’économie des ressources (Bihouix, 2014), n’est pas tourner le dos à la recherche et à l’innovation, bien au contraire : pour être sobres, efficaces, durables et accessibles, les techniques requièrent des connaissances de pointes dans de nombreux domaines (permaculture, chimie du vivant, écoconception, sciences citoyennes, etc.). Ces connaissances que l’on qualifiera de High-Knowledge for Low-Tech, et les méthodes qui en découlent seront à appliquer et adapter localement, avec un accompagnement ouvert des savoirs théoriques et pratiques. Ces pratiques permettent de mettre les connaissances académiques au service des citoyens, répondant bien aux valeurs d’utilité sociétale soulignées par les étudiants, et déjà mise en œuvre dans des espaces tels que les Boutiques des Sciences dans lesquelles la recherche est produite en réponse à une demande sociale, issue d’associations ou de collectifs citoyens. Ainsi, la formation des étudiants aux enjeux Sciences – Société est développée, avec une prise de recul sur les actions pour les évaluer, adapter et outiller. La recherche adapte alors aussi ses pratiques de production des savoirs, en élaborant de nouvelles connaissances par le croisement des savoirs académiques et de terrain. Ce type d’espace remet en question la relation biaisée entre le milieu académique et les citoyens évoluant dans un processus de “technology-push” (Joseph Alois Schumpeter), selon lequel une découverte scientifique implique un développement technologique suivi d’un prototypage amenant à la création parfois artificielle d’un besoin médié par les outils du marketing, qui vient à son tour identifier une clientèle potentielle. Le succès de ce modèle de “technology push” est très incertain puisqu’il ne met pas en adéquation le développement technologique avec les requêtes exprimées par les citoyens. Enfin ce processus repose uniquement sur la performance technologique elle-même en ignorant son impact sur la société et les écosystèmes qui y sont associés. En intégrant une relation bidirectionnelle entre milieu académique et citoyens, les low-tech présentent un potentiel à rééquilibrer l’adéquation entre demande exprimée par les citoyens, développement technologique et gestion sobre et appropriée à la fois des ressources énergétiques et humaines.

La low-tech présuppose en outre l’acculturation et la mise en place de pratiques de connaissance ouverte qui sont réclamées à tous les niveaux : par le CNRS (CNRS 2020), la France (Loi numérique, 2016), l’Europe (Glinos,  2019) et l’UNESCO (UNESCO, 2021), et permettent également de faire le lien avec le citoyen de par l’accès au savoir et la simplicité des objets.

Toutes ces pratiques sont par ailleurs réalisables dans un temps et un environnement compatible avec l’écosystème école (Garbuio, 2020), et disposent en outre de l’avantage intrinsèque d’être peu coûteuses à déployer et entretenir, facilitant grandement leur diffusion dans les établissements d’enseignement, supérieur ou non.

Des défis à relever pour l’enseignement supérieur

Des défis doivent encore être relevés pour mener à bien des enseignements autour de pratiques low-tech :

  • La mobilisation de nouvelles méthodes pédagogiques : si la perception de valeur dans les enseignements a été identifiée comme un des points clefs de la motivation et réussite étudiante (Viau, 1998), reste à mobiliser les méthodes pédagogiques les plus pertinentes pour déployer des enseignements qui iront d’apports théoriques jusqu’à une mise en pratique expérimentale. Pour ce faire, les cellules pédagogiques locales pourront être mises à contribution, et les connaissances pédagogiques tels que les apports de la taxonomie SOLO et l’alignement constructif (Biggs, 1996) pour la conception des enseignements, et la pratique réflexive (Kolbe, 1984) pour l’amélioration continue sont autant de ressources qui pourront et devront être mobilisées.
  • La mise en pratique de la transdisciplinarité entre sciences techniques et sciences humaines et sociales devra être abordée en s’appuyant sur les retours d’expériences de programme transdisciplinaire existant (Eco-SESA, Disrupt Campus, etc.)
  • La question des structures hébergeant ces enseignements et de la capitalisation et diffusion des connaissances pédagogiques devra être approfondie et traitée, par exemple via la communauté LowTRE et la mise en commun des initiatives locales préexistantes.
  • Enfin, les enseignements autour des low-tech posent la question des débouchés en termes d’emplois pour les étudiants. De premières pistes s’ouvrent avec des expériences entrepreneuriales (forum des entrepreneurs de la low-tech), en recherche (Mallard, 2020). Les enjeux de désirabilité pour les employeurs et employés, notamment dans les PME et grands groupes, mais aussi de conception de nouveaux métiers sont autant d’aspects qu’il est essentiel de traiter.

Un défi général est bien sûr de faire émerger des démarches low-tech dans des niveaux d’enseignement antérieurs à l’Enseignement Supérieur, dès les classes de primaire et collèges par exemple. Les travaux en lien avec les associations et collectifs citoyens, ou de pairs à pairs avec des enseignants, sont autant d’initiatives à développer pour avancer en ce sens. Enfin nous aimerions clore cette partie sur la place de la low-tech dans l’enseignement avec une note enthousiaste en mentionnant que des enseignements sont en cours de structuration autour de ces thématiques et intègrent déjà des cours sur les low-tech comme à Grenoble  ou le semestre de master PISTE (Pour une Ingénierie Sobre Techno- et Eco-responsable) (PISTE 2021) combine une approche d’enseignement inspirée par une démarche de science citoyenne avec des éclairages théoriques tout au long du parcours. Les étudiants du master PISTE suivent un cursus centré sur des projets dits « fils rouges » apportés par des initiatives locales et citoyennes pour lesquels ils doivent proposer et concevoir une solution technique ou méthodologique sobre, répondant à une question utile. Ils doivent également documenter (sous licence libre) la solution développée et réaliser une étude d’impact social et environnemental, et étudier les potentiels de création d’activité.

Les éclairages théoriques initient les étudiants à des notions leurs permettant :

  • de développer une vision systémique prenant en compte les limites planétaires et les impacts environnementaux et sociétaux, avec une compréhension de l’histoire des techniques,
  • d’être éduqué à des approches méthodologiques associées à la transition socio-écologique (méthodes de mesures d’impact, ACV, bilan Carbone, analyse de risques, ou encore un cours dédié spécifiquement aux low-tech).

 

Pour conclure …

            En conclusion de cet article, après avoir développé notre définition de la low-tech en la repositionnant dans un courant techno-critique historique, nous avons rapporté plusieurs témoignages de travaux dans l’enseignement supérieur et la recherche dans lesquels la low-tech est centrale. Le point important à retenir est la nature relative et contextuelle de la low-tech qui implique de penser la pertinence de la technologie mobilisée pour répondre à un besoin de service énergétique relativement à l’identité du groupe d’usagers. En considérant le groupe des chercheurs, nous avons tout d’abord discuté la place de la high-tech dans une recherche durable. A travers l’exemple d’un travail de mise au point d’une instrumentation low-tech, nous avons montré une possible complémentarité entre instrumentation low-tech et high-tech dans le cadre d’activités de recherche. Nous avons enfin souligné l’importance d’une démarche techno-critique pour éviter les écueils de l’effet rebond et de l’obsolescence programmée. Concernant la recherche sur les low-tech, les actions de Recherche Action Participatives (ECSA) développées dans le cadre d’un laboratoire d’innovation citoyenne illustrent une approche efficace d’innovation technique et de création de connaissances sur les technologies low-tech. Ce rapprochement entre milieu académique et citoyens nous paraît absolument nécessaire pour une innovation ancrée dans la réalité. Ici nous nous sommes concentrés sur les technologies de transformation alimentaires. Leurs aspects socio-techniques de fonctionnement et d’intégration dans la société étant étudiés en collaboration avec des associations et des artisans. L’étude technique et l’optimisation de ces low-tech, leurs places dans le régime technologique actuel, ou bien les processus sociaux de synthèse et diffusion de la connaissance rattachée, sont autant d’occasions de rencontre entre le milieu de la recherche et celui associatif pour co-développer les technologies sobres de demain (Forum LowTRE).  Enfin nous avons rapporté les intérêts et défis associés à un enseignement autour des low-tech, avec un premier témoignage. Ainsi les low-tech apparaissent aussi bien comme un outil pour transiter vers une civilisation durable, un objet d’étude transdisciplinaire pour concevoir la place de la technologie, et aussi un objet intermédiaire pour retisser un lien entre Science et Société.   

 

BIBLIOGRAPHIE :

 

Accord de Grenoble : https://la-ctes.org/presentation-accord-de-grenoble/

Atelier Paysan : https://www.latelierpaysan.org/

BDS 2020 : https://boutiquedessciences.universite-lyon.fr/

Biggs, J. 1996. Enhancing teaching through constructive alignment. High Educ 32, 347–364. https://doi-org.gaelnomade-1.grenet.fr/10.1007/BF00138871

Bihouix P. 2014. L’Âge des Low tech – vers une civilisation techniquement soutenable, Éditions du Seuil.

Chevrier J. 2020. article the Conversation de Joël Chevrier,

Carrey J., Lachaize S., Carbou G. 2021. Les Low-techs Comme Objet de Recherche Scientifique. Vers Une Société pérenne, équitable et conviviale. La Pensée Écologique (15 décembre 2021). https://lapenseeecologique.com/6312-2/

CLC 2021: https://lapenseeecologique.com/6312-2/

CNRS 2019 « Feuille de route du CNRS pour la Science Ouverte » http://www.science-ouverte.cnrs.fr/wp-content/uploads/2019/11/Plaquette_Science-Ouverte_18112019.pdf

Collectif BAM : objets honnêtes, perceptibles et praticables https://www.collectifbam.fr/expertise/pratiques/pistes-idees-pratiquer-design-plus-libre-ouvert

Couillet. 2021. Apprentissage profond et consommation énergétique : la partie immergée de l’IA-ceberg https://theconversation.com/apprentissage-profond-et-consommation-energetique-la-partie-immergee-de-lia-ceberg-172341

Dobigny L. 2012. Absence de représentations ou Représentation d’une absence ? Pour une socio-anthropologie de l’énergie. In: Poirot-Delpech S. & Raineau L. Pour une socio-anthropologie de l’environnement, Tome 1 : Par-delà le local et le global. Paris : L’Harmattan, 2012. p. 149-164 https://archive-ouverte.unige.ch/unige:103531

Eclowtech : https://eclowtech.fr/

EcoInfo : https://ecoinfo.cnrs.fr/

ECSA : Dix principes de sciences participatives : https://ecsa.citizen-science.net/wp-content/uploads/2021/05/ECSA_Ten_principles_of_CS_French.pdf

Florentin. 2019 : #12 / Édito : ville (s)low tech et quête d’une modernité écologique https://www.revue-urbanites.fr/12-edito/

Forum des entrepreneurs de la low-tech : https://forum.entrepreneurs-lowtech.fr/

Forum LowTRE : https://forum-lowtre-ecosesa.univ-grenoble-alpes.fr/

Foucher F., Guimbretiere G., Bost N., et al. 2019. The Caliphoto Method, 4, 67, Inventions doi:10.3390/inventions4040067

Foucher F., Bost N., Guimbretiere G. et al. 2022. Igneous rock powder identification using colour cameras: A powerful method for space exploration, 375, 114848, Icarus

Garbuio L. 2020. “L’approche Low-Tech dans des enseignements sur des sujets énergie/transport bas carbone” – G2Elab

GIEC. 2014. Edenhofer, Ottmar, Ramón Pichs-Madruga, Youba Sokona, Jan C Minx, Ellie Farahani, Susanne Kadner, Kristin Seyboth, et al. 2014. « Working Group III Contribution to the Fifth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change », 1454.

Glinos K. 2019. « Open Science ». European Union. https://ec.europa.eu/info/sites/info/files/research_and_innovation/knowledge_publications_tools_and_data/documents/ec_rtd_factsheet-open-science_2019.pdf

Guimbretiere G. 2019. Réflexion sur la place des basses technologies dans la recherche du XXIème siècle https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02362979/document

Guimbretière G., Balland M., Hodencq S. 2021. Les low-tech dans l’enseignement supérieur et la recherche en 2021, un écosystème en cosntruction, webinaire de rentrée low-tech & ESR, novembre 2021 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03443193v1

Guimbretiere. G. et al. 2021. Low-tech lab Péi – Vers un régime technologique low-tech. Papier pour le Colloque international Transitions 2021 – Les transitions écologiques en transactions et actions, Toulouse, France. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03206193v1

Guimbretiere G. et al. 2022a. Study of the thermal dynamics of solar cookers on Réunion Island : Technics and uses at household and communal scales, CONSOLFOOD 2022 − International Conference on Advances in Solar Thermal  Food Processing (Portugal, 24-26 January, 2022)

Guimbretiere G., Pillot B., Jarrige F. et al. 2022b. Co-construction d’un design énergétique contextuel. Journée de restitution AAP – Sciences frugales & low-tech – de la MITI du CNRS (13 janvier 2022) https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03536958v1

Illich I. 1973. La convivialité.

Jevon W.S. 1865. The coal question ; An inquiry concerning the progress of nation, and the probable exhaustion of our coal mines

Journée LowTRE 2020: https://forum-lowtre-ecosesa.univ-grenoble-alpes.fr/t/journee-dechanges-06-10-quelle-place-pour-les-low-tech-dans-la-recherche-et-lenseignement/25

Kolb, D. A. 1984. Experiential learning: Experience as the source of learning and development (Vol. 1). Englewood Cliffs, NJ: Prentice-Hall.

Labo 1.5 : https://labos1point5.org/les-enquetes

La Fabrique Écologique : Vers des technologies sobres et résilientes – Pourquoi et comment développer l’innovation « low-tech » ? ; Note de la Fabrique Écologique (14 Avril 2019) – https://www.lafabriqueecologique.fr/vers-des-technologies-sobres-et-resilientes-pourquoi-et-comment-developper-linnovation-low-tech/

Latour B. 2017. “Où atterrir. Comment s’orienter en politique”, La Découverte, 2017, p.121.

Loi numérique 2016 : LOI n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique. 2016. 2016-1321.

Low-tech lab : https://lowtechlab.org/

Lytefire : https://lytefire.com/en

Mallard. 2020. www.theses.fr/2020GRALT035

Manifeste. 2018. : https://pour-un-reveil-ecologique.org/fr/

Meyer M. 2021. Experimenting and documenting low-tech, Technology Analysis & Strategic Management, DOI: 10.1080/09537325.2021.1914834

MITI2021: https://miti.cnrs.fr/appel-projet/sciences-frugales/

ONU 2020 : https://news.un.org/fr/story/2020/10/1080852

Oxfam : https://www.oxfamfrance.org/inegalites-et-justice-fiscale/

PISTE 2021 : https://ense3.grenoble-inp.fr/fr/formation/piste

Precious platic: https://preciousplastic.com/

Ripple W.J. et al. 2017. World scientists’ warning to humanity : A second Notice, BioScience, 67, 1026-1028

Roussilhe G. 2020. « Une erreur de tech? »  https://www.gauthierroussilhe.com/fr/posts/une-erreur-de-tech#

Schumacher E.F. 1973. Small is beautiful

Steffen W. et al. 2015. Planetary boundaries : Guiding human development on a changing planet, 347, 6223, Science

Stockholm Resilience Centre. 2015. J. Lokrantz/Azote based on Steffen et al. 2015 – https://www.stockholmresilience.org/research/planetary-boundaries.html

UDL 2020 : Formation à l’éthique de la recherche, Université de Lyon, 2020 https://www.universite-lyon.fr/culture-sciences-et-societe/plateforme-resetis-de-l-universite-de-lyon/former-et-sensibiliser-149185.kjsp?RH=1487585786881

UNESCO 2021 : Science Ouverte https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000379949_fre

Viau R. 1998. « Les perceptions de l’élève : sources de sa motivation dans les cours de français », 4.

Vito. 2021. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03451043v1

 




Éloge des anomalies

Par Sylvain Piron, directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)

 

Sylvain Piron cherche ici à faire sauter le couvercle de la marmite d’un certain rationalisme selon lequel, hors phénomènes mesurables et reproductibles, en condition de laboratoire, il n’est point de réel. Autrement dit, il n’est rien hors du rond au sol le plus strict du réverbère, rien qui ne mérite attention. Loin de nous de nier que ce type de rationalisme exclusiviste ait été un temps utile. En revanche, force est de constater qu’il a fini par susciter une civilisation aussi étroite que destructrice, la nôtre. Ce rationalisme est lourd d’une approche, non seulement de la connaissance, mais de toute espèce de difficulté, en silo et de façon purement quantitative. Il n’est pas besoin d’en rappeler ici les ravages. Il est solidaire d’un réductionnisme que plus rien ne supporte et surtout attaché à une disqualification de principe de la diversité de nos expériences, des qualités sensibles comme des êtres humains ordinaires et même, si l’on en croit l’état de ce monde, de la vie et du vivant. Il ne sert plus guère aujourd’hui qu’à cautionner une fuite en avant technologique et marchande suicidaire pour l’humanité et les espèces qui l’accompagnent. Il n’est pas à craindre non plus que regarder hors de la marmite fasse disparaître cette méthode consubstantielle à la démarche scientifique. 

Y renoncer ne conduira pas à un irrationalisme échevelé, puisque tel est au contraire le résultat de l’exclusivisme de cette figure de la raison. Y renoncer, considérer le monde hors de ce chaudron est bien plutôt la condition nécessaire à la construction patiente d’une civilisation refondée. Pour l’heure, il convient de ré-ouvrir les écoutilles, faute de quoi nous ne saurions appréhender le vaste océan où nous sommes en train de nous perdre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Conformément à la position développée dans cet article Sylvain Piron a participé à la création d’une maison d’édition, les Éditions Vues de l’Esprit (https://www.vuesdelesprit.org/), dont les premiers titres parus sont : Christine l’Admirable. Vie, chants et merveilles, un texte ancien sur une mystique des 12 et 13e siècles qu’il réédite et présente lui-même ; et Les intelligences particulières. Enquête dans les maisons hantées, de Grégory Delaplace. Dans un esprit voisin nous relançons avec Sophie Swaton à la rentrée 2022 la collection Nouvelles Terres (Puf). Il s’agit d’y donner la parole à des personnalités issues de peuples tiers, de cultures orales, d’où le recours à des scritpeuses ou scripteurs pour consigner par écrit leur témoignage, ou à des personnalités de nos contrées, mais dont les témoignages ne sont pas moins hors marmite. L’un, L’Université de la forêt, sur le peuple Aka (Pygmées) du Nord du Congo, par Sorel Eta, et le second sur un magnétiseur breton dont on pourra apprécier la relation à ses dons, Un soignant entre deux mondes, rédigé par Corinne Portier, paraîtront en septembre.

Dominique Bourg

 

 

 

 

 

 

 

 

Qu’est-ce qu’une anomalie, sinon une donnée qui ne suit pas le comportement attendu ? Quand les exceptions à la règle cessent d’être statistiquement négligeables, elles mettent en évidence l’incapacité du modèle de référence à rendre compte des observations disponibles. On peut être tenté de les écarter, pour préférer défendre un modèle robuste face à une réalité trop bariolée. Il est sans doute moins coûteux d’admettre qu’il est intégralement à repenser et qu’il faudra se contenter, avant de disposer d’une compréhension plus englobante, d’un modèle poreux laissant filtrer une autre lumière par ses multiples ouvertures.

Un bouleversement de ce genre est sans doute en train de se produire dans l’étude du psychisme humain. Ce ne sont pas seulement des données nouvelles qui émergent, mais aussi des faits disponibles de longue date, longtemps négligés et considérés comme insignifiants, dont la pertinence devient à présent perceptible. Tandis que se constitue une psychologie clinique des expériences exceptionnelles[1], une science sociale de l’esprit humain dans ses rapports avec l’invisible (anthropologie, histoire et sociologie inséparablement mêlées) pourrait tenir un rôle important dans la refonte des catégories héritées.

Parce qu’elle remet en cause le préjugé d’une séparation des individus en monades psycho-physiques qui domine de longue date les représentations occidentales, cette nouvelle approche présente des affinités évidentes avec la pensée écologique d’une intrication et d’une solidarité de toutes les espèces d’êtres qui interagissent dans la biosphère. Elle cherche à en tirer, pourrait-on dire, les conséquences métaphysiques. Je voudrais ici baliser sommairement ce territoire, en proposant de lever certains blocages qui en obstruent l’exploration. Pour commencer, il vaut la peine de revenir sur ce que l’on peut considérer comme une scène inaugurale.

 

Kant et Swedenborg

Depuis Königsberg, Immanuel Kant observait avec un mélange de curiosité et de fascination un phénomène étonnant qui se déroulait de l’autre côté de la Baltique. Le savant et inventeur suédois Emanuel Swedenborg avait commencé, passée la cinquantaine, à entendre et à converser avec des voix d’anges et d’esprits, abandonnant totalement ses activités scientifiques après 1745 pour se consacrer à la rédaction d’un commentaire allégorique des premiers livres de la Bible fondé sur ces révélations. Kant avait été suffisamment intrigué pour tenter d’entrer en contact avec lui par l’intermédiaire d’un ami et faire l’acquisition des huit volumes de ses Arcanes célestes. L’opuscule qu’il publia en 1766, après trois années de fréquentation de ces textes, épouse en quelque sorte la courbe de son intérêt pour la question[2]. Le philosophe admet, dans un avertissement préalable, avoir eu la naïveté de chercher à savoir ce qu’il en était de certains de ces récits d’apparitions, afin de ne pas les rejeter sans raison.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Conformément au titre complet de l’ouvrage, la première partie des Rêves d’un visionnaire expliqués par des rêves métaphysiques propose un « essai de philosophie occulte », explorant hypothétiquement ce que serait ce monde des esprits, pour écarter ensuite, à titre de simples rêveries, tant les constructions métaphysiques fondées sur de pures spéculations que les fantasmagories provoquées par les maladies de l’imagination. La grave conclusion tirée de ce divertissement autorise le philosophe à déclarer la question définitivement résolue : des limites peuvent être tracées à la connaissance ; celle-ci ne porte que sur les phénomènes accessibles à l’expérience obtenue par les sens. Le programme annoncé dans l’opuscule s’est trouvé accompli quinze ans plus tard dans la Critique de la raison pure. La raison ne peut connaître que ce dont elle a eu l’intuition sensible sous les conditions du temps, forme interne de la perception, et de l’espace dans lequel se déploient les phénomènes.

Tel est, en somme, le consensus sur lequel s’accordent encore aujourd’hui les communautés savantes et le sens commun. Le réel se confond avec ce qui peut être connu par chacun selon des modalités ordinaires et répétables. Pourtant, comme le montre le trajet qu’a dû accomplir Kant pour aboutir à une telle conclusion, cette position relève elle-même d’une décision métaphysique qui déclare, non pas impossibles, mais impensables toute une gamme d’expériences, rares et inhabituelles. Nonobstant cette conclusion péremptoire, une discussion rationnelle au sujet de ces anomalies demeure possible, et même souhaitable comme Schopenhauer d’ailleurs n’avait pas tardé à le faire[3].

L’avertissement placé en tête de l’opuscule de 1766 fixait la barre très haut. Parlant à la troisième personne de sa curiosité de philosophe intrigué par les visions, Kant se demandait ainsi : « Voudra-t-il n’accorder qu’un seul de ces récits pour vraisemblable ? Quel aveu capital et quelle perspective de conséquences étonnantes, si l’on pouvait présupposer qu’un seul de ces faits soit garanti ! » Or la démonstration fournie laisse à désirer sur ce point. Avant de se livrer dans la dernière partie à une destruction de la métaphysique de Swedenborg, pour illustrer sa folie, Kant évoque d’abord trois épisodes de clairvoyance. Les deux premiers sont d’ordre privé et ne nous retiendront pas. Le troisième revêt en revanche un caractère public et mérite un peu plus de considération.

Au retour d’un séjour à Londres, débarquant à Göteborg, le savant visionnaire quitta soudain la table où il était invité à dîner, inquiet de percevoir à distance un incendie qui ravageait Stockholm, à cinq cents kilomètres de là, pour se rasseoir au bout de quelques heures, en constatant que le feu s’était arrêté avant d’atteindre sa maison. Deux jours plus tard, sa vision fut confirmée dans tous ses détails à l’arrivée du premier courrier en provenance de la capitale. Il n’y a, dans ce cas, ni délire ou tromperie du voyant, ni crédulité du public : la scène a eu lieu devant témoins, les faits ont pu être vérifiés. Il faut en outre noter que ce type de vision n’est pas unique, mais prend place dans une longue série de perceptions à distance d’événements menaçants, qu’il s’agisse de batailles ou d’accidents[4]. Toutes n’ont sans doute pas la même valeur testimoniale, mais leur répétition est notable.  Pour ne donner qu’un exemple voisin, Charles Richet, prix Nobel de médecine et fondateur de la métapsychique, rapporte avoir lui-même ressenti depuis son bureau de la rive gauche un incendie à l’Opéra de Paris, au moment où sa femme et sa fille qui s’y trouvaient étaient effectivement confrontées à un départ de feu, qui se révéla sans gravité[5].

 

La recherche psychique et ses contempteurs

Si l’épistémologie des Lumières était rétive aux révélations mystiques, elle fut rapidement confrontée à une autre anomalie, plus troublante car déclenchée par l’action humaine. En 1784, employant la technique des « passes magnétiques » de Mesmer, le marquis de Puységur parvint à placer l’un de ses domestiques dans un état de « somnambulisme provoqué » où se manifestaient des capacités cognitives inhabituelles (autoscopie, précognition et télépathie). Comme l’a montré Bertrand Méheust, la question du magnétisme animal fut pendant quelques décennies au cœur d’intenses discussions, avant d’être brusquement enterrée au début des années 1840, à l’occasion d’une opération de « police intellectuelle » menée par les positivistes, alliés pour la circonstance à quelques ecclésiastiques [6]. Lorsque le jeune Richet relança le sujet en 1875, en employant désormais l’appellation d’« hypnotisme », la pratique fut rapidement reprise à son compte par Charcot dans le traitement de l’hystérie, mais dans une version édulcorée qui excluait tout caractère médiumnique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À partir des années 1880 et pour quelques décennies, la recherche sur les capacités inexpliquées de l’esprit humain suscita un grand intérêt, avant d’être occultée par la victoire culturelle de la psychanalyse. Le talent de Freud pour éclipser ses prédécesseurs, redoublé par l’aveuglement avec lequel ses disciples ont entretenu le mythe d’une fondation ex nihilo, a fait durablement passer dans l’oubli d’autres façons de penser l’esprit qui ne rapportaient pas l’ensemble de ses régions inconscientes à l’histoire du sujet individuel[7]. Attachées à un modèle de l’esprit humain clos sur lui-même, les disciplines académiques et les courants intellectuels dominants ont ainsi eu tendance depuis deux siècles à discréditer ces anomalies cognitives et à renvoyer les recherches sur le sujet dans le voisinage infamant du spiritisme et de l’occulte. De façon répétitive, les sceptiques n’ont cessé de révoquer tous les témoignages en soupçonnant des fraudes systématiques, des illusions, ou en arguant d’un désir de croire au merveilleux. La demande de vérification systématique de ces perceptions singulières en laboratoire est grevée d’un préjugé intenable, comme si le réel ne devait être composé que de phénomènes randomisables en double aveugle.

Le mépris académique n’a évidemment pas empêché l’intérêt pour le paranormal de proliférer dans l’espace public. Soustrait à la discussion rationnelle, il s’est trouvé cantonné dans le registre du divertissement et des publications ésotériques. De façon plus décisive encore, les patients continuent à faire appel à des magnétiseurs, coupeurs de feu et autres guérisseurs, dont les interventions inexplicables ne s’en révèlent pas moins efficaces. C’est par le bas, sous l’effet d’une demande de soins, qu’un changement de tendance s’est amorcé depuis une vingtaine d’années. La prise en charge de sujets troublés par les expériences qu’ils vivent a donné lieu à l’essor d’une « psychologie anomalistique » dans le monde anglophone[8]. La qualification retenue est plutôt celle de « zones frontières » en Allemagne ou d’« expériences exceptionnelles » en France. L’exception doit ici s’entendre au sens d’un écart à la règle, puisque leur fréquence est loin d’être anodine. Des sondages réalisés dans différents pays montrent qu’entre un tiers et la moitié de la population est sujet à de telles anomalies. Une proportion bien plus large encore consulte des médiums, démontre un intérêt pour l’astrologie et d’autres formes de divination ou recourt à des thérapies holistiques.

Dans la même veine, Jean-Marc Ferry souligne combien le foisonnement de nouvelles croyances fondées sur des témoignages extraordinaires ne déstabilise pas moins la conception commune du réel que les résultats contre-intuitifs avancés par la physique contemporaine[9]. Qui plus est, loin de se contredire, ces deux voies tendent plutôt à se conforter. La théorie des cordes qui cherche à résoudre les difficultés de la physique des particules ne postule pas moins de dix dimensions. L’intrication quantique implique des corrélations à distance entre particules. L’hypothèse de la rétro-causalité du futur sur le présent, avancée par Olivier Costa de Beauregard, paraît confirmée par de nouvelles expériences. Le phénomène de la conscience pourrait être dissocié de l’activité cérébrale. L’équation qui nouait la certitude du réel à l’expérience sensible serait alors à réviser de fond en comble dans une nouvelle métaphysique.

Les anomalies qui font l’objet de la plus grande méfiance sont assurément celles qui concernent les objets volants non identifiés et les rencontres avec les aliens qui y navigueraient. Observées de près par les militaires, elles sont essentiellement étudiées par des ufologues amateurs, avec une acribie qui n’a rien à envier aux méthodes des sciences sociales. Ce phénomène massif, qui tient une part considérable dans les mythologies modernes, est traité avec le plus grand dédain par les universitaires qui ne les abordent, au mieux, qu’en tant que croyances absurdes ou récits stéréotypés, en déniant toute pertinence à ces témoignages. Rare sociologue impliqué dans ces recherches, Pierre Lagrange déplore l’incapacité des sciences sociales à adopter sur ce terrain un principe de symétrie qui conduirait à traiter les faits sans condescendance[10]. La règle est acquise depuis longtemps en anthropologie et dans l’histoire des périodes anciennes ou des régions lointaines, afin de se prémunir contre l’ethnocentrisme, en acceptant que les concepts indigènes ne valent pas moins que les nôtres. Cette attitude d’écoute bienveillante peut avoir pour effet en retour de faire vaciller les certitudes de l’observateur. C’est ce point qu’il faut à présent examiner.

 

Par-delà nature et surnature

Les réticences à l’égard des anomalies psychiques ont été le fait de courants très divers, positivistes, matérialistes ou chrétiens, qui par-delà leurs conflits, s’accordent du moins entre eux sur un partage des compétences. La nature qui peut faire l’objet d’un savoir positif est délimitée par séparation ou exclusion d’un surnaturel relevant de la seule théologie – et dépourvu de toute consistance aux yeux des athées. Or, la « zone frontière » que nous observons a ceci de dérangeant qu’elle trouble cette distinction, en présentant des faits qui échappent à la raison sans pour autant relever nécessairement d’un registre religieux.

L’une des pistes les plus fécondes de ces dernières décennies invite à dépasser l’opposition entre nature et culture. Ce que l’on qualifie parfois de « grand partage » entre ces deux termes ne prend sens qu’à l’intérieur d’une disjonction de rang supérieur entre la nature et le surnaturel qui structure la pensée occidentale depuis quelques siècles. La reconnaissance des anomalies devrait logiquement conduire à dynamiter cette partition.

Dans le récit qui en est fait, notamment chez Philippe Descola, l’émergence du concept de « nature » est présentée comme typique de la modernité et associée à la révolution scientifique du XVIIe siècle. En réalité, cette dernière ne fait que prolonger une première révolution qui s’est déroulée quatre siècles plus tôt à l’université de Paris, à partir des années 1230, lorsque les théologiens entreprirent de définir leur discipline comme une science[11].

 

 

 

 

 

 

 

 

Thomas d’Aquin, acteur central de ce mouvement, est celui qui a imposé l’usage du couple naturel/surnaturel pour distinguer deux types de causalités[12]. Le premier terme est directement issu du programme aristotélicien d’investigation du monde physique et moral, tandis que le second est emprunté au catalogue des superlatifs employés par le Pseudo-Denys l’Aréopagite (théologien néo-platonicien actif à la fin du Ve siècle) pour exprimer l’incompréhensible transcendance divine. Cette distinction n’empêchait pas Thomas d’Aquin d’articuler étroitement les deux registres. Les penseurs franciscains des générations suivantes (Olivi, Duns Scot, Ockham) ont au contraire accentué leur séparation, au nom de l’absolue liberté divine. C’est paradoxalement le thomisme du XVIe siècle, en cherchant à défendre l’autonomie de la théologie face aux assauts de la philosophie, qui a finalement conclu à l’exclusion mutuelle des deux sphères[13].

La « nature » qu’explore la science moderne a ainsi été façonnée par des préoccupations de théologiens. Défendre aujourd’hui mordicus cette démarcation, comme le font les plus véhéments des rationalistes, revient à se faire, sans le savoir, le gardien sourcilleux d’un partage entre la nature et la grâce qui remonte à la Contre-Réforme. Un prolongement plus adéquat de la démarche kantienne reviendrait au contraire à admettre que ce partage lui-même est inconnaissable, que la zone frontière est nécessairement floue et, en dernière analyse, opaque. Il existe des expériences singulières qui ne se laissent pas expliquer par les causalités mécaniques ou psychiques habituelles et dont la raison ne peut dire si elles témoignent ou non de l’existence d’un au-delà. Un rationalisme élargi, capable de faire droit à de telles manifestations déroutantes, aurait pour principale vertu d’apprendre à vivre avec cette incertitude. Pour le dire avec William James, qui est le penseur le plus proche des positions présentées ici, dans de telles circonstances, il se passe quelque chose qui produit des effets dans le réel, sans qu’il soit nécessaire de donner à ces rencontres avec l’invisible une qualification univoque[14].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cette description vaut aussi bien, à côté des anomalies psychiques dont il a été question jusqu’à présent, pour toute une gamme d’expériences ou de sentiments que nous avons l’habitude de qualifier de spirituels, religieux ou mystiques. Que ce soit à l’impromptu, à l’occasion de pratiques méditatives ou de prières, sous l’effet d’une activité physique, d’une émotion esthétique ou d’une prise de psychotropes, peut surgir l’intuition d’être partie prenante d’une totalité plus vaste, d’être lié à un invisible dont il n’importe guère de savoir s’il est immanent ou transcendant. S’agit-il d’une extension de la conscience ou d’un contact avec des entités ineffables ? Pour le dire, il faudrait franchir un pas de plus et faire le choix d’adhérer aux enseignements d’une tradition spirituelle. Mais l’expérience elle-même est accessible à chacun. S’il fallait mesurer la prévalence de telles perceptions dans les sociétés contemporaines, elle serait probablement majoritaire.

On comprend alors l’intérêt qu’il y aurait à enrichir les études cliniques par les matériaux que peuvent fournir l’histoire ou l’anthropologie. L’une des expériences exceptionnelles les plus intenses étudiées actuellement est celle dite de « mort imminente ». Le même schéma paraît se répéter, avec peu de variations : la conscience se sent quitter le corps, traverser un long tunnel pour rencontrer des êtres lumineux et bienveillants avec un sentiment de plénitude. La tradition chrétienne antique et médiévale connaît une longue série de récits de voyages dans l’au-delà, dont la structure répétitive est très voisine, avec quelques variantes notables, et qui semblent bien correspondre à une expérience similaire[15]. Toute une documentation, habituellement traitée comme la simple expression de croyances, serait ainsi à relire comme témoignages des pratiques de l’esprit.

 

Pour une écologie de l’esprit

Les pistes esquissées ici n’ont pas seulement pour but d’énoncer un programme de recherche. Elles valent également en raison de leur portée politique. S’il importe de concevoir aujourd’hui une nouvelle intelligence de l’invisible, c’est d’abord pour fournir un langage et une légitimité à des expériences intimes qui se font difficilement entendre dans l’espace public et dont la prise en compte pourrait utilement enrichir la compréhension des capacités de l’esprit humain. L’excessive vigilance que manifeste à leur encontre un rationalisme étroit a sans doute partie liée avec une hantise de l’ancienne domination religieuse. Davantage que sous la forme d’une nostalgie inquiétante, ce souvenir survit dans la France contemporaine à travers un anticléricalisme diffus qui fait perdurer le fantasme d’une Église oppressante et le projette sur d’autres confessions. Ce ne serait pas la moindre vertu d’une perception plus sereine des expériences de l’esprit que d’amener à sa suite une relation apaisée à l’islam.

Celle-ci pourrait également avoir un rôle à tenir face au désastre écologique. Pour enrayer le saccage des milieux terrestres et aquatiques, il ne suffira pas d’adopter des pratiques matérielles et politiques marquées par la sobriété et l’autonomie locale ou de nouer avec les animaux et les végétaux des liens qui ne soient plus fondés sur la domination, mais sur la reconnaissance de leur sensibilité et de leur intelligence. Ces efforts resteront inaboutis si l’on ne pose pas également la question du monde que les humains composent avec ces êtres de toutes espèces. L’hypothèse de l’invisible, quelle que soit la caractérisation qu’on lui donne, aurait du moins pour première vertu d’imposer une humilité radicale à l’égard d’un réel qui nous dépasse, que nous comprenons si mal, et dont il serait risible de se prétendre les maîtres et possesseurs. Il n’y aura pas de véritable inflexion dans nos façons d’occuper la planète sans un tel décentrement de l’être humain.

Dans les dernières pages des Deux sources de la morale et de la religion, Bergson s’interrogeait sur les moyens de contenir la frénésie de besoins artificiels qu’entretient le « machinisme » et de prévenir les guerres qui naîtront inéluctablement des rivalités économiques. Le philosophe reconnaît explicitement l’intérêt qu’il portait depuis sa jeunesse à la recherche psychique. C’est sur elle qu’il fonde ses espoirs pour « propager dans le monde une intuition mystique », moyen le plus sûr de « détourner notre attention des hochets qui nous amusent et des mirages autour desquels nous nous battons »[16]. Quatre-vingt-dix ans plus tard, la proposition demeure toujours valable.

 

 

[1] Renaud Evrard, Folie et paranormal. Vers une clinique des expériences exceptionnelles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014 ; Thomas Rabeyron, Clinique des expériences exceptionnelles, Paris, Dunod, 2020.

[2] Immanuel Kant, Rêves d’un visionnaire, Paris, Vrin, 1989 et les commentaires de Monique David-Ménard, La Folie dans la raison pure. Kant lecteur de Swedenborg, Paris, Vrin, 1990.

[3] Arthur Schopenhauer, Essai sur les fantômes, suivi de Magnétisme animal et magie, Paris, Criterion, 1992.

[4] On en trouvera deux exemples dans S. Piron, Christine l’Admirable. Vies, chants et merveilles, Bruxelles, Vues de l’esprit, 2021, p. 27-29.

[5] Charles Richet, Traité de métapsychique, Paris, Alcan, 1922, p. 352.

[6] Bertrand Méheust, Somnambulisme et médiumnité (1784-1930), t. 1 Le défi du magnétisme, Paris, Le Seuil, 1999, p. 351-460. Pour l’expression « police intellectuelle », voir p. 354.

[7] Frederic Myers et William James comprennent le cerveau comme filtre d’une conscience subliminale qui s’ouvre parfois à des perceptions plus vastes. Voir Thibaud Trochu, William James. Une autre histoire de la psychologie, Paris, Éditions du CNRS, 2018.

[8] E. Cardeña, S. J. Lynn, S. Krippner, Varieties of anomalous experience. Examining the scientific evidence, American Psychological Association, 2000, 2e ed. 2014. Le titre fait allusion aux Varieties of religious experience de William James.

[9] J.-M. Ferry, Qu’est-ce que le réel ?, Lormont, Le bord de l’eau, 2020 ; Métaphysiques. Le sens commun au défi du réel, Paris, Le Cerf, 2021.

[10] En dernier lieu, P. Lagrange, « Pourquoi les sociologues qui étudient le paranormal sont-ils incapables de faire de la sociologie ? Les différentes façons de (ne pas) faire de la sociologie du paranormal », dans  R. Evrard, É. Ouellet (dir.), Vers une sociologie anomalistique. Le paranormal au regard des sciences sociales, Presses universitaires de Nancy-Éditions universitaires de Lorraine, 2019, p. 87-122.

[11] Marie-Dominique Chenu, La Théologie comme science au XIIIe siècle, Paris, Vrin, 1957.

[12] S. Piron, « Nature et surnaturel », dans G. Cometti, P. Le Roux, T. Manicone, N. Martin (éd.), Au seuil de la forêt. Hommage à Philippe Descola, Mirebeau-sur-Bèze, Tautem, 2019, p. 837-854, accessible : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02360785

[13] Henri de Lubac, Surnaturel. Études historiques, Paris, Le Cerf, 2021 [1946].

[14] William James, L’expérience religieuse. Essai de psychologie descriptive, Paris, Alcan, 1906 [1904].

[15] Christine l’Admirable, p. 110-115.

[16] H. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, Alcan, 1932, p. 338. Sur son intérêt pour la télépathie, R. Evrard, « Bergson et la télépathie : à propos d’une correspondance inédite », Bergsoniana, 1, 2021 – DOI : https://doi.org/10.4000/bergsoniana.463.