La perspective symbiotique

Une nouvelle forme de perspective en art

Par Guillaume Logé, auteur de Renaissance sauvage (Puf, 2019) et du Musée monde (Puf, 2022).

 

Exposition Renaissance sauvage : la perspective symbiotique
Galerie Jousse Entreprise, Paris, 18 novembre 2023 – 13 Janvier 2024

 

 

Qu’est-ce qui nous autorise à parler de l’apparition d’une nouvelle perspective en art six cents ans après les théorisations de la perspective linéaire de la Renaissance des XVe-XVIe siècles qui ont ouvert la voie de la modernité ? Cette nouvelle perspective participe-t-elle à son tour de l’amorce d’une ère s’appuyant sur des fondements revisités ? Évacue-t-elle un certain rapport à la nature au profit d’un autre ?

Nous avons commencé de répondre dans notre essai Renaissance sauvage. L’art de l’Anthropocène (Puf, 2019)[1] en analysant l’émergence, aujourd’hui, d’une renaissance que nous qualifions de « sauvage ». Nous désignons par là un tournant dans la manière dont l’homme se pense et agit dans le monde. Nous en voyons la possibilité se dessiner à travers de plus en plus de réalisations et, de façon large, dans la direction à peu près homogène qu’empruntent les lignes de fond de la pensée écologique. Une partie de l’art, du design, de l’architecture s’en fait le terrain d’élection.

L’espèce humaine vit un moment de bascule majeure (il sera voulu ou il sera subi mais son processus en cours ne laisse de doute qu’aux ignorants volontaires). Dominique Bourg résume parfaitement les choses en évoquant l’effondrement de l’« écheveau des dominations » qui a progressivement structuré la civilisation occidentale depuis les premiers millénaires du néolithique : domination des ressources de la planète, domination d’un genre sur un autre (le rejet du patriarcat est peut-être la révolution sociale en cours la plus fondamentale depuis le rejet de l’esclavage), domination des droits humains sur les droits de la nature, domination des sciences et techniques humaines sur le savoir et les pratiques du vivant, domination accrue des riches sur les pauvres, persistance de certains prismes de pensée colonialistes, etc.

« Ce qui nous arrive est comparable à la découverte du nouveau monde, du point de vue occidental, associée plus tard à celle de l’infinité de l’univers : la vision que nous avions de la planète à la fin du XVe siècle a été bouleversée par la découverte des Amériques, puis par la science moderne, et nous n’avons cessé d’en tirer les conséquences lors des décennies et des siècles suivants. Il en ira de même si ce n’est que nous sommes en quelque sorte contraints de découvrir, au rebours de nos aïeux, non l’infinité du monde, mais sa finitude, celle des ressources exploitables, et très probablement celle d’une habitabilité de la Terre en cours de rétractation »[2].

Nous parlons d’une « renaissance sauvage » dont, en réaction, la possibilité d’avènement se sédimente. Les paradigmes fondateurs de la modernité y laissent leur place à de nouveaux[3]. Ainsi passe-t-on de logiques de domination à des logiques de collaboration, d’une primauté donnée à la forme à une primauté donnée à la finalité, d’une durabilité pensée comme résistance à une durabilité envisagée comme adaptation et coévolution. Nous parlons de renaissance en tant que sont concernés par ce changement les cinq éléments qui la caractérisent comme concept : une mise en question de l’anthropocentrisme, une nouvelle approche de l’altérité, une nouvelle pensée de la symbiose, une nouvelle conception du réel et bien sûr, l’apparition d’une nouvelle perspective en art qui nous occupe aujourd’hui.

La perspective symbiotique, approche du réel et méthode de création, est la perspective de la Renaissance sauvage. Nous en avons introduit la notion dans notre livre à la faveur de nombreux exemples mais sans nous étendre en profondeur sur sa définition. Le présent essai s’en fixe l’objectif. Disons d’emblée que la perspective symbiotique consiste en la mise en collaboration de différentes forces créatrices dans la réalisation d’une œuvre. En un sens, elle organise la rencontre et la dynamisation de « points de vue » qui, ensemble, accouchent d’un résultat. Si le terme « perspective » signifiait simplement orientation ou mouvement, on pourrait considérer la perspective symbiotique comme un pluri-perspectivisme, à savoir, un moment d’intersection, dans une zone appelée à faire œuvre, de deux ou plusieurs perspectives.

La perspective symbiotique témoigne d’un glissement radical du rôle de l’artiste qui accepte de ne plus être l’unique auteur d’une œuvre. Elle rend compte d’une attention au monde et d’une éthique en rupture avec le passé : le monde se révèle animé d’entités agissantes, doué d’intelligences et de créativités diverses. On reconnaît de la valeur voire une personnalité à ce qui n’en avait pas. On ne prétend plus maîtriser mais composer avec. La nature possède un savoir dont une partie nous demeurera à jamais inaccessible : voilà que l’on se place à son école et qu’on cherche à se faire les alliés de son œuvre dans un vœu commun de devenir durable. De nouvelles formes d’émerveillement voient le jour ; de nouvelles opportunités d’émancipation et d’invention se suggèrent.

Précisons : la perspective symbiotique n’est pas, en soi, porteuse d’écologie. Son principe peut même se trouver appliqué à des œuvres en contradiction complète avec elle. C’est la manière dont elle est utilisée qui détermine ses valeurs et c’est toute l’ambition de la Renaissance sauvage sur laquelle nous ne reviendrons pas ici.

Toute perspective cherche à fournir une représentation fidèle à l’idée que l’on se fait de la teneur essentielle du visible (elle change avec l’idée qui change). À cette fin, elle se propose comme procédé guidant le processus d’émergence d’une création dans un espace donné. Elle y décide de la sélection, de la forme, du rapport et de la répartition des éléments. Elle trouve son ordre directeur dans une alliance philosophie et science qui, à l’époque considérée, apparaît comme la meilleure clé pour accéder à la réalité du monde naturel envisagé comme un tout. L’optique des Grecs anciens, indissociable de la philosophie-physique s’attachant à décrire le fonctionnement de la nature (phusis), a guidé les pratiques proto-perspectivistes de l’Antiquité et du très haut Moyen Âge[4]. La pensée et la géométrie des modernes ont gouverné la perspective linéaire progressivement adoptée par la Renaissance du XVe siècle et adaptée en un long héritage. Ce que l’on désigne aujourd’hui par « sciences et philosophies de l’environnement » a pris la relève et conduit l’éclosion de la perspective symbiotique de la Renaissance sauvage.

Ce changement de référent scientifique et intellectuel, et cette méthode de création nouvelle qui lui est associée, marquent le dépassement d’une crise majeure du visible et de sa représentation : ce que l’époque moderne a vu, la civilisation Anthropocène n’entend plus continuer à le voir de la même façon. D’une vision de la nature imposée par un hypothétique génie humain, on passe à une vision reçue dans le creuset d’une sensibilité d’accueil du génie des mouvances plurielles : la nature dépeuplée se repeuple et elle apparaît pleine de vies. 

Prétendre à l’émergence d’une nouvelle perspective exige, d’une part, de retracer l’histoire de la notion et d’expliquer de quelle façon on s’y inscrit, et, d’autre part, de la penser en tant que concept et outil afin de démontrer comment cette double cohérence se maintient tout en se spécifiant aujourd’hui. 

 

Un peu d’histoire : de l’Antiquité à 1860

La Renaissance des XVe-XVIe siècles ayant servi de point de départ à notre réflexion sur la « Renaissance sauvage », positionnons-nous en Italie, à Florence, au milieu du XVe siècle, pour mieux regarder en arrière puis en avant. Nous ne reviendrons pas sur les discussions qui occupent certains chercheurs depuis plusieurs générations tant sur le point de savoir s’il est légitime ou non de parler de Renaissance que s’il se pourrait qu’il y en ait eu d’autres dans l’histoire – certains médiévistes, sensibles à la notion, proposent des renaissances wisigothique ou isidorienne (VIIe siècle), northumbrienne (VIIIe siècle), carolingienne (VIIIe-IXe siècles), ottonienne (Xe siècle) et du XIIe siècle[5]. Nous nous rallions à Jean-Marie Le Gall pour dire avec lui que « la Renaissance [des XVe-XVIe siècles] existe » et, cet article n’étant pas directement impacté par ce débat, nous nous contentons de renvoyer à son étude particulièrement convaincante[6]

La perspective comme manière de produire ou organiser une œuvre selon son principe appartient à une histoire qu’il est indispensable de rappeler afin de saisir la tendance qui se cristallise aujourd’hui. Disons d’emblée qu’il n’y a pas de « progrès » sous l’éclairage duquel lire l’histoire de la perspective. Il y a des recherches et des découvertes qui apportent des méthodes originales, mais il y a surtout des choix qui viennent répondre à des conceptions et à des besoins, à des moments donnés. L’histoire n’est donc pas celle d’une avancée patiente vers une perspective supposément idéale, mais d’une mosaïque de solutions entrecoupées de périodes engagées dans d’autres modes de représentation[7].

Jusqu’au Moyen Âge, des intelligences de structuration proportionnée de l’espace existent bel et bien : projection d’objet sur une paroi, changement d’échelle, élaboration de parallélépipèdes, assemblage tridimentionnel d’unités géométriques, élévation, coupe et plan (autorisant les édifices et sculptures des premières grandes civilisations en Égypte, à Sumer, en Inde, en Amérique, etc.), mais elles se limitent à un régime de représentation frontale[8]. Les cultures antiques, grecque et latine, possèdent un certain sens de la distribution des éléments dans l’espace et des rapports entre eux. On connaît le triomphe de Phidias (ca. 490-420 av. J.-C.) sur son rival Alkaménès (ca. 450-401 av. J.-C.) grâce aux déformations qu’il fait subir à une statue d’Athéna afin de pallier le rapetissement des proportions, la scénographie des pièces de théâtre, les compositions obliques et les raccourcis de la peinture de céramique[9]. Certaines fresques décoratives à Pompéi (Villa des Mystères, Maison du Labyrinthe) et à Boscoreale (Villa de Publius Fannius Synistor) obéissent à des schémas de construction à point de fuite[10]. Dès le haut Moyen Âge, des approches structurées de l’espace se perfectionnent, visibles en particulier dans les paysages des enluminures et miniatures. Au-delà du fait que la rareté des sources rend difficile l’enquête sur la perspective aux temps anciens, nous nous en tenons là dans ce panorama anté-renaissant pour mieux nous concentrer sur la perspective linéaire,  celle qui a connu la plus grande fortune, au point de se faire entendre presque spontanément quand on prononce le mot de « perspective ».

La perspective linéaire a marqué quelque cinq ou six cents ans d’histoire de l’art, non pas parce qu’elle a été suivie dans son intégrité pendant toutes ces années, mais parce qu’elle n’a cessé de jouer comme référence diffuse. Si les artistes se sont éloignés de son rigorisme c’est parce qu’ils ont intériorisé son principe à tel point qu’ils l’ont fait leur par habitude[11]. La perspective linéaire a façonné la culture visuelle occidentale, lui devenant comme « une seconde nature perceptive », pour reprendre l’expression de Philippe Hamou[12]. Il faudra attendre les avant-gardes du début du XXe siècle, et, sur le plan théorique, l’ouvrage d’Erwin Panofsky La perspective comme forme symbolique (1927) pour véritablement battre en brèche l’idée de perspective linéaire en tant que modalité de représentation conforme à la perception sensorielle.

Contrairement à ce qu’on lit parfois, la perspective linéaire n’a pas été inventée au XVe siècle[13]. Ce mythe a duré (dure encore…), il a commencé à se construire dès les premiers moments de la Renaissance[14]. Brunelleschi (1377-1446) a probablement réalisé un tracé en perspective devant la porte du baptistère San Giovanni à l’aide d’une tavoletta à trou unique et d’un miroir, puis un autre sur la Piazza della Signoria, mais on ne saurait dire qu’il en a « scientifiquement » expérimenté le procédé. On pourrait s’en tenir au premier argument avancé par Dominique Raynaud, analyser la manière dont les œuvres ont été construites. Pour juger de Brunelleschi, on ne possède que la plaque d’argent ciselé du Louvre, la Guérison des possédés, qui lui a été attribuée. Pour les autres peintres, le choix est plus large mais la conclusion identique : « aucun des tableaux de Brunelleschi, Ghiberti (1378-1455) et Donatello (1386-1466) ne respecte le canon de la perspective linéaire »[15]. En dépit des controverses[16], il semble bien qu’au plan technique et d’après ce qui nous reste, ce soit Giotto (1297-1315) aidé de Dante (1265-1321), en 1300, à Florence, qui ait le premier appliqué picturalement les connaissances perspectivistes. Pour ce qui est de ses successeurs (en nous limitant à l’Italie), il faut attendre Piero della Francesca (1412-1492), auteur du traité sans doute le plus convaincant sur le sujet : De prospectiva pingendi (vers 1490)[17], après l’étude empirique et non mathématique réalisée par Alberti (1404-1472) : De Pictura, 1435.

Sauf exception, les peintres et académies des XVe et XVIe (et des siècles suivants) élaborent chacun des modes de construction qui leur sont propres et leur semblent les plus adaptés à leurs projets. Les méthodes diffèrent et n’hésitent pas à puiser dans plusieurs systèmes perspectivistes à la fois (parmi tous ceux qui existèrent en nombre jusqu’à la fin du XVIe siècle[18]). Plus que la rigueur mathématique c’est l’impression de réalité qui préoccupe les peintres. Des logiques géométriques irréprochables à la Renaissance, il n’y en a presque pas. Au plus simple, la perspective se comprend comme un principe de réduction des grandeurs en fonction de l’éloignement et ses solutions combinent, sous des modalités diverses, empirisme et savoir théorique – John White le résume en disant que la perspective, dans sa pratique, doit être regardée comme « un domaine pseudo-scientifique »[19].

Ce sont surtout les dettes vis-à-vis du passé qui empêchent de parler d’« invention » de la perspective linéaire à Florence et donc d’une rupture entre Moyen Âge et Renaissance en la matière. On ne peut écarter l’influence de l’optique grecque, celle d’Euclide, de Ptolémée, de Théon d’Alexandrie, de Damianus, mais elle est indéniablement mineure et en grande partie intégrée de seconde main. Dominique Raynaud apporte une ampleur de preuves suffisante pour convenir que la source de la science perspective est essentiellement l’optique du XIIIe siècle de certains docteurs franciscains ou adeptes de l’augustinisme, autant nourris des études de la Grèce antique que de la théorie de la vision issue des savants arabes tels que al-Kindī (IXe siècle) et Alhazen (Xe-XIe siècles)[20]. Ces docteurs sont, pour la plupart, membres du studium generale d’Oxford : Robert Grosseteste, Roger Bacon, John Peckham, Bartholomew of England[21]. Leurs travaux ont circulé grâce aux réseaux paneuropéens des franciscains et aux relais des grandes universités. On en trouve de très larges emprunts sinon des passages in extenso dans les écrits de Léonard de Vinci (1452-1519), Alberti, Ghiberti ou Piero della Francesca[22].

Dominique Raynaud montre donc comment ce fonctionnement de l’organisation franciscaine explique l’essor de l’optique aux XIIIe et XIVe siècles[23]. En complément, il nous semble impossible d’imaginer que la doctrine religieuse elle-même n’ait pas joué un rôle dans les dispositions intellectuelles et sensibles de l’époque. L’un des apports de Pierre Francastel est de nous faire comprendre qu’une tendance est toujours travaillée par un certain esprit dans un contexte social donné[24]. Dieu est alors conçu comme libre et tout-puissant, présent et à l’œuvre en toute chose – « Depuis la création du monde, on peut voir avec l’intelligence, à travers les œuvres de Dieu, ce qui de lui est invisible : sa puissance éternelle et sa divinité » (Lettre de St Paul aux Romains, I, 20). Le Moyen Âge vise à la communion. La perspectiva ne concerne pas seulement la vue, elle est alors la science des cinq sens. Le monde se révèle à eux différemment selon la distance (un son, du proche au lointain, une odeur à sa source ou diffuse dans l’éloignement, etc.). Dans la lignée de Saint Augustin, la vue occupe un statut à part (le premier des sens dit-on depuis Aristote) : l’énergie lumineuse transporte l’influence des êtres supérieurs – dans La vision de Saint Augustin (1502-1507), Carpaccio (1460-1526) mettra en image la manifestation de Saint Jérôme par le biais du parfum et de la lumière[25]. La perspective peut être regardée comme science auxiliaire de la théologie. En affûtant les capacités de perception, en permettant de pénétrer sous la surface des choses, elle donne à l’homme la possibilité de capter l’essence des manifestations du visible, d’approcher l’essence spirituelle du réel, d’apprécier la divinité transcendante en acte ici-bas, en bref, de ne faire qu’un avec la présence de Dieu.  

Si elle ne crée pas de toute pièce la théorie de la perspective linéaire, l’Italie renaissante ne se contente pas pour autant de copier les textes du passé. Il y a des continuités scientifiques et techniques mais leur appropriation est critique et des spécificités de fond sont introduites. La perspective resserre son champ : elle se concentre sur le sens de la vue. Son existence se généralise au travers d’applications pratiques qui bénéficient de simplifications, modifications, ajouts : le point de fuite est encore inconnu au Moyen Âge et au début de la Renaissance, Giotto et Alberti ignorent le point de distance au tableau qu’introduira Piero della Francesca seulement, autour de 1470, etc. Mais c’est surtout le début de sa sécularisation qui doit être reconnu comme une caractéristique nouvelle et déterminante. Sa vocation change. D’un instrument tourné vers le contact avec l’universalité de la présence de Dieu sur Terre, elle passe à un instrument d’investigation scientifique pure, d’autonomisation de l’œuvre, de création seconde (le tableau comme un monde dans le monde, par l’usage de lois analogues) et d’affirmation d’une vérité propre à l’art. La perte progressive de sa symbolique religieuse[26] et l’ampleur de son adoption en font une tendance structurante nouvelle. Pour ces raisons, il est légitime de dire que l’esprit de la perspective linéaire représente un élément constitutif majeur et propre à la Renaissance.

Nous suivons l’analyse de Panofsky pour dire que la perspective linéaire unifie l’espace (« rationalise la représentation de l’espace »[27]) tout en plaçant l’homme en son centre, garantit la continuité, la prévisibilité et l’exactitude des phénomènes, de même que la perfection esthétique selon les critères de proportion et d’harmonie de l’époque. La perspective linéaire met l’art en capacité d’accoucher de ce qu’on considère alors comme la meilleure approximation possible du monde réel. Le regard et les proportions du corps humain décident de la perfection des constructions. On lit dans le De Pictura d’Alberti, Livre I, paragraphe 19 : la mesure du bras détermine les espacements, l’écart entre le spectateur et le tableau relève de la décision souveraine du peintre tout comme le positionnement du point central (hauteur du regard). Cet anthropocentrisme n’est pas à comprendre sous l’angle simpliste d’un homme dominant purement et simplement le monde, même si c’est une tentation qui taraude. Certes, la perspective linéaire situe l’homme horizontalement à Dieu et au reste de la Création, mais si l’homme occupe une position à part dans la nature (la Genèse l’en fait le récipiendaire), il ne faut pas oublier que c’est en vertu du Décret divin. La perfection de la Création lui impose émerveillement et reconnaissance et engage sa responsabilité (le péché originel le lui rappelle). Loin d’un anthropocentrisme fort[28] qui prétendrait aux pleins pouvoirs, l’homme de la Renaissance se pense dans une connexion au Tout, comme l’y invitait déjà l’intérieur de l’église gothique métonymie de l’univers, et comme l’y invitent « l’homme de Vitruve », l’homo religiosus qu’Alberti décrit dans son De re aedificatoria (IX, 5) ou l’homme de Paracelse relié par toutes les branches de son corps à l’univers « vivant », « polymorphe, polyvalent et polysémique », « dans un mécanisme de participation créatrice réciproque »[29].

Ce premier temps de la Renaissance évolue toutefois en un second (sous l’impulsion notamment des travaux de Copernic, Bruno et Galilée) dont nous savons, grâce aux analyses de Carolyn Merchant, de quelle façon il commence à installer les bases de la modernité[30]. L’esprit de la perspective linéaire devient progressivement son emblème. Pierre Francastel résume parfaitement : « […] du XVe au XXe siècle, un certain groupe d’hommes a édifié un mode de représentation picturale de l’univers en fonction d’une certaine interprétation psychologique et sociale de la nature fondée sur une certaine somme de connaissances et de règles pratiques pour l’action »[31]. On mesure aujourd’hui les conséquences des « interprétations » et des « actions » de ce « groupe d’hommes » (à la dimension et à la géographie variables) qui, au fil des siècles, a fini par se croire créateur tout puissant et référence ultime.

 

La genèse de la perspective symbiotique : 1860 – 2019

Une renaissance n’émerge pas subitement, elle est préparée. À l’instar des quelque cent ou deux cents ans qui ont précédé la Renaissance des XVe et XVIe siècles, nous avons décrit dans notre livre de quelle façon, de 1860 à 2019, l’évolution de l’art (avec les deux derniers jalons de l’esthétique relationnelle[32] et du bio-art) et le développement des sciences et de la philosophie de l’environnement amènent, ensemble, à la Renaissance sauvage[33]. Si nous justifions le choix de 1860 et 2019, ces dates n’en demeurent pas moins des indicateurs flottants : l’histoire est davantage faite de moments ou de tendances (immanquablement poreux) que de bornes au sens strict. Que se passe-t-il au cours de cette période quant à la perspective ?

L’esprit de la perspective linéaire continue de faire partie de la culture visuelle dominante. Il demeure ce quasi-impensé de la modernité tardive. La photographie, le cinéma 2D et nombre d’œuvres dites « réalistes » en font un usage automatique. Les mass media mondialisés ont réussi à l’identifier à la vérité documentaire[34].

Une partie de l’art abstrait et non-figuratif, en évacuant complètement la perspective en tant que technique n’en a pas moins atteint l’apogée de ses aboutissants : ceux de l’individualisme triomphant[35]. L’homme n’a même plus besoin d’une extériorité, il n’a plus souci d’aucune imitation (mimesis) avec laquelle il faudrait apprendre à composer. Il trouve en Picasso (1881-1973), pour ne citer que lui, l’un de ses meilleurs parangons. L’homme est seul, référence ultime par la grâce de son seul génie, créateur de mondes se suffisant à eux-mêmes, parfaitement autonomes. Cet art se situe à l’opposé de l’art du Moyen Âge dont la fonction était de refléter la toute-puissance de Dieu (extériorité immanente) et de transir le spectateur. Jean-Luc Marion explique très bien comment l’icône se laisse moins regardée qu’elle ne regarde[36]. Le vitrail de l’église gothique fond de son déluge de lumière sur le fidèle. Ce n’est pas l’homme qui va vers l’œuvre et en décide, c’est l’œuvre, investie de transcendance, qui avance vers lui pour le posséder. L’homme n’a aucun pouvoir sur l’œuvre, il est écrasé par elle. On a vu le basculement fondamental que la première Renaissance a opéré en établissant un rapport d’horizontalité où co-participent homme-nature-Dieu et on a évoqué la trajectoire amorcée par la seconde phase de la Renaissance en direction du couple homme-nature (l’homme occupant bientôt le sommet de la hiérarchie). Bien sûr, c’est une certaine ligne de l’histoire de l’art que l’on évoque, il faudrait citer les courants concurrents et les nuances, aussi majeures par exemple que l’architecture religieuse baroque qui visait elle aussi à prendre le dessus en engloutissant son visiteur dans la profusion de son microcosme.

Si l’esprit de la perspective linéaire (que l’on pourrait appeler, considérant sa longueur d’influence dans le temps, « perspective moderniste ») domine largement, la pré-Renaissance sauvage commence pourtant à en ébranler l’édifice. Différentes œuvres se rapprochent ou utilisent déjà les ressorts de la perspective symbiotique. Nous nous limiterons ici aux traits saillants d’une genèse dont le détail dépasserait le cadre restreint de cet essai. La pluralité des usages du hasard cher à de nombreuses avant-gardes du XXe siècle ouvre la voie.

La pratique du cadavre exquis en appelle certes au concours de différentes agentivités (en l’occurrence, uniquement humaines), mais les juxtapose plutôt qu’elle ne les fait collaborer. La fascination des surréalistes pour l’objet les conduit à valoriser les esthétiques des objets trouvés, rebuts, curiosités de la nature (pierres imagées, racines, écorces…), à les élever tels quels au rang d’œuvres ou à les intégrer à l’intérieur de dispositifs construits (ce qu’affectionnait déjà l’humaniste de la Renaissance à l’intérieur de son studiolo), mais s’il y a bien un certain abandon de « la main » de l’artiste, ces objets créés par d’autres ne sont pas convoqués en tant que puissance créatrice. Idem pour les collages et assemblages des dadaïstes et nouveaux réalistes : des Sculptures involontaires (formes de pâte dentifrice, morceau de pain, ticket de bus déchiré…), 1933, de Man Ray (1890-1976), aux fers à béton récupérés et simplement mis en scène par Jacques Villeglé (1926-2022) (Fils d’acier – Chaussée des corsaires, Saint-Malo, 1947) à la série de poubelles d’Arman (1928-2005) dans les années 1970 (accumulations de déchets dans des boîtes transparentes)[37].

Sans reconnaître à Marcel Duchamp (1887-1968) la primauté suprême d’une approche que l’on pourrait sans nul doute s’amuser à identifier dans telle ou telle création artistique plus ancienne, l’importance de son œuvre en termes d’influence nous autorise à voir dans 3 stoppages-étalon (1913-14/1964) et dans le Ready made malheureux (1919-1920) deux exemples de convocation d’une agentivité tierce dans le processus de fabrication d’une œuvre. En laissant tomber à un mètre de hauteur trois cordes d’un mètre sur une toile peinte en bleu de Prusse, la force de gravité et l’agentivité même des cordes deviennent co-autrices, de même que les phénomènes météorologiques appelés à contribuer à la (trans)formation du précis de géométrie que, d’après le protocole établi par l’artiste, sa sœur Susanne doit accrocher au balcon de son appartement.

Il y a concours d’agentivités même si une  telle interprétation des deux œuvres apparaît quelque peu en décalage avec les préoccupations de Duchamp alors davantage tourné vers l’exploration des articulations mentales que l’art met en jeu, la pataphysique (« science des solutions imaginaires ») d’Alfred Jarry (1873-1907), l’ésotérisme et l’étude scientifique du hasard telle que le mathématicien Henri Poincaré la proposait dans La science et l’hypothèse (1902)[38]. On n’est pas ici dans l’esprit d’un Jean Arp (1886-1966) cherchant, à l’opposé du paradigme renaissant[39], à « produire comme une plante qui produit un fruit »[40]. Ce qu’il appelle « art concret » a pour but de « transformer le monde », « sauver l’homme » et « l’identifier avec la nature ». D’une certaine façon, l’artiste strasbourgeois anticipe d’une centaine d’année l’esprit de la material ecology de Neri Oxman (1976)[41] et d’une partie du design écologique s’intéressant à la « nouvelle matérialité »[42]. Déclaration prémonitoire bien que Jean Arp, en pratique, n’ait jamais quitté le procédé moderne de produire : par sa seule main.

La « nouvelle matérialité » en gestation témoigne d’un retour à une vision hylozoïste du monde[43]. Étymologiquement, la combinaison du grec hulê (ὕλη : bois, matière) et zôê (ζωή : existence, vie) dit qu’il y a de la vie en toute chose[44] (en langage actuel : tout possède une agentivité[45]). Jean Dubuffet (1901-1985) en a la conviction quand il parle des « velléités et des aspirations du matériau qui regimbe »[46]. Sa série Texturologie (1957-1962) s’attache à portraiturer le sol en rendant compte de sa nature vivante. Il ne travaille toutefois pas plus que Jean Arp avec l’agentivité de la terre, même si, dans les mélanges qu’il réalise, par exemple sable, blanc de zinc et carbonate de chaux avec huile polymérisée, il espère l’émergence de « reliefs imprévus »[47]. C’est davantage une recherche alchimique qui le préoccupe, trouver la clé des choses dans l’exploration des matériaux. Le panorama pourrait s’allonger encore, de Georges Mathieu (1921-2012) à Jackson Pollock (1912-1956), en passant par Jean Fautrier (1898-1964) ou Kazuo Shiraga (1924-2008) : abstraction lyrique, expressionnisme abstrait, Gutaï… cherchent, d’une façon ou d’une autre, à travailler avec l’élan propre à la matière ou aux éléments.

Les années 1950-1970 se rapprochent plus précisément de la perspective symbiotique. Il faudrait s’attarder sur John Cage (1912-1992) pour qui « toute chose est dans un état de vibration », « n’importe quoi », une chaise, une table… Le compositeur parle de son désir « d’entendre un champignon » et de son rêve d’une exposition qui donnerait à voir puis à entendre des objets[48]. Peut-on reconnaître dans son œuvre séminale 4’33″ (1952) le souhait de prêter attention à l’épaisseur agentive du réel ? C’est en tout cas le sens de sa déclaration : « Ils n’ont pas saisi. Le silence n’existe pas. […] On entendait un vent léger dehors pendant le premier mouvement. Pendant le deuxième, des gouttes de pluie se sont mises à danser sur le toit, et pendant le troisième ce sont les gens eux-mêmes qui ont produit toutes sortes de bruit intéressants en parlant ou en s’en allant. »[49] Il y a bien mélange d’agentivités, surtout si l’on garde à l’esprit l’entrée sur scène du pianiste, son geste de déposer une partition vierge puis d’ouvrir et fermer le clavier au début de chacun des mouvements. Quelques années plus tard, Karlheinz Stockhausen (1928-2007) fera jouer un concert au milieu d’une forêt, « mélangeant les instruments et les voix aux grenouilles, aux cigales et aux autres animaux »[50]. Les concepts d’« œuvres ouvertes » et « en mouvement » proposés par Umberto Eco en 1962 ne sont pas loin[51]. Peut-être, sous-jacent, se trouve-t-il quelque désir de symbiose dans l’indétermination volontaire d’une œuvre s’offrant, malléable, au geste plastique de ses interprètes.

Côté peinture (au sens large), Niki de Saint Phalle (1930-2002) exécute un geste fondateur en invitant le public à tirer au fusil à tour de rôle sur des supports préparés enfermant des réserves de peinture qui éclatent sous l’impact des balles (série des Tirs, 1961). Claude Gilli (1938-2015), dans l’esprit de ses Coulées (1966-1967), a l’idée de mettre à contribution des escargots. Fasciné par leur comportement, il étudie leur biologie et leurs mœurs – son art va en être marqué pendant plusieurs années. Après une première expérience, le 9 octobre 1969, sur des plaques de contreplaqués fixées au mur du Centre américain boulevard Raspail à Paris, il réalise des séries d’aquarelles avec des gastéropodes imprégnés de peinture à l’eau et, plus tard, il reprend au pinceau blanc leurs parcours de bave laissés sur fond noir. Pour Pierre Restany, l’artiste organise « un espace-temps poétique, étroitement lié à l’expressivité autonome de l’escargot, son écriture organique, la calligraphie linéaire de ses traces »[52].

Il y a fort à penser que les « cosmogonies » [53] qu’entreprend Yves Klein (1928-1962) à partir de 1960 ont joué dans l’imaginaire de Gilli. Cette série s’est amorcée avec l’œuvre Vent Paris-Nice dont il relate la création dans le manifeste qu’il rédige au Chelsea Hotel de New York : « Un voyage de Paris à Nice aurait été une perte de temps si je ne l’avais pas mis à profit pour faire un enregistrement du vent. Je plaçai une toile, fraîchement enduite de peinture, sur le toit de ma blanche Citroën. Et tandis que j’avalais la nationale 7 à cent kilomètres à l’heure, la chaleur, le froid, la lumière, le vent et la pluie firent en sorte que ma toile se trouva prématurément vieillie. Trente ou quarante ans au moins se trouvaient réduits à une seule journée. »[54] À partir de cette première expérience il met en place différents procédés : présenter une toile aux reliefs du sable, grâce aux courants de l’air, faire peindre des roseaux enduits de couleur, réaliser l’empreinte de végétaux et laisser le « comportement atmosphérique » en altérer le résultat, etc[55]. Le « but » d’Yves Klein, selon ses propres mots, est de capter la « pure phénoménologie » des éléments, « d’extraire et d’obtenir la trace de l’immédiat dans les objets naturels, quelle qu’en soit l’incidence – que les circonstances en soient humaines, animales, végétales ou atmosphériques » [56]. Se rattachent à cette déclaration les expérimentations qu’il a réalisées avec le feu (plusieurs Peintures de feu sont le fruit de la flamme guidée par l’artiste et du geste d’un assistant jetant de l’eau sur la toile préalablement enduite) et l’usage de « pinceaux vivants » dans les Anthropométries (années 1960). Ce n’est pas de questions écologiques au sens strict dont Yves Klein se soucie mais de spiritualité (mélange chez lui de philosophie orientale, de doctrine chrétienne et d’ésotérisme[57]). Il vise, au-delà de l’œuvre en tant qu’objet, à atteindre une forme de « silence », une  « zone de sensibilité picturale de l’immatériel ». L’œuvre est un tremplin vers le vide : celui du Souffle créateur taoïste. On comprend qu’il s’y soit symboliquement jeté (Le Saut dans le vide, 1960).

Il y aurait encore à réfléchir sur le degré de symbioses dans les processus créatifs de différents artistes actifs dès les années 1960-1970, de Michelle Stuart (1933-) travaillant avec de la terre à Charles Ross (1937-) réalisant des brûlures de soleil, en passant par Ana Mendieta (1948-1985) offrant son corps à l’expansion des forces végétales, mais notre idée, ici, est de faire ressortir des tendances plus que de passer chaque décennie au tamis. Le fil conducteur menant à l’épanouissement de la perspective symbiotique s’achève sur deux moments qui clôturent la pré-Renaissance sauvage. Sous la notion d’« esthétique relationnelle », Nicolas Bourriaud éclaire un courant artistique qui s’intéresse à « figurer, produire ou susciter » des « relations interhumaines » dans un contexte socio-économique et culturel donné[58]. Un artiste comme Jean-Luc Vilmouth (1952-2015) en élargit le champ par une pratique moins anthropocentrée et déjà très consciente des enjeux écologiques. Pour réaliser l’Empreinte de Siam (1990-91) il fait marcher un éléphant sur un sol meuble et réalise un moulage de son pas. L’opération n’a rien d’évidente. L’éléphant refuse d’avancer. Pour l’inviter à collaborer, l’artiste est obligé de s’intéresser à lui de très près, d’agir comme un « diplomate »[59] : « Il faudra ramasser de la terre sur laquelle Siam a uriné, la transformer en poudre à l’aide d’un sèche-cheveux et la saupoudrer sur la terre amenée qui servira à prendre cette empreinte. Siam peut sentir son odeur, il accepte d’avancer »[60].

À peu près dans les mêmes années, certainement l’un des courants artistiques les plus importants de la fin du XXe et du début du XXIe siècle se développe : le bio art. Il accompagne ce que certains nomment déjà le tournant biologique de l’histoire. Ce tournant prend acte de l’essor de possibilités d’interventions humaines sur le vivant absolument radicales qui soulèvent des enjeux éthiques et écologiques majeurs (auxquelles la Renaissance sauvage entend également apporter un cadre)[61]. Une partie des créations font directement appel au concours du vivant. Sur le fond, les pratiques oscillent entre des expériences d’apprenti-sorcier dans la droite ligne d’une modernité inconsciente autant de la portée de ses actes que de la réalité de la nature[62], et, à l’opposé, des propositions critiques ou des approches humbles, désireuses de connaissance et d’harmonie avec une altérité considérée dans sa valeur intrinsèque.

La perspective symbiotique ne vient donc pas de nulle part. Différentes œuvres ont cheminé vers elle ou s’y sont essayées, fût-ce en mode mineur (tâtonnant encore dans la conscience des potentialités des agentivités tierces ou laissant planer le doute sur la recherche symbiotique, que l’on songe à Claude Gilli intitulant sa première expérimentation avec des escargots, en 1969, Agression d’escargots vivants sur tableaux). De 1860 à 2019, des enjeux artistiques, philosophiques et éthiques variés ont accompagné une certaine mise en retrait de l’artiste dans l’acte de créer. On n’y a pas toujours cherché la même chose et on n’a pas usé des mêmes moyens. Depuis les années 1960, l’amplification des problématiques écologiques, le contexte intellectuel et scientifique sur la question, se ressentent en toile de fond d’une évolution qui, dans les dernières années surtout, se focalise de plus en plus sur le vivant.

 

Premières considérations conceptuelles

Toute perspective s’établit sur l’identification d’un dehors, son interprétation et le choix d’un rapport avec lui. Sa mise en pratique la valide en produisant un effet de réel créateur en retour d’un certain type de regard. Pour le dire autrement, toute perspective part de la présupposition d’un monde et aboutit à son avènement. Son substrat est philosophique avant que scientifique ou technique, si l’on entend par philosophie une entreprise de qualification, d’articulation et d’intelligibilité. Le duo intériorité-extériorité joue au cœur du mécanisme, selon les époques, de l’étanchéité à la porosité, de la verticalité à l’horizontalité, du sacré au profane – avec toutes les déclinaisons et nuances voulues.

Toute perspective fonctionne conjointement à la recherche d’une certaine forme de vérité. Au Moyen Âge, de façon prédominante à côté des vérités « empiriques ou factuelles » et « logiques », une « vérité intuitive », à savoir, qui pénètre les essences[63], touche à la manifestation de Dieu que l’on croit présent en toute chose. À partir de la Renaissance et jusqu’à la fin du XIXe siècle, en toute cohérence avec la sécularisation progressive de la perspective et sous des modalités variables, la recherche devient celle d’une vérité propre à l’art. Il devient possible de dire que la perspective ne montre pas, elle pense, comme l’écrit Hubert Damsich[64]. Cette pensée propre à la peinture, Pierre Francastel la nomme « pensée figurative »[65], Daniel Arasse, André Chastel ou David Rosand, « pensée graphique »[66]. Elle ne fait pas que traduire ou illustrer un rapport au monde et une certaine philosophie, elle invite aussi à l’action : le tableau renaissant conduit vers, le regard y est actif, en marche, il appartient à l’homme de contribuer à la complétude de l’harmonie universelle – puis, pour la modernité tardive, de façonner le monde au gré de son génie.

Pour autant, le tableau renaissant n’instaure pas de continuité avec le réel où se trouve le spectateur, il instaure un espace fictif dont la réussite dépend de la vraisemblance de son ordre interne. La perspective se fait l’instrument de l’illusion d’un monde à comprendre comme celui d’un récit, d’une historia[67]. Dans les pas du philosophe Jean-Luc Marion nous pouvons dire que « l’invisible » y organise « le visible », rend le visible « plus visible » : « la perspective traverse d’invisible le visible pour y voir plus encore »[68]. Elle extrapole un ordre idéal et le fait advenir. L’invisible est chorège. Par la fenêtre qu’il ouvre sa puissance fait harmonie du chaos du réel désespérément complexe et impénétrable. Cette puissance est celle de son idée qui met en scène et circule en tout point. L’invisible : la Loi de Dieu (ou le récit, l’historia). Le tableau renaissant est monde dans le monde. Courez vers le point de fuite et le point de fuite recule. De physique la géographie passe à théologique. Le Mystère sans localisation dans notre monde se trouve visé dans ce monde-là, pointé du doigt, à l’œuvre dans l’infini d’où il rayonne. On l’a évoqué : de l’idée de Dieu les décennies arrivent à l’idée d’une alliance Dieu-homme-nature, jusqu’à la possibilité d’un simple référent homme-nature, toujours dans le prisme d’une logique d’organisation. 

Les impressionnistes et Cézanne (1839-1906) marquent le point de bascule à partir duquel l’histoire va amorcer une bifurcation philosophique jusqu’au moment qui nous intéresse aujourd’hui. Pour les premiers, l’espace pictural vaut moins en tant qu’image qui se donne à comprendre qu’image qui se donne à ressentir. Le tableau ne présente pas une histoire ou un sujet isolés, il ambitionne de reproduire la phénoménalité de la nature et de nous la transmettre. C’est aussi en ce sens qu’il faut entendre la déclaration du maître d’Aix à Émile Bernard (1868-1941) dans sa lettre du 23 octobre 1905 : « Je vous dois la vérité en peinture, et je vous la dirai »[69]. L’art occidental rejoint ici le fondement de l’art que la Chine développe depuis les origines de la peinture à l’encre. Aboutissement de quelque cent cinquante ans de maturation (période de « pré-Renaissance sauvage »), la perspective symbiotique cherche, le plus authentiquement possible, à manifester le réel dans l’expression de ses processus de vie[70]. Elle aspire à une symbiose naturo-existentialiste quand le Moyen Âge aspirait à la sainteté, la Renaissance et l’époque moderne, à la connaissance et au pouvoir.

En s’inspirant des considérations de Pierre Hadot, on en vient à penser que la perspective symbiotique accompagne l’artiste plus étroitement encore « dans son effort pour épouser l’élan créateur de la nature ». L’essence immémoriale de l’art se résume peut-être bien en une recherche d’unité profonde avec la Terre et avec l’univers. On trouverait ainsi, dans ce passage du Voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de nature (2004) intitulé « l’extase cosmique », le désir (conscient ou non) de l’artiste et de notre époque, aussi abasourdie par la réalité galopante de l’Anthropocène qu’assoiffée de liens retrouvés avec la vie et la nature, le désir innervant la perspective symbiotique et la démarquant nettement de la « perspective moderniste » : « Il ne s’agit plus, cette fois, de découvrir un secret fabrication, mais de vivre une expérience d’identification avec le mouvement créateur des formes, avec la phusis au sens originel du mot [la nature[71] en tant que processus de naissance et de croissance], de s’abandonner au « torrent du monde », selon l’expression de Cézanne »[72].

Il y a toujours concordance entre l’esprit structurant d’une époque et l’esprit de la perspective qu’elle connaît[73], sans qu’il soit aisé de définir lequel (et via quels paramètres) est davantage intervenu dans la fabrication de l’autre. Il nous semble sincère de postuler une émergence commune.

 

Secondes considérations conceptuelles

La perspective est véhicule d’une quête. Elle est un dispositif de connexion qui cherche (à produire) une unité. Son désir en ce sens rejoint celui de la philosophie[74]. Élan vers une articulation totale, elle voudrait l’harmonie de tous les savoirs disponibles avec le mystère inamovible de l’univers. Que nous a appris son histoire ? Hubert Damisch constate à juste titre « qu’on ne saurait traiter de la perspective, et de son histoire, que sous la condition d’admettre, dès le principe, que cette histoire est, par définition, plurielle » et qu’on n’en peut dégager ni « une analyse ni une interprétation univoques »[75]. À quoi Marisa Dalai Emiliani fait parfaitement écho quand elle écrit que « Par sa situation au carrefour de la science, de la culture humaniste et de la pratique artistique, la perspective, comme tout autre thème interdisciplinaire, échappe à un traitement conceptuel univoque »[76]. Reste donc à essayer de la saisir en identifiant ses invariants constitutifs.

La perspective conjugue trois facteurs en une méthode de création : philosophie (quelle ressource conceptuelle domine l’approche du visible ?), science (quel paradigme scientifique apparaît prépondérant dans l’explication du monde ?) et logique du réel (quels éléments représenter, sous quels rapports et selon quelle organisation dans l’espace ?). Elle le fait différemment selon le contenu que le contexte culturel donne à chacun de ces trois termes. Philosophie et science permettent de comprendre et positionner l’homme, par le croisement du regard et de l’esprit, à l’intérieur d’une conception du fonctionnement primordial du réel. En se transposant concrètement dans le champ de l’art, la perspective se mue en une pratique qui aménage davantage le principe de la science qu’elle n’en applique scrupuleusement la règle. Elle accompagne et s’adapte aux formes visuelles de son temps : peinture, sculpture, décor de théâtre, photographie, cinéma… à quoi il faut ajouter, pour la nouvelle perspective qui nous intéresse, les médiums dont le XXe siècle a rendu la liste infinie.  

Durant l’Antiquité, le regard se voit expliqué par l’optiké, département de la philosophie-physique dont l’objectif consiste en l’étude et description de la phusis (la nature en tant que processus de formation et d’animation)[77]. Au Moyen Âge, l’optique est science mais aussi associée de la théologie chrétienne : elle ambitionne de capter et comprendre la puissance et les manifestations de l’ordre divin en toute chose. La Renaissance florentine amorce plusieurs ruptures. L’optique accompagne l’émergence de l’individu, son pouvoir et le rôle de son âme (tierce essence), copule appelée à participer au parachèvement de la Création[78]. Elle imbrique pouvoir de l’homme, pouvoir de Dieu et pouvoir d’une nature qui s’engage dans son autonomisation par la découverte et la reconnaissance de lois dégagées d’arrière-plan transcendant, en attendant de se séparer tout à fait de Dieu. Alors philosophie et physique modernes seules prendront en charge le regard.

La perspective symbiotique relève elle aussi du trio philosophie, science et logique du réel. Nous avons évoqué, au début de notre propos, la crise du visible dont elle marque le dépassement. La nécessité de changer de manière de regarder le monde est un topos de la pensée écologique qui suscite, à raison, une recrudescence d’intérêt, comme en témoignent, par exemple (et pour se limiter au champ de l’art et aux études francophones), Apprendre à voir. Le point de vue du vivant (2021) d’Estelle Zhong Mengual et le texte que nous avons donné dans l’ouvrage sur la photographe et plasticienne Noémie Goudal (1984-) : « L’œil chrysalide. Notes sur un voir écologique »[79]. Ce n’est pas un hasard si nous articulons notre réflexion autour d’une notion empruntée à l’entomologie. Le tournant biologique qui a marqué la fin du XXe siècle se fond à l’intérieur d’un tournant écologique plus large. Dans l’approche du regard à l’Anthropocène, l’écologie prime. En plus de la philosophie, la Renaissance et la période moderne dont elle a accouché ont usé de l’esprit des mathématiques et de la physique pour commander la structuration de la grande majorité des œuvres d’art dans l’esprit de la perspective linéaire. La perspective symbiotique de la Renaissance sauvage fait appel aux ressources de l’intelligence écologique issue des sciences de l’environnement.

Ce changement de référentiel scientifique dominant explique que le canevas à partir duquel l’œuvre d’art de la Renaissance sauvage se crée ne s’apparente plus à une projection géométrique dans un esprit plus ou moins fidèle aux mathématiques. Le dessin préparatoire devient scénario préparatoire. Il décrit le processus relationnel que l’artiste souhaite activer en vue d’une production. La prédiction du résultat porté par un geste purement humain (paradigme de la Renaissance) cède la place à l’élaboration d’une rencontre à plusieurs « mains ». Créer ne signifie plus introduire de force dans le réel une certaine forme mentale, mais orchestrer le concours de capacités créatrices. On en arrive à définir la perspective symbiotique, au plus simple, comme la sollicitation de différentes agentivités dans l’objectif d’une création. Le positionnement et le rôle de l’individu est complètement transformé. Il n’est plus l’auteur, seul maître à bord, il devient coauteur. La réussite de son œuvre tient à la réussite de la collaboration qu’il aura su mettre en place et accompagner. Il ne travaille plus au sein d’un environnement inerte dans lequel il peut imposer librement n’importe quelle lubie. Il œuvre au sein d’un milieu qu’il fabrique et qui le fabrique en retour. Il est entouré de forces agissantes dont il se doit de respecter la valeur intrinsèque et la dynamique de vie.    

La perspective symbiotique scelle un « contrat naturel », au sens donné par Michel Serres. Un contrat comme ce qui « comprend, de quelque façon, le point de vue des autres », mélange « contraintes » et « libertés » dans « un jeu de cordes » où circule information et énergie. Un contrat qui fait « participer à toute communauté », « contrat d’association universelle » selon « les lois naturelles [qui] fédèrent les choses comme lient les hommes les règles sociales ». Le philosophe voit la nature (« ensemble de contrats ») naître à la mesure d’une « humanité réellement solidaire »[80]. Dans un tel cadre de pensée la perspective symbiotique soulève des questions juridiquement naturelles : qu’en est-il du consentement des parties prenantes à l’œuvre ? Le pacte a-t-il pris en considération les intérêts de chacun et l’intérêt plus global du milieu ? Qu’en est-il de son inscription dans la législation planétaire ? Etc.

 

Mises en œuvre

Le rattachement d’un système perspectiviste à une époque donnée ne s’estime pas tant au regard de l’identification de telle ou telle œuvre produite selon son approche qu’au regard de l’importance de son adoption (consciente ou non), de sa diffusion et du contexte théorique qui la justifie. C’est la raison pour laquelle Giotto, quoique mettant en œuvre, déjà, la perspective linéaire, n’est pas à proprement parler un artiste de la Renaissance et ne saurait à lui seul la rattacher à son siècle. Nous avons décrit le cheminement historique amenant à la perspective symbiotique. Nous avons décrit le substrat conceptuel général de la perspective et comment la perspective symbiotique en relève. La pensée écologique contemporaine alimente le terrain où sa théorie naît. Les œuvres se multiplient (nous nous limitons à l’art, mais nous pourrions élargir au design, à l’architecture et au-delà, par exemple, aux pratiques agricoles relevant de l’agroécologie et de la permaculture[81]). La conjonction de tous les facteurs que nous avons identifiés précédemment permet de parler de l’éclosion d’une nouvelle forme de perspective se rattachant à un processus de basculement civilisationnel dont nous nommons Renaissance sauvage le contenu et l’horizon durable possibles (à l’opposé de tel ou tel scénario d’effondrement et de conflit). 

Comme toute perspective, la perspective symbiotique se déploie à l’intérieur d’un espace pictural que l’on peut qualifier plus largement de zone de création. Elle doit être la plus adaptée aux expressions des agentivités pressenties. L’artiste la choisit ou la fabrique. Pour ce faire, il s’est autant intéressé aux qualités des agents qu’il envisage d’inviter qu’aux propriétés du milieu et de la zone de création dans lesquels l’opération se déroulera. Il ne s’agit pas d’un jeu de loterie : un projet est défini. La perspective symbiotique se situe entre deux pôles : le hasard et le contrôle. Selon les œuvres, le curseur penchera un peu plus d’un côté ou un peu plus de l’autre.

L’œuvre ainsi produite est émergence : aucune des parties au processus n’en possède le résultat au préalable. Elle est le résultat d’un travail en commun. De patientes recherches ont pu être nécessaires. S’il y a génie, il concerne moins la main que l’exercice des sens et de l’intelligence (la raison sensible et la raison idéelle réunies[82]). Il faut sortir de soi, s’ouvrir aux forces en présence. Il faut identifier des accointances possibles, orchestrer des collaborations, accompagner un collectif. Les talents requis sont ceux de l’attention, de la délicatesse, de l’écoute, de la diplomatie, de la négociation et de l’adaptation. Les agentivités doivent s’entendre, aucune ne doit nier le travail ou l’existence de l’autre. Les forces convoquées le sont chacune dans le sens de leur être en devenir. C’est leur trajectoire de vie respective qui intéresse. Idéalement, le processus de création en constitue une modalité non violente.    

On ne peut établir de catalogue exhaustif de toutes les applications concrètes de la perspective symbiotique. Le registre des possibles est infini. Nous citons et commentons différentes œuvres dans notre essai Renaissance sauvage et nous pourrions en ajouter d’autres, par exemple parmi celles qui furent présentées au sein de la très intéressante exposition Cosmogonie, au gré des éléments organisée par Hélène Guenin au Musée d’art moderne et contemporain de Nice (9 juin-16 septembre 2018)[83]. Une vingtaine d’artistes ont retenu notre attention pour notre exposition Renaissance sauvage : la perspective symbiotique (Galerie Jousse Entreprise, 18 novembre 2023-13 janvier 2024), c’est avec eux que nous allons nous attarder ici.

Les œuvres de Tomás Saraceno (1973-) réalisées en collaboration avec des araignées occupent une place centrale dans notre réflexion (nous en avons déjà donné une longue étude[84]). Pour cette raison, nous présentons le tryptique Semi-social solitary mapping of GC 26161 (2020), réalisé par un septuor d’araignées Cyrtophora citricola (pendant trois semaines) et un trio de Nephila senegalensis (pendant quatre semaines). En s’intéressant au son produit par les vibrations de l’air sur un fil (Particular Matter(s): Jam Session, 2018) l’artiste argentin rejoint le cœur du travail de Céleste Boursier-Mougenot (1961-) dont différentes installations font musique de l’interaction d’objets (bol de porcelaine, ventilateur, batterie…) avec différents éléments extérieurs (des mouvements de l’eau aux rayons cosmiques…).

From Here to Ear (1999-2009) de Céleste Boursier-Mougenot confie à des oiseaux la part finale de création de l’installation. En faisant vibrer les cordes de la basse et des guitares Gibson, ils deviennent les interprètes d’une partition ouverte – peut-être celle de 4’33″ de John Cage qu’ils complètent eux-aussi. Cette « musique du vivant » doit aux vols des dizaines de diamants mandarins mais aussi aux visiteurs qui ne peuvent pas ne pas interagir avec eux, par leurs déplacements ou leur seul effet de présence. Ariane Michel (1973-) se demande : qu’en est-il de leur du point de vue (Les oiseaux de Céleste, 2008) ? Sa caméra se focalise sur eux. En se heurtant à leur altérité on songe à des formes d’intelligences et de sensibilités qui nous échapperont toujours. Nos outils et nos concepts nous permettent de proposer des interprétations utiles à l’action mais en aucun cas de présumer d’une vérité. Restent l’accueil, l’émerveillement… C’est peut-être ça le plus important dans l’image : se rapprocher signifie sortir de soi et laisser être. La vidéo rappelle cette question cruciale pour toute démarche de perspective symbiotique (et qu’il faut poser ici dans sa généralité) : quelle est la position juste ? Ce « juste » sur la piste duquel nous entraîne Aldo Leopold dans son Almanach d’un comté des sables[85].    

À poursuivre un tel chemin, il se pourrait que cohabiter se fasse synonyme de danser. Nous avons évoqué le concept de concordanse (association de concorde et de danse) dont nous avons vu l’intuition première dans l’invention du contact improvisation par Steve Paxton et son cercle au début des années 1970 à New York[86]. Susan Jacobs (1977-) avec sa série de performances Snake drawings 2012 a dû apprendre des serpents et développer une pratique gestuelle qui épouse la logique de leurs mouvements. Reste une empreinte dans la terre, dessin, sculpture et des vidéos conservant la mémoire du processus. Luc Petton (1956-) avec sa Compagnie Le Guetteur, a chorégraphié différentes pièces avec des animaux (avec signifiant leur participation active dans la décision du « dessein » ou de la « partition » chorégraphique même). La confidence des oiseaux (2004) réunit sur scène quatre danseurs et trente oiseaux (calopsittes, corneilles, geais, étourneaux, perruches de pennant et pies), pour Swan (2012), ce sont quatre cygnes, pour Light bird (2015) des grues de Mandchouries, etc.

Tout part d’une intuition, un appel intérieur, peut-être, que Luc Petton ressent : se rapprocher de tel ou tel animal pour créer. Rien de préalablement écrit. Pour les pièces avec des oiseaux l’artiste initie un processus d’imprégnation au sens de l’éthologue Konrad Lorenz[87]. Oiseaux et danseurs « grandissent » ensemble au fil des mois. Les grandes lignes de la chorégraphie naissent des relations qui se tissent – les pièces, mouvantes, évoluent tous les soirs dans le biotope de la scène. Luc Petton parle d’une « écriture spontanée », « écriture ouverte »[88]. Tout repose sur la qualité d’écoute, d’espace, de « laisser être » que les danseurs auront su instaurer. Il faut « rentrer dans le temps de l’oiseau » et devenir l’intime du registre de ses réactions. La musique est composée en direct, en fonction de ce qui se joue sur la scène – moments de grâce quand les animaux anticipent, détectent les repères avant même leurs apparitions. Dans un autre registre (mais avec combien de points de rencontre qu’il serait bon de creuser…), Joseph Beuys (1921-1986) a exploré la voie d’une réflexion sur le sauvage et son inscription profonde dans l’homme avec son action I Like America and America Likes Me (1974). Œuvre en perspective symbiotique elle aussi, son objectif n’était pas une chorégraphie, mais, notamment, d’entrer en sympathie avec le coyote, de démontrer l’existence d’un plan de connexion spirituel et d’une communion physique et sociale possible.

La perspective symbiotique demande de sortir de soi. Il ne s’agit plus de creuser son hypothétique génie personnel (l’artiste en mégalomane appartient résolument à la modernité) mais de grandir dans la connaissance d’un milieu, de s’y élargir, d’y identifier des partenaires potentiels. Les forces en présence sont de tous ordres. Animales encore avec Jérémy Gobé (1986-) qui développe un travail à la fois scientifique et artistique sur le corail. L’émerveillement esthétique compte autant pour lui que la capacité de ses œuvres à contribuer à la restauration des récifs. Il dépose des brevets sur ses inventions, collabore avec des experts et des institutions pour tester ses expérimentations, réalise des immersions à la Guadeloupe et expose dans des musées. Grâce à un partenariat avec Aquarium de Paris CineAqua, il immerge un icosaèdre (écho aux polyèdres que Platon dans le Timée associe aux quatre constituants physiques simples : feu, air, eau, terre[89]), filme pendant plusieurs mois la formation de coraux sur sa surface et, pour restitution de l’œuvre, projette les images qui s’anamorphosent sur un solide vierge accroché au mur Corail Artefact / CCA1 – Immersion 2 (2023).  

Chloé Jeanne (1994-), comme beaucoup d’artistes et de designers, explore les propriétés des champignons, plus particulièrement le mycélium (« l’ensemble de filaments plus ou moins ramifiés qui forment sa partie végétative »[90]). Une sculpture naît d’une moquette enroulée que le champignon « digère » et informe de son propre développement (Prototaxites (enroulés), 2021), un dessin apparaît par le rejet de spores sur une feuille noire le temps d’une nuit (Spores, 2021). Sollicitant le sens de l’odorat, l’artiste installe deux panneaux face à face porteurs chacun d’odeurs distinctes (Capsules olfactives, 2023). Il n’y a peut-être pas plus symbiotique que le parfum que l’on déplace, ingère par la respiration, emporte avec soi et pas plus ouvert à la composition tant il est immanquablement mélange et interrogation quant à sa teneur et à son imaginaire…  

La longue pratique d’Anne Marie Maes avec les micro-organismes lui permet de faire appel à leurs cycles de croissance, de s’inscrire dans leurs réseaux de communication, de tirer parti de leurs évolutions. Ainsi de Bacterial Mantarey (2018), un biofilm que l’artiste qualifie d’« association de micro-organismes dans laquelle les cellules microbiennes adhèrent les unes aux autres sur une surface vivante ou non vivante. La formation d’un biofilm est un comportement de groupe coopératif. Les bactéries qui le composent communiquent par quorum sensing, un système de stimuli et de réponses » qui leur permet de se coordonner et de s’adapter à leur environnement[91].

Parler d’agentivité pose question et c’est l’un des intérêts des œuvres qui adoptent la perspective symbiotique. Derrière ce terme neutre se déploie toute la diversité du réel animé. La pensée écologique ne cesse de se lancer dans l’exploration de tel et tel élan du vivant – et d’ailleurs, qu’est-ce qui est vivant, qu’est-ce qui ne l’est pas (nous pensons que l’on devrait davantage utiliser le terme de mouvant plutôt que celui de vivant[92]) ? On découvre des intelligences rendant impossible toute définition arrêtée de la notion. On s’interroge sur la reconnaissance ou non de personnalité, d’intention. Les certitudes d’hier vacillent, nous ne sommes plus les seuls à faire histoire, plus les seuls à être des entités politiques. Notre vocabulaire et notre logique butent sur des altérités dont on réalise qu’elles resteront à jamais hors de portée de la science comme de toute intelligibilité humaine. Il faut accueillir la différence pour ce qu’elle est plutôt qu’en anticiper la nature dans des cadres préconçus. C’est toute une manière de penser, agir, habiter qui se trouve remise à plat.

Les artistes investissent des domaines d’être, de conscience et d’élan extrêmement variés. De la collaboration avec des animaux on passe à des interactions avec des minéraux. On a évoqué le courant de la « nouvelle matérialité ». Toute matière ne se vaut pas, non seulement au sens chimique ou géologique du terme, mais aussi quant à sa trajectoire interne. En concassant des pierres ferrugineuses Andy Goldsworthy (1956-) rappelle que le solide n’existe pas. Le « tout s’écoule » héraclitéen se vérifie partout[93]. Il y a mouvements et pour chacun, une signature et un mode relationnel particuliers. Suivant la piste de John Cage on peut se demander : quelle est la « voix » de la pierre, cette pierre-là bien précise ? L’artiste écossais ne répond pas par le son : après avoir réduit la roche en poudre, l’avoir déposée dans un trou d’eau sur la côte, il la dépose sur une feuille de papier. Qu’a-t-elle à nous montrer ? L’œuvre en diptyque Red stone sea (1993) est œuvre de perspective symbiotique en ce qu’elle conjugue les actions de l’artiste à celles de la pierre (pierre et eau pourrait-on préciser). Il signe la photo, mais le dessin ? Une pierre autrice, est-ce si fantaisiste que ça à considérer la tradition des « pierres imagées » en Occident comme on Orient ? On se contentera de renvoyer à la collection de Roger Caillois[94], à l’usage des pierres brutes chez les Dogons et bien entendu aux rochers de lettrés et pierres de rêves dans la culture chinoise[95].

Edith Dekyndt (1960-) travaille elle aussi (et comme Anne Marie Maes ou Andy Goldsworthy) avec ce qu’il convient d’appeler « les agentivités subtiles » en raison de leur apparente invisibilité, du presque rien (à nos sens et à notre entendement) de leurs mouvements. Le sang (Berlin Spring Pieces 09, 2015), le cuivre (Ciprium (oxidised), 2013), le café pour Laboratory 01 – Remake – Yellow n°1, 2019… Loin d’un minimalisme purement humain qui se contenterait des bandes verticales du tissu, l’artiste confie la complétion du motif au café qui, par capillarité, se diffuse (peint avec un talent que combien rêveraient de posséder ?). Le potentiel créatif de ce qui nous entoure, les ressources poétiques (au sens de fabrication de mondes) de notre environnement apparaissent sans limite. À l’instar d’Yves Le Fur, nous pensons qu’il convient de dépasser la tentation d’analogie entre art humain et « art de la nature ». La nature possède des facultés créatrices sui generis, regardons-les comme telles. Attachons-nous à considérer que l’on se situe peut-être dans l’élan de « mêmes sources plastiques », face à « une mémoire obscure » ou tout simplement à « un immense catalogue de solutions plastiques », à l’écoute peut-être du « chant sacré endormi en toutes choses » comme le pensait le poète romantique Joachim von Eichendorff (1788-1857) ou, comme pour certains lettrés chinois, sur la voie de « l’inaccessible point zéro ». En tout état de cause, ces créations révèlent l’existence de « résonnances », mystérieuses, inexplicables, mais bel et bien présentes et que la raison sensible de l’homme de la Renaissance sauvage ne peut pas ne pas prendre en considération[96].

Clément Borderie (1960-) s’ouvre à l’échelle de ces résonnances en sollicitant l’agentivité non pas d’un élément, mais de milieux. Une « matrice » (structure porteuse d’une toile de différents formats) s’offre comme réceptacle des manifestations plurielles qu’il vient y attendre. Tout commence par une marche. Le principal outil de l’artiste : une sensibilité qu’il a rendue holistique par sa capacité à saisir la personnalité d’un espace. Il va choisir cet emplacement plutôt que tel autre, choisir le moment, choisir le type de matrice, l’installer. La rencontre du milieu avec la toile se noue comme une rencontre de personne à personne : dans une certaine épaisseur de temps. On ne connaît pas quelqu’un d’emblée, on le connaît d’avoir su l’accueillir, le laisser être, mieux, le laisser s’exprimer au sens étymologique de « sortir de soi ». C’est peut-être cela, oui, avec Clément Borderie : le milieu « sort de sa carapace » (celle de nos perceptions limitées), livre une intimité secrète que la discrétion de la matrice, jusqu’en son revers (sa délicatesse), capte au fil des jours. La vie passe pendant toute la durée de son exposition dehors. L’œuvre est le témoin de vies sensibles à côté des appareils de mesure qui, eux, pourront expliquer tel phénomène météorologique, le rapport du degré d’hygrométrie et d’ensoleillement avec le niveau de moisissure constaté, etc.

Que dire quand Marion Laval-Jeantet se fait injecter du sang de cheval (Art Orienté Objet, Que le cheval vive en moi, 2011) ? La performance est connue : comme dans une sorte de rituel, l’artiste chemine aux côtés du cheval, puis s’allonge. Benoît Mangin a préparé les instruments de la transfusion sanguine. Au plan physique, l’artiste offre à l’animal son corps dans ce qu’il a de plus emblématiquement vital : son réseau sanguin. Selon la terminologie de la perspective symbiotique, il se fait zone de création. Mais l’œuvre et la perspective elle-même vont ici plus loin. C’est d’une opération chamanique dont il est question et la fusion des deux élans vitaux se joue surtout à un niveau spirituel. Au plus extrême, l’artiste souhaite se rapprocher d’un autre devenir animal. Et dans le mélange des sangs (car c’est un mélange qui envahit son corps et non pas uniquement le sang du cheval qui prendrait possession d’elle) qu’est-ce qui nous est dit de la vie, peut-être, que nous, enfermés dans notre peau, ne pourrions pas savoir ? La performance brise le point de vue de l’homme et en cherche, dans l’hybride, un plus large. La symbiose ouvre le champ. Elle ne fait pas prendre la place de l’autre (on ne peut prendre la place de personne), elle enrichit les possibilités de compréhension, d’empathie, d’action, de devenir.  

Avec Le jardin des conjectures (2023) Laurent Derobert (1974-) introduit à ce qu’on pourrait appeler non pas l’au-delà mais la dimension alchimique des mathématiques (exploration tout en résonnances avec les mathématiques existentielles qu’il travaille depuis de nombreuses années[97]). Des propos du physicien Georges Charpak se mêlent dans sa tête avec les expérimentations que le mathématicien Alexandre Grothendieck a menées dans les dernières années de sa vie – préparats et autres distillations. Et si des formes de mémoire insoupçonnées nous entouraient, mieux : et si des fruits de relations ignorées ou sous-évaluées se trouvaient là, à notre portée, ne demandant que l’inauguration d’une qualité d’attention adéquate pour se donner à nous ? À quoi s’intéresse donc le Jardin des conjectures ? Aux longues conversations d’Alexandre Grothendieck avec le pommier, le rosier et la vigne de son jardin. Ultime fantaisie d’un mathématicien hors pair devenu fou ou aboutissement d’un homme qui a découvert ce que nous mettrons des décennies ou des siècles à comprendre ? Une recherche approfondie de sa vie et de ses écrits conduit Laurent Derobert à l’hypothèse que les graines de ces plantes portent la trace de ces échanges. Produits de deux intelligences et sensibilités qui se sont côtoyées (aimées et « contaminées » ?) des années durant, ces graines ont quelque chose à nous apprendre : rien à voir, peut-être, avec une connaissance de chiffres mais tout à voir avec une connaissance de fréquenter et d’habiter le monde – une poétique. Et si le mathématicien avait eu l’intuition que se situaient là l’espace, le lieu au seuil duquel les mathématiques, dans leurs limitations indépassables, laissaient tout homme ? Le lieu du Mystère[98] qui, à le prendre en compte, permet d’atteindre l’unité, la complétude du monde ?        

Si l’horizon ouvert par Laurent Derobert nous passionne, certains artistes rappellent opportunément à quel point symbiose et hybridation sont aussi devenues les terrains de fantasmes et de constructions spéculatives à la mesure du mal de nature dont souffre notre siècle. Ainsi de David Christoffel (1976-) qui nous présente au vampirototis, « espèce du genre octopus en même temps que sa classification ne fait pas l’unanimité parmi les zoologues ». Son poème concret (sonore et visuel) Vampyro qui donc (2023) évoque la symbiose de nos projections avec le réel (mais quel réel, tant à vouloir le travestir en théorie il s’éloigne ? Ou : à force de se projeter dans l’autre, on finit par le dissoudre). Symbiose ne signifie anthropomorphisme mais d’abord accueil, c’est-à-dire déprise de l’humain qui, cessant de canaliser par la pensée, laisse venir l’autre et advenir la seule parole possible de l’alliance : celle du poème (qu’il soit texte ou œuvre d’art). L’effort scientifique et, plus largement, de connaissance, ne reflue pas, bien au contraire, mais se voit doublé d’une mise en garde et d’un adjoint. Une mise en garde quand il tend vers la maîtrise ou la colonisation d’un objet par nos concepts (trop) humains ; un adjoint dans l’humilité indépassable qui nous enjoint de chercher à composer avec l’altérité reçue telle qu’elle se présente d’elle-même.   

L’inflation de discours louant comme une valeur sans limite la symbiose ou l’hybridation gagnerait certainement à être analysée à la lumière de la notion de « société liquide » du sociologue Zygmunt Bauman décrivant par là le diktat (à l’anthropocentrisme total) des absolus de flexibilité, révocabilité, fluidité, déliaison qui ringardisent le durable, la pérennité, l’acquis, le solide[99].

Yang Zhichao (1963-) élève la question sur le terrain de la politique, du biopouvoir, de l’éthique et des libertés individuelles quand il se fait greffer, par opération chirurgicale, deux pousses d’herbe dans le dos (Planting grass, 2000). Son corps est en souffrance, il finit par rejeter les greffons. Le vivant n’est pas malléable à l’envi, il possède une intégrité et une destination intrinsèques. La perspective symbiotique révèle ici la face d’une symbiose qui peut passer dictature étatique, économique ou idéologique. Alors, l’unité d’un individu avec son corps n’est plus envisagée sous un rapport biologique mais culturel. Renouant avec la séparation de l’âme et du corps de tradition platonicienne, l’individu considère son corps-matière en surplomb (de l’extérieur), dans un rapport de sujet à objet. Cet objet, simple agrégat que la culture seule nomme et fait être, devient intégralement façonnable au titre de n’importe quelle justification reconnue comme telle par une instance « faisant autorité ». À la faveur d’un séparatisme de cet ordre, un pouvoir peut prendre possession d’un corps (par exemple, au nom du bien commun) tout en prétendant ne pas porter atteinte à l’individu lui-même. La symbiose nécessaire du corps avec la nature (dont il fait partie) est niée au profit de la symbiose nécessaire du corps avec la culture, le politique, l’état de la science, l’idéologie dominante, etc. En se faisant volontairement violence, en se faisant symboliquement le mutant d’un pouvoir aux prérogatives réformatrices totales, Yang Zhichao dénonce le risque d’atteinte aux libertés et à la vie même que fait courir un régime politique, économique ou idélologique sur sa population (ou population de fait si l’on songe aux pouvoirs coercitifs que possèdent aujourd’hui un grand nombre d’organisations non plus sur les citoyens d’un État, mais sur les membres de leurs zones d’influence)[100].

On le comprend, en se transposant sous des modalités extrêmement variées la perspective symbiotique touche à peu près à l’ensemble des questions de fond que le bouleversement de civilisation actuel soulève. Les agentivités sollicitées par les artistes sont diverses. Elles vont jusqu’à interroger les productions humaines, fussent-elles « immatérielles » comme les bases de données. Que sont ces blocs de data dont on ressent bien, en effet, qu’ils acquièrent des formes de potentialité d’action autonome ? David Bihanic (1977-) révèle leur capacité créatrice dans son dispositif Remastering Architecture, 2023. Le code informatique devient le nœud d’une symbiose entre des impulsions humaines : les images d’architecture et celles de leurs « banques » – sorte de biotopes virtuels.

Les artistes Valérie Mréjen (1969-), Michel Blazy (1966-) et Victoire Inchauspé (1998-) devraient également faire partie de l’exposition – à l’heure où nous achevons l’écriture de ces lignes pour publication le choix n’est pas encore arrêté sur telle ou telle de leurs œuvres.

Dire que la perspective symbiotique est la perspective de la Renaissance sauvage ne signifie pas pour autant qu’elle a, en tant qu’outil, des partis pris déterminés. Aussi vrai que l’esprit de la perspective linéaire a pu accoucher d’œuvres aussi différentes qu’une nativité, le couronnement d’un prince, une assemblée révolutionnaire, etc., le mécanisme de la perspective symbiotique peut être utilisé pour des créations les plus désastreuses au plan écologique comme les plus vertueuses. En tant qu’outil elle reçoit son usage et sa qualification de ceux qui la manient. Si elle incarne la possibilité d’un devenir durable au sens écologique, c’est à la condition de se situer dans le champ de la pensée écologique actuelle dont nous nommons la dynamique d’ensemble, au moment de l’histoire où nous nous trouvons, Renaissance sauvage.  

 

Images : légendes et crédits

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Paroi décorée. Cubiculum (chambre), Villa de Fannius Synistor, Boscoreale, ca. 50-40 av. J.-C., fresque. Coll. The Metropolitan Museum, New York. Rogers Fund, 1903. Inv. 03.14.13a–g. OA.

Vitruve (Marcus Pollio Vitruvius), I dieci libri dell’architettura di M. Vitruvio tradutti et commentati da monsignor Barbaro eletto patriarca d’aquileggia, 1556, Venise, livre imprimé avec gravures sur bois, 37,6 x 28,2 x 3,1 cm. Coll. The Metropolitan Museum, New York. Harris Brisbane Dick Fund, 1945. Inv. 45.82.3. OA.

Attribué à un membre de la famille Sangallo (Florence), Typologie de temples : amphiprostyle, (illustration, Vitruve, Livre 3, Chapitre 2, n°4), 1530-45, dessin, crayon et encre brun, 15 x 26,5 cm. The Metropolitan Museum, New York. Purchase, Bequest of W. Gedney Beatty, by exchange, 2008. Inv. 2008.105.7. OA.

Clément Borderie, Toile produite par la matrice « Meuse »
automne/hiver 2015-2016, Ivry-sur-Seine, toile de coton brut, 100 x 100 cm, Photo : Paul Nicoué. Galerie Jousse Entreprise, Paris.

Ariane Michel, Les oiseaux de Céleste, 2008, vidéo [à partir de l’œuvre de Céleste Boursier-Mougenot From here to ear, installation, 1999-2009].

Yang Zhichao, Planting grass, 2000, performance.

 

Ruinart a soutenu les artistes Chloé Jeanne et Jérémy Gobé dans le cadre de son mécénat et a passé une commande artistique à Tomás Saraceno en 2021.

 

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[1] Et, en version anglaise revue et augmentée : Guillaume Logé, Wild Renaissance. New Paradigms in Art, Ecology and Philosophy, trad. C. Penwarden & K. Poston, Bristol, Intellect, 2024.

[2] Dominique Bourg, « Les sentiers de l’incertitude » [à paraître], 2024.

[3] « Un paradigme est une matrice collective qui encadre nos actions et pensées. […] Un paradigme n’est pas un ensemble d’idées claires et distinctes, mais plutôt une impulsion à agir et penser […]. [Il] ne se limite pas à la seule pensée spéculative, mais imprime notre rapport au monde de façon générale et nos sensibilités collectives. » : Dominique Bourg et Sophie Swaton, Primauté du vivant. Essai sur le pensable, Paris, Puf, 2021, p.69 et 201. Les auteurs analysent l’effritement à l’œuvre du paradigme moderne et son dépassement en « un nouveau paradigme en gestation porteur de la primauté du vivant » (p.18).

[4] « Si – en dehors de la mathématique, dont elle était, comme l’astronomie ou l’harmonie, une branche reconnue – il fallait à toute force préciser le lieu d’insertion de cette optique dans la théorie antique de la nature, il faudrait plutôt la tenir pour un complément quantitatif à un chapitre de la théorie de l’âme, celui qui traite de la sensation et plus particulièrement de la sensation visuelle. Il s’agirait donc d’une partie des mathématiques, appliquées à ce qu’on appelait alors psychologie. » Avant le renversement opéré par Alhazen (XIe siècle) on pensait que le regard prenait sa source dans un flux visuel partant de l’œil et allant « palper » le dehors. « Le flux visuel partageait la nature de l’âme, qu’il soit comme le voulait Platon parent du feu, ou qu’il soit selon la doctrine des stoïciens composé d’un principe vital, le pneuma. » : Gérard Simon, Le Regard, l’être et l’apparence dans l’optique de l’Antiquité, Paris, Seuil, 1988 et Gérard Simon, Archéologie de la vision. L’optique, le corps, la peinture, Paris, Seuil, 2004, p.7, 39 et 68.

[5] Sur ce sujet, voir notamment Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?, Paris, Seuil, 2014 et Johan Huizinga, Le problème de la Renaissance, trad. E. Schneegans, Madrid, Casimiro, 2015.

[6] Jean-Marie Le Gall, Défense et illustration de la Renaissance, Paris, Puf, 2018 (p.361 pour la citation).

[7] N’oublions pas que pour de nombreuses cultures, à différentes époques, ce n’est pas la recherche des apparences qui prime mais une perfection d’ordre divin. « Les images matérielles sont alors des reflets d’une image intérieure vécue par l’imagier ; elles sont atteintes par l’ascèse, par une identification aussi complète que possible à une idée, un archétype , un exemple conçu par la divinité dans sa perfection immuable. » : Albert Flocon, René Taton, La perspective, Paris, Puf, 7ème éd., 2005, p.25.

[8] Ibid., p.14.

[9] La question de savoir si la scénographie intégrait véritablement une méthode perspectiviste concertée et pensée comme telle reste largement ouverte. Les preuves sont absentes et les interprétations des deux courts passages du De architectura (ca. 25. Av. J.C.) de Vitruve consacrés à la représentation des objets tridimensionnels ne permettent pas de trancher. Pour autant, John White croit possible de dire que l’Antiquité, entre le Ve et le Ier siècle av. J.-C. possédait ce que nous appellerions une « conscience perspectiviste », d’ailleurs dénoncée par Platon en ce qu’elle « détruisait la véritable dimension des choses ». Cf. John White, Naissance et renaissance de l’espace pictural [1987], trad. C. Fraixe, Paris, Adam Biro, 1992, p.215 et 287 ; Erwin Panofsky, La Perspective comme forme symbolique, Paris, Les éditions de Minuit, 1975, p.179. Sur la peinture de céramique, cf. John White, Naissance et renaissance…, op. cit., chap. XVI et Albert Flocon, René Taton, La perspective, op. cit., p.20.

[10] Ibid., p.273 sq. ; Erwin Panofsky, Idea, Contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art (1924), trad. Henri Joly, Paris, NRF Gallimard, 1983, p.21; Erwin Panofsky, La Perspective comme…, op. cit., p.68 sq. ; John White, « Developments in Renaissance Perspective I », dans Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Londres, The Warburg Institute, 1949, vol.12, p.58-79, et 1951, vol.14, n°1/2, p.42-69 ; G.B. Levy, « The Greek Discovery of Perspective : its influence on Renaissance and Modern Art », dans Journal of the Royal Institute of British Architects, s.l., 1942-43, p.51-57 ; Marisa Dalai Emiliani, « La question de la perspective » (1961), dans Erwin Panofsky, La Perspective…, op. cit., p.23.

[11] Philippe Hamou (éd.), La vision perspective (1435-1740). L’art et la science du regard, de la Renaissance à l’âge classique, Paris, Payot & Rivages, 1995, p.29.

[12] « L’image perspective nous semble si naturellement correspondre à la perception visuelle que nous ne pensons pas qu’il y a dans cette identification une idée déterminée de la vision qui s’est peu à peu construite et dont l’émergence est obscure. Que la peinture soit vision, ouverture d’une scène visible, que la vision soit « peinture » ou, pour mieux dire, « représentation » : ces idées semblent aujourd’hui aller de soi, dans une sorte d’intemporalité confortable, et on ignore le plus souvent qu’elles nous sont parvenues au terme d’une élaboration conceptuelle qui est un legs de la Renaissance et de l’âge classique » : Ibid., p.11.

[13] Cf. Dominique Raynaud, L’hypothèse d’Oxford. Essai sur les origines de la perspective, Paris, Puf, 1998 ; Philippe Hamou (éd.), La vision perspective…, op. cit. ; Hans Belting, Florence et Bagdad. Une histoire du regard entre Orient et Occident, trad. N. Ghermani et A. Rieber, Paris, Gallimard, 2012, p.42.

[14] La Renaissance a fleuri dans un contexte où la volonté était de forger une identité italienne forte suite à la période de grand schisme des années 1378-1417. D’où la recherche d’origines glorieuses dans l’Antiquité et un rejet des liens avec les Allemands, Français et Anglais du Moyen Âge gothique. Cf. Dominique Raynaud, L’hypothèse d’Oxford…, op. cit., p.205.

[15] Idem.

[16] Cf. Dominique Raynaud, Studies on Binocular Vision. Optics, Vision and Perspective from the thirteenth to the seventeenth Centuries, New York, Springer, Archimedes, 2016, chap.2, Pierre Francastel, Peinture et société : naissance et destruction d’un espace plastique. De la Renaissance au cubisme, Paris, Denoël, 1977 ; Hans Belting, Florence et Bagdad…, op. cit., p.176 ; Kristi Andersen, The Geometry of an Art. The History of the Mathematical Theory of Perspective from Alberti to Monge, New York, Springer, 2007, p.1 ; Kubovi Michael, The Psychology of Perspective and Renaissance Art, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 1986, p.17 ; Samuel Y.Edgerton, The Mirror, the Window and the Telescope : How Renaissance Linear Perspective Changed our Vision of the Universe, New York, Cornell University Press, 2009.

[17] Dominique Raynaud, L’hypothèse d’Oxford…, op. cit., p.85, 89 et 94 et Dominique Raynaud, Studies on Binocular Vision…., op. cit., chap.2.

[18] Dominique Raynaud, Studies on Binocular Vision…, op. cit., p.v.

[19] John White, Naissance et renaissance…, op. cit., p.215.

[20] La théorie d’Alhazen ne traite pas des images, elle est une « théorie de la vision qui étudie les lois de la lumière ». L’image est « mentale », elle se forme dans l’imagination, « à l’abri des sens » qui ne lui fournissent qu’une matière première. D’où une géométrie arabe qui « n’est donc pas liée à un regard humain mais possède une structure autonome qu’un spectateur occidental considère comme abstraite, précisément parce qu’il ne peut la rapporter à lui-même. » Dans l’islam, « la géométrie ne représente pas le monde en le reproduisant en image mais se constitue en forme symbolique en élevant les mathématiques au rang de loi cosmique. » : Hans Belting, Florence et Bagdad…, op. cit., p.43-49. Voir également Gérard Simon, Archéologie de la vision…, op. cit., p.76 et Dominique Raynaud, Optics and the rise of perspective: a study in network knowledge diffusion, Oxford, Bardwell Press, 2014.

[21] Dominique Raynaud, L’hypothèse d’Oxford…, op. cit.

[22] Dominique Raynaud, Optics and the rise…, op. cit. et Gérard Simon, Archéologie de la vision…, op. cit., p.167.

[23] Dominique Raynaud, idem et L’hypothèse d’Oxford…, op. cit.

[24] Pierre Francastel, Peinture et société…, op. cit.

[25] Preuve, s’il en faut, de l’importance manifeste du mythe chrétien au XVe siècle. Cf. Pierre Francastel, Peinture et société…, op. cit., p.117.

[26] « […] si la perspective fut développée à Oxford au sein de l’ordre franciscain, la marque des symboles propagés par l’institution fut incontestablement plus forte que celle de l’institution elle-même. La sécularisation de la perspective entre le XIIIe et le XVe siècle s’est traduite essentiellement par l’oubli de sa dimension symbolique ». Ibid., p.362. Voir aussi Samuel Y.Edgerton, The Mirror, the Window and the Telescope : How Renaissance Linear Perspective Changed our Vision of the Universe, New York, Cornell University Press, 2009.

[27] Expression qui se retrouve dans différents ouvrages dont Kubovi Michael, The Psychology of Perspective…, op. cit., p.1.

[28] Anthropocentrisme fort vs. anthropocentrisme faible, au sens donné par le philosophe Bryan Norton : Bryan G. Norton, “Environmental Ethics and Weak Anthropocentrism”, Environmental Ethics, vol.6, 1984 et Bryan G. Norton, Toward Unity Among Environmentalists, Oxford, Oxford University Press, 1991; Bryan G. Norton, Sustainability, A Philosophy of Adaptative Ecosystem Management, Chicago, The University of Chicago Press, 2005.

[29] Jean-Claude Margolin, « De l’espace anthropomorphique de la Renaissance à la poétique de l’espace selon Bachelard » et Lucien Braun, « Paracelse : l’homme comme nature » dans Jean-Jacques Wunenburger (dir.), La Renaissance ou l’invention d’un espace, Dijon, EUD – Editions Universitaires de Dijon, 2000,  p.82, 89 et 162.

[30] L’autrice montre que la Renaissance est, historiquement, le point de départ de transformation des rapports à la nature et aux femmes, le moment de développement d’une forme de capitalisme, le début d’une approche mécaniste du monde physique : Carolyn Merchant, The Death of Nature: Women, Ecology and the Scientific Revolution, New York, Harper & Row ,1980.

[31] Pierre Francastel, Peinture et société…, op. cit., p.12. 

[32] Nous entendons bien sûr la notion introduite par Nicolas Bourriaud dans Esthétique relationnelle, Dijon, Les presses du réel, 1998.

[33] À mettre en parallèle de Guillaume Logé, Renaissance sauvage. L’art de l’Anthropocène, Paris, Puf, 2019, chapitre III. « La pré-Renaissance sauvage (1860‑2019) : l’habitabilité du monde en question ».

[34] Hans Belting, Florence et Bagdad…, op. cit., p.36.

[35] Nous ne visons qu’une « partie » de l’art abstrait et non-figuratif, beaucoup d’artistes ne rentrant absolument pas dans la suite de nos propos, à l’instar d’un Bram van Velde (1895-1981) déclarant : « La plupart [des peintres] veulent dominer. Ils redoutent le pire. On ne peut rien maîtriser du tout » : Charles Juliet, Rencontres avec Bram van Velde, Montpellier, Fata Morgana, 1978, p.28.

[36] Jean-Luc Marion, La croisée du visible, Paris, Puf, 1996, p.42.

[37] Pour un panorama de l’usage du hasard en art, voir Guillaume Theulière (dir.), Par hasard, cat. exp. (Musée de la Vieille Charité, Marseille, 18 oct. 2019-23 fev. 2020), Marseille, Paris, RMNGP-Ville de Marseille, 2019 et Sarah Troche, Le hasard comme méthode. Figures de l’aléa dans l’art du XXe siècle, Rennes, PUR, 2015. Signalons également Gilles Clément, Traité succinct de l’art involontaire, Paris, Sens&Tonka, 2014.

[38] Cf. Sarah Troche, Le hasard comme méthode, op. cit., p.281.

[39] « Je voulais trouver un autre ordre, une autre valeur de l’homme dans la nature. Il ne devait plus être la mesure de toute chose, ni tout rapporter à sa mesure, mais au contraire toutes choses et l’homme devaient être comme la nature, sans mesure ». Jean Arp, « On my way » [1948], Jours effeuillés. Poèmes, essais, souvenirs, 1920-1965, Paris, Gallimard, 1966, p.311.

[40] Ibid., p.317.

[41] « […] Ce champ du design opère à l’intersection de la biologie, des sciences des matériaux, de l’ingénierie et des sciences informatiques, avec un accent sur la fabrication et la conception connectées à l’environnement » : Neri Oxman, « Material ecology », dans Rivka Oxman, Robert Oxman (dir.), Theories of the Digital in Architecture, London, Routledge, Taylor and Francis, 2014.

[42] Expression introduite par le philosophe Manuel de Landa. Cf. Neil Leach, « Digital morphogenesis », Architectural Design, 79/1, p.32-37, Jan. 2009. Sur ces sujets, voir Paola Antonelli (ed.), Neri Oxman. Material Ecology. New York, The MoMA, 2020 ; Guillaume Logé, Renaissance sauvage, op. cit. et Guillaume Logé, Wild Renaissance…, op. cit.

[43] Sur ce sujet, cf. Guillaume Logé, Nature sensible. En marchant avec Tal Coat, [à paraître], 2024 et Renaissance sauvage…, op. cit., p.94 et 174.

[44] Nos développements s’appuient sur les études de William A. Hammond, « Hylozoism : A Chapter in the Early History of Science », The Philosophical Review (Duke University Press), Jul. 1895, vol.4, n°4, p.394-406 ; Danie Strauss, « Hylozoim and Hylomorphism : a Lasting Legacy of Greek Philosophy », Phronimon, vol. 15, issue 1, Jan. 2014, p.32-45 ; Andrew Pickering, « Being in an environment: a performative perspective », Natures Sciences Sociétés, 2013/1 (Vol. 21), p.77-83.

[45] Dérivé de l’anglais agency. Andrew Pickering, op. cit.

[46] Jean Dubuffet, cité dans Guillaume Theulière (dir.), Par hasard, op. cit., p.164.

[47] Jean Dubuffet cité dans Marianne Jakobi, « Nommer la forme et l’informe. La titraison comme genèse dans l’œuvre de Jean Dubuffet », Genesis (Manuscrits-Recherche-Invention), 2004, 24, p.92.

[48] John Cage interviewé par Richard Kostelanetz dans Conversations avec John Cage, trad. M. Dachy, Paris, Syrtes, 2000, p.136.

[49] John Cage cité par Sarah Troche dans Le hasard comme méthode…, op. cit., p.325. À noter que Sarah Troche est réservée sur une interprétation de l’œuvre qui prendrait John Cage aux mots.

[50] Karlheinz Stockhausen cité par idem, p.326.

[51] Umberto Eco, L’œuvre ouverte [1962], trad. C. Roux de Bézieux et A. Boucourechliev, Paris, Seuil, 1965.

[52] Pierre Restany, Claude Gilli. La poésie au ras du sol, Paris, Galilée, 1982, p.79.

[53] Où l’on ne peut se passer d’entendre un écho avec la théorie ésotérique des Rose-Croix qu’il étudie depuis plusieurs années notamment au travers de l’ouvrage Cosmogonie (1947) de Max Heindel. Cf. Nicolas Charlet, « Les quatre livres d’Yves Klein, fondement existentiel d’une écriture silencieuse », Histoire de l’art, 1999, 44, p. 109-121.

[54] Yves Klein, extrait du « Manifeste de l’Hôtel Chelsea », 1961, repris dans Yves Klein, Le dépassement de la problématique de l’art et autres écrits, Paris, ENSBA, 2003, p.291 et 301.

[55] Voir Philippe Siauve (dir.), Yves Klein. Les éléments et les couleurs, Paris, Arteos, 2020.

[56] Yves Klein, « Le manifeste de l’Hôtel Chelsea », op. cit.

[57] Nicolas Charlet parle d’un « syncrétisme religieux sur fond de culture chrétienne [qui] empruntait les chemins de l’occultisme, de la piété populaire, du bouddhisme et du taoisme » : Nicolas Charlet, « Les quatre livres… », art. cit., p.109.

[58] Dans son essai, Nicolas Bourriaud commence par se demander quel est le problème auquel les œuvres de l’époque s’attaquent ? L’un des enjeux fondamentaux lui apparaît comme étant la possibilité de modes de relations humaines et existentielles libres, non codées, non encadrées, non tarifées, dans cette phase économique ultime qui est celle de la marchandisation généralisée de l’existence. Dans ce contexte, une partie de la création artistique change de préoccupation : elle passe d’une fonction de représentation à une fonction de génération concrète (« matérialiste ») de rapports (au monde et aux autres). L’espace de l’art n’est plus un espace symbolique à part, coupé du monde. L’enjeu n’est plus de produire une image de plus, mais d’aménager un espace et un temps d’expérience relationnelle. D’où son esthétique relationnelle qu’il synthétise en ces termes : « Théorie esthétique consistant à juger les œuvres d’art en fonction des relations interhumaines qu’elles figurent, produisent ou suscitent. » Les artistes sont, entre autres, Rirkrit Tiravanija (1961-), Dominique Gonzalez-Foerster (1965-), Philippe Parreno (1964-), Vanessa Beecroft (1969-), Maurizio Cattelan, Jes Brinch (1966-), Henrik Plenge Jakobsen (1967-), Christine Hill (1968-), Carsten Höller (1961-), Noritoshi Hirakawa (1960-), ou encore Pierre Huyghe (1962-). Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les presses du réel, 2001. À quoi il faut ajouter Postproduction, La culture comme scénario : comment l’art reprogramme le monde contemporain, Dijon, Les Presses du Réel, 2003.

[59] « Le rôle des diplomates envers l’animal n’est pas de les faire ventriloquer, mais d’isoler des formes de langage commun ; non pas expressifs (que veulent-ils réclamer ?), mais impressifs (quels messages peut-on faire passer ?)… » : Baptiste Morizot, Les Diplomates, Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Paris, Wildproject (Domaine sauvage), 2016, p.120.

[60] Jean-Luc Vilmouth, cité dans Dominique Gonzalez-Foerster, Ange Leccia, Jean-Luc Vilmouth, Paris, Flammarion-CNAP, 2017, p.87.

[61] Peut-être parce qu’il suscite des esthétiques auxquelles le public et les critiques ne sont pas habitués, qu’il n’est pas toujours facilement « exposable », qu’il n’est pas très « appétissant » ni très « collectionnable » pour le marché, et peut-être parce qu’il se situe sur le terrain de peurs profondes ou de problématiques que certains préfèrent éviter, le bio art souffre encore d’une certaine mise à l’écart. Ce qu’il y a de meilleur dans la diversité (inégale) des productions favorise un regard critique sur les manipulations auxquelles l’homme se livre sur le vivant. Comment les ignorer aux stades scientifique, technologique, économique et politique où l’on se trouve ? Avec ces artistes, c’est une traversée de nombreux sujets écologiques de fond qui s’offrent à notre appréciation. Les sciences de la vie font face à des défis de taille depuis la découverte de l’ADN en 1953 et la mise au point, entre 1972 et 1974, des techniques de recombination au fondement de nombreuses biotechnologies. Il est évidemment parfois assez inconfortable de s’attarder devant des œuvres qui imposent à notre conscience un pouvoir humain en partie hors de contrôle et assez embarrassé dans ses compromis face à une nature structurellement impossible à modéliser et riche d’un « savoir » dont l’épaisseur demeurera à jamais inaccessible (sur ce dernier sujet, voir Nicolas Bouleau, Ce que nature sait. La révolution combinatoire de la biologie et ses dangers, Paris, Puf, 2021).

[62] Se reporter à l’indispensable ouvrage de Nicolas Nouleau, Ce que nature sait…, op. cit.

[63] Cf. les trois acceptions du terme vérité dégagées par Dominique Raynaud. « Si l’on devait qualifier le type de vérités contenues dans les traités de perspective du XIIIe siècle, on observerait les trois formes concurrentes : vérités empiriques, logiques, éidétiques [intuitives]. S’il fallait caractériser celles de la fin du XVe siècle, ce ne serait plus que : vérités logico-empiriques. Tel est le sens de la bifurcation : une perte des vérités que seule l’intuition permet de connaître ». L’hypothèse d’Oxford…, op. cit., p.363-364.

[64] Hubert Damisch, L’Origine de la perspective, Paris, Flammarion (Idées et Recherches), 1987, p.406.

[65] Thierry Dufrêne (dir.), Pierre Francastel. L’hypothèse même de l’art, cat. expo., Paris, INHA (1er mars-6 mai 2010), Paris, INHA éd., 2010, p.5.

[66] Daniel Arasse, Léonard de Vinci [1997], Paris, Hazan, 2011, p.217 ; André Chastel, Léonard de Vinci, Traité de la peinture, Paris, André Chastel-Robert Klein, 1960, p.XX ; David Rosand, La Trace de l’artiste, Léonard et Titien, Paris, Gallimard (Art et Artistes), 1993, p.40.

[67] « Dans sa définition la plus formelle, l’historia est un agencement des parties (de corps, de personnages, de choses) doté de sens » : Jean-Louis Schefer, « L’histoire et la pyramide », dans Leon Battista Alberti, De Pictura De la Peinture] (1435), trad. J-L Schefer, Paris, Macula, 2014, p.I et note 9 p.125. Une représentation perspectiviste constitue un « système indépendant » qui « édifie, selon une loi interne et originale de production, un monde de sens particulier et indépendant, cohérent et clos » : Erwin Panofsky, La Perspective comme…, op. cit., p.79. Il s’agit de parvenir à une « unité aussi convaincante, indiscutable que celle de l’espace vécu » : Philippe Hamou (éd.), La vision perspective…, op. cit., p.34.

[68] Jean-Luc Marion, La croisée…, op. cit., p.30.

[69] Émile Bernard, Souvenirs sur Paul Cézanne et lettres, Paris, À la Rénovation Esthétique, 1921, p.86. « […] Tout le mal que Cézanne se donne n’a pas pour but de communiquer au spectateur l’illusion d’un monde à trois dimensions. Il crée plutôt une nouvelle réalité à l’échelle bidimensionnelle du tableau. Prendre conscience du caractère bidimensionnel du tableau, de la nouvelle « réalisation » de la nature, voilà ce qui compte uniquement pour lui. C’est pourquoi il lui importe tant d’éviter dans ses toiles la perspective linéaire traditionnelle qui procure l’illusion d’une profondeur à trois dimensions. Par ailleurs, une perspective linéaire utilisée correctement l’obligerait à représenter chaque objet dans la taille qui lui apparaît en perspective. Or, ce que veut Cézanne, c’est donner à chaque objet la dimension qu’il estime juste. » : Ulrike Becks-Malorny, Paul Cézanne (1939-1906). Le père de l’art moderne, Cologne, Taschen, 2005, p.48.

[70] Nous entendons ici réel et réalité au sens où le physicien Basarab Nicolescu les définit et les distingue. Le réel correspond à tout ce qui est. La réalité correspond à ce à quoi nos sens et nos instruments nous donnent accès. Cf. Basarab Nicolescu, Nous, la Particule et le Monde, Bruxelles, EME, 2012 et Qu’est-ce que la réalité ? Réflexions autour de l’œuvre de Stéphane Lupasco, Montréal, Liber, 2009.

[71] Ou aussi la nature des choses.

[72] Pierre Hadot, Le voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de nature, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2004, p.296-297.

[73] Pierre Francastel, Peinture et Société…, op. cit. ; Frédérick Antal, Florence et ses peintres. La peinture florentine et son environnement social (1300-1450), trad. A. Girod, Saint-Pierre-de-Salerne, Gérard Montfort éditeur, 1991 ; André Chastel, Art et humanisme au temps de Laurent le Magnifique, Paris, Puf, 1959 ; Michael Baxandall, L’œil du Quattrocento : l’usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance, Paris, Gallimard, 1985.

[74] Cf. le désir d’unité du philosophe pour Jean-François Lyotard : « Philosopher, c’est obéir pleinement au mouvement du désir, être compris en lui, et en même temps tenter de le comprendre sans sortir de son cours. », « Il y a besoin de philosopher parce que l’unité est perdue. L’origine de la philosophie c’est la perte de l’un, c’est la mort du sens. ». Jean-François Lyotard, conférences à la Sorbonne (oct.-nov. 1964), reprises dans Pourquoi philosopher ?, Paris, Puf (Travaux pratiques), 2012, p.41, 43.

[75] Hubert Damisch, L’Origine de la perspective, op. cit., p.15 et 16.

[76]  Marisa Dalai Emiliani, « Perspective », Encyclopædia Universalis [en ligne].

[77] Gérard Simon, Le Regard, l’être et l’apparence dans l’optique de l’Antiquité, Paris, Seuil, 1988 et G, Simon, Archéologie de la vision. L’optique, le corps, la peinture, Paris, Seuil, 2004.

[78] À la Renaissance, l’humaniste peut-être le plus célèbre de Florence, Marsile Ficin, voit dans l’âme de l’homme, tierce essence (tertia essentia) « la copule, le lien, le nœud » de « ce monde qu’il a la charge de fédérer, d’unir et d’accomplir en l’offrant à Dieu » : Pierre Magnard (dir.), Marsile Ficin : Les Platonismes de la Renaissance, Paris, Vrin, 2001, p.7.

[79] Guillaume Logé, « L’œil chrysalide. Notes sur un voir écologique » dans Noémie Goudal, Guillaume Logé, Noémie Goudal, Percevoir, Paris, La Martinière, 2022.

[80] Michel Serres, Le contrat naturel [1990], nouvelle éd., Paris, Flammarion, Champs essais, 2020, p.205 sq.

[81] Ce que nous faisons dans Renaissance sauvage…, op. cit.

[82] Sur l’existence et la teneur de ces deux raisons, voir Guillaume Logé, Nature sensible…, op. cit.

[83] Cf. Hélène Guenin (dir.), Cosmogonie, au gré des éléments, cat. exp. (Nice, MAMAC, 9 juin-16 sept. 2018), Nice-Gand, MAMAC-Snoeck, 2018.

[84] Guillaume Logé, Renaissance sauvage…, op. cit., p.157.

[85] « Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse » : Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables [1949], trad. A. Gibson, Paris, Aubier, 1995, p. 283. À rapprocher de Guillaume Logé, Le Musée monde. L’art comme écologie, Paris, Puf, 2022, p.97.

[86] Guillaume Logé, Wild Renaissance…, op. cit., ainsi que « Vers une renaissance sauvage », entretien, STREAM 05, Nouvelles Intelligences, Paris/Dijon, PCA-Stream/les Presses du réel, 2021, p. 273 et Romain Bigé dans Le partage du mouvement. Une philosophie des gestes avec le Contact Improvisation, thèse de doctorat, dir. Renaud Barbaras, Ecole Normale Supérieure-PSL, 2017.

[87] Cf. Eckhard H. Hess, « « Imprinting » in Animals », Scientific American, Vol. 198, No. 3 (March 1958), p. 81-93.

[88] Les citations du § renvoient à une conversation avec l’artiste.

[89] Bernard Vitrac, « Les mathématiques dans le Timée de Platon : le point de vue d’un historien des sciences », Études platoniciennes, 2, 2006, p.11-78.

[90] Dictionnaire CNRTL [en ligne].

[91] Source : https://annemariemaes.net/.

[92] Cf. « Six leçons d’écologie par Héraclite », dans Guillaume Logé, Le Musée monde…, op. cit., p.88.

[93] Idem.

[94] Conservée aujourd’hui en grande partie au Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris.

[95] Parmi la riche bibliographie possible, nous renvoyons à Yves Le Fur, Résonnances, Studiolo, L’atelier contemporain, Paris, 2023.

[96] Citations : Ibid., p. 113 sq.

[97] Laurent Derobert, Fragments de mathématiques existentielles, Avignon, Délirium, 2010 et Algèbres, Indice d’odyssée. Géométrie, Voies réelles et rêvées, Paris-Avignon, Hus & Délirium, 2020. « […] à la fois mathématique et moral, poétique et métaphysique » : Baptiste Mélès, « Laurent Derobert. Fragments de mathématiques existentielles », Revue de Synthèse, 2013, 134 (3), p.406-408.

[98] Nous entendons « Mystère » au sens de Guillaume Logé, Renaissance sauvage…, op. cit., p.105-106.

[99] Zygmunt Bauman, La vie liquide, trad. C. Rosson, Rodez, Le Rouergue/Chambon, 2006 et Le présent liquide, peurs sociales et obsession sécuritaire, trad. L. Bury, Paris, Seuil, 2007.

[100] Voir également ce que nous disons de l’artiste dans Le Musée monde, op. cit.




Un an après le mouvement Mahsa en Iran : les acquis, les espoirs et les regrets d’une éco-résistance féminine

Par Ebrahim Salimikouchi

« De manière générale, un dictateur est

par définition quelqu’un d’incompétent. »

                                                                                                                                      Dominique Bourg

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le mouvement Mahsa a débuté le 16 septembre 2022, dès le moment où cette jeune fille a été tuée par la police iranienne. Son crime était de ne pas respecter l’hijab obligatoire. Les images de cet événement ont été rapidement diffusées sur les réseaux sociaux. Chaque image était comme une étincelle tombée dans la moisson de colère, de désespoir et de haine accumulée dans le cœur des Iraniens.

La mort de Mahsa avait avant tout un grand effet de défamiliarisation. La scène de sa chute au sol était comme l’effondrement d’un arbre qui pouvait encore respirer, vivre et donner la vie. Elle avait un grand potentiel métaphorique. Elle symbolisait l’impossibilité de se taire ou d’espérer encore un dialogue avec le système politique. Et c’était ça que les Iraniennes ne pouvaient plus endurer. Elles sont descendues dans la rue. Tout comme depuis quelques années, elles étaient apparues dans la rue avec des vélos, des chiens et des vêtements colorés pour changer petit à petit le visage de l’espace public. Une femme avec un vélo ou un chien a toujours été considérée par le régime comme impardonnable.   

Alors, de tels gestes apparemment simples, banals et quotidiens ont pu former une sorte d’éco-résistance réussie. Par ces petits efforts, en ajoutant un peu de couleur, de joie et de fraîcheur au fond gris de l’espace social, les Iraniennes ont pu exprimer leur désir de vie, de joie et de liberté.  Elles ont graduellement influencé l’atmosphère publique. En l’absence d’intellectuels et en l’absence d’hommes, elles ont porté ainsi le fardeau d’une rénovation sociale[1]. L’assassinat de Mahsa leur a prouvé quand même qu’elles ne pouvaient plus s’adonner seulement à ces petites tâches pour améliorer l’atmosphère maximalement étouffante. Elles sont descendues ensemble dans la rue cette fois pour terminer leur grand projet en cours. Un projet qui était avant tout en défense de la vie.

Les Iraniennes – des masses de femmes et pas seulement des femmes instruites ou activistes – ont réalisé il y a des années que l’oppression du corps féminin par le régime islamique équivalait à l’oppression de la société. Pour la plupart d’entre elles, cette oppression corporelle était considérée comme une stratégie, entre autres choses, pour la suppression des connexions interhumaines, de la solidarité et de l’empathie. En effet, elles n’ont pas été, au fond, totalement contrôlées par l’ordre établi depuis toutes ces années. Contrairement aux illusions du régime, elles ont lu des livres, ont appris des langues étrangères, ont fait de la randonnée, ont allé au café, ont nourri les oiseaux, ont construit des refuges pour chiens errants, ont regardé des films, ont conduit, ont expérimenté l’amour, ont acheté des fleurs, ont ri, etc.

Alors, chaque jour, elles ont fait un petit pas pour rendre leur environnement moins fermé et agressif, plus communicable, plus moral. Or, leur descente collective dans la rue n’est en aucun cas sans appui théorique. Elle n’est pas soudaine et précipitée. Il s’agit d’une nouvelle forme d’endurance et de solidarité qui a débuté il y a de nombreuses années et, pour cette même raison, aucune volonté répressive n’aura éventuellement la capacité de l’éteindre.

Le mouvement Mahsa est contre quoi ?

Le mouvement Mahsa résiste contre l’un des systèmes politiques les plus compliqués du monde. Une théocratie totalitaire fondée sur une idéologie islamiste immorale, aventureuse et violente, qui ne dispose pratiquement d’aucun mécanisme d’autocontrôle. Sur la base des présupposés souvent extravagants d’un Islam politique, le leader du pays est pratiquement considéré comme le successeur de Dieu et des Imams shiites, et par là, toute divergence d’opinion et toute opposition à son égard est impardonnable. D’où viennent la justification des violences atroces dans la rue ou au coin des centres de torture et des cellules de prison, ou bien des ordonnances judiciaires précipitées qui sont parfois émises quelques jours seulement après l’arrestation des accusés.

Le mouvement Mahsa révèle toujours la rage, la négligence, l’inefficacité et la stupidité d’un système politique arrogant. Il met sérieusement en cause la négligence morale, mentale et verbale des mollahs et des hommes d’État aux capacités mentales de plus en plus faibles. Un an après ce mouvement, ils font plus de bêtises chaque jour et prononcent des mots plus hébétés. Ils sont clairement inférieurs en termes de communication et de compétences de gouvernance que le niveau moyen des dirigeants de la plupart des pays du monde. Chaque jour, des centaines de vidéos étalent leurs crises morales et leurs niaiseries comportementales et verbales. Ces contenus démontrent constamment le réel choquant de la face cachée d’un régime totalitaire moderne. Les gouvernants et défenseurs de ce système invitent vertigineusement les gens à la piété, à la vertu et à l’éthique islamique, mais en cachette ils se transforment en monstres dépassant l’imagination. L’exemple le plus récent est celui de jeunes mollahs très durs et exigeants qui ont eu dans les chambres d’hôtels ou leurs bureaux des relations sexuelles avec des femmes mariées ou d’autres hommes.

Un an après le commencement du mouvement, les Iraniennes en ont assez du conformisme et de l’hypocrisie institutionnalisés partout dans la société. Elles ne veulent plus croire, comme beaucoup d’hommes, qu’il est normal d’être limité et réprimé dans la sphère sociale et libre dans le privé. Elles veulent rester fidèles à un idéal oublié : si quelque chose est considéré comme une liberté, cela devrait être accessible à tous, tant dans l’espace privé que public.

Depuis de nombreuses années, l’hypocrisie, les mensonges, les pillages, les détournements de fonds, le chantage et les pots-de-vin sont devenus le réel quotidien de la vie iranienne. Les Iraniennes sont conscientes de cette crise morale en raison de leur lien direct avec l’éducation des enfants. Elles ont bien compris qu’il n’y a jamais eu autant de contradictions et d’incrédulité chez les enfants. Elles observent que leurs enfants souffrent de cette schizophrénie généralisée au bout d’un certain temps et apprennent ensuite à avoir des personnalités différentes et contradictoire à la maison, à l’école, dans la rue et d’autres situations.

Elles en ont assez également de n’être que des mères d’« immigrés irrévocables ». Au cours des trois dernières années seulement, plus de 850’000 personnes ont quitté le pays et ont rejoint la grande diaspora iranienne. Les Iraniennes rappellent, entre autres, que la société s’est à peu près vidée de ses talents, ce qui ne fera qu’aggraver les crises à venir.

Le mouvement Mahsa contient aussi une sorte de révélation contre le silence de la communauté internationale. Un silence souvent délibéré des pays conscients de la nature menaçante et dangereuse du régime islamique. Le mouvement Mahsa a démontré, plus que jamais, que les avantages économiques de l’Iran doté de ressources brutes abondantes ne permettent pas à la communauté internationale de soutenir les opposants. Les dirigeants actuels continuent donc de profiter énormément au système capitaliste mondial. Ils ont toujours à leur disposition une quantité énorme de pétrole et de gaz, de mines et de stocks. De plus, ils sont belliqueux et rebelles, et tout cela signifie apparemment pour une partie du monde un marché important pour la vente de biens et d’armes, ainsi que pour les services, l’assemblage et la reconstruction.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quel est le statut actuel du régime islamique ?

Un an après la mort de Mahsa, la plus grande crise du régime est la crise de légitimité. Pendant des décennies, il avait réussi à cacher cette perte de légitimité grâce à son vaste dispositif d’argent et de propagande. Il masquait les grandes faiblesses de son efficacité et de sa légitimité sous prétexte de se trouver dans des conditions de guerre, de complot et des menaces sécuritaires et, plus tard, de crises telles que les sanctions. Aujourd’hui, beaucoup de gens croient que c’est le régime lui-même qui crée souvent des crises, afin de rendre l’atmosphère plus précipitée et effrayante, et par là de contrôler et de réprimer plus facilement. Beaucoup pensent qu’au cours de ces dernières années, de nombreuses tragédies survenues, comme le grand incendie du bâtiment Plasco à Téhéran (2017), l’incendie du navire Sanchi (2018), l’avion ukrainien qui a été battu par un missile dès son décollage à Téhéran (2020) et les attentats terroristes à Shiraz (2023) étaient éventuellement commis par le régime et visaient à susciter des sentiments révolutionnaires et nationalistes.

En plus de cette crise de légitimité, le régime a perdu plus que jamais ses compétences fonctionnelles. 31 million d’Iraniens vivent sous le seuil de pauvreté et cela dans un pays qui possède plus de 10% des ressources du monde. Suite à cette chute fonctionnelle, le système politique a perdu le minimum nécessaire de crédit pour améliorer ou changer la situation. Il expérimente ces jours-ci sa plus grande chute d’aptitude. Même aux yeux de la plupart de ses anciens défenseurs ou un grand nombre des gens qui ont été toujours passifs, il ne sera plus capable de réaliser les moindres réformes.

Enfin, plus que jamais il se heurte à une grande chute de forme ; chute des symboles et icônes. Aujourd’hui la divergence de la société iranienne avec les présupposés et principes idéologiques du régime a atteint son degré le plus élevé. Cette divergence est devenue désormais une distance irréparable. Presque rien dans le peuple ne ressemble encore aux préceptes prescrits par le discours officiel du régime. La majorité de la société est totalement indifférente aux emblèmes et signes idéologiques et nombreux sont ceux qui sont entrés dans la phase de les contester. Ainsi, la « couche grise », la grande majorité des neutres et des indifférents se réduit de plus en plus. Pour la première fois, beaucoup d’employées de l’État, non seulement sur leurs photos sur les réseaux sociaux, mais dans la rue non plus, ne portent d’hijab. Un grand nombre des jeune écoutent en public la musique qu’ils désirent, dansent, exhibent leurs gestes amoureux et mettent ainsi en cause les derniers symboles d’un système politique qui a constamment dénié la vie.

Les acquis de la génération Mahsa

Pendant des années, les Iraniennes ont essayé de remettre en question les « signes » représentants ou justificateurs du gouvernement islamique. Elles avaient très intelligemment compris qu’il est possible d’infiltrer lentement l’atmosphère publique étouffante par des gestes qui défendaient la vie, le dialogue, l’humain et l’animal. Nous pouvons maintenant affirmer qu’elles ont réussi. Elles ont su se réapproprier l’environnement. Ces jours-ci, malgré les conditions économiques difficiles auxquelles les gens sont confrontés, nombreux sont ceux qui admettent qu’au moins le « visage de la vie » a totalement changé. Un visage qui annonce clairement d’autres changements imminents. Ils croient que ce qui vient d’être ajouté aux rues, aux espaces de la vie collective, c’est la « vie ». Une vie plus intègre, plus réelle et plus humaine. Les jeunes filles qui vont chaque matin jusqu’à la porte de l’école, de l’université ou de leur lieu de travail sans l’hijab obligatoire et sourient aux passants sans culpabilité, réclament déjà une existence plus humaine. Les femmes qui considèrent comme leur droit de rouler à vélo, voire à moto, ou d’avoir un chien, sapent de plus en plus la domination et l’omniprésence des « signes fondateurs » du régime dans l’espace public.

Cette présence renouvelée est un mélange de courage, d’intelligence et de clairvoyance. C’est comme si la rationalité, la maternité et l’engagement s’étaient unis pour sauver l’honneur d’une culture qui a toujours été parmi les plus pacifiques, les plus accueillantes et les plus vivantes.

Selon les statistiques officielles, 537 personnes ont été tuées ou exécutées depuis le début du mouvement Mahsa jusqu’à aujourd’hui[2]. Beaucoup d’entre elles étaient des adolescents et des jeunes dont le seul crime imputable était la participation à des manifestations. Au cours de cette année, plus que jamais, la nature anti-vie du régime a été révélée. Un régime qui est doté des moyens de contrôle et d’espionnage les plus sophistiqués et des méthodes de torture compliquées. Non seulement des tortures physiques visibles, mais surtout des processus complexes de « torture blanche » : tortures psychologiques telles que menace de révélation des secrets de la vie privée des gens, otages émotionnels au sein des familles, perturbation de la confiance conjugale et mise en péril des moyens de subsistance.

Pour toutes ces raisons, le mouvement Mahsa reste l’une des révolutions les plus passionnantes du monde contemporain. Parce qu’elle rappelle a priori les idéaux oubliés de l’humanité et ne ressemble en rien aux autres manifestations clichées et courantes pour l’augmentation des salaires, la réduction des impôts ou le prix de l’essence. C’est une tentative pour défendre la liberté, la polyphonie et la démocratie et en même temps une contestation contre l’affaissement, l’aliénation et l’indifférence du monde d’aujourd’hui.

Qu’est-ce que le monde peut apporter à ce mouvement ?

Personne ne peut assigner des devoirs au monde. Personne ne peut le juger non plus. Le monde n’est pas une parcelle unique et unifiée. Tout cela est vrai. Par contre, chacun a le droit de rappeler l’indifférence du monde, son insensibilité, son oubli. Chacun a le droit de crier que l’indifférence et l’oubli ont déjà trop élargi le « culte de moi », ce moi égoïste et autosuffisant, tellement propice à la continuation des crises de la vie collective.

La voix des Iraniens qui descendent encore dans la rue après un an est suffisamment forte pour atteindre les oreilles du monde entier. Les peuples ont plus ou moins l’entendu et ont réagi. Le problème vient des Etats. Beaucoup d’entre eux ne veulent pas l’entendre. Cette surdité facultative provoque toujours une grande déception. En plein milieu du mouvement, les superpuissances ont repris ou même élargi leurs relations avec les mollahs, comme pour symboliquement et pour faire voir. Cela a été interprété par les Iraniens comme signifiant que le régime bénéficie plus que jamais du soutien diplomatique international. Le comble du désespoir et de la tristesse a été lorsque les Etats-Unis ont annoncé la reprise des négociations avec les mollahs et leur ont restitué l’argent bloqué.

Tout cela a malheureusement montré encore une fois que les Iraniens sont seuls. Plus seuls qu’ils ne le pensent. Ils se sont aperçu de nouveau qu’ils sont géopolitiquement trop éloignés et toujours pris dans une étrange calamité : le pétrole. Ils se sont dit encore une fois, tant que le pétrole sera impliqué et tant que l’économie actuelle sera basée sur la pensée de l’accumulation et sur l’égoïsme, il n’y aura pas d’espoir d’une vraie empathie internationale.

Les Iraniens ont donc vécu des jours tristes au cours de l’année passée. C’était sombre et effrayant. Ils étaient déçus d’être ainsi négligés. Malgré les limitations du filtrage, les pannes d’Internet et les vastes contrôles de l’espace virtuel, ils ont essayé de transmettre au monde les histoires, les espoirs, les rêves, les chagrins et les tragédies de leur mouvement. Ils ont réussi, malgré tout, à faire de bonnes chansons, à prendre et publier des photos de qualité, à produire des vidéos attirantes et à écrire des textes éloquents. Ils essaient toujours. Ils continuent à acheter encore des anti-filtres aux enfants des mollahs installés au Canada et en Angleterre et qui sont devenus de grands commerçants des anti-filtres.[3]

Une autre grande déception en ce moment, un an après le début du mouvement, est la peur et le doute que le monde éprouve à l’égard des véritables mouvements de femmes. Il n’est peut-être pas possible de le dire avec certitude, mais je pense que notre monde, ce monde qui tente de reconnaître l’égalité entre les hommes et les femmes, n’accepte toujours pas leur rôle efficace pour des changements majeurs.

Il est temps que le monde n’ait plus peur du réveil des femmes. Ce réveil foncièrement écologique bénéficiera en fin de compte à la communauté mondiale et pourra, à long terme, rétablir l’équilibre perdu. Le monde ne devrait pas avoir peur des femmes qui réclament « plus de vie ». Leur rôle existentiel a toujours été cela. Elles ont toujours été des gardiennes de la vie, des derniers remparts de l’humain, de ce qui était le plus altruiste et sensible chez l’homme. Elles sont toujours là pour défendre la conversation, la paix, la beauté et le sourire.

Acceptons que notre monde ait perdu l’équilibre nécessaire pour établir une vie humaine minimale pour chacun. Admettons que le désir maladif de la minorité des tenants du capital pour tout transformer en argent ait donné naissance à des nouvelles formes des exploitations/colonisation anti-humaines et anti-vie. Nos systèmes capitalistes actuels et nos quasi-démocraties présentent de sérieuses faiblesses. Continuer dans ce sens et maintenir à tout prix les conditions actuelles est la chose la plus absurde qui puisse être.

La complicité de la politique avec les riches et l’enrôlement de politiciens pour défendre le pouvoir sans limite du capitalisme, nous ont amenés à faire face à un sérieux déclin du niveau des systèmes politiques partout dans le monde. Bientôt, la politique et les politiciens n’auront plus aucun prestige. Car ils ont oublié leur raison d’être qui est avant tout de protéger la vie, l’environnement, la justice et le bien commun.

Le réveil des Iraniennes est ainsi un rappel et une mise en garde contre l’oubli collectif et hypocrite du monde d’aujourd’hui. Un monde où la plupart de ses citoyens souffrent davantage d’injustice, d’épuisement professionnel, de solitude, de dépression et de peur.

Notre monde n’a jamais été aussi fatigué. Nos systèmes économiques et politiques ont épuisé plus que jamais la planète et l’homme. Cela semble peut-être trop idéaliste, mais il est temps pour le monde de penser à « l’être humain » plutôt qu’au profit. Un idéalisme qui sert l’humanité vaut bien mieux qu’un réalisme qui serve le capitalisme d’une minorité. Réduire les êtres humains et nier implicitement ou pratiquement les valeurs des civilisations, mènera finalement à la destruction totale. Les communautés ont la possibilité de coexister pour autant qu’elles reposent sur un minimum de valeurs communes. La complaisance à l’égard des dictateurs, le soutien aux systèmes autocratiques, voire le silence contre le totalitarisme sous toutes ses formes et dans toutes les géographies, créeront de terribles désastres humains qui ne seront plus spécifiques à un territoire ou une région particulière.

Le mouvement Mahsa constituera un nouveau contexte dans les relations entre les États-nations du Moyen-Orient. Aujourd’hui, surtout les femmes d’Afghanistan et les Kurdes de la région en Turquie, en Syrie, en Irak et ailleurs, suivent ce mouvement et prennent cette résistance féminine environnementale et quotidienne comme modèle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’Iran a été depuis longtemps un pivot civilisationnel, géopolitique et culturel pour la région et le monde. Dans une perspective à long terme, il serait dans l’intérêt de la communauté internationale d’aider ce peuple à choisir cette fois un système politique démocratique au moins pour la stabilité de la paix, des interactions durables pour l’écologie et l’amélioration de la situation générale au Moyen-Orient.

En fait, il n’est pas approprié qu’un peuple ayant ce bagage civilisationnel et historique et un immense talent pour interagir avec le monde, continue d’être sous le joug d’un gouvernement théocratique fondé sur l’inimitié et la haine.

Les Iraniens sont fatigués de la haine théorisée et insérée dans tous les aspects de leur vie. Ils ne peuvent plus supporter cette antipathie destructrice qui constitue le fondement du discours politique des mollahs. Les Iraniens veulent revenir à l’héritage culturel du glorieux Iran, cet Iran épris de culture, d’amitié, de respect et de compassion.

De nombreux Iraniens croient profondément que l’expérience du régime islamique pendant ces quarante dernières années n’a été qu’une petite parenthèse au sein de leur histoire contemporaine et que l’Iran – le véritable Iran – serait complètement différent. Ils tentent de le rechercher, de le retrouver et de le faire revivre.

Il va de soi que cette prise de conscience collective n’a pas été facile à atteindre. La protestation sociale des Iraniens était pour longtemps un jeune arbre fragile, faible et sans jardinier qui a grandi grâce au sacrifice de milliers de militants sociaux. Ce petit arbuste s’est maintenant transformé en un grand arbre qui a pris racine sur une vaste zone. La plus jeune génération d’hommes et de femmes contemporains du pays – la génération connue notamment sous le nom de « génération Z » – continue à protéger cet arbre. Cette génération des adolescents et des jeunes de moins de 20 ans a déjà surpris de nombreux analystes. On pensait jusqu’à il y a seulement un an que cette génération n’a pas assez de discernement et de capacité d’action à cause de ses divertissements, son consumérisme et sa superficialité apparente. Cette perception était fondamentalement fausse. La génération Z a démontré, dès le commencement du mouvement, qu’elle constitue l’une des progénitures les plus courageuses et avant-gardistes de l’Iran contemporain et peut être ainsi un atout majeur pour l’avenir de la région et même du monde.  

Ce n’est qu’un début !

Un an après la mort de Mahsa, 31 organisations militaires, sécuritaires et administratives se sont mobilisées pour réprimer toute protestation et désobéissance civile. Les exécutions, les arrestations arbitraires et injustifiées, les tortures physiques et mentales, l’expulsion d’étudiants et de professeurs, les intimidations et les menaces contre les familles se poursuivent.

L’absurdité continue : jusqu’à présent, le régime a tué et emprisonné des milliers de personnes afin de prouver qu’il n’avait pas tué Mahsa ce jour-là et que tout cela était un autre complot de la part des ennemis ! Il est encore prêt à sacrifier des milliers d’autres personnes pour prouver que « les gens d’une nation islamique sont comme des moutons qui suivent seulement leur Guide et qui ne peuvent pas se mêler aux affaires »[4].

C’est un peu désespérant, mais tout cela montre que c’est déjà trop tard pour « une révolution d’en-haut », une réforme dans les infrastructures de la gouvernance. En ce qui concerne « une révolution d’en-bas », la révolution du peuple, elle va se faire avec un rythme naturel et inévitable. Le mouvement Mahsa sera donc tôt ou tard la phase ultime de ce procès.

Mais la réalité est que la continuation de régimes déshumanisants aura tôt ou tard des conséquences irréparables pour la communauté mondiale. Malheureusement une grande partie du monde ne veut toujours pas croire que nous sommes tous montés dans le même bateau et nous surfons sur les mêmes vagues féroces auxquelles seule une convergence collective et mondiale peut faire face. Si on regarde de plus près, une partie considérable des problèmes environnementaux et géopolitiques actuels sont dus aux dictateurs du Moyen-Orient. Les guerres directes ou par procuration, les migrations climatiques massives, les réfugiés, l’insécurité, le fondamentalisme, le terrorisme, le commerce des armes et de la drogue en sont seulement quelques exemples.

Le mouvement Mahsa a un an et cela n’est qu’un début. Un début pour renverser un système autocratique qui a capturé l’une des nations les plus civilisées, les plus dialogiques et les plus accueillantes du monde.

A la veille de cette première commémoration de la mort de Mahsa, la proposition la plus claire et la plus évidente qui s’est formée dans la mentalité collective des Iraniens est la suivante : ce système doit partir et laisser la place à un autre. La corruption généralisée des institutions administratives, la violence et l’agression incessante contre les libertés individuelles et collectives, et la crise d’inefficacité de l’économie, de la culture et de la diplomatie publique ont fait qu’il n’y a plus aucune justification à ce qu’il perdure.

Les Iraniennes crient haut et fort que les mollahs doivent quitter le pouvoir. Les voix de ces femmes sont si expressives et pleines de vérité que les dirigeants ont intérêt à les écouter plus tôt. Ils devront partir tôt ou tard et emporter avec eux leur vision dangereuse d’un Islam totalitaire.

Les Iraniens attendent patiemment ce jour. Cette victoire constituera une page nouvelle et unique dans l’histoire contemporaine du monde et en particulier du Moyen-Orient. Elle donnera un exemple possible et faisable aux femmes de la région. Les femmes d’Afghanistan, de Syrie, d’Irak, du Pakistan, des régions dispersées du Kurdistan et d’autres pays de la région peuvent apprendre de la longue résistance éco-culturelle des Iraniennes et en tirer des leçons.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le grand obstacle est que les mollahs ont encore de l’argent et des diplomates aux vestes repassées pour négocier et marchander. Mais cela non plus ne peut durer jusqu’à l’éternité. L’Histoire a toujours fait des blagues. Apparemment l’une des pires plaisanteries de l’Histoire avec le peuple iranien a été celle du régime islamique.

Ce qui est sûr, l’avenir de l’Iran sera profondément féminin et apportera des discours plus écologiques, plus justes et plus humains. L’Iran de demain n’aura plus de place pour quelque forme de totalitarisme que ce soit. Pour cette simple raison que l’envie de vivre, l’envie de liberté, l’envie de rester humain reste toujours plus forte, plus forte que tout.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] J’ai traité cette éco-résistance féminine iranienne notamment dans un article publié dans La Pensée écologique :
« Quand l’aspiration à la démocratie passe par les signes écologiques : le cas de l’Iran et de la résistance par les chiens ».

[2] IHR (14 septembre 2023).

[3] Il semble qu’une telle absurdité soit rare dans toute l’Histoire. Imaginez les dirigeants d’un pays interdisant légalement et avec force quelque chose et que leurs enfants vendent les mêmes choses un peu de loin ! Depuis 5 ans maintenant, les réseaux comme Facebook, WhatsApp, Télégramme, Twitter, etc. sont filtrés et légalement interdits en Iran. Les enfants des dirigeants fabriquent des brise-filtres en dehors du pays et les vendent au peuple en ligne : un business de 180 million dollars.

[4] Khomeiny, le fondateur du régime islamique, a utilisé cette expression pour la première fois le 6 juillet 1980, et cette idée a été répétée à plusieurs reprises par lui et nombreux théoriciens du régime. L’un des ayatollahs les plus radicaux et les plus puissants, Mohammad Taqi Misbah, était le principal représentant de cette pensée. Il dirigeait un grand institut de recherche dont le but était de prouver qu’aucun droit n’est envisageable et légitime au peuple sans le consentement du Guide Suprême.  




Penser la nature par-delà le travail et la technique : de l’exploitation à l’usage

Par Delphine Pouchain (Maîtresse de conférences en Sciences économiques, Sciences Po Lille)

 

 

 

 

Résumé : Pour l’économiste, la nature est avant tout un facteur de production. Il la modifie, l’exploite par son travail et par la technique. Il la traite comme un capital, un capital naturel. La nature entre dans une fonction de production, et sera donc exploitée sans prise en compte de sa spécificité. Cette conception s’oppose à celle d’une nature animée, une nature vivante, à admirer. Si elle a une valeur, c’est ici une valeur intrinsèque et donc inestimable. Au-delà de l’opposition stérile entre contemplation d’une nature de laquelle nous serions extérieurs et exploitation d’une nature pensée comme capital, l’enjeu est de concevoir et de concrétiser une nature travaillée, modifiée par la technique, mais une nature néanmoins traitée avec ménagement. On peut le dire autrement : si la philosophie met l’accent sur le jugement esthétique et la contemplation d’une nature intacte, si l’économie conçoit la nature comme capital à exploiter, la philosophie économique est-elle à même de proposer une philosophie de l’usage de notre environnement ?

Abstract: For the economist, nature is above all a factor of production. He modifies it, exploits it through his work and technique. He treats it as capital, natural capital. Nature enters into a production function, and will therefore be exploited without taking into account its specificity. This conception is opposed to that of an animated nature, a living nature, to be admired. If it has value, it is here an intrinsic value and therefore inestimable. Beyond the sterile opposition between contemplation of a nature of which we would be external and exploitation of a nature seen as capital, the challenge is to conceive and concretize a nature that is worked on and modified by technology, but a nature that is nevertheless treated with care. We could put it another way: if philosophy emphasizes aesthetic judgment and the contemplation of an unspoilt nature, and if economics conceives of nature as capital to be exploited, is economic philosophy able to propose a philosophy of the use of our environment?

 

 

Protéger la nature en repensant le travail et/ou la technique ; ou : penser la nature par une critique du travail et de la technique ; c’est à la fois nécessaire et insuffisant. Certes, nos rapports au travail et à la technique ont immanquablement une part de responsabilité dans l’avènement de l’Anthropocène. Mais changer nos conceptions du travail et de la technique ne suffira pas : ce sont nos rapports à la nature, et donc à l’économie, qu’il nous faut repenser. En amont des critiques marxistes du travail et des critiques écologistes de la technique, il y a à faire une critique de la notion de nature.

Plus précisément, c’est à une critique de nos rapports à la nature que la philosophie économique doit procéder : la philosophie économique peut-elle permettre à l’économie de penser la nature autrement que comme une ressource à exploiter ? Plus précisément encore, existe-t-il, entre l’exploitation et la contemplation [Hadot, 2004], une voie pour un « bon usage » de cette nature ?

 

Une nature à exploiter ou contempler

Exploitation

L’économiste considère la nature comme un facteur de production et un décor pour ses activités. Il la modifie, l’exploite par son travail et par la technique. Il la traite comme un capital, un capital naturel. En tant que capital, il peut ensuite proposer des règles pour une gestion optimale de ce capital. Pensons ici à la formule de Robert Solow : « Du point de vue de l’économie, le stock de ressources naturelles n’est qu’un capital pour la société. (…) À presque tous les autres égards, ce stock de ressources fonctionne économiquement de la même façon que n’importe quel autre stock. La plupart des principes de gestion des ressources naturelles sont donc des principes d’économie bien connus. » [Solow, 1974, p. 13, notre traduction]. Associée au travail et à la technique, la nature entre dans une fonction de production, et sera donc exploitée sans prise en compte de sa spécificité et de son caractère vivant. En tant que capital, la nature est assimilée à des biens produits par l’homme, donc artificiels, et à des biens dont la visée n’est que la production. La nature est donc un bien produit par l’homme, en vue de produire d’autres biens. La nature telle qu’elle est envisagée par cette économie se présente comme un édifice que nous pouvons détruire et reconstruire à l’image d’un grand Mécano : de fait, la nature n’est jamais considérée dans son caractère intrinsèquement fragile et vulnérable. En effet, c’est parce que la nature n’est pas vivante qu’elle peut sans dommage être détruite puis reconstruite, cassée puis réparée, comme beaucoup d’objets. Ainsi, la réversibilité est inséparable de cette idée de nature morte, inanimée : rien n’est irréparable parce que les choses cassées se réparent [Pouchain, 2017][1]. Pourtant, ici, c’est non seulement une erreur, mais également une faute morale de « […] croire que l’on peut faire ce qu’on veut de la nature, la recréer à loisir. C’est vouloir en faire un artefact, qui reste toujours dans la dépendance de celui qui l’a fait. » [Larrère et Larrère, 2015, p. 161][2]. Il ne s’agit pas de nier toute pertinence aux projets de restauration écologique, mais de garder en mémoire le fait qu’il ne s’agira jamais de retrouver exactement un état antérieur souvent détruit irrévocablement[3]. C’est de ce caractère réellement vivant dont la nature est ici dépourvue. La nature n’est plus réellement perçue comme vivante, n’est plus ce qui incarne et permet la vie. On retrouve les propos de Passet [1979] : « […] la science économique n’est plus alors que la science de la gestion d’une chose morte » [1979, p. 8], la logique des choses mortes devenant la loi suprême de l’économie

Les concepts économiques traditionnels semblent dès lors intrinsèquement inaptes à tenir compte d’une nature véritablement vivante. L’économie révèle dès lors son embarras, voire son impuissance, face au problème écologique. Paradoxalement et implicitement, la théorie économique théorise donc la nature en euthanasiant le vivant. Merchant [1990] décrit très précisément le déclin d’un paradigme organique, dans lequel la nature était comparée à une mère nourricière, une conception chargée d’obligations éthiques, au profit d’un paradigme mécaniste, autorisant sans limite l’exploitation de cette même nature. La nature devient un simple décor pour les activités économiques, et un stock de ressources à exploiter :

On peut ici penser également à ce que nous dit Lynn White [1967] de nos rapports à la technique en Europe[4]. L’étymologie originaire de « nature » en tant que naissance disparaît totalement. Au-delà de ses variantes, l’économie de l’environnement[5] aboutit souvent à monétariser la nature vivante, à la marchandiser, à la mettre au service de la croissance économique, et ainsi à la rabattre au rang de n’importe quel objet. En effet, le discours économique dominant nous semble épouser un paradigme qui « […] objectivise les étants non humains pour les mettre face à l’homme en tant qu’objets bruts qu’il a à connaître et à dominer » [Schaeffer, 2007, p. 208]. C’est que, partageant avec le dualisme philosophique cette tendance à « […] affirmer (…) une incommensurabilité ontique entre l’homme et les autres êtres vivants » [Schaeffer, 2007, p. 208], il finit par réduire toute la nature à de la nature morte. Une telle représentation de la nature ignore que cette nature est avant tout une nature animée, une nature vivante, une nature qui naît, grandit, meurt et se régénère, bref une nature naturans.

Une telle conception de la nature mène immanquablement à son exploitation et à son épuisement. Comment dès lors envisager autrement nos rapports à la nature ? Suivant le philosophe Pierre Hadot [2004], l’alternative à l’exploitation serait la contemplation.

 

Sortir de l’exploitation par la contemplation ? Ou Orphée peut-il nous sauver de Prométhée ?

Contre l’exploitation qu’incarne la figure de Prométhée, la contemplation incarnée par Orphée : c’est la solution que semble proposer Hadot [2004]. Prométhée et Orphée se caractérisent par deux approches très différentes de la nature. L’homme prométhéen est celui qui cherche à dominer la nature et à exercer sur elle la totalité de ses pouvoirs. Rappelons en effet que pour Francis Bacon, la nature ne dévoile ses secrets que sous la torture des expérimentations. Mais dominer la nature, la torturer pour lui faire avouer ses secrets, n’est pas la seule manière de la connaître. Du côté d’Orphée au contraire :

« Ce n’est pas par la violence, mais par la mélodie, le rythme et l’harmonie qu’Orphée pénètre les secrets de la nature. Alors que l’attitude prométhéenne est inspirée par l’audace, la curiosité sans limites, la volonté de puissance et la recherche de l’utilité, l’attitude orphique est, au contraire, inspirée par le respect devant le mystère et le désintéressement. » [Hadot, 2004, p. 136].

L’attitude prométhéenne cherche à dévoiler les secrets de la nature par la technique : il s’agit d’utiliser des procédés techniques en vue d’une connaissance ayant pour visée la domination et l’exploitation. L’attitude orphique cherche pour sa part justement à « […] préserver une perception vivante de la nature. » [Hadot, 2004, p. 138]. D’un côté, la connaissance passe par la technique, la mécanisation, l’expérimentation, voire la torture afin de dompter la nature. De l’autre côté, la connaissance résulte de l’observation, de la contemplation, d’une perception esthétique. Allant au bout de la logique de Hadot, on pourrait dire aussi : la chose contemplée est une chose donnée et inappropriable, quand l’objet exploité suppose une appropriation antérieure.

L’attitude prométhéenne « […] contraint [la nature] à se transformer en des états artificiels et contre nature. » [Hadot, 2004, p. 327]. L’attitude orphique nous pousse à adopter une toute autre conception de la nature, « libérée de toutes les représentations utilitaires dont nous la recouvrons, c’est la percevoir d’une manière naïve et désintéressée, attitude qui est loin d’être simple, tant il faut s’arracher à nos habitudes et à notre égoïsme. » [Hadot, 2004, p. 281]. De Prométhée à Orphée, trouvons-nous ici une conception de la nature pertinente pour l’économie et l’économiste ?

 

Dépasser l’opposition entre exploitation et contemplation par l’usage

Exploitation et contemplation, des impasses en vue des impasses en vue d’une (bonne) économie

  1. D’une part, la nature exploitée a mené à l’impasse dans laquelle nous sommes aujourd’hui, et au dépassement des limites planétaires :

  1. D’autre part, la conception de la nature comme objet à contempler pose problème au scientifique, à l’économiste, qu’il soit marxiste et/ou écologiste. Ici, la nature ne donne pas prise au calcul. Si elle a une valeur, c’est une valeur intrinsèque ou inhérente, donc inestimable. Cette nature qui se donne aux humains, sans valeur marchande, semble échapper au calcul, à la maîtrise, bref à l’économie : Orphée ne recherche pas l’utilité. On retrouve ici les réflexions et les critiques des philosophes concernant la wilderness[6]. Rappelons en effet que la wilderness est une nature considérée comme grandiose, spectaculaire, exceptionnelle. C’est un lieu de contemplation, dont toute activité humaine est exclue. On peut penser ici aux tableaux de Thomas Cole, Albert Bierstadt ou de Frederic Church, dont les œuvres donnent à voir une nature de laquelle l’homme est absent :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

A Storm in the Rocky Mountains, Mt. Rosalie, Albert Bierstadt, 1866, Brooklyn Museum

 

Quand l’homme est présent, c’est avant tout pour faire prendre conscience de sa « petitesse » face à l’immensité de la nature :

View of Cotopaxi, 1857, Frederic Edwin Church, The Art Institute of Chicago.

 

La même logique s’applique encore dans la conception de certains parcs naturels ou réserves : la protection implique l’absence d’action. Ici domine « […] la thèse selon laquelle il faut mettre des fragments de nature à l’abri des actions humaines pour la protéger » [Beau, 2017, p. 218]. La contemplation mène directement à l’abstention : « […] la pensée de la wilderness se montre assez pauvre du point de vue de la réflexion sur les rapports entre les hommes et la nature, puisqu’elle n’en envisage qu’une seule forme souhaitable, l’abstention. » [Beau, 2017, p. 219]. Comme l’écrivait Cronon : « Notre présence même dans la nature annonce sa chute. L’endroit où nous sommes est l’endroit où la nature n’est pas. Dans ce cas […], la nature sauvage ne laisse aucune place à l’être humain, sauf peut-être en tant que visiteur contemplatif profitant de sa rêverie tranquille dans la cathédrale naturelle de Dieu » [1996, p. 17, notre traduction, souligné par nous].

Dans cette perspective, la seule façon de bien agir avec ou sur cette nature est de ne pas agir. Ici, il n’y a pas de bonne manière de travailler avec la nature. En user, c’est la profaner. Protéger la nature, c’est exclure l’action, exclure l’homme, bref exclure de facto toute activité économique.

 

  1. Nous arrivons donc ici dans une forme d’impasse, que nous pouvons formuler ainsi : Orphée ne nous sauve de Prométhée qu’en nous faisant sortir de l’économie. La difficulté à laquelle nous aboutissons peut se schématiser ainsi :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bref, si la philosophie met l’accent sur le jugement esthétique et la contemplation d’une nature intacte, si l’économie conçoit généralement la nature comme capital à exploiter, la philosophie économique est-elle à même de proposer une philosophie de l’usage de notre environnement pensé au sens large ? Un usage qui soit donc hors contemplation, mais sans tomber dans l’exploitation ?

 

Usage et pilotage, entre contemplation et exploitation

Aujourd’hui, « nous avons besoin d’une éthique environnementale qui nous dise autant comment utiliser la nature que comment ne pas l’utiliser. » [Cronon, 1996, p. 21, notre traduction, souligné par nous]. Si Prométhée nous dit comment l’exploiter, Orphée nous dit comment ne pas l’utiliser. Mais ni Prométhée ni Orphée ne nous disent comment bien user de la nature. Ainsi, pour le dire de manière ramassée, contemplation ou exploitation, la difficulté pour l’économiste demeure : Orphée et la contemplation, en dehors de l’économie, ou rester dans une économie prédatrice avec Prométhée et l’exploitation. Comme l’écrivait Cronon [1996] dans sa critique du concept de wilderness, nous avons peu de chance ici « […] de découvrir à quoi pourrait ressembler une insertion de l’homme dans la nature éthique, soutenable et honorable. » [Cronon, 1996, cité in Beau, 2017, p. 219].

Comment sortir de l’idée selon laquelle « la protection de la nature ne se joue[rait] que dans les espaces d’où l’homme est absent. » [Beau, 2017, p. 218] ? Peut-on trouver « […] des façons d’habiter la nature qui ne la dégradent pas » et montrer que « des interactions positives entre cette dernière et les sociétés humaines sont possibles. » [Beau, 2017, p. 219] ? Au-delà de l’opposition stérile entre contemplation d’une nature de laquelle nous serions extérieurs et exploitation d’une nature pensée comme capital, l’enjeu est de concevoir et de concrétiser une nature travaillée, modifiée par la technique, mais une nature néanmoins traitée avec ménagement. Un certain nombre de réflexions suggère qu’une telle voie existe, et certaines activités font apparaître que cette voie est en plus parfaitement applicable et viable.

A côté des attitudes prométhéenne et orphique, le bon usage fait signe en direction d’une attitude coopérative telle que l’envisageait Passmore [1980] : « L’attitude coopérative ne s’oppose pas aux transformations humaines de la nature. Elle s’efforce néanmoins de travailler avec elle, non contre elle. Les modifications opérées par les humains ne doivent pas s’imposer à la nature, mais doivent l’améliorer, la rendre plus belle et plus riche. » [Hess, 2013, p. 196]. Entre la contemplation et l’exploitation, on trouverait la coopération, et la coopération implique une relation entre l’homme et la nature. Dans la contemplation il n’y a pas de relation souhaitable, et dans l’exploitation il y a une relation pathologique, une relation d’asservissement. Dans la coopération, on peut trouver une relation laissant ouverte la possibilité d’une nature traitée avec ménagement. C’est entre l’exploitation et la contemplation que s’ouvre un espace pour une relation éthique à la nature. Les relations ne sont pas moralement neutres : elles ont une valeur morale. L’usage de la nature suppose une relation avec elle, l’usage est plus ou moins bon, donc la relation a un contenu moral plus ou moins élevé. En effet, « Dès lors que nous reconnaissons que nous n’agissons pas sur, mais avec la nature, nous devons nous interroger sur les bonnes et les mauvaises façons de nous conduire. » [Beau, 2017, p. 291].

Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise contemplation, il n’y a pas de bonne ou de mauvaise exploitation, mais il y a un usage qui peut-être plus ou moins bon, plus ou moins raisonné, plus ou moins sobre. Si Orphée est du côté de la contemplation, et Prométhée du côté de l’exploitation, la figure du pilote mobilisée par Larrère et Larrère [2015] pourrait incarner la possibilité d’un bon usage de la nature. Piloter la nature, ce n’est ni la contempler, ce qui nous ferait sortir de l’économie, ni l’exploiter, ce qui nous ferait sortir de la possibilité d’un « bon » traitement de la nature. Le pilotage de la nature tel que le conçoivent Larrère et Larrère s’oppose à la fabrication et est inséparable d’un questionnement sur son usage, et le « bon » usage pose la question d’une relation éthique à la nature. En effet, « Le pilotage est une démarche attentive, empirique et précautionneuse, si sensible au contexte de production qu’elle doit toujours être adaptée et n’est guère reproductible à l’identique. » [Larrère et Larrère, 2015, p. 182, souligné par nous].

Ainsi, « […] si nous reconnaissons l’autonomie et l’altérité des choses et des créatures qui nous entourent […], alors nous réfléchirons attentivement aux usages que nous pouvons en faire, et nous pourrons même nous demander s’il faut vraiment les utiliser. » [Cronon, 1996, p. 24, notre traduction]. Coopération, pilotage, usage, ou encore considération [Pelluchon, 2017, 2018] : exploiter avec considération n’est pas possible, piloter ou user avec considération est faisable.

 

La possibilité d’un bon usage économique

Usage, coopération, pilotage, considération [Pelluchon, 2017, 2018] : les propositions visant à dépasser l’alternative exploitation-contemplation ne manquent pas. Mais l’économie peut-elle passer de l’exploitation à l’usage, et si oui comment ? Cela suppose une nouvelle conception de la nature, une nouvelle conception de la technique, mais également un nouvel agent économique. Comme le dit Hess, « L’économie est, ici, au cœur du débat. Et les environnementalistes, ajoute-t-il, commettraient une grossière erreur à ne pas s’y intéresser de plus près. » [Hess, 2013, p. 199].

 

L’usage et la technique

L’usage ne s’oppose pas intrinsèquement à la technique et à la transformation de la nature. A la manière de ce que suggérait déjà Naess [2020], la technique peut prendre la forme d’une une technologie douce ou soft. Comme le rappelle Larrère [2010], « L’activité technique, pour Naess, ne met pas fin à la nature » [Larrère, 2010, p. 233]. Inversement, « Les objectifs du mouvement de la deep ecology n’impliquent aucune dépréciation de la technologie […]. » [Larrère, 2010, p. 234]. L’usage peut être un usage technique, mais on ne considèrera pas ici que la solution ultime aux problèmes d’environnement se trouve dans la technique.

Quelle forme peut prendre la technique ici ? Il s’agirait non plus d’« arts du faire » qui trop souvent dérivent en « arts de faire contre », mais d’« arts de faire-avec » [Larrère et Larrère, 2015, p. 15]. « Faire-avec », dans une logique de pilotage, est compatible avec la technique. Pilotage et fabrication sont sous-tendus par des rapports différents à la nature, à la technique, et entre les hommes. Du côté de la fabrication s’impose une démarche dominatrice, là où le pilotage donne à voir une démarche de collaboration. Le pilote accepte que sa technique ne lui donnera jamais la parfaite maîtrise de ce sur quoi ou avec quoi ou qui il travaille :

Ainsi, « Plus un acte technique a respecté les processus naturels, plus on se rapproche de la nature, avec laquelle il a bien fallu composer ; plus on a négligé les contextes et les processus naturels, plus on s’oriente vers l’artifice. » [Larrère et Larrère, 2015, pp. 15-16].

 

  1. Un usage ménageant la nature : le mouvement Chipko

 

Vandana Shiva, dans Monocultures de l’esprit [2022], illustre les ravages de la monoculture et de l’application des principes de la foresterie scientifique aux forêts tropicales. Dans ce système, c’est l’usine qui devient le modèle duquel s’inspirer pour extraire un maximum de profit de la forêt. On a ainsi transposé à la gestion de la forêt les principes de fonctionnement de l’uniformité « de la chaîne de montage industrielle » [2022, p. 28], au point que cette gestion transforme aujourd’hui les forêts en ressources non renouvelables. La forêt n’est plus considérée que comme un stock de bois industriel exploitable commercialement, indépendamment de sa valeur en tant que source de moyens de subsistance pour les populations locales. Le mouvement Chipko s’est constitué en 1973 en Inde précisément pour protéger ces forêts et s’opposer à cette gestion considérée comme mortifère. Les femmes du mouvement Chipko se battent contre la monoculture et pour la préservation des forêts dans les provinces de Garhwal et Kumaon. Leurs actions consistent notamment à s’enlacer aux arbres (« chipko » venant du terme « étreinte ») pour empêcher les destructions par les groupes d’exploitants forestiers :

Il y a trente ans, de nombreuses femmes de la communauté Bishnoi au Rajasthan (Inde), dirigées par Amrita Devi, ont sacrifié leur vie pour sauver leurs khejri, arbres sacrés, en les serrant dans leurs bras. L’histoire de Chipko commence avec cet événement. Au milieu de l’Himalaya, dans les années 1970, les femmes Chipko ont créé le mouvement Hug The Tree. La défense des arbres avec son propre corps est l’instrument de lutte, pour défendre la forêt, source de subsistance de leur société. La déforestation provoque une catastrophe naturelle, les terres se dégradent, les sources d’eau polluent et les animaux sauvages meurent.

https://www.lessiconaturale.it/les-femmes-chipko/

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour la foresterie scientifique, à la question de savoir ce qu’apportent les forêts, la réponse est « le profit » ; à la même question, les membres du mouvement Chipko répondent : « Un sol, de l’eau et de l’air pur » [Shiva, 2022, p. 30]. Il ne s’agit pas ici de ne pas modifier la forêt, mais bien de co-exister et de collaborer, afin de parvenir à en tirer de quoi subsister sans la mettre en danger.

Les réflexions développées par Shiva se rapprochent de l’opposition de Larrère et Larrère [2015] entre faire avec et faire contre, même si l’opposition est ici plus tranchée : un paradigme détruit la vie, quand l’autre la favorise :

 

Ménager la nature par un usage économique « lucide »

User économiquement de la nature tout en la ménageant : là est toute la difficulté. « User avec ménagement », c’est sans doute faire usage avec lucidité [Chrétien, 2004]. Comme le rappelle Chrétien, l’enjeu est ici de savoir « […] ce qu’avec elle on peut faire […] » [2004, p. 90] : la « lucidité dans l’usage » de la nature, c’est d’abord savoir ce qu’il est possible de faire avec elle, comment travailler avec elle. Il s’agit avant toute chose d’apprendre à la connaître. L’art d’user explique encore Chrétien suppose une attention et une obéissance aux « choses » dont on use. L’usager « […] commande à force d’humilité, comme tout ce qui commande vraiment. […]. L’usage ne commande qu’en obéissant et que pour avoir obéi. » [2004, p. 92]. « Mauvais usage » ou « mal user » sont donc des oxymores : mal user est abuser, tandis que le bon usage ne peut causer de mal. On pourrait ainsi dire que c’est un tel « usage lucide » qui est implicitement visé par le mouvement Chipko.

En effet, la « lucidité de l’usage » prend d’abord la forme chez Chrétien d’un respect pour la chose dont on use, d’une considération. Un tel usage obéit et s’adapte, il s’abandonne à la chose. Comme Chrétien le dit joliment, « Quand l’usager compte sur les choses et avec elles en y laissant s’ouvrir le monde, il n’y va pas d’une dévastation. » [p. 101]. L’usage n’est pas ici une destruction, l’usage ne renvoie pas à la valeur d’usage au sens où les économistes l’entendent. L’usage lucide de la nature suppose de garder en mémoire l’idée selon laquelle nous usons d’une chose donnée : « Nous n’œuvrons et ne pouvons œuvrer que parce que la nature a déjà œuvré pour nous, œuvré en nous donnant, en nous laissant recevoir d’elle ce en quoi nos mains pourront puiser […]. » [p. 101]. La lucidité de l’usage présuppose que la nature ne soit pas considérée comme un simple stock de ressources à notre disposition. Se servir d’une chose, c’est « […] la reconnaître, la considérer, se comporter avec elle selon les prises ou les possibilités qu’elle-même m’offre et me donne, donc agir selon elle. L’utilité est de rencontre. » [p. 109]. A la différence de l’utilisation, l’usage suppose donc la considération et la morale.

La nature qui se donne ici, ce n’est ni un don à contempler, ni un don comme ressources permettant d’augmenter un stock de richesses à la manière dont le pensaient les physiocrates. C’est don d’une nature naturans, un don qui oblige à un usage différent. Ici, la nature se donne en un lieu spécifique et dans un temps imprévisible (le temps de la rencontre et de l’événement).

Les réflexions de Shiva [2022] illustrent bien la possibilité et même l’existence d’un tel usage lucide. Respect de la biodiversité et usage des ressources naturelles sont ainsi rendus compatibles. Rentabilité, productivité, production, consommation sont autant de catégories et de distinctions relevant de constructions sociales, voire occidentales, qui empêchent de voir que soutenabilité écologique, efficacité et justice forment un système cohérent et praticable. Shiva critique la tendance (notamment des grandes multinationales et des institutions internationales comme la Banque Mondiale ou la FAO) à présenter « le Nord » comme un producteur de ressources et donc un protecteur de la biodiversité, là où « le Sud » est vu comme un consommateur et un donc destructeur. Par ailleurs, les communautés du Sud font elles-aussi usage de la technologie, au sens d’un processus qui trouve son origine dans les ressources naturelles et sa fin dans la satisfaction des besoins humains. La technologie peut aussi bien détruire que favoriser la vie. Shiva montre que cette technologie reconnaissant la diversité des pratiques et des cultures n’est pas moins efficace que celle qui s’incarne dans les « monocultures » pratiquées dans le Nord et diffusées par lui : elle ne paraît moins efficace que quand sont niées toutes les externalités négatives entraînées par les monocultures. Shiva mobilise notamment l’exemple de la culture des eucalyptus[7], et analyse également les effets pervers de la Révolution verte indienne. Biodiversité et Indiens se sont appauvris conjointement. Ainsi, « La faible productivité des systèmes diversifiés et multidimensionnels et la productivité élevée des systèmes uniformes et unidimensionnels de l’agriculture, de la foresterie et de l’élevage ne sont donc pas des mesures neutres et scientifiques : elles sont biaisées par les intérêts commerciaux pour lesquels la maximisation de la production unidimensionnelle est un impératif économique. » [Shiva, 2022, p. 173] :

 

 

 

 

 

Shiva Vandana, 2022, Monocultures de l’esprit, Wildproject, p. 79.

 

Il s’agit bien ici de deux conceptions irréconciliables de la productivité qui s’opposent. Finalement, les travaux de Shiva font implicitement signe en direction d’un nécessaire réexamen des catégories économiques.

 

Conclusion :

Suivant les travaux de Shiva [2022], on voit que production des moyens de subsistance et respect de la biodiversité sont conciliables, dans une logique de réciprocité à la base des relations entre l’Homme et la Nature. Shiva insiste justement sur la nécessité de reconnaître « d’autres manières de penser la nature, et d’autres manières de produire pour nos besoins. » [2022, p. 10]. Les monocultures concernent autant l’esprit que le sol : sa critique des monocultures renvoie autant à la culture des moyens de subsistance qu’à la culture en lien avec le monde des idées. Le mouvement Chipko est ainsi engagé autant dans un conflit sur les ressources que dans un conflit concernant les conceptions philosophiques de la nature [2022, p. 30]. Avec le concept de « monoculture de l’esprit », Shiva critique la conception dominante de la nature, donnant à voir une biodiversité perçue comme fragmentée et atomisée : la biodiversité devient « une simple catégorie arithmétique, numérique et additive » [p. 109].

Comme le dit finalement Callicott, « […] ce que nous faisons en relation avec la Nature dépend de la manière dont nous pensons la Nature […]. » [2011, p. 53]. C’est bien leur manière de penser la nature, et à travers elle le vivant, que les économistes doivent reconsidérer aujourd’hui, selon des modalités que la philosophie économique tente d’identifier. Dès lors, si le « le vieux débat entre marxismes et écologismes » peut se comprendre comme un nécessaire dépassement de l’opposition entre exploitation et contemplation, une philosophie économique centrée sur l’usage peut permettre de faire dialoguer marxismes et écologies dans une nouvelle économie.

 

 

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Solow Robert, 1974, “What Do We Owe to the Future?”, Nebraska Journal of Economics and Business, Vol. 13, n°1, pp. 3-16.

 

 

[1] Pourtant, « L’irréparabilité et l’irréversibilité sont des marqueurs essentiels de l’histoire et des sociétés contemporaines. Jusqu’à une date récente, en effet, l’existence de l’homme était placée sous le signe de la réparation et du retour possibles. La formidable puissance des techniques aura rendu impossibles la réparation et le retour. » [Godin, 2012, p. 26].

[2]. Il ne faut pas oublier néanmoins que « […] seule la transformation intentionnelle de la nature est véritablement une artificialisation. » [Larrère et Larrère, 2015, p. 168]. Comme le rappellent Larrère et Larrère, « […] on peut donc être dans la nature sans qu’elle cesse d’être nature. » [Larrère et Larrère, 2015, p. 48].

[3] En effet, « Il est exclu qu’un écosystème retrouve un état antérieur : les milieux ayant une mémoire, ils porteront longtemps la marque des pratiques humaines qui s’y sont succédé depuis l’holocène – et a fortiori celle des dégradations subies. » [Larrère et Larrère, 2015, p. 208], puisqu’« Il y a bien longtemps que la nature n’est plus si naturelle que ça. » [Larrère et Larrère, 2015, p. 154]. Les débats autour de la pertinence des « restaurations écologiques » sont donc très vifs et révèlent autant de conceptions de la Nature.

[4] Voir sur ce sujet Larrère [2016]. Selon cette dernière, progressivement, ce n’est plus la technique comme outil de domination de la nature qui va cristalliser les critiques, mais plutôt une technique qui s’autonomise et devient aliénante pour l’Homme. Ainsi, « L’originalité de l’écologie politique européenne se trouve dans sa

capacité à mettre en cause le développement technologique aussi bien dans ses finalités sociales que dans son absence de contrôle politique. » [Larrère, 2016, p. 21].

[5] Suivant dans un premier temps Godard [1998], nous considérons que l’économie de l’environnement s’inscrit dans une « démarche d’extension » de la théorie économique standard. Dans cette perspective, il s’agit « seulement » d’étendre la science économique existante à une nouvelle problématique et à de nouveaux objets. On appliquerait alors à l’environnement les outils d’analyse de la théorie dominante. L’environnement est appelé à devenir un bien économique comme n’importe quel autre, et sa spécificité est niée.

[6] On peut en rappeler brièvement cette définition : « Le Wilderness act, voté en 1964, qui encadre la protection de la nature, en donne la définition suivante : « Une wilderness, par opposition aux espaces où l’homme [man] et ses œuvres dominent le paysage, est ici identifiée comme un espace où la terre et sa communauté de vie ne sont pas entravées par l’homme, où l’homme lui-même n’est qu’un visiteur qui ne reste pas » (Nash 1967, p. 5). La suite du texte précise que les espaces retenus pour être protégés doivent avoir conservé, hors de toute exploitation, leur « caractère et leur force primitifs » et que la gestion qui en est faite doit permettre de les maintenir en cet état, en bannissant toute présence humaine permanente. » [Larrère, 2021, p. 35].

[7] La culture des eucalyptus résume à elle seule les ravages de la monoculture. Shiva évoque ainsi « la domination d’une science forestière qui avait réduit toutes les espèces à une seule (l’eucalyptus), tous les besoins à un seul (celui de l’industrie de la pâte à papier) et toutes les connaissances à une seule (celle de la Banque mondiale et des fonctionnaires des forêts) » [Shiva, 2022, pp. 72-73]. Or ce qui est sans valeur, voire indésirable, pour obtenir de la pâte à papier peut être désirable pour la subsistance des plus pauvres. Le produit recherché n’est « […] pas le même pour l’agro-industrie et pour un.e paysan.ne du tiers-monde. » [p. 93].




Venir-de-Terre : l’autre généalogie des Grec-ques

Par Martin Collette. Agrégé de philosophie, titulaire d’un master en biologie et écologie. Bruxelles, Belgique. Ancien étudiant d’Isabelle Stengers, lecteur de Deleuze et Guattari, Whitehead, Bergson, Nietzsche, Héraclite, Spinoza…, Martin est également un amateur d’anthropologie (spécialement amazonienne) et un admirateur de Pierre Clastres. Souffrant de solastalgie, ses réflexions historiques et méditations photographiques portent sur la disparition des mondes.

 

 

 

À côté de la patrilinéarité, qui installe le patriarcat au faîte du monde grec officiel, les textes archaïques révèlent une autre filiation, circulaire plutôt que linéaire, qui renvoie l’humain à l’humus et brouille les frontières de classe, de genre, d’espèce, en libérant des devenirs minoritaires. Une géo-néologie contre une généalogie. La résistance s’organise autour du dionysisme.

 

Dans les trois dimensions de l’épique, du philosophique et du tragique, on trouve la même tension, qui traverse les textes de manière souvent sous-jacente, parfois formelle. Cette tension oppose notamment deux modes de filiation, qui sont parfois concurrents, mais qui opèrent le plus souvent sur des plans distincts quoique sécants. Le premier est celui que nous connaissons bien depuis l’Antiquité, à savoir la filiation patrilinéaire, par laquelle des éléments essentiels de l’identité sociale et individuelle (nom, statut, propriété), se transmettent de père en fils (éventuellement de père en fille, par extension du même principe).

Le second mode de filiation est essentiellement féminin, mais on ne peut le réduire à la matrilinéarité. Car il n’y a pas une simple symétrie entre ces deux filiations. Si la patrilinéarité est individuelle, directe et verticale, l’autre filiation est plurielle, indirecte et horizontale. Et à dire vrai, elle n’est pas non plus exactement linéaire, au sens où elle progresserait en ligne droite, mais bien plutôt curviligne ou laminaire. Le pli est la conformation qui résume le mieux le mouvement géométrique (ou plutôt géologique, nous le verrons) de cette filiation.

Grand-père

Le mythe ancien de la réincarnation du grand-père permet d’approcher un point de passage entre la filiation patrilinéaire et la filiation que j’appelle ici « géo-laminaire ». C’est que le passage s’opère précisément dans les entrailles sombres de la Terre, là où l’âme du défunt s’échappe à son corps et s’éparpille en émanations fertiles, telle un fluide impalpable circulant entre les êtres et les générations (le souffle de l’Âme du monde, selon les Stoïciens, en est une variante tardive). Ainsi, ce n’est pas spécifiquement à tel lignage, paternel ou maternel, que le nouveau-né se trouve affilié, mais bien à une multiplicité terrienne, dont la portée religieuse est associée au collectif féminin (voir ci-après). D’où la notion d’une filiation géo-laminaire, les strates générationnelles se déposant en couches pliées dans l’épaisseur humique.

La circularité de cette conception de la métempsychose du grand-père allie cette logique circulatoire avec des éléments de patrilinéarité, à savoir la filiation directe entre deux hommes (le grand-père et son petit-fils). Cette conception est encore attestée dans le Grèce antique (cf. les travaux de Maria Daraki) et elle s’inscrit dans diverses langues anciennes par des parentés terminologiques et des synonymies entre « petit-fils », « grand-père » ou « oncle » (cf. Émile Benveniste). Effectivement, ces filiations masculines permettent de contourner le père en passant par la terre et par la mère, d’autant plus lorsqu’il s’agit du grand-père maternel. Un épisode saisissant de l’Odyssée, qui raconte une scène de chasse dans la jeunesse du héros, établit un tel lien entre Ulysse et son grand-père maternel Autolycos – où l’on apprend que celui-ci a donné à Ulysse son prénom. Dans ce récit, Ulysse acquiert les qualités et la puissance animales d’un chien, comme pour donner chair à cette filiation avec ce grand-père (« Autolycos » signifie « le loup en personne »). Il a conservé de cette chasse une cicatrice à la cuisse, provoquée par la défense d’un sanglier monstrueux – bête terrienne par excellence. Cette cicatrice évoque immanquablement la gestation de Dionysos, dans la cuisse de Zeus (nous y reviendrons).

Or, la filiation secrète qui relie le nouveau-né au grand-père, en passant par la puissance fertile de la Terre, est une forme particulière, créative, de l’incurvation qui peut être infligée à la droite linéarité du schéma patrilinéaire et patriarcal, dans le contexte historique de l’avènement progressif de ce schéma. Nous allons voir qu’il existe bien d’autres formes de cette résistance dans la culture et la pensée grecques.

Nourrices

S’il paraît évident que la mère joue un rôle dans cette « alter-filiation » dont nous parlons, elle n’en est pourtant pas le personnage central ou proéminent. Elle est plutôt la représentante d’une « multiplicité pliée et pliante » (comme Spinoza parle de nature « naturée » et « naturante » – car la multiplicité et le pli, c’est la nature comme manifestation et puissance). Or, il y a une multiplication de la fonction maternelle elle-même. En effet, dans les familles de l’aristocratie grecque, cette filiation alternative se transmet moins par la génitrice que par les nourrices. Dans l’Odyssée, on se rappelle Euryclée, la vieille nourrice d’Ulysse, seule membre de la maisonnée à le reconnaître lorsqu’il revient à Ithaque, malgré son déguisement surnaturel. Seule donc à le rattacher à sa terre et à son peuple. De manière très symptomatique, Ulysse avait également été reconnu par son vieux chien édenté, qui dort sur un tas de fumier. Le lien au peuple, aux bêtes, au foin, à la glèbe, ne peut être plus marqué, alors que Pénélope elle-même, son fils et ses pairs, sont incapables d’identifier le maître légitime de l’oïkos.

L’institution des nourrices est un phénomène peu étudié à ma connaissance, en tout cas peu invoqué par les commentateurs de la pensée grecque. Il est pourtant d’une grande importance, il me semble. Car précisément, il indique cet aspect terrien, pluriel, rhizomatique, de la filiation officieuse des Grecs. Par le lait des nourrices – qui est en somme ici une sorte d’anti-sperme – l’enfant s’emplit d’un lien tacite au peuple et à la terre. Il est donc particulièrement significatif que ce lait ne vienne pas de la mère biologique, d’ascendance grecque, mais des nourrices, issues du petit peuple. L’usage du mot « peuple » que je fais ici est évidemment à prendre dans un sens très élargi, un sens écologique qui ne correspond pas au démos de la cité athénienne, dont on sait qu’il exclut femmes, esclaves et étrangers. Le peuple flou et tacite dont il est ici question est une notion lâche et générique qui s’applique à une communauté indéfinie, qui implique au contraire tout ce qui sera négligé, minorisé ou rejeté dans la Grèce classique : femmes, esclaves, étrangers « barbares » (hors du cercle de la « xenia » grecque), mais aussi sans doute les bêtes des champs et, au-delà, tout ce qui « grouille et rampe » sur la terre et dans ses replis.

Terre

À travers la mère et surtout les nourrices, la filiation grecque s’étend donc à tout un substrat vivant, une multiplicité pullulante et indéterminée – ce qui deviendra pour nous « la nature ». Car si la patrilinéarité relie l’individu à son Père, la filiation géo-laminaire le relie à la Terre. Et la Terre (avec une majuscule), pour les Grecs, c’est Gaïa, la déesse primordiale « au large sein » (eurysternos) d’où jaillit la vie sous toutes ses formes. Cette Terre allie une puissance d’engendrement et une fonction nourricière. Elle est à la fois bienfaisante et monstrueuse. Multiplieuse de vie et plieuse de destin. Elle donne la vie et prend les morts. Car elle est aussi capable de colère, de violence et de ruse. Tout comme Zeus, son petit-fils, qu’elle a contribué à installer sur le trône. Zeus a d’ailleurs consolidé ses qualités de ruse en ingérant sa première épouse Métis (« Intelligence rusée »), déesse d’ascendance chthonienne, descendant de Gaia par une lignée féminine.

À travers le lien, jamais complètement rompu, avec cette déesse primordiale, l’être-au-monde grec charrie les relents de très anciennes pratiques religieuses, d’origine paysanne, sans doute oubliées à l’époque classique, mais encore perceptibles dans les fêtes saisonnières et certains rites exclusivement féminins, comme les Thesmophories athéniennes, une cérémonie où les épouses proféraient des insanités et sacrifiaient des cochons dans des gouffres. Il faut aussi mentionner les Anthestéries, fêtes d’origine paysannes célébrant le retour du printemps, qui en appellent à une divinité récente, aux origines troubles, qui émerge aux alentours du 6ème siècle…

Dionysos

Dionysos, puisque c’est de lui qu’il s’agit, est la création mythico-conceptuelle qui condense le mieux cette récalcitrance d’un peuple terrien face à l’ordre patriarcal et politique (au sens de l’ordre qui a trait à la cité, à la polis), à l’époque de la première philosophie grecque (et en un sens, Ulysse et Héraclite sont des répétitions ou des répliques du soulèvement dionysien). En effet, Dionysos et sa suite ne cessent de mettre à mal cet ordre patriarcal de la cité et de la société grecque, bien qu’il ait émergé à l’intérieur de son aire d’influence (on dit parfois de Dionysos qu’il est un dieu grec d’origine étrangère, ou l’inverse – il naît en Grèce mais comme étranger à son essence).

De manière très révélatrice, lors des fêtes dionysiaques, les frontières sociales, sexuelles, et même biologiques, sont provisoirement effacées et systématiquement brouillées, à l’instar de ce qui se produit aujourd’hui encore dans nos carnavals déguisés. Dionysos lui-même est un dieu efféminé et d’origine étrangère, à la sexualité polymorphe, un dieu « queer » à l’identité incertaine et malléable. Les cortèges bacchiques, essentiellement féminins, se forment dans les marges sauvages et accidentées de la cité et de son hinterland agricole, avant de s’abattre sur la ville en un essaim joyeux, pour semer le désordre. Les ménades, inspirées par le dieu et prise de mania (sorte de « possession »), ou ivres de boisson, sont à l’initiative de ce rite qui semble simuler une attaque, une razzia s’abattant sauvagement sur la cité et son ordre normatif.

Dionysos est non seulement le dieu de l’ivresse, mais il est aussi le patron de la vigne et du lierre. Deux arbres singuliers, qui ont choisi de grimper et de ramper plutôt que d’investir leur métabolisme dans un tronc rigide, droit et vertical. Ce sont d’authentiques arbres, mais sans la linéarité et l’univocité de l’axe d’élévation céleste. Ainsi, Dionysos et ses attributs végétaux brouillent les contours, contorsionnent les droites, multiplient les lignes, subvertissent et parasitent la verticalité du chêne roi. Cela ne peut pas être un hasard. Il s’agit d’un authentique contre-modèle, qui possède même son prototype botanique. C’est sans doute un contre-poids et une soupape nécessaire dans cette époque de passion naissante pour l’ordre et la hiérarchie. Mais c’est aussi un contre-feu, qui éclate dans les marges du classicisme athénien triomphant. Une sorte de menace virale jetée à la face du nouvel ordre divin olympien, largement patrilinéaire, céleste, vertical, hiérarchique. Il existe d’ailleurs un « messianisme » dionysiaque qui prévoit que Gaïa, lassée par l’arrogance olympienne, déchaîne une série de déluges climatiques au terme desquels Dionysos sera sacré nouveau monarque du monde. Peut-être sommes-nous aujourd’hui dans cette époque troublée…

Tragédie

Dans la tragédie dionysiaque, la mère est souvent présente, mais elle semble désincarnée ou « désindividualisée », à la manière dont les adeptes de Dionysos sont frappées de mania. C’est littéralement le cas dans les Bacchantes d’Euripide. Agavé, à la tête d’une meute de ménades, égorge et démembre son propre fils Penthée, roi de Thèbes. Saisie par la mania du dieu, elle est inconsciente de ses actes, puis elle se réveille en mère infanticide. Dans l’Œdipe roi de Sophocle, évidemment, la mère perd aussi son statut maternel, et c’est en mère incestueuse qu’elle se découvre alors avec effroi. Tout cela provoque une catastrophe sociale et une crise politique pour la cité, dont le roi est à la fois un usurpateur (Œdipe a tué son père biologique sans le savoir) et un monarque légitime qui s’ignore (puisqu’il est le fils du roi). Dionysos, patron de l’art tragique, est passé par là.

Rien ne peut aller droit dans cette histoire où Œdipe lui-même, avec son pied bot, est boiteux. Mieux : c’est toute sa lignée qui est d’avance gauchie, son père se nommant Laïos (le « tordu » ou le « gauche ») et son grand-père Labdacos (le « boîteux »). Ainsi, c’est dans l’identité même de cette lignée mâle qu’est inscrit l’oracle : l’échec de la patrilinéarité comme fondement de (et du) droit. Et est-ce un hasard si des bribes de mythologie alternative font état d’une sœur puissante d’Œdipe, qui s’oppose à son accession au trône et qu’il évince par la ruse (elle se cacherait selon certains derrière la figure du monstre chimérique de la Sphynge) ? C’est sans doute que cette histoire tragique raconte la menace souterraine d’une autre filiation, qui passe par les femmes et implique bien plus que la cité et son souverain mâle (l’erreur du complexe d’Œdipe, n’est-ce pas de réduire toute l’histoire à celle du fils et de son statut au sein d’une famille nucléaire et d’une transmission royale linéaire ?).

Or, de façon remarquable, la forme tragique oppose typiquement un héros mâle de sang royal à un chœur féminin (parfois un chœur de vieillard). C’est donc l’opposition de l’héritier mâle à un collectif féminin (ou ancestral), qui est en jeu. C’est aussi l’opposition de l’individu appelé à diriger (c’est-à-dire à mener droit – à « droitiser » ?) et d’un peuple qui doit plier, se courber (et qui en appelle donc à une « gauche » pour le défendre ?). Dans ce contexte, la mère dévoreuse est une image récurrente, à la fois nécessaire et menaçante, dont Agavé et Jocaste sont deux polarités (dévoration par la bouche ou par le sexe).

Ce motif tragique de la génitrice dévoratrice évoque une figure terrienne, dans un passage de l’Odyssée. Nous sommes au climax de l’épopée, quand Ulysse doit résister au vertige qui l’attire vers le gouffre de Charybde. Dans cet épisode, le héros est suspendu à un figuier, au-dessus de l’abîme, jouant le fruit humain. Mais pas n’importe quel fruit. Car la figue est précisément un fruit « choral », qui échappe à la filiation linéaire. Il s’agit en réalité d’un réceptacle charnu replié, enfermant des centaines de fruits minuscules. Sa forme et son développement complexe en font un utérus symbiotique, dans lequel des guêpes hautement spécialisées s’introduisent par un minuscule orifice pour venir pondre et mourir, assurant à la fois la reproduction du figuier et celle de leur propre espèce, comme une métempsychose végétale. Ici, dans ce fruit-utérus, s’exprime l’idée d’une circulation entre les filiations, au-delà des genres et des espèces. Tel est le statut suspendu du roi Ulysse, confronté au vertige du gouffre chthonien. Il faut d’ailleurs mentionner ici que le figuier est aussi associé à Dionysos, et qu’il en existe une forme sauvage appelé caprifiguier – c’est-à-dire « figuier des boucs » – qui n’est pas comestible mais participe en espèces auxiliaire à la pollinisation des figuiers de culture – voilà donc un nouvel acteur dans ce chœur reproductif.

Philosophie

Quant à la philosophie, le cas est plus complexe. Je me contenterai ici d’évoquer les textes des premiers « physiciens » et en particulier d’Héraclite (début du Vème siècle). Tout son effort pour penser un ordre cosmique s’inscrit dans l’ample circularité d’un « éternel retour ». Les éléments passent les uns dans les autres, le feu changeant de forme à chaque « tournure » (tropos). Les identités et les statuts sont soumis à l’impermanence fondamentale de l’être, qui est devenir. Le lien au thème de la terre est discret et requiert une analyse parfois aventureuse, que je ne peux ici qu’effleurer. On en trouve de multiples échos dans les fragments du penseur, à travers certains thèmes comme celui de l’humide, de la circulation du feu vivant dans un cosmos qui demande une approche de physiologue plus que de physicien.

Il y a également chez Héraclite la présence sourde et latente de divinités issues d’une lignée chthonienne oubliée, comme les Érinyes (impitoyables vengeresses chthoniennes, également invoquées par la tragédie) et la Nuit (Nux). Ces divinités nocturnes et souterraines sont marginalisées par la généalogie officielle, mais leur importance a été restituée par une analyste telle que Clémence Ramnoux, selon qui ces figures composaient une généalogie alternative à la lignée patrilinéaire issue de Gaïa, et étaient invoquées dans le culte de Dionysos. La nuit, il en est encore question dans un vocable qui compte beaucoup pour la lecture d’Héraclite, il s’agit du terme euphroné. Euphronè est la « nuit » mais aussi, littéralement, la « bonne pensée ». Il s’agit ici de la pensée en tant que phronésis, faculté du corps, pensée viscérale, qui appartient probablement à tous les vivants, ou au moins une grande partie d’entre eux, puisqu’elle est produite par le diaphragme (phren). Or, le diaphragme est le muscle qui régule la respiration, et l’ordre du monde lui-même dépend d’une mesure (metra) et d’une raison (logos) qui président à une grande respiration cosmique, d’où procèdent les exhalaisons chaudes de la physis chargée de feu. Ainsi, circulation et circularité étreignent l’être dans une ontologie dont la terre est le centre vivant.

La thèse d’un penchant terrien de l’héraclitéisme est appuyée par un lien de parenté supposé entre Héraclite et une famille de prêtres éleusiniens, qui présidaient à un rite mystérique dédié à Dionysos. Il y a d’ailleurs une invocation directe (et d’autres, indirectes) de Dionysos, identifié au passage à Hadès, ce frère de Zeus qui reçut la souveraineté royale sur cette partie sombre et invisible de l’univers que constitue le sous-sol terrien. Cette zone opaque est celle où Héraclite ramène sans cesse les rois, les prêtres et les dieux de l’Olympe car c’est là, dans ce ventre méconnu et méprisé, que s’opèrent les transformations fertilisantes du feu, d’où procèdent toutes choses vivantes, qui sont autant d’émanations de la physis, comme la pousse du blé, maître atout des États (je renvoie aux travaux de James C Scott pour saisir le lien entre domination et agriculture céréalière).

En fait, le feu est la partie aérienne et visible d’une puissance de vie qui peut se faire solide et liquide pour dormir dans les replis humiques de la terre, des marais, des bois et des corps vivants (on songe ici au fameux ganos, lueur chaude des liquides dionysiaques : vin, sang, boue…). Ce feu céleste n’est donc que la forme ultimement concentrée d’une énergie vitale qui court dans la terre et ses fluide chargés de vie, et qui retourne à la terre après avoir atteint son apogée.

Finalement, il apparaît alors que le fameux « devenir » héraclitéen est un « venir-de », qui remonte sans cesse le cours de la vie individuelle pour diffracter dans la multiplicité de ses racines terriennes. Héraclite, qui apprécie les jeux de mots, utilise lui-même le terme génomai pour nommer ce devenir, et par un effet de sonorités et de racines, le mot évoque une loi de la terre (Gé-nomos) ou une manière de pâturer (nomas) pour se distribuer (sur) la terre ( est l’autre nom de Gaia). À ces deux devenirs correspondent deux figures du destin : le moros et la moira. Le moros est le destin comme lot ou « part de vie » assigné par avance aux hommes, il est linéaire et ascensionnel, il correspond à l’élévation de l’âme jusqu’à son maximum d’intensité et d’incandescence vitale. La moira est la face sombre ou la malédiction attachée à ce destin, la part de boue et d’humidité terrienne qui, telle une implacable force de rappel, ramène l’âme sur terre et la dilue dans les flux des humeurs, du sang, de la sève du monde, circulant à travers les chairs et les êtres. Plusieurs fois, Héraclite rend hommage aux bêtes qui aiment se rouler dans la boue ou la paille, à l’instar du cochon et de l’âne. Et il indique que tout ce qui rampe sur le sol se nourrit de terre (ou mérite sa part). Selon la légende, il serait mort lui-même de dessication après un bain de boue.

Ces deux devenirs et ces deux destins se rattachent à nos deux généalogies : l’une, où l’individualisation progresse en se concentrant vers un futur dans lequel on est appelé à répéter le destin du père, pour prolonger sans cesse une droite lignée ; l’autre, où elle régresse en se diluant, vers un passé commun qui afflue dans un présent perpétuel, qui meurt et renaît à chaque instant (« on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve »). Le devenir se fait alors venir-de (la Terre), et la généalogie « Gé-néalogie », voire « Gé-néologie » (car le nouveau émerge sans cesse de la puissance créatrice de Terre).

Comme je l’ai déjà indiqué, la pensée d’Héraclite est aussi une vaste entreprise de subversion, qui procède par touches discrètes, pratiquant l’irone sibylline à l’égard des symboles de la royauté, et la moquerie à peine voilée à l’endroit de la religion officielle. Elle s’exprime jusque dans l’astronomie, puisque les astres – à commencer par le premier d’entre eux, le royal soleil – se voient définis comme des coupelles concaves, qui ne font que récolter les exhalaisons en provenance de la terre, pour nous renvoyer un éclat aussi vif que fugace. Sans cesse le penseur ramène les ambitions célestes au creuset boueux de leur destin hasardeux (« le temps, enfant-roi qui jette des osselets au sol »). Et sans cesse, il rétablit le passage circulatoire et circulaire entre le statut éminent de quelques puissants qui poursuivent le lustre et le sort des « nombreux » qui forment le cortège des bêtes et des peuples s’affairant sans gloire, courbés sur la glèbe (l’or, réévalué par l’âne – ou renvoyé à la terre qu’il a fallu excaver pour une goutte de prestige métallique). L’effort conceptuel grandiose des premiers physiciens vise à offrir une forme générique unitaire à cette coappartenance diffractée qui connecte chaque être aux vrombissements et aux palpitations sourdes qui agitent la Terre et ses peuples grouillant. Et cela se ressent malgré un aristocratisme philosophique, qui brouille les pistes chez Héraclite. Sa tentative métaphysique vise non pas l’« Un-seulement », pure unité retirée dans son identité et son éminence autarcique, mais l’« Un-rassemblement » du logos (legein signifie d’abord « (r)assembler »). Cette complémentarité de l’être (ou de l’Un) s’exprime à travers l’incomplétude de l’étant (ou de l’entité). C’est pourquoi Héraclite assigne à chaque chose le statut d’un « assemblage » toujours partiel et imparfait : « Assemblages (synapsis) : à la fois touts (hola) et non touts (ouk hola) ». Chaque chose est ainsi condamnée à en contenir d’autres plus menues et à être elle-même contenue par autre chose de plus grand, dans un univers essentiellement ouvert à la circulation des substances et des identités. On n’est pas loin de l’étrange monde de métamorphoses qu’Ulysse entrevoit au royaume de Circé.

Épopée

Pour terminer, retournons à l’origine, à l’épopée. Et plus particulièrement à cette Odyssée que nous avons déjà croisée à plusieurs reprises. Retrouve-t-on, dans le récit des aventures d’Ulysse, cette double généalogie – patrilinéaire et géo-laminaire ? Oui, sans doute, même si cela n’apparaît pas de manière explicite. Car c’est la forme du récit elle-même qui déroule cette double linéarité, l’une en tension et rectitude, l’autre en replis, en circonvolutions et transformations, à travers deux narrations qui s’enchâssent et s’imbriquent l’une dans l’autre.

La première histoire encadre le récit et lui donne son sens univoque et « moderne » de quête. Elle raconte le retour d’Ulysse à Ithaque. Ce retour donne le cap, la direction du récit. Il inscrit chaque épisode dans une même linéarité, qui s’imprime dans l’âme d’un Ulysse tendu de tout son être vers sa quête. Cette tension a pour nom noustè, la nostalgie qui étreint le héros et l’assigne au retour. Or, cette direction donnée au récit a aussi une traduction généalogique, car la quête d’Ulysse consiste à reprendre sa place au sein d’une lignée masculine, et ainsi retrouver son statut et son pouvoir sur Ithaque, sa femme, ses domestiques et ses troupeaux (non sans avoir trucidé par dizaines les prétendants au trône et au lit conjugal, prouesse qui donne à ce retour la légitimité d’un droit, mérité par la force et l’habileté – l’aristocratie d’Ulysse). Cette place laissée vide est fortement marquée par le récit qui encadre l’Odyssée, avec sa première partie qui se déroule à Ithaque, en l’absence d’Ulysse, et sa dernière partie qui met en scène le retour proprement dit, de sorte que tout le voyage apparaisse comme la restauration de la lignée. Autant Ithaque manque à Ulysse, autant Ulysse manque à Ithaque. Entre son père Laërte, usé et cacochyme, et son fils Télémaque, tendre et immature, il manque au lignage un homme en pleine vigueur. Pénélope noue sa ruse de tisseuse pour permettre à Ulysse de retrouver le fil de cette filiation.

Et puis, il y a l’autre histoire, ou plutôt les autres histoires, puisqu’il s’agit d’une collection de récits polyphoniques, aux origines sans doute anciennes et diverses. Ce second récit, c’est celui du voyage. Au contraire du premier, il est fait de louvoiements, de fourvoiements, de dérives. Ulysse ne cesse d’y perdre son cap, d’être détourné de son objectif. Vents, tempêtes et courants mettent ses navires en perdition et les envoient par le fond. C’est aussi dans leur âme qu’Ulysse et ses hommes se trouvent désorientés, déviés de leur droite visée et de leur droite conduite. De la drogue des Lotophages, qui les plonge dans une apathie heureuse, au chant des sirènes, qui les attire irrésistiblement vers une union funeste, en passant par Calypso, qui retient Ulysse dans une captivité lascive, dans sa grotte au fond des bois, les tentations se succèdent et les hommes y succombent les uns après les autres (seul Ulysse rentrera). Mais le plus grand des périls est sans doute celui qui menace leur statut d’humain lui-même, lorsque la magicienne Circé change les marins en cochons, sur l’île d’Aïaié (Aïa est un vieux nom de Gaïa, la Terre).

Dans ce récit sinueux, on aperçoit à chaque détour la généalogie secrète que j’ai évoquée plus haut : cette circularité temporelle qui communique avec la circulation terrienne des identités et des êtres. Elle se traduit par le risque de métamorphose que je viens d’évoquer, mais aussi par toutes les entorses et les infractions aux frontières des identités, imposant une hésitation entre homme et animal, mortel et divin, vivant et mort, masculin et féminin (Jean-Pierre Vernant a fait de cet enjeu l’élément central de son analyse). Le rôle des femmes et de la mère dans cette généalogie alternative, se marque nettement lors de l’escale d’Ulysse au Pays des Morts. C’est là en en effet qu’Ulysse apprend le décès récent de sa mère en rencontrant le spectre de sa génitrice, dont le reflet lui apparaît dans un trou boueux. Ainsi, le récit de l’Odyssée fait passer la mère d’Ulysse du côté du voyage et de ses étranges péripéties, mais aussi de la mort et de son royaume souterrain, l’effaçant du même coup de l’ordre patriarcal qui est en jeu sur la terre ferme d’Ithaque, où le père et le fils d’Ulysse attendent son retour. À l’apparition de la mère défunte, succède l’évocation d’une kyrielle de femmes mortes, connues et moins connues, épouses et filles de héros. On retrouve ainsi cette dimension collective et féminine des affiliations terriennes.

L’importance pour Ulysse de rétablir une linéarité droite au fil de son voyage est particulièrement remarquable dans l’épreuve ultime de son voyage. Pour retrouver la direction d’Ithaque et la place qui lui revient de droit dans son lignage, Ulysse devra en effet accomplir une prouesse de navigation, qui lui impose précisément de fixer son cap. Car c’est bien le sens de l’épreuve qui lui est assignée : naviguer sur l’étroit fil de survie qui permet de passer entre Charybde et Scylla. Le moindre écart, d’un côté ou de l’autre, le condamne soit à être dévoré par un monstre, soit à être englouti dans un gouffre (rappelons-nous du sort de Penthée et d’Œdipe : être dévoré par sa mère, soit par sa bouche, soit par son sexe). Ce sera d’ailleurs le sort de ses hommes et de son dernier navire, tandis qu’Ulysse se retrouve suspendu à ce figuier surplombant l’abîme, où nous l’avions laissé plus haut. Charybde et Scylla sont d’ailleurs deux figures particulièrement inquiétantes du pli, de la courbure que la vie terrestre impose au destin humain. Scylla a la forme d’un fauve doté de six longs cous tentaculaires, prolongés de mâchoires implacables. Quant à Charybde, elle a la forme d’un tourbillon, fascinante spirale qui emporte les marins dans les entrailles de la Terre. Telles sont les courbures terrifiantes qui nous rappellent que nous appartenons à la Terre et à ses cycles de vie et de mort. On retrouve ici les deux attributs de la gorgone, monstre féminin le plus redouté des Grecs : l’œil et les tentacules.

Ayant survécu à ces monstrueux plis terriens et marins, alors qu’il s’approche enfin d’Ithaque, Ulysse passe par une série de (re)naissances qui le rattachent nettement à la Terre et aux éléments. Nous sommes au début du récit (qui est aussi la fin de l’histoire). Après un nouveau naufrage, Ulysse est longuement roulé par les vagues, enveloppé dans le voile d’Ino. Le mot sans cesse répété est kuma, qui signifie « vague » (et dont vient notre « écume »), mais aussi, littéralement, « ce qui s’enfle », et par suite : le fruit, le fœtus, le ventre enceint. Un peu plus tard, lorsqu’il s’échoue en Phéacie, il s’enfonce dans un lit de feuilles mortes, tel « un tison brûlant ». Cette image de la braise sur le sol est associée en Grèce à la naissance. Et c’est en effet en nouveau-né qu’Ulysse émerge de l’humus, le lendemain matin. Joyeux et nu, il gambade dans les bois, évoquant un alter ego de Dionysos (dont la naissance est probablement contemporaine au texte d’Homère). Allusion cryptée ou hasard de l’air du temps ? Et qui est ce mystérieux Seigneur du fleuve, auquel Ulysse avait prêté allégeance, avant de s’engager dans l’estuaire vaseux ?

Au-delà du patriarcat

Finalement, qu’est-ce que le « patriarcat » ? Quand et comment advient-il ? Cette question a sans doute de nombreuses réponses. Ou peut-être n’en a-t-elle aucune, car elle est posée de manière trop simple. Mais voici ce que je peux en dire, dans le cadre restreint de cette réflexion. Admettons d’abord que le patriarcat, ce n’est pas exactement la patrilinéarité, même si les deux choses sont liées. C’est plutôt la prétention à fonder, sur la patrilinéarité et la patrilocalité, un régime de normalisation, de domination et de propriété. Le patriarcat apparaît comme une opération de « gouvernance » légitime, univoque et totalisante, fondée sur une interprétation élargie de la patrilinéarité. À travers cette opération, l’ordre patriarcal rabat la logique patrilinéaire sur le territoire, la société et les vivants, instituant un ordre légal et technique, un régime d’organisation et une métaphysique hiérarchiques et pyramidaux. À ce titre, et en termes simplistes, le patriarcat n’est guère qu’un autre nom de la tendance monothéiste née dans les anciens états proche-orientaux. La même tendance se manifeste dans l’hénothéisme (une forme incomplète et édulcorée du monothéisme). Et c’est ce qui se produit dans le contexte grec, avec l’avènement de la religion olympienne, fortement hiérarchisée et fondée sur la royauté de Zeus, qui triomphe en même temps que le modèle de la cité athénienne. Ce modèle implique en effet la projection d’un pouvoir céleste sur un empire terrestre à travers un réseau pyramidal de féodalités, mythiques et réelles, dans lequel chaque roi, roitelet, maître et père de famille reproduit et traduit localement le schème dominateur descendant.

Mais la Grèce est la fois le lieu d’un avènement de l’ordre patriarcal et la possibilité d’une résistance continuée à ses destructions et ses injustices. Est-ce le siège d’un renversement de cet ordre ? Sûrement pas. Mais l’histoire devrait nous apprendre que résister est une tâche sans fin, et qu’il s’agit de puiser aux sources les plus vives pour nourrir et entretenir cette résistance. Les aventures de la généalogie grecque, avec l’opposition d’une filiation « géo-laminaire » à la filiation patrilinéaire, en sont un exemple frappant il me semble. D’un côté l’identité se transmet de père en fils, de l’autre elle circule entre les races, les genres et les espèces. Si elle passe par les femmes, sous des figures collectives telles que la communauté des nourrices et le chœur tragique, ce n’est pas pour suggérer un contre-modèle matrilinéaire, mais parce qu’elle résiste à un modèle individualiste et anthropocentré. Car cette alter-filiation couve avant tout un lien charnel au monde et à ses multiplicités.

Ainsi, si l’on veut rompre avec l’impérialisme occidental, il ne suffit pas d’oblitérer ou de répudier la Grèce. Au contraire, il faut s’en souvenir. S’en souvenir dans ses moindres détails, plutôt que dans ses grandes lignes, qui ont la rectitude et l’univocité du progrès et de la domination. Les « moindres détails », eux, ne cessent de s’agréger et de diverger pour dessiner un entrelacs d’appartenances et d’apparentements, qui traversent les générations, les identités, les genres, les peuples, les espèces et les couches géologiques, en libérant des « devenirs minoritaires », comme le disaient Deleuze et Guattari. Au fond ontologique de ce foisonnement, la nature apparaît comme une création infinie et indéfinie de plis et de courbures. Gé-néologie.




Désastreuse victoire de l’adaptation

Par Nicolas Bouleau, mathématicien et philosophe

 

L’adaptation n’a pas de sens en soi, mais en fonction de la réduction globale des émissions, et de la part d’une nation dans cet effort de réduction.

 

Les effets des émissions de gaz à effet de serre sont globaux. L’atmosphère terrestre est brassée. De sorte que si l’objectif global est de diminuer le total des émissions pour que la température en moyenne spatiale n’excède pas x degrés à l’échéance T, cet objectif se traduit pour chaque nation par une courbe de résultats à atteindre de l’instant présent jusqu’à T. Chaque nation sait qu’elle doit limiter ses émissions. Si elle émet plus elle freine le processus collectif, si elle émet moins, elle va plus vite que le résultat global dû aux autres.

L’adaptation n’a pas du tout la même signification dans les deux cas. Car si les émissions de la nation A sont supérieures aux autres, et si elle mène une politique vigoureuse d’adaptation, elle profite de l’énergie sale qu’elle utilise pour prendre une avance technologique, économique, et aussi quant à la gestion des êtres vivants sur son espace.

Au contraire si la nation B est bonne élève et émet moins que les autres, sa politique d’adaptation est une transformation visant à soigner les dégâts faits par les autres sur son espace de vie. C’est complètement différent.

Ce point est fondamental. Jérôme Fenoglio directeur du journal Le Monde écrit dans l’éditorial du 13 juin 2023 « Pour donner de la consistance à cette notion-clé [l’adaptation] une centaine de nos journalistes ont parcouru la France de ces premiers mois de 2023… ». C’est passionnant, mais je ne comprends pas que les compétences mobilisées pour publier une grande enquête sous le titre générique ADAPTATION, n’aient pas fait l’objet d’une clarification de cadrage par ce distinguo absolument crucial.

Le raisonnement de bon sens ci-dessus, peut être quantifié. Et la multiplicité des façons de faire cette quantification ouvre, comme il est normal, un champ de discussion teinté de prises de positions politiques. On peut rapporter les comparaisons

  1. a) aux habitants,
  2. b) à la superficie de terre occupée par pays

On a parfois argué que la contribution à l’économie avait son importance et qu’il fallait rapporter les comparaisons aux PIB des pays. Mais cette méthode — dans la situation de détérioration dans laquelle nous sommes, rappelons que les émissions globales de CO2 sont reparties à la hausse en 2022 par rapport à 2021, et que cela signifie que non seulement on ne traite pas le problème mais on l’aggrave plus que l’année précédente — cette méthode donc revient à considérer que les riches sont possesseurs d’un droit d’abimer davantage les conditions de vie de la planète que les pauvres ce qui est inadmissible. Insérer des considérations économiques dans les ratios comparatifs revient à justifier la force pour faire la justice, et cela risque d’avoir des conséquences extrêmes à terme.

Les États-Unis, pays leader du monde occidental, peuvent être pris à titre d’exemple : en chiffres arrondis de tonnes de CO2 /hab/an ils émettent 14,6 et la planète 4,6 donc trois fois plus que la moyenne.

L’Europe et la Chine font aussi partie des sur-émetteurs. La Chine émet 6,7 t/hab/an et l’Europe des 27 émet 7,5 t/hab/an. En Europe, le pays le plus vertueux la Suède, émet 5,2 t/hab/an alors que la valeur mondiale est 4,6 t/hab/an. Le Luxembourg émet par habitant plus que les États-Unis.     

En superficie les États-Unis émettent 484 t/km2/an soit deux fois plus que la planète continentale qui n’en émet que 236. La Chine émet 965 t/km2/an soit le double des États-Unis, l’Europe 800 t/km2/an.

Quant à l’idée des droits d’émission négociables, présentée comme géniale, qui allait réconcilier l’économie de marché avec l’environnement, elle a été introduite historiquement comme une simple facilité opérationnelle, et s’est révélée défaillante pour plusieurs raisons 1°) le flou inhérent aux contrats à termes concernés : les marchés de compensation (offset markets) permettent des avantages immédiats contre des promesses vagues[1], 2°) le cadre sacro-saint des marchés financiers est inadapté pour ce type de problème à cause de la volatilité inhérente qu’ils engendrent par eux-mêmes qui vient rajouter du flou au flou.[2]

D’ailleurs j’ajoute — comme je le répète depuis une vingtaine d’années — que le capitalisme tel qu’organisé actuellement sous le règne des marchés financiers est en soi un obstacle à la transition écologique, car contrairement à ce que l’on continue à affirmer dans les manuels, la rareté des ressources fossiles qui s’amenuisent est trop mal indiquée par les marchés à cause de leur incontournable volatilité.

 

Par quels mécanismes les habitants des pays riches jouent-ils double jeu sans parfois le savoir ?

En matière de changement climatique tout le monde a compris que la planète était en train de se fâcher gravement, que des souffrances étaient distribuées très irrégulièrement devant nous, et qu’il fallait prendre cela tout à fait au sérieux. Mais se comporter écologiquement, manger bio plus cher, et prêter son argent à des entreprises vertes qui ne rapportent pas grand-chose, tout le monde a compris qu’il valait mieux faire semblant que de le faire vraiment.

  1. a) La marche en crabe

On ne peut dénouer le dilemme des intérêts divergents qu’en séparant clairement les pays sur-émetteurs et les pays sous-émetteurs.

L’activité économique du pays sur-émetteur A est pilotée en encourageant les entreprises à s’orienter vers des objectifs verts, qui seront atteints lorsque les composts industriels chaufferont les villes, lorsque le polyéthylène nécessaire à l’isolation sera fabriqué, lorsque les avions voleront grâce au plastique retraité retiré des océans, lorsque les forêts seront replantées par des investisseurs « verts » avec des arbres OGM faisant génétiquement davantage de bois, etc.

Mais cet objectif n’est pour l’instant pas atteint puisque le pays A est en sur-émission. Tout cet argumentaire justifie un progrès économique qui maintient la situation de sur-émission par rapport à la moyenne.[3]

  1. b) Qui sont les actionnaires ?

Autrement dit il ne faut pas croire Total énergies lorsqu’elle dit qu’elle fait effort pour la planète. Et les manifestants avaient raison d’ennuyer les actionnaires qui venaient à l’Assemblée générale défendre leurs dividendes, car ce sont des profiteurs du désastre, comme les actionnaires des fabriques d’armement profitent des guerres.

Il faut imposer la transparence nominale des actionnaires même pour les petits actionnaires. Les montants investis peuvent rester confidentiels mais la liste complète des actionnaires doit être publique car il est normal qu’on sache qui est la cause de ce qui se passe. C’est un facteur majeur d’influence politique.

  1. c) La participation aux affaires est aussi une participation aux émissions.

En économie libérale les échanges se font selon un prix de marché. De sorte qu’un pays B qui serait un élève moyen juste à la moyenne de ce qui se passe globalement n’est pas dans une situation fair play s’il commerce avec un pays A en sur-émission car celui-ci fonctionne suivant des règles plus laxistes qui facilitent la production. En faisant des échanges avec A elle contribue au maintien de la sur-émission de A.

A quoi peut mener cette cécité ?

En revanche Jérôme Fenoglio a peut-être raison lorsqu’il écrit en reprenant un argument célèbre de Jean-Pierre Dupuy « Il faut être capable de concevoir le pire pour qu’il ne puisse arriver ». Seulement voilà, Dupuy publia Pour un catastrophisme éclairé en 2002. Le problème de cet argument est qu’il vaut aussi bien, sans modification aucune, aujourd’hui vingt ans après. Une telle assertion n’a aucune portée réelle sans échéance explicite faute de quoi l’assertion est glissante (demain j’arrête de fumer)[4]. C’est parce que les échéances sont incertaines, probabilistes, que la procrastination fonctionne.[5]

Et dans cinquante ans lorsque la région équatoriale entre les tropiques sera invivable parce que trop chaude et trop humide, que le Groenland aura fondu ainsi que le permafrost sibérien, l’humanité aura-t-elle encore assez de moyens d’action pour éviter pire encore ?

Ma vision est la suivante. Elle n’est qu’une lecture interprétative des informations dont je dispose qui sont tout à fait partielles.

Les masses populaires des pays pauvres vont voir les usages des classes aisées des pays avancés comme à la fois injustes, et impossibles à changer. Une évolution historique inexorable parce qu’il sera hors de portée des gouvernements de faire valoir l’intérêt « général », aucun n’ayant mandat pour cela.

Cette fatalité qui déprécie, de fait, sans que cela soit son but avoué, la valeur héréditaire de populations entières va nécessairement faire naître un ressentiment profond. Cette réaction peut être d’une violence extrême. A mon avis, le capitalisme globalisé pousse l’humanité vers une société de plus en plus fracturée entre pays riches et continents pauvres où, malgré la misère, la population s’accroit à un rythme jamais atteint dans l’histoire. Si les égoïsmes géopolitiques perdurent, l’absence d’avenir pour ces populations de plus en plus dans l’indigence, les poussera collectivement à bout.

Certains n’hésiteront pas à ravager la Nature pour nuire à ceux qui gagnent, car ce sera probablement leur seul moyen d’action dans ce qu’ils percevront comme une guerre de survie. Pourquoi les talibans cassent-ils les vestiges historiques ? Parce qu’ils considèrent que cela affaiblit leurs ennemis. C’est vraisemblablement ce que feront les pauvres devant un avenir de détresse pour eux et leurs enfants en commençant évidemment par les grands animaux prédateurs qui sont gênants pour l’élevage. Il faut se représenter, de générations en générations, le fardeau d’une condition humaine dépassée, obsolète, bornée, sans horizon par rapport à ceux-là mêmes qui profitèrent des ressources de la planète et détraquèrent le climat. Tuer la nature est la façon la plus facile de mettre l’humanité en péril. C’est la puissance de ceux qui ne disposent pas des armes modernes. 

Le rapport de mai 2019 de la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) indique que la nature est soumise à une pression croissante face à l’exploitation des terres et des ressources en particulier dans les zones qui abritent les communautés les plus pauvres au monde. Les peuples autochtones sont clairement des gardiens de la nature. Le rapport souligne l’importance de les mettre à contribution, prendre en compte leurs points de vue, leurs droits ainsi que leurs pratiques afin d’améliorer leur qualité de vie, tout en œuvrant pour la conservation, la restauration et l’utilisation durable de la nature.

 

[1] Voir sur mon blog les articles  » Second rapport stratégique du Green Finance Observatory » et « La transition ».

[2] Cf. N. Bouleau Le mensonge de la finance, Les mathématiques le signal-prix et la planète, L’Atelier 2018,

[3] Ajoutons que les droits accordés à l’innovation par les brevets mis au point dans une situation de sur-émission reviennent à valider juridiquement  l’avantage de « jouer des coudes » durant la période difficile.

[4] C’est la grave faiblesse de l’accord de Paris, due semble-t-il au remplacement d’un « shall » par un « should » pour que les Américains acceptent de signer.

[5] Voir sur mon blog l’article « L’économisation du catastrophisme ». Cf. aussi N. Bouleau Le mensonge de la finance, Les mathématiques le signal-prix et la planète, L’Atelier 2018, chapitre 16.




Le hasard postulé

Par Nicolas BOULEAU, mathématicien et épistémologue

 

 

 

 

Très souvent admise dans les articles de biologie et plus encore dans les vulgarisations, l’interprétation courante de la philosophie de Jacques Monod considère que le processus de l’évolution réside en des mutations aléatoires de l’ADN qui sont indépendantes entre elles et indépendantes du contexte moléculaire et environnemental. Nous relevons ici le manque d’arguments de ce postulat et montrons que cette vision, par son apparente simplicité, devient pour certains un slogan, alors que de nombreux travaux en cours portent justement sur des correctifs à lui apporter.

L’article présente d’abord par un parcours historique des prises de position sur cette question, puis est discuté le cadre méthodologique dans lequel cette vision prend place. Enfin nous en tirons quelques conséquences quant à la distinction OGM versus non-OGM et sur une certaine éthique scientifique de l’imprudence.

 

  1. Jalons historiques

Les quelques passages où Charles Darwin évoque le hasard ne sont pas assez formels, selon nos critères contemporains, pour trancher sur le rôle qu’il attribuait à l’aléa :

« J’ai jusqu’à présent, parlé des variations […] comme si elles étaient dues au hasard. C’est là, sans contredit, une expression bien incorrecte ; peut-être, cependant, a-t-elle un avantage en ce qu’elle sert à démontrer notre ignorance »[1].

Dès L’origine des espèces il rencontre un problème clé qui restera jusqu’à nos jours :

« il est difficile de déterminer, cela d’ailleurs nous importe peu, si les habitudes changent ordinairement les premières, la conformation se modifiant ensuite, ou si de légères modifications de conformations entraînent un changement d’habitude ; il est probable que ces deux modifications se présentent souvent simultanément ».

Darwin cite Lamarck plutôt positivement. Il ne pouvait guère en être autrement à l’époque puisque son grand livre paraît en même temps que la controverse à l’Académie des sciences française sur la génération spontanée et que les atomes ne sont encore qu’une hypothèse, refusée jusqu’au début du 20e siècle par d’éminents savants y compris des chimistes.[2]

Une longue période s’ouvre alors dont on peut marquer le début également par l’importante formule de Boltzmann en thermodynamique statistique (1875) et qui se prolongera jusqu’à la découverte de la double hélice après la seconde guerre mondiale et celle des équilibres métastables des systèmes ouverts. Elle est marquée par un développement prodigieux de la physique qui encourage les vues réductionnistes et, a contrario, par des observations de plus en plus nombreuses et fines des naturalistes et des physiologistes sur lesquelles s’appuient d’illustres penseurs pour défendre un « principe vital » ou du moins une insuffisance des causalités physiques et chimiques pour comprendre le vivant. Le philosophe Henri Bergson prend l’exemple de l’Œstre du cheval, une espèce de mouche qui pique l’animal qui en se léchant avale des œufs de l’insecte dont les larves transiteront dans son système digestif jusqu’à donner de nouveaux adultes, et celui du coléoptère Sitaris qui parasite le nid de certaines abeilles, pour étayer la pertinence d’une créativité du vivant distincte de ce qui relève de la science qu’il range dans la catégorie du « mécanistique ».[3]

Au tournant des 19e et 20e siècles la science traverse des révolutions successives, au sens de Thomas Kuhn, qui prennent souvent la forme d’impossibilités, croissance de l’entropie, non transmissibilité des caractères acquis (August Weismann), non additivité des vitesses proches de celle de la lumière. Quant aux dernières réticences devant l’abstraction de la théorie atomique (Pierre Duhem, Louis Le Chatelier) elles sont surmontées grâce aux dénombrements méticuleux de Jean Perrin et Léon Brillouin fournissant le nombre d’Avogadro. La redécouverte en 1900 des travaux de Gregor Mendel, complètement ignorés, donne à la biologie ses premières bases quantitatives, qui se développeront ensuite par l’école anglaise de statistique mathématique avec les premières dynamiques de population (Francis Galton, Ronald Fisher, et Sewal Wright aux États-Unis).

Après la première guerre mondiale, alors que la physique opère une métamorphose engendrant la mécanique quantique qui mobilise des outils mathématiques avancés comme les espaces de Hilbert, les statistiques apparaissent comme une méthode bien adaptée aux sciences humaines et du vivant. C’était déjà l’avis de Condorcet et de Buffon, elles permettent des classifications rigoureuses grâce au concept de corrélation sans que soit mobilisée nécessairement une relation de causalité.[4] Les observations des naturalistes et des physiologistes s’accumulent qui font connaître la prodigieuse richesse des plantes et des animaux ainsi que leurs curieux modes de vie.

Le fossé entre les outils méthodologiques de la physique et ceux de la biologie a certainement contribué à faire voir les inventions créatives de la nature vivante comme une énigme. Comment les fonctions d’onde et les algèbres de Von Neumann pourraient-elles expliquer la fabrication d’un œil ou la construction d’un nid d’oiseau. Si l’on écarte toute intention divine, dans quel jeu le hasard pourrait-il tirer des cartes aussi variées ? Lucien Cuénot après avoir rassemblé une impressionnante collection de cas où l’évolution semble suivre intentionnellement une direction, en vient à chercher quelle serait la consistance philosophique d’un anti-hasard pour corriger le désordre de l’aléatoire.[5] Il voit ce registre du côté de ce qui fait sens pour nous humains :

« il y a une évidente opposition […] d’un côté déterminisme aveugle, sans dessein, et exclusion de finalité : de l’autre déterminisme téléologique orientant vers un but le déterminisme mécanique. D’un côté le hasard, de l’autre l’anti-hasard. […] Nous ne connaissons les espèces végétales, animales et nous-mêmes que par le phénotype, c’est-à-dire par le résultat de la réaction du substratum héréditaire aux actions de milieu, qui peuvent modifier plus ou moins intensément l’expression du génotype ».

Faudrait-il admettre une sorte de hasard truqué ? Du hasard qui voudrait dire quelque chose ? Mais, si cela fait sens, ce ne peut être le pur hasard. Le physicien Charles-Eugène Guye, quant à lui, se lance dans des calculs de probabilité pour montrer combien l’improbabilité du vivant est évidente.[6] A cet égard l’ouvrage d’Erwin Schrödinger What is life ? qui postule la nature cristalline du maintien de la permanence dans l’hérédité apparaît comme une piste prometteuse vers la causalité en biologie.[7]

La découverte de la structure en double brin de l’ADN par Francis Crick, James Watson, Maurice Wilkins et Rosalind Franklin, peu après la seconde guerre mondiale est une rupture épistémologique majeure qui donne au livre de Schrödinger une valeur prémonitoire, fortifie le courant réductionniste, et fait rapidement naître une vulgarisation schématique fondée sur l’informatique. Au demeurant le questionnement sur l’importance du vécu subsiste et Conrad Waddington introduit le concept d’assimilation génétique qui vise à donner un cadre mieux circonscrit à une forme de lamarckisme. Ces idées sont débattues lors d’un célèbre colloque animé par Arthur Koestler et J. R. Smythies, Beyond Reductionism, New perspectives in the Life Sciences (1969), où sont mentionnés les travaux anciens de l’Américain Walter Baldwin (1896). Même si d’après Waddington cette référence est discutable, l’usage répété de cette citation a construit le concept d’effet Baldwin qui désigne aujourd’hui le fait que lors d’un changement d’environnement il se peut que certains individus d’une population présentent des traits qui les avantagent sélectivement même si ces caractères n’étaient pas antérieurement observables.

Peu après le prix Nobel attribué à Jacques Monod, François Jacob et André Wolf (1965), Jacques Monod publie sont très célèbre ouvrage sur lequel nous nous arrêtons un instant. Ainsi que Laurent Loison le montre bien[8], ce livre confirme un tournant dans la vision épistémique de Monod. Partant d’une conception répandue où le microscopique ne pouvait avoir d’effet direct macroscopique que de façon statistique[9], il défend dorénavant un déterminisme moléculaire fondé sur les « complexes stéréospécifiques non covalents » et il dénoue l’opposition avec la thermodynamique statistique en faisant appel à l’interprétation de Léon Brillouin et les notions d’information et de néguentropie. Il range l’ouvrage de Koestler et Smythies dans « les écoles organicistes ou holistes qui telles un phénix renaissent à chaque génération » et se détourne de l’idée d’une « théorie générale des systèmes » de Von Bertalanfy.

Mais la thèse la plus forte de son livre, ainsi que le titre l’indique, réside dans le rôle qu’il fait jouer au hasard dans l’évolution (chap. 7). S’appuyant sur les travaux de Brenner et Crick il énumère différents types d’altérations accidentelles discrètes que peut subir la double fibre d’ADN et énonce ce célèbre postulat :

« Nous disons que ces altérations sont accidentelles, qu’elles ont lieu au hasard. Et, puisqu’elles constituent la seule source possible de modifications du texte génétique, seul dépositaire à son tour des structures héréditaires de l’organisme, il s’ensuit nécessairement que le hasard est la seule source de toute nouveauté, de toute création dans la biosphère. Le hasard pur, le seul hasard, liberté absolue, mais aveugle, à la racine même du prodigieux édifice de l’évolution. » (p.147).

Le livre de Monod est clairement écrit et n’esquive aucune radicalité : « cette notion centrale de la biologie moderne n’est pas aujourd’hui une hypothèse, parmi d’autres possibles ou au moins concevables. Elle est la seule concevable, comme seule compatible avec les faits d’observation et d’expérience » (p.148). Il dépeint l’évolution (chap. 7) comme le résultat de « la roulette de la nature » (p. 159).

Plusieurs auteurs ont rapidement réagi à cette affirmation dont le caractère provocateur pour une part du monde intellectuel, ne constituait pas en soi une validation, et ont pointé sa faiblesse en tant qu’apriori épistémologique, notamment Ernest Schoffeniels et Albert Jacquard qui soulignèrent que l’appel au hasard est une facilité qui peut faire obstacle à la recherche de nouvelles compréhensions.

Il convient de souligner qu’au-delà d’une image vulgarisatrice la notion de « roulette de la nature » a une signification épistémologique fondamentale, je dirais même mathématique. Elle signifie que les mutations non seulement sont soumises à un aléa mais que cet aléa est comme celui de la roulette : ne dépendant d’aucun cadre, d’aucune influence, indépendant au sens stochastique de tout autre hasard, de toute mutation chez un autre individu, hors de tout contexte. Tout au plus accordera-t-on que ce hasard-roulette dépende de l’ADN auquel il est appliqué, l’ADN comme texte abstrait sans repliements, sans états quantiques métastables, sans corrélation avec quoi que ce soit.[10]

Parmi les critiques de Monod, celle du statisticien Georges Matheron (Matheron 1978) est particulièrement intéressante parce qu’elle se situe à la juste place où le problème est épistémologiquement difficile. En tant que statisticien il observe que les acides aminés ne sont pas répartis dans la nature comme s’ils avaient été tirés au hasard. Quand bien même nous considérerions que les phénomènes biologiques sont le résultat du hasard, de ce hasard nous n’avons qu’un seul tirage, une seule trajectoire ; et ce qu’est la nature aujourd’hui – et ce qu’elle fut dans le passé – induit une foule de déterminismes, de sorte que le problème est de partager les sources de hasard s’il y en a, et les causalités multiples et contextuelles. Il n’y a effectivement qu’une seule nature avec un seul parcours, si divers et riche fût-il, et sur une seule planète. La comparaison avec le hasard de la roulette à multiples tirages indépendants est ainsi une pure abstraction. On voit que la question concerne la méthode elle-même des sciences de la nature.

Le cas de René Thom est plus compliqué. Il faut distinguer un pamphlet dirigé contre l’abus des modèles probabilistes dans beaucoup de disciplines (Thom 1980) parce qu’ils sont peu informatifs et difficilement réfutables, et l’application de la théorie des catastrophes à la biologie qui fit l’objet de plusieurs livres (cf. Thom 1972 et Thom 1991) qui, malgré un accueil réservé de certains biologistes, ouvrent une voie très nouvelle et mieux acceptée maintenant pour l’élaboration d’un discours au niveau de l’embryogenèse et du phénotype qui aille plus loin qu’un simple descriptif statistique. La démarche est platonicienne et typiquement celle d’un mathématicien de construire des notions plus abstraites, mais plus simples que ce qui est observé et mesuré.

A la même époque que le livre de Monod paraissait l’article de Kimura et Ohta (1971) qui mettait l’accent sur l’existence de mutations sans effet visible sur le phénotype et soulignait le phénomène de dérive par effacement d’allèles dans les populations restreintes. Dans un de ses nombreux livres Stephan Jay Gould (Gould 1987), narrateur hors pair, se positionne en faveur de la théorie neutraliste de Kimura plutôt que pour l’organicisme de Koestler.

Une autre façon de parler de l’inventivité de la nature est celle de François Jacob qui parle de « bricolage » ou d’Antoine Danchin (Danchin 1991) qui emploie le terme d’opportunisme et prend l’exemple de l’œil chez divers animaux où les tissus employés pour les corps transparents sont des protéines différentes trouvées à l’occasion, issues d’autres usages.

Mentionnons également le mathématicien et linguiste Marcel Schützenberger (Schützenberger 1992) collaborateur de Noam Chomsky qui discute la « convergence » du processus de sélection naturelle comme forme d’algorithme du recuit simulé (simulated annealing).

 

  1. La dialectique de Jean-Claude Milner

Il n’est pas étonnant que la dualité soulignée par Cuénot et bien d’autres entre phénotype et génotype ait intéressé des linguistes car le langage est typiquement le jeu d’un formel susceptible d’interprétation : le signifiant et le signifié.

A cet égard, dans un article fort intéressant, « Hasard et langage », le linguiste Jean-Claude Milner (Milner 1991) pointe ce qu’on peut appeler une dialectique de l’approche scientifique du langage. Dans un premier temps la connaissance se place sous le règne du hasard, c’est ce que Ferdinand de Saussure appelle l’arbitraire du signe. Et Milner de faire remarquer que le mot hasard lui-même, venu de l’arabe où il désigne un jeu de dés, pourrait être différent, ce qui donne un sens fondateur au célèbre poème de Mallarmé « Un coup de dé jamais n’abolira le hasard ». Il ajoute :

Mais, ce premier temps, on ne peut rien en faire. A partir du moment où l’on a dit que les configurations linguistiques sont totalement aléatoires, donc qu’elles pourraient être entièrement autres que ce qu’elles sont, le problème de la science du langage n’est pas d’expliquer comment elles pourraient être autres, mais comment elles sont. Le second temps consiste donc à recouvrir, à oblitérer le premier […] il reste à montrer que tel ou tel caractère s’explique en liaison avec tel autre. Cette mise en relation prendra, dans le meilleur des cas, la forme d’une déduction.

La posture radicale de Monod s’apparente au premier temps, dont on ne peut rien faire, d’où les reproches d’Albert Jacquard[11] et d’autres qui réclament une autre approche pour la biologie. N’oublions pas que ce hasard-roulette est sensé gouverner le choix des fonctions et des formes qui, lors de l’évolution, viendront se mettre en relation avec celles des phénotypes existants.

Ouvrons ici une parenthèse pour évoquer une situation se rapportant à notre question, et qui est plus qu’une anecdote.

Elle concerne Ferdinand de Saussure, le célèbre philologue, qui durant les mêmes années où il enseignait à Paris son magistral Cours de linguistique générale, se livrait à des recherches sur la poésie antique dont le fil conducteur et la motivation étaient qu’il devinait des noms de dieux par la musique des vers sans que ces noms soient explicitement écrits. Pourquoi n’a-t-il pas publié ces travaux, très approfondis, dont il a couvert plusieurs dizaines de cahiers conservés à la bibliothèque de Genève ? Parce que ce grand savant a craint qu’on dise que ses trouvailles étaient dues au hasard. On mesure, par ce cas, la pression idéologique que peut exercer la notion de hasard.[12]

Récemment cette problématique des influences mutuelles du génome, de l’épigenèse et du développement ont pris une place considérable dans les recherches et les publications et on doit mentionner les synthèses remarquables de Mary Jane West-Eberhard (2003) et de David Pfennig et al. (2021).

 

  1. Les synthèses de Mary Jane West-Eberhard et de David Pfennig et al.

L’ouvrage de Mary Jane West-Eberhard est une somme de 800 pages d’une richesse impressionnante tant par l’analyse de la littérature scientifique que par les idées et les éclairages personnels qu’elle donne sur les questions délicates. C’est passionnant et ce livre a, sans conteste, largement contribué à réorienter les motivations des chercheurs sur les questions liées à la plasticité du développement.

Une notion clé qu’elle avance est celle d’accommodation génétique, qui élargit celle d’assimilation génétique introduite par Waddington. Elle la définit de la façon suivante :

L’accommodation génétique améliore un nouveau phénotype d’au moins trois manières différentes : (a) en ajustant la régulation, pour changer la fréquence d’expression du trait ou les conditions dans lesquelles il est exprimé ; (b} en ajustant la forme du trait, en améliorant son intégration et son efficacité ; et (c) en réduisant les effets secondaires désavantageux. L’accommodation génétique se produit qu’un nouveau trait soit induit par mutation ou par l’environnement, car elle dépend de la variation génétique à de nombreux loci apportés sous un nouveau régime sélectif par le changement phénotypique induit.

Notons que cette définition n’est pas complètement explicite en ce qui concerne le procédé qui va réaliser cette accommodation. En effet si le nouveau trait, supposé avantageux, est dû à la plasticité du développement et n’est pas inscrit génétiquement au départ, on comprend que le génome de cet individu va se répandre dans la population si son porteur est prolifique. Mais comment ce génome, une fois plus répandu, va-t-il «savoir» quelle mutation il faut faire pour fixer le trait ? Les mutations qui vont se produire chez les individus issus du nouveau génome ont toute chance de ne pas trouver quelle modification du génome il faut faire pour obtenir le trait. Car que le trait vécu soit enregistré ou pas sur le génome cela ne se voit pas sur le développement donc cela n’est pas soumis à sélection.

Ajoutons que — en restant dans l’hypothèse de hasard-roulette — les mutations sur une descendance d’un individu ne vont pas partout. Dans l’hypothèse de hasard-roulette à la Monod, les mutations induisent tous les changements. Cela veut dire qu’elles sont à l’origine de toutes les modifications héréditaires du phénotype. Mais cela n’est pas contradictoire avec le fait que si on se donne un changement fixé à l’avance les mutations successives peuvent passer à côté sans jamais l’atteindre. Ce phénomène très important peut se comprendre par similarité avec le fait qu’une promenade aléatoire en dimension 3 et au-delà s’en va à l’infini sans avoir eu le temps de visiter toutes les éventualités (cf. Kesten 1978) en tenant compte de ce qu’un phénotype, si simple soit-il, évolue toujours dans un espace d’état de grande dimension.

Le texte de Mary Jane West-Eberhard (p148 et seq.) qui explique l’accommodation génétique décrit un phénomène et donne des exemples où le génome change en prenant en compte un trait avantageux découvert par plasticité du développement. Mais ce texte n’explique pas comment cette inscription dans le génome se fait dans le cas hasard-roulette, de sorte que cette rédaction peut être comprise comme une critique de l’hypothèse hasard-roulette, plutôt que comme une confirmation de cette hypothèse, selon les avancées futures des connaissances. C’est habile, ou plutôt disons prudent. Cela laisse entendre qu’elle ne souscrit pas aveuglément à l’hypothèse de Monod et qu’elle considère que les explications détaillées viendront des recherches et pourraient varier suivant diverses circonstances expérimentales (elle cite le changement d’allèles à une pluralité de loci, etc.).

L’ouvrage collectif coordonné par David Pfennig reprend cette problématique une vingtaine d’années plus tard. Il est d’une rigueur toute britannique. On a l’impression de lire Bertrand Russell. En particulier la contribution de Pfennig lui-même est d’une limpidité exemplaire.

A la 4e de ses «questions clés» sur la plasticité phénotypique David Pfennig montre que selon la «synthèse moderne», qui réconciliait la théorie de Darwin et la génétique mendélienne, la plasticité ne pouvait affecter l’évolution puisque celle-ci requiert un changement héréditaire. Mais il apporte deux correctifs à cet argument : d’abord que la plasticité peut avoir un impact sur l’évolution même si la réponse plastique spécifique n’est pas elle-même héritée, ensuite que, en fait, certaines réponses plastiques sont transmises héréditairement. Et il dégage trois cas où la plasticité facilite l’évolution :

Premièrement, la plasticité peut faciliter l’évolution indirectement en favorisant la persistance de la population dans des environnements nouveaux, permettant ainsi aux populations de rester viables jusqu’à ce que l’évolution adaptative puisse se produire (l’hypothèse de « l’achat de temps »). Deuxièmement, la plasticité peut faciliter l’évolution directement en exposant à la sélection des variations génétiques auparavant inexprimées, ce qui alimente l’évolution adaptative (hypothèse de l' »évolution induite par la plasticité »). Enfin, la plasticité peut faciliter l’évolution directement en formant la base d’un système d’héritage alternatif sur lequel l’évolution adaptative peut se déployer (hypothèse de l' »évolution non génétique »).

Il illustre ces situations par des cas détaillés. Je renvoie pour cela au livre où également les travaux de ses collègues sont riches de connaissances factuelles et d’observations qui précisent des comportements où se joue une influence du développement vers l’hérédité. C’est la question cruciale du «vécu d’abord» (development first).

N’importe quelle situation particulière peut souvent être lue comme «une mutation au hasard d’abord», (cf. la crainte de Saussure), mais cette facilité devient de plus en plus artificielle car les cas s’accumulent et certaines expériences apportent des confirmations. Le cas des Daphnies, ces petits crustacés d’eau douce, est assez spectaculaire. En présence de certains prédateurs dans leur eau ils prennent un aspect différent avec une sorte de casque et ce trait s’avère transmissible héréditairement s’ils sont dans une eau changée sans prédateurs. Parmi les « trouvailles » célèbres de la nature citons : la moule perlière des rivières qui parvient à ne pas disparaître entrainée par le courant parce que les germes qu’elle disperse dans l’eau s’accrochent aux branchies des truites ou des saumons qui les font remonter en amont où elles éclosent; également le fait que le phacochère qui se met à genou pour fouiller a transmis à ses rejetons une callosité aux genoux qui apparaît sur les embryons avant même leur naissance; les «chaines de vacances» du Bernard l’Hermite qui quitte sa coquille pour une plus grande libérant l’ancienne qui peut ainsi accueillir un autre Bernard l’Hermite et ainsi de suite en chaîne; Cuénot mentionne aussi certains animaux inoculateurs dont le dard au lieu de présenter un trou à l’extrémité possède un orifice sur le côté permettant à la pointe de pénétrer plus aisément. Il y a des conduites de détour, des formes d’opportunisme dont un exemple est que les substances transparentes de l’œil, cet ustensile fondamental, sont souvent faites de protéines spécifiques qui existaient pour des animaux différents pour d’autres fonctions.

On peut interpréter, sinon tous, du moins plusieurs de ces exemples, en suggérant que, par un processus dont on n’a pas le détail et peut-être de plusieurs façons, le développement dessiné par un vécu dans la plasticité phénotypique intervient sous la forme d’un biais favorisant, au moins légèrement, les mutations qui modifient peu ce même développement.

Contrairement à ce qui se passe dans l’hypothèse hasard-roulette où rien, sinon un hasard nouveau étranger à la scène, ne peut jouer sur les mutations, on voit bien qu’une simple influence corrélative entre l’épigenèse et le génome aurait un effet déterminant sur l’adaptation et le gradualisme car elle soumettrait les mutations appuyant le vécu à une sélectivité favorable.

Un tel principe suivrait l’influence imaginée par Raymond Hovasse il y a une cinquantaine d’années (Hovasse 1972, p1679) :

Le fait qu’un organisme donné peut réagir à une action du milieu par une somation, implique, dans son cytoplasma, indépendamment de ses gènes, la possibilité d’un mécanisme réalisateur, déviation d’un mécanisme génique, ou peut-être plasmagénique. Ce mécanisme une fois réalisé ne peut-il être déclenché à nouveau plus facilement ensuite par un phénomène génique ? La somation amorcerait, en quelque sorte, la mutation.

Il y a dans les publications récentes des investigations qui montrent a minima que l’épigenèse peut à la fois être influencée par le vécu et influencer le génome par une qualification du type de hasard qui y intervient : biais, corrélation, mémoire, etc.

Toutes ces recherches montrent que nous sommes maintenant clairement dans la deuxième phase de la dialectique de Milner.      

             

  1. Les deux préceptes de Jacques Monod

Pour comprendre les aspects éthiques, il faut nous replacer dans cette situation historique extraordinaire où les découvertes sur l’ADN semblent apporter enfin une réponse à la grande question de la vie sur laquelle les religions avaient construit des sentiments et des croyances, et où s’ouvre une nouvelle activité scientifique, la biologie moléculaire, prometteuse d’aborder vraiment concrètement les mécanismes du vivant. Tout un programme. Il faut repenser les idées vagues de Darwin dans une nouvelle réalité opérationnelle pour l’agriculture, l’élevage et la médecine. Les interprétations façonnées par la culture, l’empathie avec les êtres vivants que nous sommes aussi, la ressemblance entre nos nourrissons et des petits animaux, toute cette intuition qui constituait ce qui s’appelait la vie, la nôtre, et notre mort également, et se trouvait au cœur des plus hautes philosophies, tout cela reste mais change de rôle, cela devient les sources du questionnement biologique, non plus les bases de la vérité mais le décor où se joue la pièce scientifique. C’est en cet instant historique unique que Jacques Monod prend la parole, légitimé par sa connaissance reconnue des techniques concernées et qu’il pose des mots sur l’aventure et les éventuels devant lesquels se trouve l’humanité.

Son discours a deux piliers : 1°) le hasard règne en maitre, et 2°) la conscience du scientifique peut tenir lieu d’éthique pour l’avenir.

Mais contrairement à ce qu’il a supposé, l’évolution ne fonctionne pas avec des mutations purement au hasard, indépendantes entre elles et indépendantes du contexte comme tirées à la roulette. C’est au contraire un vaste sujet d’étude de comprendre les influences, les biais induits, leur degré de causalité ou seulement de corrélation entre les changements du génome et ceux de la matrice épigénétique et du développement. Monod cherchant un discours percutant contre toute forme de spiritualisme a saisi le hasard comme arme absolue et, ce faisant, a ouvert en grand l’autorisation morale de faire n’importe quoi. En proclamant une explication facile et caricaturale de la nature, il a rendu sa préservation plus difficile et donné un slogan tout trouvé aux manipulateurs moléculaires sans scrupule éthique.

Le dernier chapitre de son traité intitulé « Le royaume et les ténèbres » constitue, en vingt pages, un véritable manifeste d’une éthique tirée de la « conception moderne de la science ». Pour répondre à l’angoisse de l’Homme devant sa destinée, il s’agit de garder un « discours authentique » qui consiste à relier la vérité scientifique et les valeurs mais en les gardant distinctes sans les confondre. C’est une discipline que s’impose l’homme de science pour l’authenticité de tout discours ou action. « L’éthique de la connaissance, créatrice du monde moderne, est la seule compatible avec lui, la seule capable, une fois comprise et acceptée, de guider son évolution« .

Mais cette foi en l’homme de science est-elle fondée ? Si dieu n’existe pas, l’homme de science prudent et désintéressé est une plus grande fiction encore. Pensons à la naissance en 2018, en catimini, des fillettes génétiquement modifiées par l’équipe chinoise de He Jiankui [13], pensons aux nombreux laboratoires privés qui font commerce d’informations tirées de bases de données de génomes humains pour aider à la sélection d’embryons au niveau du blastomère, n’omettons pas la Darpa qui finance de la biologie de synthèse, sans parler des pays où l’information est contrôlée et qui mènent nombres d’essais tenus secrets. Cette science immaculée conception n’existe pas. Le laisser croire, revient à absoudre à l’avance tous les dérapages.

Monod se faisait une idée assez schématique du social, et cela l’a trompé sur l’avenir de sa propre discipline. Il écrivit en effet : « Sans doute pourra-t-on pallier certaines tares génétiques, mais seulement pour l’individu frappé, non dans sa descendance. Non seulement la génétique moléculaire moderne ne nous propose aucun moyen d’agir sur le patrimoine héréditaire pour l’enrichir de traits nouveaux, pour créer un « surhomme » génétique, mais elle révèle la vanité d’un tel espoir : l’échelle microscopique du génome interdit pour l’instant et sans doute à jamais de telles manipulations ». Cependant, avec les modifications du génome humain, les limites dont il parle sont déjà dépassées et les recommandations éthiques faites lors de la conférence d’Asilomar de 1975 ne sont plus adaptées.

 

  1. Conclusion

Dans le monde entier des chercheurs sont préoccupés de comprendre les passages, nombreux mais circonstanciés, que la nature nous montre entre le vécu des êtres vivants et leur l’ADN. Il n’y a pas que le cas étonnant des Daphnies, en Californie c’est à propos des lézards, etc. En France un groupement de recherche (GDR) a été créé sous l’égide du CNRS comprenant 37 laboratoires sur le thème de la plasticité phénotypique.[14] C’est un courant de recherche immense, j’ajoute aux mentions précédentes les travaux de Jonathan B. Losos, Kevin J. Parsons, Ammon Cori, et Blair W. Perry. On a commencé à comprendre qu’il y a comme une continuité entre la permanence de la matrice épigénétique et celle du génome, ainsi qu’une relation progressive entre les changements de l’une et de l’autre. Dans quelle mesure, à quelle échelle ? Work in progress

Néanmoins les instances institutionnelles de sagesse collective sont tardives à se mettre en place. Dernièrement la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) n’a pas classé parmi les OGM réglementés les produits de mutagenèse aléatoire in vitro qui pourtant modifient le cadre cellulaire de l’ADN (Arrêt du 7 février 2023).

Résumons : Jacques Monod a construit une doctrine qui valide le message aux scientifiques : « vous pouvez tout essayer » ; et dont la morale pour le monde entier est : « faites confiance aux scientifiques ».

Là se trouve l’origine principale du blanc-seing déontologique qui s’est répandu en biologie. Celle-ci doit maintenant se dégager de ces visions radicales et imprudentes.

 

Références

  1. M. Baldwin, 1896. « A new factor in evolution » American Naturalist 30, 441–451.
  2. Bergson L’évolution créatrice, Alcan 1907.
  3. Bouleau Ce que Nature sait, Presses Universitaires de France, 2021.
  4. Bouleau La biologie contre l’écologie ? Le nouvel empirisme de synthèse, Spartacus-idh 2022.
  5. Bouleau, D. Bourg, Science et prudence, Du réductionnisme et autres erreurs par gros temps écologique, Presses Universitaires de France 2022.
  6. Cori et al.  » The Genetic Basis of Adaptation following Plastic Changes in Coloration in a Novel Environment », Current Biology 28, 2970–2977, 2018.
  7. Cuénot Invention et finalité en biologie, Flammarion 1941.
  8. Cuénot « L’anti-hasard« , Revue scientifique, n°3235, 1944 (paru en mars. 1946), p.339.
  9. Danchin « Hasard et biologie moléculaire » in E. Noël Le hasard aujourd’hui Seuil 1991.

Ch. Darwin L’Origine des espèces, (1876), Garnier-Flammarion, 1992.

  1. Gayon, Th. Pradeu, Philosophie de la biologie, Explication biologique, hérédité, développement, Vrin 2021.

St. J. Gould « Un hérisson dans la tempête » (1987) Grasset 1994.

Ch. E. Guye, L’évolution physico-chimique, Rouge et Cie 1941.

  1. Hovasse Adaptation et évolution, Hermann 1950.
  2. Hovasse « La réalité de l’évolution organique », in Biologie Gallimard 1972, pp1547-1696.
  3. Jaccard « Hasard et génétique des populations » in E. Noël Le hasard aujourd’hui Seuil 1991.
  4. Jolivet « Le principe de Baldwin ou l’effet Baldwin en biologie, Une bonne explication ou une échappatoire des darwinistes ? » L’Entomologiste, t. 63, 2007, n° 6 : 315-324.
  5. Kesten «Erickson’s conjecture on the rate of escape of ad-dimensional random walk»,Trans. of the American Math. Soc. Vol.240, (1978) 65-113.
  6. Kimura, T. Ohta, « Protein polymorphism as a phase of molecular evolution », Nature 229, 467-469, (1971).
  7. Kimura « The neutral theory of molecular evolution: A review of recent evidence » Japan. J. Genet.66 (1991), 367-386.
  8. Koestler, J. R. Smythies, Beyond reductionism, New perspectives in the life sciences, Hutchinson 1969.
  9. Le Chatelier Leçons sur le carbone, la combustion, les lois chimiques, Dunod/Hermann, 1908.
  10. A. Levis, D. W. Pfennig, « Evaluating ‘Plasticity-First’ Evolution in Nature: Key Criteria and Empirical Approaches » Trends in Ecology & Evolution, July 2016, Vol. 31, No. 7
  11. Loison “Why did Jacques Monod make the choice of mechanistic determinism?” Comptes Rendus Biologies, Elsevier Vol.338, 6, (2015), 391-397.
  12. B. Losos Destinées improbables : Le hasard, la nécessité et l’avenir de l’évolution, (Riverhead Books 2017) La découverte 2021.
  13. Matheron, Estimer et choisir, Ecole des Mines 1978; Estimating and Choosing, Springer 1989.
  14. Mayr « Cause and effect in biology » Science 134, (1961), 1501-1506.

J.-Cl. Milner « hasard et langage » in E. Noël Le hasard aujourd’hui, Seuil 1991.

  1. Monod Le hasard et la nécessité, Seuil 1970.
  2. J. Parsons et al. « Does phenotypic plasticity initiate developmental bias? » Evolution & Development. Wiley 2020; 22: 56–70.
  3. Perrin Les atomes, Alcan 1913.
  4. W. Perry et al. « Evolution: Plasticity versus Selection, or Plasticity and Selection? » Current Biology 28, R1096–R1119, 2018.
  5. W. Pfennig, « Evolution and the flexible organism, Do environmentally induced changes to individuals affect natural selection, and if so, how? Amer. Scientist 110, 94-101, (2022).
  6. W. Pfennig, ed., Phenotypic Plasticity and Evolution: Causes, Consequences, Controversies. CRC Press. (2021).
  7. Prigogine Physique, temps, devenir, Masson 1980
  8. Schoffeniels L’anti-hasard, Gauthier-Villars 1973.
  9. Schrödinger What is Life ? The Physical Aspect of the Living Cell, 1944.
  10. Schützenberger, « Le hasard peut-il produire la complexité du vivant ? », in L’Homme face à la science, Critérion, 1992.
  11. Thom Stabilité structurelle et morphogenèse, Benjamin 1972.
  12. Thom « Halte au hasard, silence au bruit », Le Débat, Gallimard, 31, (1980), 119-132.
  13. Thom Prédire n’est pas expliquer, Eshel 1991.
  14. H. Waddington « The theory of evolution today », in Koestler-Smythies Beyond reductionism Hutchinson 1969.
  15. Weismann Essais sur l’hérédité et la sélection naturelle, Reinwald, 1892.
  16. J. West-Eberhard Developmental Plasticity and Evolution, Oxford Univ. Press 2003.

[1] Charles Darwin 1876.

[2] Cf. Henry Le Chatelier 1908.

[3] Henri Bergson 1907.

[4] La biologie devrait-elle se limiter à un rôle descriptif ? La question de la place de la causalité pour les sciences du vivant est permanente (Ernst Mayr 1961, Jean Gayon et Thomas Pradeu 2021).

[5] Lucien Cuénot 1941 et 1944.

[6] Charles-Eugène Guye 1941, p213 et seq.

[7] Erwin Schrödinger 1944.

[8] Laurent Loison 2016.

[9] Ce point de vue est bien exprimé par Ch. E. Guye : « Si donc l’on admet l’hypothèse selon laquelle l’origine de la vie coïnciderait avec l’apparition, dans la constitution moléculaire, d’une fluctuation dissymétrique d’espèce relativement très rare, on conçoit d’emblée pourquoi nous avons toujours été jusqu’ici dans l’impossibilité de faire sortir la vie autrement que de la vie elle-même. Cela résulte immédiatement du fait que nous ne sommes pas le démon de Maxwell et que nous sommes impuissants à agir sur les fluctuations individuelles par le moyen grossier de nos manipulations physico-chimiques (statistiques) que seules nous sommes capables d’effectuer. »

[10] On comprend mieux au dernier chapitre de son livre pourquoi Monod adopte cette position. Elle semble d’ailleurs contredire le rôle qu’il fait jouer, en s’appuyant sur ses propres travaux, aux « complexes stéréospécifiques non covalents », notion qui dépasse « l’hypothèse d’Anfinsen » que l’action des protéines n’interviendrait que par leurs séquences d’acides aminés.   

[11] « Je crois que Jacques Monod nous a rendu un très mauvais service, en donnant l’impression, à la suite de Démocrite, qu’il y avait soit le hasard, soit la nécessité, et que tout dépendait d’eux. Ce service est d’autant plus mauvais qu’il a donné l’image d’un hasard tel un petit dieu grec. » (Jacquard 1991).

[12] Ces recherches ont été publiées et commentées par J. Starobinsky, Les mots sous les mots, Gallimard 1971.

[13] Il s’agit de trois fillettes sur lesquelles on a d’ailleurs peu d’information (cf. H. Morin Le Monde 19 avril 2022).

[14] https://plasticite-phenotypique.cnrs.fr/




La Déclaration des droits de l’humanité (DDHU) face aux grands courants de pensée religieux et philosophiques.

Avertissement

Le texte qui suit est issu du transcript du colloque réuni au Collège des Bernardins (11 décembre 2021), dont l’initiative revient à Corinne Lepage et l’accueil au père Frédéric Louzeau qui doit en être très sincèrement et chaleureusement remercié.

Il a nécessité de nombreuses adaptations et relectures afin que le texte écrit reste aussi fidèle que possible aux discours prononcés.

Ceci a impliqué un minutieux et patient travail qui est le fruit d’une collaboration active avec les participants et les exécutants. Bien sûr, il comporte encore des imperfections.

En tout cas, que soient ici particulièrement remerciées Isabelle Dos Santos, Margaux Berthelard, et Martine Plessis.

Nous avons ajouté trois annexes :

1/ Un texte de Gérard Rabinovitch

2/ Les biographies des participants

3 / Le texte de la DDHU

PS : Nous vous signalons la tenue d’une deuxième colloque tenu à Sciences Po Paris le 17 octobre 2022 suite à la signature de la DDHU par le directeur de Sciences Po Monsieur Mathias Vicherat, le jour même, sous la présidence de Monsieur François Hollande.

Le texte consacré au rayonnement de la DDHU est disponible sur le site de la DDHU (DDHU | Déclaration des Droits de l’humanité | Corinne Lepage).

 

Christian Huglo, fait à Paris, le 21 octobre 2022.

 

 

Sommaire :

Avertissement au lecteur ………………………………………………….2

Introduction par Corinne Lepage …………………………………………4

  1. Premier thème : Droits collectifs et droits individuels ………9
  • Droits et devoirs …………………………………………………9
  • Biens communs et générations futures ……………………..23
  1. Deuxième thème : Droit de la nature et droits humains …..34
  • Conclusion ……………………………………………………..48

Annexes :

  1. Biographies des intervenants ……………………………………49
  2. Contribution de Gérard Rabinovitch …………………………….54
  3. Texte de la DDHU …………………………………………………58

 

 

Pourquoi un séminaire de réflexion de nature philosophique ou religieuse autour des notions que porte la DDHU ?

Introduction de Corinne Lepage

La Déclaration universelle des droits de l’humanité se veut un texte fondateur à vocation universaliste, ce qui implique de réfléchir avec des personnalités connaissant les grandes civilisations sur les bases desquelles la déclaration fait appel.

Tel est l’objet de ce séminaire qui réunit de hautes personnalités des différentes religions mais aussi des libres penseurs, philosophes et juristes autour de deux grandes thématiques qui sous-tendent la déclaration, à savoir le rapport entre les droits et les devoirs collectifs, individuels ainsi que la place de la nature.

Sur le premier sujet, les enjeux collectifs auxquels nous sommes confrontés, qui ne doivent évidemment pas faire disparaitre les enjeux individuels d’intégrité des personnes et des droits de l’homme, rappellent une nouvelle réflexion sur la double dialectique des droits et des devoirs à l’échelle collective comme à l’échelle individuelle.

Le sujet est, en réalité, au cœur de toutes les problématiques contemporaines, qu’il s’agisse des rapports intergénérationnels, du droit des générations futures ou des obligations des pays du nord à l’égard des pays en développement.

Cette même notion d’obligation se retrouve, bien entendu, dans la question des rapports avec la nature, la nécessité ou non d’en faire un sujet de droit et, surtout, un sujet de droit doté ou non de la capacité d’agir en justice.

Les débats passionnants qui ont eu lieu le 11 décembre -grâce à l’accueil des Bernardins- sont retranscrits dans le présent document. Je remercie très chaleureusement tous ceux qui ont accepté de se prêter à cet exercice et leur exprime toute ma reconnaissance.

 

 

La DDHU: intérêt par et pour les grands courants de pensées religieux et philosophiques

 

Père Louzeau

Je suis le père Frédéric Louzeau, enseignant chercheur au Collège des Bernardins.  J’ai été doyen de la Faculté de théologie Notre-Dame il y a une douzaine d’années et j’ai dirigé aussi le pôle de recherche de ce lieu. Lorsque Corinne Lepage et Christian Huglo m’ont demandé d’intervenir dans cette séance de travail sur la DDHU et qu’ils cherchaient un lieu pour cette séance, j’ai évidemment proposé le Collège car ce lieu magnifique est en résonnance avec le travail de la DDHU. L’idée du cardinal Jean-Marie Lustiger était d’ouvrir dans Paris un lieu d’histoire et de culture, conçu comme une  interface entre l’Église et la société contemporaine, mais on s’est vite aperçu qu’il était aussi un lieu de dialogue à l’intérieur même de la société. C’est Marcel Gauchet, qui nous a accompagné pendant des années et qui a été titulaire d’une chaire sur l’éducation, qui nous a fait remarquer que le Collège était un des rares lieux en France où des hommes et des femmes d’opinions différentes, d’options spirituelles diverses pouvaient débattre, se rencontrer et échanger de manière franche et sans intérêts partisans. Ces lieux sont devenus  très rares. Donc tout le bien que je nous souhaite pour cette matinée, c’est de pouvoir échanger sur des sujets graves, complexes de manière apaisée, parce qu’il ne vous a pas échappé qu’en bien des d’endroits la polémique a remplacé la raison (je ne suis pas sûr que notre campagne présidentielle déroge à cette règle malheureusement…).

Par ailleurs, je voulais préciser que ce collège est doté d’un Pôle de recherche qui rassemble à peu près 200 chercheurs répartis en six départements thématiques et une Chaire dont le titre est Laudato Si’, du nom de l’encyclique du Pape François sur l’écologie, auquel s’ajoute un sous-titre : « pour une nouvelle exploration de la terre ». Cette chaire a été confiée à un historien de l’environnement, le professeur Grégory Quenet, de l’Université de Saint-Quentin-en-Yvelines, l’historien ayant introduit en France l’histoire environnementale née aux États-Unis dans les années 70, discipline qui consiste à élaborer le récit d’un lieu, d’un événement, ou d’une série d’événements, pas simplement comme une affaire qui engage seulement des êtres humains qui « font l’histoire » mais aussi des êtres non-humains comme le climat, des animaux, des virus, bref toutes sortes d’êtres vivants ou non vivants qui peuvent jouer un rôle dans les événements. L’objectif de cette chaire est de faire travailler, pendant plusieurs années, des personnes qui sont en train d’observer les mutations de la terre mais qui n’ont pas l’habitude de le faire ensemble : c’est-à-dire d’un côté des scientifiques du système terre (physiciens, géologues, bio-géochimistes, écologues…), de l’autre des représentants des sciences humaines et sociales. C’est quelque chose de très rare que des personnes qui réfléchissent à l’avenir de la démocratie et au renouvellement de l’économie, par exemple, croisent leurs réflexions avec ceux qui explorent le système terre. Il y a quelque chose de fou dans cette espèce de sectorisation des disciplines. C’est pour cette raison que la Chaire a pour objectif une « nouvelle exploration de la terre », car nous estimons qu’un nouvel ordre politique et une nouvelle économie ne peuvent se fonder qu’en explorant la terre qui nous est largement inconnue. Nous nous retrouvons finalement dans une situation presque équivalente à celle du XVIe siècle sauf que, dans notre cas, il ne s’agit plus de faire le tour de la terre ou de traverser un autre continent, mais d’apprendre à connaître le lieu ou le territoire où on vit soi-même, et qui reste très mystérieux, largement inconnu. Je pourrais donner beaucoup d’exemples qui montre combien il n’est pas très raisonnable d’envisager l’avenir de nos démocraties sans essayer de s’ancrer dans une exploration de la terre, telle qu’aujourd’hui des scientifiques sont en train de la mener. J’avais invité le professeur Quenet à notre séance mais il avait une obligation à laquelle il ne pouvait se soustraire. En tout cas, il est de tout cœur avec nous et je l’ai tenu au courant des différents documents que nous avons déjà partagés. Je lui ferai rapport de nos échanges. Merci beaucoup.

 

Corinne Lepage

Nous vivons un moment assez magique, dans le  tumulte  parfois assez  nauséabond dans lequel nous sommes aujourd’hui, car il nous est donné le pouvoir, pendant un petit moment,  de travailler sur ce qui fait notre dignité commune c’est-à-dire notre capacité de s’écouter, notre capacité de se comprendre, notre capacité d’essayer de résoudre ensemble nos problèmes communs. Il s’agit bien de quelque chose de vraiment très privilégié et je dois vous dire que je vous suis infiniment reconnaissante d’avoir accepté, les uns et les autres, cet exercice : Il n’y a ici que des amis de la Déclaration qui pour certains l’ont signée dès l’origine en novembre 2005 au Conseil Economique Social et Environnemental lorsque nous l’avons lancée ou qu’ils l’ont soutenue depuis en novembre 2015.

C’est vrai que ce texte, qui a été pensé par un petit comité de rédaction dont Catherine Le Bris et Christian Huglo  faisaient partie,  a, en fait, aujourd’hui  une portée beaucoup plus importante que celle à laquelle nous avions pensée : Tout simplement parce que depuis le début, les questions que nous avons soulevées sur le progrès, sur le climat, sur la santé, sur le vivant, sur le non-vivant nous ont explosé, si je puis dire, à la figure. L’objet de cette matinée est de discuter entre nous des thématiques que nous avons choisies à savoir : d’une part,les rapports droits individuels / droits collectifs et devoirs individuels /devoirs collectifs parce que cette thématique des droits et des devoirs est au cœur de toutes nos préoccupations actuelles.

Tous les débats, par exemple sur la Covid, mettent en cause la liberté individuelle les obligations collectives.  Sur le climat c’est exactement le même type de problématique donc il nous a semblé à nous tous qui avons réfléchi sur ces sujets qu’il s’agissait bien d’une thématique qui méritait d’être largement discutée.

Je dirais que ce débat occupera les trois quarts de notre réunion et puis il y a un deuxième sujet qui est le rapport avec le vivant non-humain visant, en particulier, les biens communs qui déterminent les conditions du vivant. Il s’agit là d’un problème tout à fait majeur.  

Pour commencer, je voudrais simplement rappeler très rapidement ce qu’il y a dans la DDHu, je ne vais pas lire les articles mais vous rappelle qu’avant les droits et devoirs collectifs, il y a d’abord  il y  a trois principes concernés :  

  • le premier qui reconnaît la responsabilité qui est au cœur de tout 
  • le deuxième qui affirme la dignité de l’humanité et la dignité de la famille humaine  et fait ainsi le lien avec les droits de l’homme car on retrouve dans la Déclaration des Nations Unies de 1948 cette référence à la dignité, c’est en toute connaissance de cause que nous avons utilisé ce mot dans les principes fondamentaux de la Déclaration précisément parce que nous voulions affirmer des liens précis avec la Déclaration universelle des Droits de l’Homme 
  • et enfin le dernier principe est celui de l’équité intergénérationnelle parce que, bien évidemment, la question de l’équité est à la fois spatiale et intemporelle. La manière dont nous nous comportons vis-à-vis des générations qui viennent est évidemment un sujet tout à fait essentiel et je dirais que pour moi la bonne nouvelle c’est que tous ceux qui considéraient que finalement les générations futures n’avaient  pas beaucoup d’importance (car chacun a ses règles et ses propres problèmes et que les autres feraient comme on a fait nous-mêmes) sont, si je puis dire, rattrapés dans la course puisque ce sont les générations présentes qui sont aujourd’hui concernées et pas seulement les générations futures.

Tels sont donc les trois principes de la DDHu interpellés par le premier sujet. Puis nous avons les articles. Ces derniers sont nombreux parce que les droits et les devoirs correspondent à une déclaration sur les droits collectifs : les droits sont le droit au développement, la protection du patrimoine, la préservation des biens communs, la paix et le libre choix de son destin, dans les devoirs collectifs nous avons l’effectivité, la préservation du patrimoine, la préservation du climat et des équilibres, l’orientation du progrès technologique dans le sens du bien-être humain (chose très importante) et enfin l’intégration du long terme.

Voilà donc comment la DDHu s’est intéressée au sujet sur lequel je vous propose de débattre ce matin.

Donc la première thématique sur laquelle je vous propose de réagir est le thème du passage des droits individuels aux droits collectifs. Nous pourrions ainsi nous intéresser aux générations futures, sur le thème de la responsabilité individuelle et collective, intérêts communs et biens communs (1er thème) et à un autre sujet les rapports entre les droits de l’Humanité et les droits de la Nature (2ème thème plus court.

Donc je lance le débat sur le passage des droits individuels aux droits collectifs qui,  à mon sens, pose d’abord la question de la liberté individuelle et celle de la question de la dignité de la personne et de l’humanité (1er sous thème) mais elle contient également une interrogation sur les rapports entre le bien commun et les générations futures (ce sera le 2ème sous thème).

 

  1. Droits collectifs / droits individuels

 

  • Droits et devoirs collectifs, droits et devoirs individuels

 

Alain Juillet 

Concernant l’individualité, moi je suis très frappé par cette évolution qu’on a connue depuis plus de deux siècles au moins et qui nous amène à l’individualisme que je qualifierais de forcené c’est-à-dire que nous sommes aujourd’hui dans un monde où les gens ne regardent presque plus qu’eux même et en plus l’arrivée du numérique dans notre vie fait que nous nous trouvons de plus en plus face à nous-mêmes, face à un écran qui fait à la fois une sorte de miroir et que nous voyons de moins en moins de gens ce qui nous fait dialoguer avec nous mêmes ou à travers d’autres personnes qui sont en définitive nous-mêmes et nous n’arrivons plus du coup à pouvoir échanger autrement que dans une idée pour une pensée convenue donc cela ça me paraît un problème fondamental parce que si aujourd’hui dans la DDHu, on montre l’importance justement de l’échange avec les autres dans un but qui est l’humanité, la finalité de l’humanité, la continuité de l’humanité c’est dans ces domaines qu’il faut bien reconnaître que la plupart d’entre nous, conditionnés par notre environnement, n’en tient aucun compte et que nous vivons dans ce que j’appelle l’Éternel présent, c’est-à-dire qu’on refuse ( et c’est là la civilisation dans laquelle nous vivons avec les modes actuels : Lee woke, la cancel- culture et tout ce qui se passe, où on voit que nous refusons complètement l’histoire parce qu’on ne veut plus avoir de références qui pourraient nous gêner et on réécrit tout dans une vision déformée avec un but bien précis ) d’affirmer la prééminence je dirais même l’absolutisme de ce qui se passe aujourd’hui et de nos interprétations d’aujourd’hui en refusant tout le reste. Et ce qui est frappant, dans cette espèce d’éternel présent c’est que bien entendu on refuse d’envisager le futur qui ne nous concerne pas, cela me paraît très inquiétant pour plusieurs raisons. Quand on regarde aujourd’hui ce qu’on appelle les GAFAM, quand on voit ces grandes sociétés qui sont en train de travailler sur l’évolution de l’humanité où on va connecter les hommes à des machines pour les rendre plus intelligents, où on va changer les constituants de leur corps pur en les remplaçant par d’autres choses et, dans ce cadre là en définitive, on nous annonce comme un paradis une vie à perpétuité ce qui est exactement la même chose et en plus on ne veut pas se rendre compte du nombre de gens qui auront accès à cette super connaissance et il y aura deux problèmes :  Qu’est ce qui se passera quand on les débranche ? Et de l’autre côté, toute une partie de la population humaine ne sera pas connectée et là on crée des esclaves qui n’auront pas accès à ce savoir. Donc quand on regarde cela et qu’on voit aujourd’hui qu’il y a une bonne partie de la population au niveau des intellectuels, des médias, et penseurs qui trouve cela génial on peut que s’inquiéter parce qu’on est en train de remettre en cause, en définitive, l’humanité telle qu’elle est et là je pense que si on ne met pas en place des règles qui nous rappellent un certain nombre de réalités (je reviens à la DDHU) comme par exemple que nous ne sommes pas seuls contrairement à ce qu’on veut nous faire croire mais issus d’un environnement. Il est bien évident que l’homme a évolué et donc croire que cet homme est unique personnellement je m’en inquiète prodigieusement parce que je crois que l’homme fait partie d’un tout, “une partie de la nature” (Spinoza). Et dans ce cadre-là, puisque nous faisons partie d’un tout, il faut qu’on en assume les conséquences c’est-à-dire que non seulement nous avons un devoir mais un droit de chercher à s’élever dans la connaissance, pour la prévention des problèmes ou de la compréhension de l’être humain. Mais au-delà de cela  il faut qu’on réfléchisse à notre environnement, et si on n’a pas de règles, on n’y arrivera pas car chacun est trop individualiste : Aussi les réflexions d’aujourd’hui sont très utiles pour la suite.

 

Ghaleb BenCheikh

Pour le sujet qui nous intéresse ce matin, j’ai cru comprendre que pour cette première partie c’est comment passer des droits individuels à des droits collectifs. Je place les choses dans le sillage de ce qu’a dit Alain Juillet, je pense que notre humanité passe un temps fort dans sa longue et lente maturation. On nous dit qu’après le langage articulé et la production du droit c’est le passage de l’écrit à la machine de Gutenberg ; maintenant nous vivons la révolution numérique qui accélère les choses et ceci n’est pas sans un effet certain sur l’humanité en tant que telle et ceci a donné lieu à deux thèses concurrentes (heureusement c’est moi qui souligne) l’une commence à l’emporter sur l’autre et en tout cas la seconde qui a moins en moins maintenant d’écho est de dire : « pourquoi se prendre les pieds avec cette affaire d’écologie, d’environnement ? Faisons confiance à la science d’une « manière  effrénée cela a toujours été comme ça. Si la planète Terre est dévastée « en  attendant d’aller coloniser d’autres planètes nous aurons les stations orbitales « avec l’oxygène et la gravitation et c’est ainsi qu’il est dans l’ordre naturel des « choses pour l’humanité de continuer aller vers le progrès ».

Quand on leur avait objecté « peut-être mais dans les stations orbitales il n’y a pas de rose, il n’y a pas de tigre » on avait rétorqué de l’autre côté « mais est-ce bien nécessaire si l’esthétique a aussi une émotion nécessaire pour l’humanité et la beauté salvatrice ». Je ne rentre pas dans ce débat philosophique ou métaphysique. Je dirais d’abord, de mon point de vue de citoyen en plus que de responsable d’une fondation de l’Islam écrit avec la majuscule, on pense plus à la civilisation et aux cultures et non aux questions cultuelles ou proprement religieuses. Je donnerai mon avis aussi comme homme de foi. Dans les sagesses ou la sagesse de l’humanité notamment les sagesses et grandes traditions religieuses , dans la famille abrahamique monothéiste il y a cette idée heureusement de nos jours qui n’est plus celle où l’homme de dominer la création mais plutôt comme quoi la planète Terre est un cadeau de noces offert d’une manière imagée et romancée au premier couple original et tout cadeau, il y a lieu de le chérir de le préserver et de le léguer comme un patrimoine important à la descendance. Et c’est cette idée de préserver ce bien qui détermine le fait que lorsqu’il y a ce manquement à cette  idée de sauvegarde on est en faute et on doit en répondre. Et je finirai sûrement ma première réponse avec cette idée de droit collectif. D’abord les droits et les devoirs sont l’envers et le revers d’une même effigie et on ne peut jouir véritablement de ses droits que lorsqu’on se sera acquitté de ses propres devoirs pour que les droits demeurent de manière inaliénable. Mais dans une approche responsable, éthique et engagée, il faut toujours s’acquitter de ses devoirs. Et le second point est que l’être humain fait partie d’une grande famille, c’est une espèce, si j’ose dire l’espèce humaine, d’égale dignité et le respect d’un seul homme est consubstantielle à la dignité de l’humanité tout entière. Donc on ne peut plus raisonner en individuel, si on persiste on raisonne comme un hologramme et l’holographie c’est que tout se trouve dans la partie donc l’humanité toute entière et dans l’individu et l’individu concentrant lui l’humanité toute entière. Donc ce passage d’un droit individuel à un droit collectif opposable  doit devenir contraignant.

 

Père Louzeau

Sur ce passage des droits individuels aux droits collectifs, je pense que, du point de vue de l’Église catholique, il faut d’abord retourner à l’histoire car l’histoire du rapport entre l’Église catholique et la Déclaration des droits de l’homme de 1789 est pour le moins complexe. Pour faire bref, entre 1789 et 1944, les différents papes qui se sont succédé se sont opposés aux droits de l’homme, à la démocratie et à la liberté religieuse. Et ce n’est qu’en 1944, dans un discours de Noël devenu fameux, que le pape Pie XII, peu enclin au progressisme, a reconnu l’importance de la démocratie et  des droits de l’homme.

Que s’est-il donc passé pendant 150 ans ? Ce passage d’une condamnation de la démocratie, des droits de l’homme et de la liberté religieuse à leur défense est tellement énigmatique pour les catholiques eux-mêmes, qu’une partie de ces derniers ont fait sécession à ce sujet. Quand on lit les textes des Papes de la période dite « intransigeante », on repère que leur opposition aux droits de l’homme et à la démocratie repose sur la critique de trois principes de la Révolution française :

  1. La négation de ce que la théologie chrétienne appelle la Révélation comme fondement de l’ordre social.
  2. Le rationalisme, c’est-à-dire la prétention de vouloir organiser l’ordre humain uniquement à partir de la raison.
  3. Enfin la souveraineté absolue du peuple et de la nation dans l’ordre politique.

Que s’est-il passé pour que le pape Pie XII apprécie différemment la démocratie et les droits de l’homme ? Il faudrait, bien sûr, relire précisément le discours de 1944 mais ce qui a changé, c’est qu’en s’affrontant aux régimes totalitaires, les démocraties comme l’Église ont muté. Les idéologies totalitaires niaient en effet, en théorie comme en pratique, le fondement transcendant des droits de l’homme et de l’humanité. Elles proposaient un nouveau point de gravité, qui n’était plus une dignité transcendante mais l’intérêt de la race aryenne ou de la classe de prolétaires. Le fait d’avoir lutté contre ces idéologies, jusqu’à prendre le risque de mourir, a métamorphosé les régimes démocratiques. Ils se sont battus pas seulement contre des tanks et des canons mais contre des visions du monde, et ce faisant, ils se sont transformés de l’intérieur. Ce n’est pas un hasard si, des décombres de la Seconde guerre mondiale, le nouvel ordre international s’est construit autour d’une déclaration universelle des droits de l’homme et le pape Pie XII y a reconnu un événement fondamental de l’aventure humaine. Voilà ce qui, à mes yeux, explique le « tournant » dans l’histoire tumultueuse des rapports entre l’Église catholique et les droits de l’homme.

Pour répondre à la question posée sur le rapport entre le droit individuel et le droit collectif, il faut ajouter un deuxième point : dès Pie XII, les papes ont aperçu qu’il y avait quelque chose à corriger dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et qui est le problème de l’individualisme. Dans les documents où l’Église « bénit » la Déclaration des droits de l’homme, tout de suite la question des devoirs est mise en avant, comme un miroir. Pas de droits sans devoirs ! On trouve cet équilibrage notamment dans l’encyclique Pacem in terris du pape Jean XXIII en 1963. Une seconde manière de « rectifier » l’individualisme des droits de l’homme sera de reconnaître des droits et des devoirs à des communautés humaines, à l’intérieur desquelles la personne humaine se réalise concrètement, notamment les familles et les nations.  En 1983, le pape Jean-Paul II fait rédiger une charte des droits de la famille. Dans la pensée de l’Église, les droits de l’humanité comme une espèce ne tiendrait pas non plus s’il n’y avait pas aussi le droit de toutes ces communautés intermédiaires. En 1995, pour son deuxième discours à l’ONU, Jean-Paul II va parler du droit des nations : droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à garantir leur existence etc…  Entre l’humanité entière et la personne individuelle, il y a toute une série de collectifs, comme des pelures d’oignons, dont les principaux sont les familles et les peuples. On ne peut passer de l’individu à l’humanité que par toutes ces couches successives, la grande difficulté étant de savoir comment on les ordonne les unes par rapport aux autres.

 

Dominique Bourg

Je voulais revenir à l’amont de la question de l’articulation des droits individuels et collectifs en rappelant, j’en suis désolé, quelques banalités : la première, l’individualisme est un phénomène social qui n’affecte en rien l’ontologie relationnelle de la réalité humaine, le caractère collectif des mouvements de pensée qui façonnent les sociétés. A une échelle plus subjective, je renvoie au un travail philosophique de Francis Jacques dans  Différences et subjectivité où il montre que la relation je/tu précède et le je et le tu ; je pourrais égalemnent renvoyer aux travaux de Simon sur l’individuation. L’atomisme social lié au libéralimse et plus encore au néolibéralisme produit des effets anthropologiques dévastateurs, ce qui a été rappelé par Alain Juillet.

Je voulais donc faire voir cet individualisme extrême au travers de quelques phénomènes :

  1. Me frappe en premier lieu l’indifférence migratoire, le fait que la Méditerranée devienne un cimetière, et la Manche n’en est pas très loin, et le tout sur fond de campagne électorale présidentielle nauséabonde. Nous constatons une indifférence au devoir d’humanité dont en fait très peu de sociétés sont porteuses. Et puis je dirais que l’indifférence migratoire est proche de l’indifférence écologique. Je renvoie ici à une étude publiée à la mi septembre où ont été interviewés une dizaine de milliers de gens entre 16 et 25 ans de 10 pays dont l’Inde, le Brésil, le Nigeria, les Philippines, le Maroc, ce ne sont pas des pays dits riches et anciennement industriels. Il ressort de cette enquête que 3 jeunes sur 4 taxent leur avenir d’« effrayant ». C’est probablement la première manifestation d’un affect global. Les résultats de de Glasgow ne risquent guère de changer la situation : est attendue une augmentation de 14% par rapport à 2010 de nos émissions d’ici à 2030, alors qu’il faudrait les réduire de moitié. Une indifférence analogue donc. Et une quasi-absence de ces enjeux en outre dans la campagne électorale française présidentielle.
  2. Je voudrais évoquer un autre effet de l’individualisme extrême, qui n’a plus grand chose à voir avec le respect dû à la personne humaine. Nous assistons en effet à l’affirmation de logique marchande comme principe absolu, à l’affirmation de la liberté d’option des individus sur un marché au-dessus de toutes les autres formes de liberté. Je ne suis pas un nostalgique de l’ORTF, mais quand il y avait quelques chaînes de télévision et pas de Web, il y avait un monde commun. Concernant les nouvelles au-delà du cercle familial et des proches, tout le monde disposait des mêmes faits à partir desquels il était loisible de construire des interprétations différentes. En revanche, aujourd’hui, nous assistons à une fragmentation du paysage de l’information avec de multiples chaînes commerciales et les médias sociaux. Ces chaînes sont soumises à une logique de chalandise : le problème de Fox News est d’avoir des chalands ; si vous mettez un journaliste de CBS à Fox News, l’audience s’effondre car elle est attachée à une information outrancière, si ce n’est contrefactuelle. Là aussi s’exprime un individualisme extrême débouchant sur des niches regroupant des individus opposés aux autres. Les algorithmes de YouTube sont destinés à décrédibiliser les informations des médias classiques pour attirer le chaland vers des vidéos pour le moins absolument fantaisistes. Aux États-Unis, ce sont 75 millions d’électeurs qui continuent à penser que le l’élection de Trump lui a été volée.  Les niches complotistes se multiplient : le platisme, le récentisme, les humano-reptiliens, Q’Anon, et j’en passe. La démocratie devient difficile. Le parti républicain suit Trump et refuse une enquête parlementaire sur les émeutes du 6 janvier. Ce type d’extrémisme était également très présent lors de la campagne présidentielle française durant laquelle les thèses absurdes de Zemmour étaient présentes jusqu’à l’écœurement.

La fragmentation du paysage de l’information détruit aujourd’hui la possibilité même d’un monde commun. Souvenez-vous, il y a 2 ou 3 ans, Fox News avait affirmé que s’était produit un attentat en Suède qui n’avait pas eu lieu. Trump avait réagi en fustigeant la Suède ! Déni d’un monde commun et affirmation d’un monde alternatif, à l’instar des nazis pour Poutine et les médias russes. Côté chinois, on va même jusqu’à surveiller et noter la population.

Dans ce contexte, la DDHU apparaît comme une perle dans un océan de boue ! II n’y a guère de motifs de confiance, sans même évoquer l’état écologique de la planète.

 

Matthieu Ricard

Commençons disons par cette différence que vous avez suggéré entre droits individuels et droits  collectifs. Il est certain que la notion de droit individuel ne peut plus être considérée comme un simple instrument, un si grand esprit qu’Aristote pensait qu’une centaine d’esclaves pouvait faire le bonheur de milles personnes. C’était acceptable éthiquement, mais nous en sommes plus là. Mais cela peut conduire à une exacerbation de l’individualisme et notamment au fait j’entendais par exemple une jeune fille dire sur la BBC anglaise que la liberté pour elle était de faire tout ce qu’elle voulait sans que personne ne puisse y trouver à redire, à cela William Shakespeare répondait déjà que la liberté sans frein  est mariée avec le malheur donc cela est évidemment inconcevable et donc les droits collectifs ne sont plus basés pour essayer de résoudre des questions d’éthique pour des individus qui existent aujourd’hui et qui peuvent à la fois être conscients de leurs droits à revendiquer des droits et permettre une forme de réciprocité par rapport à autrui ce qui est généralement considéré comme le fait qu’on peut pas avoir de droits sans réciprocité mais à partir du moment on parle de droit collectif le droit des générations à venir de droit des êtres non humains cette question de réciprocité et de temporalité n’existe plus.

Sur la notion de liberté on peut aussi envisager de quoi vient cette hyper individualisme qui nous pousse à dire finalement j’ai le droit de faire exactement ce que je veux, on peut revenir à ce que disait aussi Gandhi qui disait que le degré de liberté extérieure dépend de notre liberté intérieur c’est à dire à quel point allons-nous être conditionnés par nos pulsions par notre animosité, par notre obsession, par notre arrogance vient de savoir si nous sommes intérieurement ou non l’esclave de nos pensées donc cette jeune fille qui revendique le droit de faire tout ce qui lui passe par la tête sans que personne n’y trouve à redire en fait elle était l’esclave de ses pensées comme les herbes à la surface d’un sol qui penche d’un côté ou de l’autre selon la direction du vent donc c’est évidemment ce type d’individualisme exacerbé qui mène à des excès et sont sans limite donc d’où l’idée de d’établir des droits collectifs d’établir de la réciprocité et que la limite de la liberté c’est bien sûr à partir du moment on commence à nuire à autrui c’est ce qui est des articles 2 et 4 je crois de la déclaration universelle des droits de l’homme ; Notre liberté s’arrête lorsqu’ on commence à nuire à autrui et que les lois vous interdisent tout, comme disait je crois Montesquieu, ce qui nuit à autrui et sinon on a le droit de tout faire ce qui n’est pas qui n’est pas interdit par cela. Voilà plus que quelques petites considérations préliminaires et je reviendrai plus avant par rapport à ce que disait Dominique bourg sur la l’article du Lancet : non seulement 75% des jeunes pensent que l’avenir est extrêmement sombre mais 56% pensent que l’humanité est vouée à la disparition ce qui est quand même pas très optimiste espérons que ça sera pas de cette façon probablement beaucoup ne survivront mais au prix de quelles souffrances et on reviendra là-dessus sur la question des droits des générations à venir c’est que si par exemple nous allons jusqu’à 4° ou 3° degré même de réchauffement climatique la population humaine pourrait se réduire de 7 à un milliard, on peut se dire que la question de la surpopulation sera réglée et là l’espèce humaine survivra, la planète s’en remettra forcément mais au prix de combien de souffrances et c’est là évidemment que la souffrance de l’autre entre en jeu et cette notion disons de droit universel c’est on pourrait dire le droit de vivre et de ne pas souffrir de manière injuste c’est peut être ce qui caractérisait qui serait applicable la façon la plus large possible non seulement à nous autres êtres humains présents ici et aujourd’hui de garantir aux générations futures, qui ont le droit d’être pouvoir vivre une vie convenable, des droits passifs même s’ils ne sont pas encore là et des autres espèces qui aspirent à vivre à ne pas souffrir et on ne peut pas il est peu dire qu’il est juste et moral d’infliger des souffrances inutiles à des êtres sensibles.

 

Alain Papaux

Moi j’aimerais me placer de manière neutre mais en amont des discussions qui ont précédées. L’individualisme c’est de montrer les fondements politico-juridiques de l’Europe qui est la seule civilisation que je connaisse.

Quand on prend une définition aussi consensuelle et innocente comme “ma liberté s’arrête où commence celle d’ autrui” en la triturant peu philosophiquement on se rend compte que si autrui n’est pas là, ma liberté ne s’arrête pas et là on a pour moi le ressort de toutes les difficultés devant lesquelles nous sommes aujourd’hui selon principe « notre liberté est infinie ». Toute la modernité pense à la liberté comme infinie certes non finalisée aussi  bien qui n’a pas de terme de limites au sens plus peut être métaphysique, qui ne connaît aucune finalité naturelle nous n’avons plus aucune finalité naturelle. On revient au constat fait par Matthieu Ricard ou Dominique Bourg sur la liberté comme absence d’obstacles extérieurs :  je suis libre pour autant que rien ne s’oppose à ma volonté quelle qu’elle soit et c’est la définition sur laquelle nous avons construit le droit moderne qu’on appelle les droits subjectifs.

Il suffit de regarder d’ailleurs les avatars de cette notion de liberté infinie pour constater à quel point est profondément enracinée en nous l’idée d’autonomie moderne. L’autonomie est elle-même l’auteur de la norme… donc à nouveau nous retrouvons la liberté infinie. La notion de contrat social n’est que l’échange de volontés réciproques et concordantes, quel qu’en soit le contenu il suffit que les volontés soient réciproques et concordantes, il n’y a donc plus aucune considération du contenu dans la manière de penser le droit aujourd’hui nous sommes dans des théories procédurales du droit. Si la liberté est infinie, puisque nous n’avons plus de finalité naturelle alors la société elle-même est un artefact et le tout collectif devient un pur artefact ce sera pour nous dans ce groupe une question très difficile de savoir- enfin échapper à cette accusation terrible à partir de la liberté des modernes- si la liberté infinie fait que l’humanité serait, elle aussi, un artefact ou un mot qui connote un ensemble d’individus mais, en réalité, n’existerait ultimement que ces individus pour le dire en termes plus simples où philosophiquement nous avons perdu la notion de vivant politique, nous ne sommes plus naturellement destinés à vivre avec autrui – je dis bien dans la construction philosophique ou juridique-  je crois que nous vivons une dissonance cognitive et affective très forte puisque le discours est celui de la liberté infinie mais nos pratiques et nos sentiments sont évidemment encore tout à fait indexés ou si vous voulez découlant de la notion de vivant politique. Donc  pour cet humain politique le fait de disposer d’une liberté infinie dont l’avatar est l’individualisme conduit à la disparition de tout le bien commun  puisque rien ne transcende l’individu, vous ne pouvez plus penser à partir du droit subjectif, c’est aujourd’hui la notion de bien commun, vous pouvez penser comme nous indiquent les économistes que celles “d’intérêt commun” peut être une somme optimale des intérêts individuels mais aucune transcendance à tout le moins par rapport aux desiderata des individus.

Hannah Arendt a des formules à mon avis quasiment définitives sur la question qui fait remonter malheureusement ce poison de l’individualisme déjà aux théories modernes qui reprenaient soit disant le droit romain à savoir que la logique qui préside la politique aujourd’hui est une logique domestique, c’est-à-dire la logique de la « Domus » de la maisonnée à la grecque ou à la romaine c’est à dire ce qui se passe dans la vie privée, donc anti-Agora ou ‘contra la respublica’, cela ne regarde pas la politique.

Or, c’est bien quand on parle de privatisation de la société (en réalité c’est pas une privatisation du tout au sens du droit privé mais c’est beaucoup plus profond et beaucoup plus grave) on aboutit à une domestication de la politique au sens où ce sont les intérêts privés et la logique de la maisonnée qui président à la construction même de la politique, qui nie en réalité  toute possibilité même d’un authentique bien commun c’est la raison pour laquelle on vit dans la modernité, la liberté comme un arrachement aussi bien aux déterminations naturelles qu’aux déterminations historiques et pas du tout comme une insertion dans une tradition dans un collectif et encore moins ce qu’on devrait peut être faire aujourd’hui une sorte de liberté d’immersion de l’individu c’est à dire qu’il serait redevenu citoyen dans la biosphère.

Cette liberté d’immersion elle-même exigerait alors la reconnaissance de notre finitude et là je vois évidemment un rôle absolument central des religions ou des spiritualités pour participer disons à  l’érection d’une notion d’humanité puisqu’au fond tous les messages de spiritualité sont des messages fondés d’abord sur la reconnaissance de la finitude humaine la plus essentielle, peut être originelle, où originale de cette liberté des modernes est l’abandon du monisme âme corps qui faisait l’humain quand il se pensait entièrement naturel et entièrement culturel, vous pensez forcément comme un être fini puisque la nature vous indique en tout point que nous sommes des êtres finis mais nous savons qu’en Occident nous sommes rentrés dans un système éminemment dualiste et que, par conséquent, là où aujourd’hui le ‘mind,’ ou le ‘spirit’ est censé pouvoir vivre sans nature d’où les transhumanistes et cela conduit à un mépris quasiment mécanique de tout.

 

Catherine Le BRIS

Dans une plainte au Comité des droits de l’enfant des Nations Unies (plainte qui a été déclarée irrecevable), Greta thunberg soulignait à trois reprises que le climat est une « préoccupation commune à l’humanité ». Elle y invoquait l’intérêt des générations présentes mais aussi et surtout futures, avec en filigrane l’idée d’un destin commun du genre humain. Pourtant, faute de mieux, les droits qu’elle invoquait étaient des droits individuels, à savoir le droit à la vie et le droit à la santé notamment. Comme si, finalement, le climat était l’affaire de chacun, détaché les uns des autres, mais non de tous.     
Pour comprendre les liens entre climat et droits de l’homme, il faut rappeler que, sur un plan juridique, ils ont longtemps suivi des chemins séparés. Les intervenants précédents l’ont souligné, les droits de l’homme sont profondément imprégnés de la philosophie individualiste alors que la protection du climat comme le droit de l’environnement dans son ensemble cherchent plutôt à assurer l’avenir commun de l’humanité sur la planète. Il est vrai que cette sphère respective entre le climat et droits de l’homme n’était pas totalement hermétique : la Déclaration de Stockholm reconnaissait déjà en 1972 le droit fondamental à la liberté, à l’égalité et à des conditions de vie satisfaisantes dans un environnement de qualité. Toutefois, ce rapprochement restait purement déclaratoire. Il a fallu attendre l’Accord de Paris en 2015 pour que ce lien se renforce. Pourtant, ce rapprochement, qui a été obtenu de haute lutte, reste, lui-même, confiné au préambule de l’accord ; or, ce préambule a, lui aussi, un caractère purement déclaratoire. On a donc peu avancé.      
Malgré un rôle actif de certaines institutions onusiennes, la poussée du climat dans le champ des droits de l’homme est plutôt venue de la société civile, des ONG. Il y a beaucoup d’affaires dans ce domaine ; je ne vais pas développer parce que Christian Huglo, qui connaît très bien la question, reviendra lui-même sur ce thème, mais beaucoup d’affaires relatives au climat font référence aujourd’hui aux droits de l’homme. Le juge suit parfois les requérants dans cette logique tandis que d’autres fois, ce n’est pas le cas : ainsi, en France, récemment, s’agissant de « L’affaire du Siècle », le juge ne s’est pas engagé sur le terrain des droits de l’homme.  
On retrouve aussi cette tendance d’approche du climat en termes de droits de l’homme au niveau supranational. On vient d’évoquer l’affaire Greta Thunberg mais il y a d’autres affaires, notamment devant le Comité des droits de l’homme des Nations unies contre l’Australie pour inaction climatique. Il faut aussi rappeler le recours des jeunes Portugais devant la Cour européenne des droits de l’homme. Les droits de l’homme sont donc très présents dans le champ du climat. Pourtant, malgré des atouts certains, leur apport est limité. Il ne s’agit pas ici d’affirmer que les droits de l’homme n’ont aucun rôle à jouer dans le champ du climat : ils sont essentiels ici comme ailleurs. En revanche, ils ne sont pas suffisants, c’est à dire qu’ils ne peuvent pas absorber toutes les demandes ; ils ne sont pas taillés pour. Les droits de l’homme ont été pensés pour répondre à certains besoins et ils ne peuvent pas spécifiquement être adaptés aux défis globaux que soulève la crise climatique. C’est sur ce point que je souhaite insister.

Il y a deux choses qu’il faut bien comprendre sur les droits de l’homme. La première chose est relative à leurs limites temporelles : les droits de l’homme sont des droits qui sont ancrés dans le présent ; ils sont pensés pour les contemporains ; ils ont vocation à protéger les libertés des individus, et non pas les intérêts de l’humanité ou de la nature. Ces droits font preuve de ce qu’on peut appeler un égoïsme générationnel. C’est particulièrement tangible sur la question des changements climatiques. En effet, sur un plan technique juridique, il est nécessaire, pour que le juge puisse s’emparer de la question, que la violation du droit de l’homme soit déjà intervenue : sauf exception, le but n’est pas de prévenir la violation d’un droit de l’homme ; cela a été rappelé notamment dans des affaires relatives aux essais nucléaires.

Par ailleurs, les droits de l’homme présentent aussi des limites spatiales. Chacun sait que les conséquences des gaz à effet de serre peuvent se ressentir dans un pays X même s’ils ont été émis dans un pays Y, c’est-à-dire qu’ils ne connaissent pas de frontières. Or l’Etat est, en principe, responsable uniquement des violations de droits de l’homme sur son propre territoire. Il est vrai qu’à titre exceptionnel, il va pouvoir être tenu responsable de violations commises sur un autre territoire : c’est le cas par exemple des territoires occupés mais il est alors nécessaire qu’il exerce un contrôle effectif.

Un autre problème sur un plan spatial tient à ce qu’avec le climat, l’origine de de la violation du droit présente un caractère diffus. La responsabilité de l’Etat se trouve ainsi diluée dans un ensemble. Par exemple, la montée des eaux sur le littoral français n’est pas due qu’à la politique française. Or, ceci se doit d’être pris en compte sur un plan juridique. Finalement, on constate que la responsabilité en matière climatique, mais plus largement aussi dans d’autres domaines en matière environnementale, présente un caractère indivisible. C’est ce qui transparaît dans l’affaire Greta Thunberg devant le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies puisque les requérants avaient choisi de poursuivre plusieurs Etats qui étaient des gros pollueurs climatiques et non pas un seul État.

D’où l’intérêt de reconnaître des droits de l’humanité. Ces droits de l’humanité, on les a souvent qualifiés de droits de l’homme de la troisième génération. Cette dénomination me semble quelque peu trompeuse parce qu’en réalité les droits de l’humanité sont d’une autre nature que les droits de l’homme. Sur un plan philosophique – Alain Papaux l’a rappelé- l’humanité est considérée comme une immense et éternelle unité sociale, c’est à dire qu’elle se compose autant des personnes vivantes que des personnes à naître : elle est donc intertemporelle mais elle est aussi interspatiale : elle regroupe tous les êtres humains. Cela est rappelé dans la Déclaration universelle des droits de l’humanité de 2015.       
Les droits de l’humanité sont forgés à l’image de leur titulaire : ils sont, eux aussi, à la fois interspatiaux et intertemporels. Cela signifie que, sur un plan juridique, les droits de l’humanité ne connaissent pas les limites des droits de l’homme. Comme ils sont intertemporels, ils vont permettre de prévenir une violation et comme ils sont interspatiaux, ils vont permettre de poursuivre plusieurs Etats.
Pour conclure sur cette question, il faut bien comprendre que l’individu n’est pas la bonne échelle pour répondre aux défis actuels. L’humanisme juridique de l’émancipation individuelle qui les sous-tend doit aujourd’hui être complété par une nouvelle forme d’humanisme juridique : un humanisme juridique de l’interdépendance ou un « humanisme juridique de la maison commune » pour reprendre les termes de Mireille Delmas-Marty.

 

Christian Huglo

Pour moi 3 sujets se déduisent de la problématique que vous avez soulevée.

Le premier tient en ce que pour les droits de l’humanité par rapport au droit individuel il n’y a pas lieu à un passage quantitatif mais qualitatif et c’est un saut qualitatif effectivement ce qui a été démontré il y a quelques instants et la preuve en est très simple : C’est qu’il existe des tribunaux de droits individuels mais il n’existe pas de tribunaux de droit collectif et effectivement il y a une phrase qui nous est chère à Catherine Le Bris et moi-même c’est celle du professeur Dupuy : “passer de l’homme aux groupes familiaux, régionaux, nationaux, internationaux résulte une progression quantitative, accéder à l’humanité suppose  un saut qualitatif dès lors qu’il est franchi, elle doit elle-même jouir de droits faute de quoi les hommes perdraient les leurs” et vous avez un écho à cette magnifique déclaration de Madame Irène Bokova, directrice générale de l’Unesco : « Aucun individu, aucun État ne peut relever ce défi du changement climatique. Seul l’environnement connecté avec l’humanité en tant qu’espèce nous fait sentir membre d’une même espèce humaine. Ce sentiment est précisément l’essence de l’humanisme qui me tient à cœur ».

Je crois que c’est ça le fond du sujet. Effectivement, la DDHu elle-même s’est préoccupée de cette question puisqu’il y a un article 16 qui dit “les Etats ont le devoir d’assurer l’effectivité des principes droits et devoirs proclamés dans la présente déclaration y compris en organisant des mécanismes permettant d’en assurer le respect”. Ce ne sont pas les États qui ont franchi le pas ce sont les juridictions et il y a il y a 2 arrêts absolument fondamentaux qui relient le sujet : sur quoi est fondée la grande décision Urgenda ? Cette décision de la Cour suprême de Hollande qui dit qu’effectivement le programme de réduction n’est pas suffisant en violation des articles 2 (droit à la vie) et 8 (vie familiale) de la convention et si vous lisez la décision vous verrez que la Cour dit à peu près la chose suivante : “ce qui est prévu pour l’individu est prévu pour tous les hollandais aussi”.  La décision la plus intéressante est celle de la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe (que Corinne a commentée et qui a été commentée par les professeurs Laurent Fonbustier et Emilie Gaillard).  Ce qui est dit de façon claire et précise dans cet arrêt est que si la loi allemande est suffisamment efficiente pour l’immédiat  mais malheureusement pas pour la période 2050 dit la Cour  « vous n’avez rien fait, vous avez sacrifié les générations futures”. On est donc en présence d’une nouvelle dimension de l’humanité : celle des générations futures.

Le second sujet, c’est la société civile qui a, par recours au juge, pris l’initiative de cette évolution ce qu’incarne la DDHu en dégageant la notion fondamentale d’obligation climatique.

En effet, ce nouveau concept de valeur supra législative se retrouve sous divers aspects dans trois groupes de décisions. Dans la décision Urgenda (alliée aux droits de l’Homme par passage de l’individualité à l’humanité) même celle du Conseil d’Etat dans l’affaire Grande Synthe qui voit un impératif avec effet direct dans les dispositions de l’accord de Paris qui fixait l’objectif 1,5° fin 2100 et surtout la décision de Karlsruhe qui vise les générations futures et qui représente bien une forme d’incarnation de la notion d’Humanité. Que dire et développer surtout lorsqu’il y a urgence ?

Le dernier sujet est celui de l’apparition d’un principe transgénérationnel celui du bien commun. Jusqu’à présent il était souvent assimilé à l’espèce maintenant il l’est au temps.

C’est pourquoi se sont développées des recherches sur ce sujet que l’on appelle les communs qui, selon certaines décisions des juges américains, sont assimilés à des biens collectifs sous le nom de Trust. La protection de la biodiversité fait partie intégrante des objectifs de la lutte contre le réchauffement climatique qui emporte également d’ailleurs le droit à la santé de tous et non d’un seul.

 

Corinne Lepage

Je voudrais, en guise de synthèse qui répondra aux questions posées par nos intervenants,  donner une définition de l’humanité, le texte de la déclaration nous en donne une au considérant n°9: “considérant la responsabilité particulière des générations présentes en particulier des Etats mais aussi des peuples, des organisations intergouvernementales, des entreprises, notamment des multinationales, des organisations non gouvernementales, des autorités locales et des individus”. En fait ce feuilleté, si je puis dire, de niveau de compétence qui aboutit à l’humanité -pour reprendre l’expression de la Convention sur le climat des obligations communes et différenciées c’est à dire ce que chacun peut faire là où il est- c’est un premier point extrêmement important.

Deuxièmement, et maintenant sur ce rapport collectif / individuel, et celui des obligations en regard des droits, ce que vous avez tous rappelé, il n’y a pas de droit sans obligation sauf que généralement les déclarations de droit oublient les obligations : celle-là en fait un impératif au même niveau que les droits.

Au niveau des droits et devoirs individuels, on passe insensiblement de l’un à l’autre tout simplement parce qu’on a inscrit la DDHU dans la continuité de la Déclaration universelle des droits de l’homme et c’est le président Costa qui a présidé longtemps la Cour européenne des droits de l’homme qui lors d’un colloque, qui s’est tenu à Strasbourg en 2019, avait dit que la DDHU en était la continuité et le prolongement nécessaires. Tout simplement parce que sans reconnaissance de droits et devoirs de l’humanité à terme il n’y a plus de droits et devoirs de l’homme tout simplement. 

C’est un peu ce qu’on trouve aussi en soubassement d’une vieille décision d’une Cour fédérale des États-Unis de 2007 -que Christian cite souvent- qui reconnaît quelque part que le droit naturel s’impose à la Constitution américaine parce que tout simplement s’il n’y a plus d’humanité sur terre pour appliquer la Constitution alors  y a plus besoin de Constitution qui paraît être assez bon sens.

Donc voilà où on en est quand même et ça répond indirectement à la question que Christian vient  de poser : on en est arrivé à un tel degré d’urgence qu’effectivement il faut que nous trouvions des solutions juridiques acceptables qui permettent de faire prévaloir à la fois le bien commun et les générations futures qui sont le double prolongement  de ce qu’on vient de dire tout simplement.

Pourquoi ? Parce que le passage de l’individu au collectif il se fait dans l’espace avec les biens communs et la gestion de notre affaire commune et puis dans le temps avec le droit des générations futures et la manière dont la cour de Karlsruhe a jugé ce point au début de l’année (bien entendu la DDHU n’y est pas évoquée) mais ce sont exactement les principes de la DDHU que l’on trouve dans cette décision. Maintenant je vous propose de passer à la 2e étape concernant le thème “Bien communs et générations futures”. 

 

 

  • Biens communs et générations futures

Alain Juillet

Avant d’aborder ce thème je veux revenir sur un point qui me paraît essentiel qui est qu’au départ toute société, quelle qu’elle soit, partage parce qu’elle est obligée, parce que cela se crée avec l’histoire, avec les problèmes, avec les conflits, avec l’environnement qu’il y a un certain nombre de valeurs qui émergent. Ces valeurs qui sont un peu différentes selon les zones, la géographie, la culture, dont on retrouve les bases à peu près partout et dans toutes les religions et dans tous les systèmes de pensées quels qu’ils soient, pour moi ces valeurs ce sont celles qui génèrent les devoirs. Parce qu’une fois que l’on a des valeurs bien identifiées derrière on comprend que l’intérêt général le bien commun fait qu’on a un certain nombre de devoirs qui sont issus de ces valeurs et qui nous permettent à tous de vivre collectivement ensemble. Donc pour moi les droits viennent bien après et ne sont qu’une conséquence de ce que je viens de dire. Et alors j’ajoute qu’on voit que depuis la Révolution française, je reprends ce que disait le Père Louzeau, depuis la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, on a vu justement l’émergence d’abord des droits qui étaient affirmés c’était une nouveauté à l’époque qui ne connaissait pas les droits et puis progressivement en 2 siècles ces droits sont devenus exorbitants  on s’est mis à oublier les devoirs et on a complètement oublié les valeurs. Car la société moderne est une société sans valeurs traditionnelles ou fondamentales c’est une des raisons pour lesquelles les religions, en général, ont des problèmes aujourd’hui. C’est qu’il y a un certain nombre de pertes de valeurs et donc pertes de références. Alors ça va très loin parce que quand on parle des jeunes comme ça a été évoqué aussi tout à l’heure et toujours dans l’intérêt du bien commun la jeunesse à toutes les époques de l’humanité, la jeunesse comme tout individu d’ailleurs a aussi besoin pour se mobiliser d’avoir une espérance. Cette espérance va venir avec des ajustements des objectifs collectifs, par la foi individuelle mais il va y avoir un ensemble de choses qui fait que l’individu va faire pour atteindre cet objectif ou parce qu’il croit à quelque chose, à l’espérance d’y arriver ce qui crée une motivation et une dynamique : aujourd’hui dans cet embrouillamini dans lequel nous trouvons avec la jeune génération et tous les autres aussi d’ailleurs, ont perdu cette notion de bien commun (puisqu’ils ne pensent qu’à eux)  ils n’ont pas de motivations, : s’il n’y a plus de valeurs, il y a plus de références, on n’est pas capable de leur donner voilà alors on arrive à ce qui se passe aujourd’hui et avec à la fin de l’histoire si je peux dire aujourd’hui, une opposition dogmatique je dirais une opposition dogmatique qui fait que on ne veut même plus écouter l’autre, on rejette l’autre et si l’autre ne pense pas comme vous il a forcément tort. Alors comment leur amener justement une espérance ? Comment leur redonner l’espérance dans un monde meilleur, dans un monde dans lequel ils peuvent contribuer à améliorer la situation par eux-mêmes ? Parce que dans cette vision un peu décroissante du monde du futur on oublie les capacités de l’homme. En définitive on veut régler par des perspectives scientifiques et techniques des problèmes que l’homme est capable de résoudre par ses propres qualités… encore faut-il le motiver, encore faut-il l’amener à cela et pour le faire je crois qu’il faut créer un environnement, des règles dans lesquelles il va pouvoir se retrouver se ressourcer et surtout se repérer dans ce monde dans lequel il n’a plus de repères. C’est là où la DDHu me paraît très importante parce que la DDHu va lui rappeler qu’il fait partie d’une collectivité, la collectivité humaine qu’il a de devoirs envers cette collectivité et qu’à partir de ce moment-là s’il veut pouvoir continuer à transmettre, parce que c’est bien le fond du problème, transmettre aux générations futures mieux que ce que nous avons reçu c’est la base même du progrès de l’humanité il est la transmission à chaque génération d’une situation meilleure  nous n’y arriverons pas et nous aurons failli à notre mission ; Cette transmission on ne peut la faire qu’ à partir du moment où on a un certain nombre de règles claires qui concernent les droits et devoirs du citoyen si on évacue la partie collective on évacue la responsabilité collective, refuser de voir un environnement qui a profondément changé nous entraîne dans une impasse d’où la nécessité de revenir vers une vision plus collective vers l’humanité.

 

Père Louzeau

Lorsque Corinne Lepage m’a posé la question des générations futures du point de vue de l’Église catholique, j’ai fait une petite recherche dans les textes officiels et je me suis aperçu que cette question est très peu présente jusqu’à Laudato Si’. C’est dans cet ouvrage de 2015 qu’on trouve un ensemble de 4 numéros qui traitent des générations futures dans un développement sur la justice. Il y a notamment un petit passage où le Pape François affirme : « Il faut inclure dans le bien commun de l’humanité, les générations futures ». Je pense que cela représente un saut qualitatif et à cela le texte ajoute trois raisons qui rejoignent ce qu’a dit Alain Juillet.

D’abord, inclure les générations futures ou le droit des générations futures dans le bien commun actuel de l’humanité tout entière, n’est pas une option mais une question de justice entre les générations. On rejoint ici la vision biblique pour laquelle nous recevons la terre qui nous nourrit de la génération précédente mais nous la recevons à titre de prêt, comme des héritiers, qui ont ensuite à la transmettre à la génération suivante, de telle manière que tous puissent en vivre.

Par ailleurs, ce qui est en jeu dans l’inclusion des générations futures dans le bien commun actuel toute l’humanité, c’est la dignité de notre génération. C’est notre propre dignité qui est l’enjeu, comme l’a dit Alain Juillet : si nous ne transmettons pas ce patrimoine terrestre aux générations futures, ou si nous le transmettons dégradé, c’est nous qui nous dégradons nous-mêmes, c’est nous qui, en réalité, sommes des naufragés de la civilisation, pour parler comme le Pape François l’a fait récemment à Chypre.

Et la troisième chose qu’ajoute Laudato Si’, qui rejoint ce qu’a dit Dominique Bourg au début et auquel j’ai été très sensible, c’est que notre insensibilité au sort des générations futures est corrélée à une autre insensibilité, une insensibilité actuelle cette fois-ci, à la fois aux drames humains notamment migratoires et aux dévastations environnementales : les deux sont liés et on trouve à la fin de ce passage de Laudato Si’ une citation de Benoît XVI qui mérite d’être entendue : « la solidarité intergénérationnelle suppose d’abord une solidarité intragénérationnelle ». 

Pour terminer, j’ai été très frappé, par le discours cinglant que le pape François a prononcé à Lesbos ce dimanche 5 décembre 2021. J’en conseille la lecture à tous ceux qui s’intéressent à la question migratoire. On y trouve l’une ou l’autre phrase qui rejoigne mon propos. Le pape dit par-dessus tout : « si nous voulons repartir, regardons le visage des enfants, ayons le courage d’éprouver de la honte devant eux  qui sont innocents et qui représentent l’avenir et ces enfants interpellent nos consciences et nous interrogent : quel monde voulez-vous nous donner ? ». Comme chrétien, je dirai que le sort des générations futures est affaire de salut ou de perdition aujourd’hui.

 

Corinne Lepage

Avant de donner la parole à Ghaleb Bencheikh, je voulais lire un texte de Gérard Rabinovitch qui s’inscrit totalement dans ce que vous venez de dire. Il dit, les exemples bibliques sont profus qui inscrit l’homme en hôte de la terre et il parle d’un certain nombre d’arbres dont il ne verra pas le jour. Et les exemples bibliques sont profus si l’homme en haut de la terre et il parle d’un certain nombre de d’obligations et dit :” l’impératif de solidarité transgénérationnelle que le récit du vieillard qui plante un arbre dont il ne verra pas les floraisons adultes mais de même qu’il a pu goûter avec délices aux fruits des arbres que ses ancêtres avaient plantés il agit à son tour pour que ses petits enfants puissent en bénéficier. C’est l’esprit du tikoun olam la réparation du monde”.

 

Ghaleb  Bencheikh

Il faut d’abord rappeler la question de l’intérêt général, de l’utilité publique, tout ce qui concerne les États tout simplement pour sensibiliser les consciences, parce que aucune Nation, aucun peuple, aucune communauté, aucun groupe humain ne change si pris individuellement, les membres de la nation, du peuple de la communauté, ou du groupe humain n’entreprend pas un travail de conversion de métanoïa auraient dit les Grecs d’un retour sur l’essentiel. Or, il est temps dans cette civilisation désormais humaine dans un monde globalisé on a une seule famille la famille humaine avec le monogénisme l’unité du genre humain le bien commun rejaillit comme un bien pour chaque individu pris isolément et là c’est le travail par l’éducation par l’initiation à une aspiration à la sagesse pour faire en sorte que très tôt on enseigne le fait de se départir de l’éco centrisme, du narcissisme, de se croire seul dépositaire des biens seuls détenteurs de l’absolu d’une vision du monde et surtout d’une jouissance personnelle carpe diem, carpe noctem, et puis le reste viendra ou pas c’est cette préparation des individus qui est fondamentale.

Deuxièmement j’ai été très sensible à la parole reprise par Frédéric du pape émérite, de l’évêque de Rome à la retraite, Benoît XVI qui parle de cette solidarité intra générationnelle et d’une solidarité bien entendu intergénérationnelle. Ceci nous renvoie à cette notion on retrouve dans l’écologie intégrale mais aussi dans l’humanisme intégral un humanisme qui assume tous les héritages des peuples, quels qu’ils soient a fortiori ceux qui sont chassés injustement de leur demeure à la suite des catastrophes naturelles, des dérèglements climatiques et aussi malheureusement par les guerres parce que si on l’a beau, et à juste raison,  penser à l’urgence du climat, il y a aussi toutes les catastrophes humaines dues aux conflits et à l’incompréhension des personnes. Toujours bon de leur rappeler en citant le pape François parlant “d’un naufrage de civilisation” c’est un mot fort qui nous pousse aussi à réfléchir à cette notion de biens communs : elle est fondamentale, tout comme l’humilité doit être aussi une règle générale. Je finirai cette réponse en faisant appel à Amadou Hampâté Bâ, ce sage africain qui disait que” lorsqu’un sage meurt c’est une bibliothèque qui brûle” et il disait bien à un de ses disciples: “lève le pied tu sais qu’en marchant avec arrogance tu écrases la fourmi, la brindille d’herbe, et le caillou « il y a là les 3 règnes: le règne minéral, le règne végétal, et le règne animal, on est aussi dans le monde à la fois sensible qui constitue à lui seul sous notre pied là une part, un échantillon de  la nature et de notre environnement.

 

Alain Papaux

Permettez-moi d’être une sorte de rabat-joie de par ma technique juridique qui est mon corps de métier et c’est plutôt la structure juridique moderne du droit qui me pose problème. Évidemment j’adhère à tout ce qui vient d’être dit en en matière d’éducation et autres c’est peut être d’ailleurs le levier le plus puissant.

Il n’empêche que si nous avons avancé aujourd’hui une notion de bien commun d’un point de vue juridique afin de pouvoir servir d’ailleurs à une Déclaration juridique des droits de l’humanité puisqu’il s’agit de droit, il nous faut quand même partir de ce qui constitue la structure actuelle du droit moderne à savoir la théorie des droits subjectifs : comme il était montré tout à l’heure d’ailleurs la possibilité des droits de l’homme à répondre à des questions collectives. Tout le droit moderne en particulier les droits de l’homme dans leur interprétation individualiste empêche d’avoir une vision à un niveau collectif, nous avons essayé d’ailleurs avec Dominique Bourg à envisager des déplacements conceptuels : les droits de l’homme non plus lus à travers le prisme de l’individu mais à travers l’individu considéré comme un porteur de dignité humaine ;  Peut être qu’il y a là des relations intéressantes à faire avec la personne en matière chrétienne j’aurais été très heureux d’entendre le Père Louzeau sur ce sujet. Sans doute ne pas rejeter l’individu comme tel mais ne pas lui reconnaître la qualité d’atomes sociétaux comme on le fait dans les droits subjectifs modernes et le reconnaître au fond comme un porteur de la dignité de l’humanité et dans ce sens-là il en il serait un gardien, un garant de cette dignité et non pas un utilisateur comme tel.

Le problème juridique est infiniment plus délicat et vous me permettrez de prendre au fond une sorte de rasoir d’Ockham car il est grandement responsable de cette société hyper individualiste qui est la nôtre et plus précisément sur la notion de communauté internationale. Il est très difficile pour les juristes d’expliquer à des non juristes notamment les journalistes que la communauté internationale n’existe pas juridiquement parlant il n’y a pas de sujet de droit dans le droit international qui se dénomme communauté internationale, on a un élément extrêmement important symboliquement celui de l’Autorité des fonds marins de la convention de Montego Bay pour le reste il y a inexistence juridique de la communauté internationale.

Nous nous retrouvons alors devant une sorte de dissonance ou d’un point de vue moral tout le monde admet la notion de bien commun comme on vient de le voir à l’instant mais le problème juridique reste : comment traduisez vous ce bien commun admis morale de droit et pour moi il y a ici une impossibilité. On confond un bien commun qui pourrait éventuellement être de fait mais qui n’est aucunement de droit parce que nous ne sommes pas capables de le construire avec nos notions juridiques actuelles et c’est cela que je crains toujours lorsque j’entends  parfois des synonymies peut être involontaires entre intérêt général bien commun intérêt collectif.

La notion d’intérêt qui est d’origine profondément économique pour les temps modernes indiquent un substrat individualiste et donc l’intérêt collectif n’est  jamais qu’une somme plus ou moins intelligente plus ou moins optimale d’intérêts individuels or notre problème est de quitter l’intérêt individuel parce qu’il nous faut quitter l’individu il y a bien donc un saut qualitatif comme il a été rappelé entre la notion d’intérêt commun et la notion de bien commun celle que devrait servir précisément l’humanité.

Comment voulez vous construire un bien commun lorsque les 2 acteurs principaux de ce bien commun l’ont construit à partir d’une d’un  solipsisme juridique moderne à savoir les droits individuels. Vous prenez l’individu, on le voit dans les droits de l’homme, cet individu n’a juridiquement et ne peut juridiquement s’engager dans aucune entité collective de principe elle sera toujours collective par construction comme être le contrat social et si vous prenez l’autre acteur principal l’Etat il est construit de la même manière en droit moderne. Les États se régissent dans le cadre d’une égalité souveraine qui les rend donc parfaitement juxtaposés les uns aux autres (la seule exception est celle du chapitre VII de la charte de l’ONU) qui permettrait d’avoir un élément qui présente et c’est bien ce mot du supranational qui empêche, j’entends bien juridiquement pas moralement, de construire à partir du droit actuel me semble-t-il un authentique bien commun c’est vraiment ce point là sur lequel j’aimerais insister c’est uniquement en termes de technicien du droit en quelque sorte que je ne vois pas comment construire juridiquement un bien commun.

 Même si moralement celui-ci est certainement acquis et recherché si nous voulons construire sur la base du droit moderne je pense que nous sommes dans une impossibilité proprement épistémologique et logique pour les droits des non humains… C’est une question de technique juridique qui ne pose strictement aucun problème car le droit le droit construit comme il veut ses acteurs juridiques : le droit n’a donc aucune difficulté à construire la personnalité juridique d’un fleuve, d’une montagne, des animaux qu’il y ait une volonté politique pour le faire et le droit en cela suit la volonté politique et  technique juridique est à disposition les procès du Moyen Âge, les procès d’animaux ont montré que la technique juridique peut parfaitement se couler dans une personnalité juridique des non humains.

 

Mathieu Ricard

Alors on peut faire une petite expérience de pensée et imaginez qu’aujourd’hui si quelques milliers de personnes avaient le droit de décider du sort de 7 milliards d’autres personnes, évidemment tout le monde serait indigné. Malheureusement c’est un petit peu ce qui se passe avec la l’extrême disparité des richesses qui ne fait que s’accentuer depuis une trentaine d’années. Ce serait totalement inacceptable si cela était officialisé complètement. Or si 7 milliards d’êtres humains finalement décident par leurs actions, même si ce n’est pas explicite du sort des générations à venir sans les consulter parce qu’elles ne sont pas là alors le problème c’est que si on accorde des droits à des personnes qui n’existent pas encore pour quelle raison ?

Un ami marxiste favori me disait pourquoi me préoccuper des générations à venir, en effet qu’est-ce qu’elles ont fait pour moi ? Malheureusement il croyait pas si bien dire parce que j’ai entendu un milliardaire américain comme Steven Fox qui disait à propos de la montée des océans sur Fox News :  « Je trouve absurde de changer nos comportements aujourd’hui pour quelque chose qui se passera dans 100 ans» c’est vraiment le point de vue extrême « après moi le déluge » en quelque sorte  mais il y a aussi des notamment parmi les philosophes anglo-saxons un certain nombre de philosophes qui soutiennent cette position, quelqu’un comme Norman Caire de l’ Ohio qui dit par exemple : « les intérêts des générations à venir ne peuvent pas nous intéressé parce qu’on entretient pas des liens d’amour avec des êtres indéterminés et qui n’existent pas encore il n’y a pas de sentiment d’appartenance à l’humanité commune ».

En revanche, il y en a d’autres comme le philosophe anglais : Derek Parfit qui dit  « que rien ne justifie que l’on n’accorde plus d’importance aux générations actuelles qu’à celle du futur ». Donc l’un de nos problèmes est cette conception très individualiste des droits que seule une personne qui existe qui peut réclamer ses droits. Il faudrait donc attendre qu’on vienne au monde et faire une distinction  entre ce qu’on pourrait appeler des droits actifs et des droits passifs,  les droits actifs c’est d’avoir le droit de faire telle ou telle chose aujourd’hui et les droits passifs c’est le droit de ne pas être privé de la possibilité de vivre de façon décente acceptable sans être infligée par d’autres des souffrances totalement inutiles et inacceptables. Ces notions de droit passif qu’on peut rapprocher aussi de notion de droit naturel, le droit à vivre sa vie jusqu’au bout, doivent être absolument applicables aux générations à venir.

Il n’y a aucun doute qu’il faut recourir à un principe d’équité intergénérationnelle et que de ce point de vue là les êtres à venir, même s’ils sont pas là, et on sait très bien qu’ils seront là, on sait très bien qu’ils auront le même type de sensibilité que nous, c’est à dire que personne ne se réveille le matin en souhaitant souffrir toute la journée si possible toute sa vie et que ça on peut en être absolument sûr et que donc on peut être certain qu’il nous maudiront en disant vous saviez-vous et vous n’avez rien fait ou comme disait Greta Thunberg parlant de la trahison des générations à venir. Alors c’est beaucoup aussi une question d’imagination lié à une sorte de sentimentalité on se préoccupe de manière extrêmement étroite du bien être de nos enfants et nos petits enfants mais on a quelques peu du mal à imaginer 5 ou 6 générations pour nous ça veut rien dire pas plus que sauf si on est absolument passionné par la généalogie ce que les ancêtres il y a 6 ou 7 générations (personnellement je n’ai rien à faire) mais il y a des gens que ça intéresse prodigieusement mais là citation que Corinne a faite effectivement les fruits que nous mangeons aujourd’hui sont ceux des arbres ont été plantés par 3 ou 4 générations précédentes et donc s’il est évident que ce lien est continu et durable.

Donc nous devons nous sentir responsables et ça doit être mis dans une sorte de droit des générations futures de la souffrance et du bonheur en général des êtres à venir. Donc là la notion de considération d’autrui l’altruisme rejoint celle du droit parce que évidemment si on réduit le droit à  notions de l’expression individuelle de faire valoir ses droits, faire preuve de réciprocité, d’être conscient de ses droits et cetera et cetera, ça n’a pas de sens pour des êtres qui n’existent pas encore. Donc en général donc c’est apparaît une évidence que si l’on a de la considération pour les générations à venir il est impossible d’ignorer leur sort et c’est ce qu’on appelle aussi les externalités : dans ce que nous faisons aujourd’hui, quel va être le coût pour les générations à venir ? Et quand on voit que aujourd’hui qu’on a vu cela à la COP 26 il y a encore 450 milliards de subventions pour les énergies fossiles et que les grands Etats sont là à pleurnicher parce qu’il court pas 100 milliards pour financer le développement de l’énergie renouvelable dans les pays en voie de développement, les États-Unis ont dépensé je crois 1300 milliards rien que pour la guerre d’Afghanistan si on a l’impression que c’était un peu une plaisanterie que d’affirmer que l’on est vraiment intéressé par le sort des générations à venir.

C’est là vraiment une question d’altruisme ce n’est pas simplement une question de droit, si on a sincèrement de la considération pour les autres on ne peut pas ignorer le sort d’êtres qui existeront pour sûr et qui vont en raison de nos comportements égoïstes souffrir considérablement. Et ce court thermisme on le voit bien ne serait-ce que dans ceux qui s’intéressent uniquement aux coûts économiques les rapports de Nicholas Stern par exemple montre très bien que certes ça coûte très cher aujourd’hui de prendre des mesures pour en 10 ans réduire à 0 émission de CO 2 où a cessé de couper toutes les forêts tropicales mais que le coût dans 30 ou 40 ans sera 40 fois plus élevé aussi d’un point de vue strictement d’intérêt cela n’a aucun sens. Le problème c’est que l’évolution nous a équipé pour réagir à des dangers immédiats .Si on nous dit là le collège des bernardins prend feu tout le monde part en courant et si on nous dit le collège des bernardins va prendre feu dans 30 ans on verra bien il sera temps de faire quelque chose. Donc ça c’est un vrai défi sans doute que c’est normal que nous soyons enfin préoccupés par les dangers immédiats.

Dans les temps préhistoriques le danger c’était les bêtes fauves cela demande un effort cognitif et donc c’est là un peu le défi : On pourrait dire que le futur ne fait pas mal du moins pas encore mais on peut être sûr qu’il va frapper très dur. Donc voilà juste quelques petites considérations.

 

Dominique Bourg

Je voudrais relever deux choses, la première relative à la définition du bien commun, et la seconde relative à la question des générations futures.

Je m’inscris en faux vis-à-vis de la définition du bien commun donnée par Dardot et Laval. Il me semble important d’être attentif aux caractéristiques de certains « biens ».  Autrement dit, je refuse de réduire les communs à un mode de gestion communautaire des biens. La langue est par exemple un commun parce qu’elle n’est appropriable par aucun individu et parce qu’elle conditionne l’expression de la pensée. Chacun peut en revanche contribuer à la dégrader et à l’appauvrir. De même, le climat est un commun car il n’appartient à personne, tout en rendant possible la vie sur Terre en fonction du double paramètre, chaleur et humidité. En revanche, chacun peut contribuer à le dégrader. Etc. Nos techniques et leur accumulation (en un sens général, celui d’objets aussi bien que celui de conventions d’écriture comme les abscisses et ordonnées, etc.) constituent un commun. Pas de géométrie grecque sans un bâton et du sable, pas d’algèbre sans lettres, etc.  

En d’autres termes, un bien commun conditionne l’expression et le développement d’un domaine de réalité particulier. Les choses peuvent toutefois s’enchevêtrer de façon hiérarchique.  Les droits humains conditionnent la protection des individus, mais sans climat stable et propice à l’épanouissement de la vie, pas de droits humains possibles.  

Enfin concernant les générations futures, je rappellerai que le climat n’est pas un enjeu pour demain, mais pour aujourd’hui. L’enjeu du changement climatique est en effet la péjoration et la réduction de l’habitabilité de cette planète.  Processus en cours et déjà bien engagés. malheureusement.

 

Christian Huglo

Comme vous l’avez deviné je suis en désaccord sur certains éléments des propos pessimistes de la communication d’Alain Papaux qui supposent que nos concepts sont bloqués. Toute ma vie professionnelle a été dirigée pour construire quelque chose à partir des données et je crois que rien n’est impossible quand on le veut vraiment. J’ai tiré beaucoup, comment dirais-je, de miel des paroles qui ont été prononcées sur quelque chose qui me paraît fondamental : La définition du bien commun qui est extrêmement difficile dans l’état actuel des choses parce que nous avons voulu faire table rase du passé.

C’est une question qui devient plus délicate et si l’on refuse le passé et on en est terriblement désarmé par rapport au futur, on peut être tous d’accord là-dessus c’est une loi humaine : sans passé pas de futur c’est clair, c’est simple et donc ça pose tout le problème de la transmission qui a déjà été abordé : Il y a donc dans  l’expérience du passé un trésor à exploiter.

Deuxième observation celui qui recherche le bien commun n’est-ce pas celui qui essaie de mettre en œuvre le droit et la justice. Aujourd’hui on voit très bien que le bien commun est en cours de définition. Cela ne fait pas si longtemps que l’on parle de la biodiversité, cela ne fait pas si longtemps que l’on parle du climat.

Le climat est devenu quelque chose de sérieux depuis l’accord de Paris. Donc cette notion est en cours de définition : derrière cette question se cache effectivement le combat pour la dignité humaine parce que c’est cela le fond de l’affaire. Le Père Theilard de Chardin parlait « d’un souffle qui a présidé à la naissance de l’humanité et qui se répand sur toute la surface de la terre ». Il s’est passé quelque chose dans l’humanité qui est fondamental et qu’on ne peut pas quitter, sans risquer de se perdre complètement.

Troisièmement, sur la notion de bien commun on ne peut parler par symétrie de l’écoside mais on peut parler aussi du contentieux climatique qui a 2 volets le contentieux qui est celui qui concerne les projets climaticides et le contentieux de l’adaptation. Le droit climatique se construit comme l’a été le droit de l’environnement par la société civile. Il a fallu ici faire reconnaitre l’obligation impérative de lutter contre le réchauffement climatique dans l’affaire Grande Synthe jugée par le Conseil d’Etat le 20 novembre dernier grâce au droit à faire. C’est un début mais c’est aussi le démarrage d’un mouvement vers la construction d’un nouveau droit où les juges s’imitent les uns les autres. Aussi je plaide pour l’espérance.

 

Catherine Le Bris

Je vais poursuivre sur l’idée d’espérance. Les droits de l’humanité tendent à s’affirmer en droit positif. L’instrument le plus complet et le plus abouti sur la question est la Déclaration universelle des droits de l’humanité de 2015. Cet instrument reconnaît des droits mais aussi des devoirs à l’égard de l’humanité : c’est un choix fort qui a été voulu par Corinne Lepage et qui, de mon point de vue, est justifié pour plusieurs raisons.

D’abord, parce que dans l’Occident moderne, on pense beaucoup en termes de droits, mais dans d’autres cultures, on pense plutôt en termes de devoirs d’une personne qui est intégrée à une communauté. Par ailleurs, le devoir se place au-dessus des calculs d’intérêts.

La Déclaration universelle des droits de l’humanité est un premier pas dans la reconnaissance des devoirs à l’égard de l’humanité en matière environnementale. Cette Déclaration est un instrument de soft law  (droit mou) au sens large du terme mais elle pourrait être adoptée à l’avenir au sein des Nations Unies par son Assemblée générale pour devenir un texte de référence des Etats. Cette déclaration ferait ainsi écho à la Convention sur les changements climatiques et à la Convention sur la diversité biologique qui intègrent déjà cette notion-clé de « préoccupation commune à l’humanité ».

La notion de droits de l’humanité n’est pas une notion inconnue dans l’ordre juridique international. Alain papaux l’a rappelé : dans la Convention sur le droit de la mer déjà, les Etats dotent l’humanité de droits. De manière plus large, la Cour interaméricaine des droits de l’homme elle-même a reconnu que l’environnement est un droit de l’humanité.

Si les droits de l’humanité émergent, toute la question qui se pose à présent est de savoir qui peut alors parler au nom de l’humanité ? Aujourd’hui l’humanité est, en droit, ce qu’on appelle un sujet passif, mais non un sujet actif. Elle a des droits mais elle n’a pas la capacité de les exercer sauf dans des domaines sectoriels tels que celui de la protection des fonds marins. Le lit des mers est patrimoine commun de l’humanité et l’Autorité internationale des fonds marins qui a la personnalité juridique internationale représente l’humanité ; elle peut agir d’ailleurs en son nom devant le Tribunal international du droit de la mer. Des mécanismes existent donc, mais seulement dans des champs déterminés.

Pour protéger les droits de l’humanité de manière plus globale et permettre à celle-ci de les exercer, deux voies sont possibles.

La première voie est fondée sur le modèle d’une humanité centralisée. On pourrait imaginer une humanité qui serait représentée par une organisation internationale, par une sorte de super Etat. De mon point de vue, cependant, une telle approche est prématurée : la construction politique de l’humanité doit être un préalable à sa construction juridique. C’est pourquoi, aujourd’hui, on ne peut que s’orienter vers la seconde voie basée sur le modèle d’une humanité décentralisée, c’est-à-dire vers une humanité qui serait plurielle. L’humanité serait ainsi représentée par les individus et les groupes humains qui composent la collectivité humaine : les personnes humaines elles-mêmes mais aussi les organisations non gouvernementales, les peuples, etc. C’est ce vers quoi on se dirige aujourd’hui de fait puisque ce sont les associations et les individus qui vont devant le juge pour invoquer les intérêts de l’humanité et des générations futures face à la crise climatique.

 

  1. Droit de la nature et droits humains

 

Corinne Lepage

Ce que je voulais simplement dire, avant d’aborder cette deuxième thématique, c’est que nous avons l’ambition de faire de l’année 2022, l’année de la déclaration universelle des droits de l’humanité. Donc nous avons lancé une grande coalition à l’échelle internationale où tous ceux qui le veulent  peuvent bien entendu rejoindre.

Logiquement l’association des amis de la DDHu devraient être reconnues au niveau de l’Ecosoc, c’est-à-dire du Parlement des associations onusiennes au cours de cette année (ce qui a eu lieu par délibération). Ce qui va nous donner effectivement des possibilités beaucoup plus importantes de nous faire entendre nous avons un soutien aujourd’hui très important de la part de Cités et groupements locaux Unis  (CGLU) ce qui représente 250000 villes dans le monde donc 5 milliard de gens. CGLU  a fait de la Déclaration un élément majeur de sa stratégie internationale.  Je parle pas des universités, des barreaux et cetera…. donc nous allons essayer de pousser la Déclaration pour avoir une forme de texte qui n’est pas la panacée universelle mais enfin qui est quand même une avancée importante qui reconnaît quelque chose de majeur dans le contexte actuel et faire en sorte qu’ on puisse le pousser le plus loin possible au cours de l’année 2022.

Il est clair qu’à travers l’échange de réflexions de ce matin où on voit des expressions bienveillantes et si elles sont très bienveillantes elles sont toutes très consensuelles. C’est un partage qui me paraît quand même tout à fait clair et évident. Je trouve cela  extrêmement encourageant parce que cela veut dire qu’on est  capable, et beaucoup d’autres aussi bien sûr, de mettre en commun ce qui a le meilleur d’entre nous pour essayer de nous en sortir. Je crois que c’est là un mot d’espoir important.

Il faut maintenant passer donc à la 2e grande thématique qui sera beaucoup plus rapide bien sûr que la première sur « le vivant non humain » pour rappeler que dans les principes de la Déclaration la pérennité du vivant et qu’il y a un article 5 qui nous a fait beaucoup travailler et réfléchir : je le cite de mémoire : « l’humanité comme l’ensemble des espèces vivantes a droit à vivre dans un environnement sain et écologiquement soutenable”.

L’article 12 en constitue le devoir corrélatif si je puis dire. On n’est pas allé jusqu’à la reconnaissance de la personnalité juridique du vivant  notamment pour les raisons qui ont été exprimées par Alain Papaux tout à l’heure, cependant pour en revenir au sujet reconnaître aux vivants non humains un droit à vivre dans un environnement sain et soutenable cela veut dire quand même quelque chose de puissant et de fort. L’ensemble des espèces vivantes c’est en tout cas tout le végétal et l’animal concernant les ressources sont reconnues comme ayant des droits à leur sauvegarde, on a donc pris le sujet un petit peu différemment. Mais je dirais que  le socle est  donc solide juridiquement.

 

Père Louzeau

C’est moi qui ai demandé que l’on dialogue entre nous sur cette question parce que, même si je ne suis pas du tout spécialiste du droit, j’ai bien remarqué que la DDHu avait reconnu, dans son article 5, un droit des espèces vivantes mais qu’elle n’allait pas jusqu’à leur reconnaître une personnalité juridique. Je voulais savoir pourquoi. J’ai compris qu’un pas pouvait être encore franchi mais j’aimerais bien savoir quels sont les avantages et inconvénients d’aller jusqu’à la reconnaissance d’une personnalité juridique aux êtres autres qu’humains ? Pourquoi la DDHu s’arrête-t-elle un peu avant ? Tout cela étant dit sans aucune intention polémique.

 

Réponse de Corinne Lepage

On en a beaucoup discuté dans les travaux préparatoires que je viens de remettre à Ghaleb BenCheikh  et qui sont publiés à la documentation française. Comme la  DDHu est un petit texte donc on a pesé vraiment chaque mot et on s’est beaucoup posé la question de la reconnaissance d’une personnalité morale pour l’humanité et d’une personnalité morale pour les espèces non humaines.

Et en fait on est heurté face à un même mur qui,  si je puis dire,  était double.

 D’abord la volonté que cette Déclaration puisse être reconnue par le plus grand nombre et on s’est dit que si on allait trop loin, les États ne nous suivraient jamais ; Sans doute pour le moment ils nous ont pas encore suivis mais on a quand même l’espoir qui nous suivent à un moment donné du temps : les collectivités publiques l’ont fait en très grand nombre je ne suis pas sûre qu’elles l’auraient fait si on avait reconnu la personnalité morale à la Nature ; A tout au moins il se serait posé encore plus de problèmes dans la mesure où les collectivités qui nous suivent elles ont toutes les couleurs politiques que vous pouvez imaginer : La Confédération des Villes Unies(CGLU) c’est la terre entière et même les Chinois, Shanghai par exemple,  figurent dans le comité directeur qui a approuvé la DDHu bien avant que l’assemblée générale le comité mondial le fasse.

En deuxième lieu, sur l’humanité on s’est dit mais quand même au niveau des Nations Unies on est capable de faire mieux qu’un Programme des Nations unies pour l’environnement : Vous avez une Organisation internationale maritime vous avez une Organisation internationale pour la météo, vous en avez une pour l’agriculture, vous en a eu pour la santé, vous avez tout ce que vous voulez sauf l’environnement (PNUE) et on n’a qu’un Programme des Nations unies pour l’environnement.  Quand Jacques Chirac avait voulu en 2007 créer une Organisation Mondiale l’environnement (OMF) il a pris une claque magnifique ! Personne m’en voulait, on s’est donc dit que si l’on reconnaît une personnalité morale à l’humanité c’est très joli, mais qui va concrètement représenter cette personne morale ? On s’est dit que l’on allait vers un échec évident c’est à dire qu’il n’y aura personne en face et donc pas d’abonné au numéro qu’on a demandé.

Pour les espèces animales et végétales, le sujet est un peu différent mais ce que nous nous sommes dit c’est que le problème n’était pas celui des droits parce que il y a pas de problème de droits, le problème c’est celui de la représentation.  C’est à dire qu’en tout cas dans les droits anglo-saxons et germano latin (parce que les droits civiques américains, c’est un peu différent). Le vrai sujet c’est qui représente ? Pour la personnalité morale d’une entreprise celle-ci elle représentée par une personne physique il faut  toujours en ce cas une personnalité physique donc un humain. Donc on va demander à un humain de représenter un non humain. Qui va être cet humain ? Si c’est l’Etat cela ne marchera pas parce que l’Etat n’a jamais été un défenseur de ces sujets là, alors si ce n’est pas l’Etat c’est qui ?  Est ce que ce sont des organisations non gouvernementales ?

A la limite elles le font déjà : quand la LPO qui protège les oiseaux entreprend une action en justice elle est recevable et aujourd’hui elle fait indemniser le préjudice non pas les dépenses qu’elle a faites mais le préjudice écologique c’est à dire la perte des oiseaux (article 1243 et suivants du Code civil) qu’est ce que ça donnerait plus par rapport à ce que nous avons déjà pour représenter ces animaux ?  Et c’est parce qu’on est tombé sur ce bec là on s’est dit ce n’est pas la peine d’y aller cela serait une source de difficultés et d’affaiblissement du texte : Donc reconnaissons les droits et il y a déjà dans le système juridique actuel tout ce qu’il faut pour pouvoir exercer ces droits si la Déclaration est reconnue : voilà je parle sous le contrôle de Catherine et Christian mais c’est le raisonnement que nous que nous avons tenu.

 

Catherine Le Bris

Oui, tout à fait. Il existe déjà en droit positif des mécanismes pour protéger la nature ; c’est le cas, par exemple des parcs nationaux ; dans ce cas, c’est l’établissement public qui a la personnalité juridique.

Concernant plus précisément la question des droits de la nature proprement dits, il faut répondre à la question de savoir à quel niveau on se place ?  C’est à dire est-ce que l’on se place au niveau local et dans ce cas, on reconnaît la personnalité d’un fleuve comme cela a été fait dans certains Etats ? Ou est-ce que l’on se place à un niveau plus global et dans ce cas, c’est la nature en tant que telle que l’on consacre comme personne juridique. Il est très important de distinguer ces différents niveaux. De mon point de vue, c’est l’échelle locale qui est la plus intéressante pour protéger les éléments de la nature.

 

Matthieu Ricard

Je vais tâcher d’être bref mais c’est un vaste sujet : en gros si vous avez un ordinateur qui ne fonctionne pas et que vous le jetez par la fenêtre même si c’est  un peu dommage c’est votre droit, par contre s’il y a un chat qui vous agace et vous lui fracassez la tête sur un mur ce n’est pas un droit c’est un abus de pouvoir. Quand vous capturez un animal et qu’il se débat de facto il exprime sa volonté de vivre, de ne pas être capturé, tourmenté, blessé enfermé, attaché, ou tué.

En fait pourrait donc considérer qu’il a le droit de ne pas être victime de souffrances imposées par autrui. On pourrait poser la question est-il juste et moral d’infliger des souffrances non nécessaires à des êtres sensibles ? En fait la question est évidemment que c’est injuste et immoral.

La question est venue du fait que évidemment les intérêts des autres espèces ne sont pas les mêmes que les nôtres. Les philosophes qui ont beaucoup réfléchi à cette question comme Peter Singer vous disent ce dont on a besoin c’est d’une considération égale c’est à dire la considération à vouloir échapper à la souffrance ; le traitement sur le plan des droits est évidemment différent ; On n’a pas besoin de donner le droit de vote à un mouton pas plus que on a besoin de droit de donner le droit à l’avortement à un homme, par contre quand vous fichez un coup de poing ou un coup de couteau dans le ventre d’un mouton ou dans le ventre d’un professeur d’université, en gros pour tous les deux avoir le droit de ne pas être poignardé de la sorte est extrêmement proche. Si vous placez 1000000 euros devant un mouton il s’en fiche si vous lui retirez cela vous ne lésez pas ses intérêts.

L’idée réside dans la considération d’infliger des souffrances inutiles à d’autres êtres sensibles alors qui sont des sujets de vie alors les questions de droits bien sûr c’est très complexe je comprends le problème de Corinne.

Pragmatiquement ce serait effectivement aller vers un mur si on veut aller dans ce sens mais néanmoins en gros le fait que les animaux ne puissent pas exprimer leurs droits et faire œuvre de réciprocité, n’efface pas le devoir de respecter leur intégrité et l’obligation de respecter cette aspiration à vivre. Si nous sommes cruels vis-à-vis des animaux en gros nous pourrions avoir tendance à devenir cruels envers nos semblables mais des philosophes disent que ce sont des devoirs directs. Les animaux ont des intérêts propres et c’est pour leur propre compte. Ils  sont des fins en eux-mêmes et non pas pour les autres.

Alors comment essayer d’intégrer tout cela de manière assez intéressante et cohérente ? Il y a une  théorie qui a été proposée par 2 canadiens Sue Donaldson et  Will Kymlicka qui disent en gros il y a 3 sortes de droit des animaux.

Pour les animaux sauvages qui sont un peu comme un peuple ils ont le droit qu’on respecte leur habitat leur biotope leur manière de vivre leur environnement et on pas le droit de détruire l’environnement qui leur permet de prospérer de continuer à se reproduire et cetera. On peut les traiter presque comme  on traiterait un état indépendant en pensant aux forêts équatoriales.

Il y a ensuite  les animaux domestiques et là pour eux nous avons des devoirs directs de les traiter correctement ce qui ce qui n’exclurait pas une forme de symbiose où chacun trouve son bien par exemple faire la traite des vaches sans pour autant leur infuser des souffrances et en prenant soin de leur santé. Et puis donc vis-à-vis  des animaux domestiques nous avons des devoirs et nous pourrions avoir des bénéfices mutuels.

 Enfin il y a les ce qu’on pourrait appeler les animaux commensaux comme les pigeons des villes et qui sont des résidents mais en même qu’elle nous n’avons pas de devoirs mais c’est le droit d’être là et le droit de vivre.

 Alors pour ce qui est de la question de droit, s’agissant de cette notion de personnalité juridique c’est très compliqué.  Aux États-Unis il y a un avocat qui, depuis 20 ans, Robert Wise qui porte le « Non-Human Rights Project »’ et qui essaye de faire reconnaître l’habeas corpus pour les animaux emprisonnés sans jugement. En ce moment  au tribunal de New York a été débattu le cas de l’emprisonnement d’un éléphant qui s’appelle « Happy » pour savoir il est emprisonné contre sa volonté… La  personne d’un éléphant qui peut avoir conscience de lui-même et a toutes sortes de sensibilité d’émotions d’un forme d’intelligence et l’emprisonner est un abus de pouvoir.

S’il est vrai que la façon dont on se relie aux animaux reste souvent l’exercice du droit du plus fort ce n’est pas un droit moral.  Milan Kundera donne l’exemple de personnes d’une autre planète étant nettement plus intelligents et puissants que nous qui nous ont dit « écoutez nous avons des textes fondamentaux qui nous disent que le reste de la création est à notre disposition en plus on aime beaucoup le goût de la chaire humaine donc vous n’avez pas grand chose à dire ». Qu’est ce qu’on dirait à ce moment-là ? On se révolterait évidemment, c’est un peu tout ce questionnement : est ce que nous faisons vraiment l’usage du droit du plus fort c’est aussi la question de en quelque sorte une sorte de suprémacisme humain ; par exemple, on reconnaît absolument des droits à une personne handicapée mentale qui n’a aucune notion de droit ni qui peut pas les exprimer, ni celui d’un enfant qui ne peut pas encore les exprimer, mais l’enfant plus tard sera un adulte pourra reconnaître ses droits mais on sait très bien par rapport à un enfant extrêmement handicapé qu’un éléphant, un cheval, un chimpanzé a beaucoup plus que de facultés cognitives et on dit non un être humain oui, mais on peut pas avoir la même chose pour d’autres espèces là. Ce qu’on peut appeler le spécisme c’est à dire c’est fondé sur l’espèce même un climat qui n’a aucune notion de droit qui ne peut pas les exprimer doit être protégé intégralement or cela s’arrête dès qu’on sort de l’espèce humaine. Donc à  nouveau on arrive à cette notion de droit du plus fort et parce que nous avons l’intelligence, mais évidemment du point de vue moral cela pose de nombreuses questions…

 

Réponse de Corinne Lepage

Je vais faire tourner la parole mais juste Mathieu ce que vous dites me touche. Dans la Déclaration on a quand même la reconnaissance du droit de vivre à propos de ce que vous disiez des espèces sauvages à mon avis c’est garanti puisqu’il y a un droit de vivre dans un environnement sain et écologiquement soutenable. Donc le droit de vivre est reconnu si l’on pousse le sujet jusqu’au bout, cela veut dire qu’on rentre dans une société végane.

 

Matthieu Ricard

Bizarrement l’Inde par exemple a reconnu les dauphins comme des personnes (pour les dauphins allez savoir). Le droit à un habeas corpus pour des chimpanzés ce n’est pas la même chose que les souris c’est bien compliqué.

Je pense donc qu’il y a une réflexion à mener sur la différence entre le droit et l’exercice du droit c’est à dire vous pouvez reconnaître un droit à quelqu’un mais pas forcément lui donner la possibilité d’exercer ce droit ; ce droit peut être exercé par d’autres à ce moment-là c’est des droits passifs pas des droits actifs voilà donc il y a peut être une évolution dans ce sens. De plus quand vous disiez que l’Etat n’interviendrait pas pour au nom de la Nature ou des animaux malgré tout en Suisse et en Autriche il y a des avocats qui sont commis d’office pour représenter les animaux là où il y a des problèmes de maltraitance : disons que j’ai un angle hexagonal déformant.

 

Ghaleb Bencheikh 

Sans être le représentant de la religion musulmane je parle de quelque chose que je connais un peu moins mal que d’autres : je remarque que la réflexion théologique et son indigence de nos jours (alors même d’une manière générale ce qui concerne l’islam les véritablement il y a toutefois quelques soubresauts quelques prémices). En ce qui concerne maintenant, il y a la fameuse déclaration du passé plus ou moins inaperçue de la Mecque du 29 mai 2019 qui parle de la préservation du vivant donc de la vie et surtout un principe de la souffrance que l’on inflige  à des êtres sensibles, les animaux qui sont reconnus comme des êtres sensibles.  A travers l’histoire, il y a ce procès qui a été rapporté dans une des épîtres des frères de la pureté qui est cette fameuse société savante secrète et pythagoricienne ismaélienne des 9e, 10e siècles. Pour l’anecdote il s’agit, dans l’une de ces épitres, il y en a 52, du cas de quelqu’un qui a trahi en donnant les noms de quelques protagonistes de ces Frères de la pureté et qui met en scène un tribunal tenu par des animaux. Celui qui était jugé c’était l’homme pour ses outrances, pour ses excès, pour son comportement injuste à l’encontre notamment du vivant des arbres et des animaux  l’homme pour cela a été condamné.

Cela se situe globalement au 10e siècle, en tout cas le dernier quart du 10e siècle mais ce sont des choses qui se trouvent dans le patrimoine non seulement de la civilisation islamique mais aussi de l’humanité de nos jours.

Il est clair que l’abattage rituel, le Hallal commence à poser problème à la conscience des croyants et notamment des croyants musulmans :  on s’achemine petit à petit à reconsidérer tout cela c’est vrai que c’est encore loin maintenant je sors de la sphère islamique pour aborder les questions de la chasse du prétendu plaisir qu’on a infligé aux animaux pour autre chose et ce qui serait  nécessaire pour  qu’ils se défendent : il y a des choses de cet ordre qu’il faudrait connaître. Donc je résume mes propos en disant que l’on reconnaît aux animaux leur caractère sensible, ce sont des êtres sensibles et on reconnaît aussi aux arbres la vie en tant que telle : il n’y a aucune raison d’attenter contre la vie aussi bien chez les animaux que chez les végétaux.

 

Alain Papaux 

Pour moi ce thème est très important mais en même temps je me demande si on le prend tout à fait dans le bon sens parce que si au lieu de parler des droits des êtres vivants en général on parle alors des devoirs que nous avons envers eux c’est beaucoup plus facile d’arriver à une solution.

Dans le fond quand on regarde les êtres humains depuis le début de l’histoire du monde, le chasseur a tué pour vivre, pour faire vivre sa famille, mais il a tué pas plus qu’il avait besoin et encore il tuait généralement moins que ce dont il avait besoin ce qui fait que s’il vivait dans des conditions très difficiles, et ce que l’on constate, c’est bien la dérive qui provoque le problème parce que l’homme au départ ,  il chassait pour manger pour vivre, ensuite il s’est mis à exploiter, il a domestiqué des êtres vivants et puis ensuite il l a continué il les a vraiment exploités alors de plus en plus et puis on est arrivé à l’époque actuelle où on va vraiment beaucoup plus loin : aujourd’hui on fait de la surexploitation, on transforme génétiquement l’animal on fait tout pour qu’ ils puissent être le plus rentables possible et cela veut dire qu’on nie complètement toute qualité à l’animal. En définitive c’est assez paradoxal parce que les générations actuelles, avec raison, luttent et protestent contre les toutes les formes d’esclavage et d’exploitation et dans le même temps on accepte que l’humain surexploite d’autres êtres vivants : cela ne choque pratiquement personne,  cela pose un vrai problème et là je pense que le problème c’est un manque de devoirs face à notre responsabilité

J’avais noté moi aussi un autre point, celui de la question de savoir à quel moment il faut arrêter notre jugement c’est-à-dire jusqu’à quel niveau on classe les êtres vivants ? Est ce qu’il faut s’arrêter aux vertébrés et invertébrés ? Est ce qu’il faut s’arrêter aux fleurs ? Pourquoi pas aux plantes ? Est ce qu’il faut s’arrêter aux métaux ? Chez nous les francs-maçons on travaille dans l’alchimie, en particulier on dit que le métal est vivant donc à quel niveau faut-il l’arrêter ?

J’en ai toujours et cela devient extrêmement compliqué, c’est pour cela que le devoir me paraît plus simple que le droit et mais d’un autre côté on peut aussi se poser la question, je le dis devant le Père Louzeau, j’ai toujours été frappé, quand à une époque après le Moyen Âge, à la Renaissance on se disait dans le fond est ce que les animaux ont une âme ? Et la réponse était oui. Saint François parlait aux oiseaux et puis après le petit prince  de Saint-Exupéry parle à la rose ce n’est pas plus mal. Aujourd’hui on a vu des films où « l’homme parle aux chevaux » donc on a fait des pas en avant pour essayer de créer des liens et se comprendre et puis d’un autre côté c’est vrai qu’on a dérivé et on dérive de manière abusive aujourd’hui…

Il reste un dernier point je voulais dire cela a été mentionné par Matthieu Ricard et pour moi c’est très important : Je crois que dans notre civilisation occidentale on a une vision des relations aux êtres vivants très différente d’autres cultures. Regardez là si on demandait à un indien, par exemple, ou à un hindou je ne pense pas qu’il aurait les mêmes réactions parce que chez eux il y a un certain nombre de pas qui ont été faits alors que nous on en on est encore aux balbutiements ce que je constate c’est qu’on commence à poser le problème : Il y a un vrai problème de fond dans lequel il faut là encore ne pas être dogmatique, il ne faut pas être outrancier, il y a une réalité qu’il faut regarder en face.

 

Dominique Bourg 

Nos difficultés à penser le climat et le vivant découlent du paradigme mécaniste qui s’impose à la fin du 16e et au début du 17e siècle. La nature se réduit à un agrégat de particules matérielles, sans intériorité ni sensibilité, auxquelles nous sommes par nature étrangers. La nature apparaît ainsi comme un simple décor de la geste humaine, manipulable à souhait. Conception traduite en actes chaque jour par nos économies dévorantes. Il y a un partage ontologique structurant : d’un côté les êtres humains capables de penser, et de l’autre côté tout le reste, simples moyens livrés là leurs fins. Nous participons ainsi de l’étrangeté de Dieu au monde, fantasme constitutif du transhumanisme et de son désir de se survivre sur du silicium ou de fuir sur Mars.

Ce partage entre les êtres bien nés, les humains, et les autres animaux se poursuit aujourd’hui au travers du véganisme. On élargit le cercle des êtres moraux aux autres animaux censés ressentir de la douleur. Le partage ontologique s’épaissit d’un côté, la césure se déplace, mais le partage ontologique subsiste. Dès lors, la logique artificialiste subsiste. Il conviendrait pour réduire la quantité de souffrance dans le monde, soit de supprimer tous les grands prédateurs, soit de les manipuler génétiquement pour en faire des herbivores. La structuration du vivant, de la vie même, autour de la prédation, et donc la nature elle-même, devient immorale et impensable. Difficile d’imaginer un déni de nature plus extrême. L’écologie exige de nous de réduire drastiquement notre consommation de viande, et de viande rouge tout particulièrement, non d’y mettre absolument fin. Ce peut-être une autre posture, argumentée différemment, mais non de l’écologie. Ce qu’un esprit binaire peine à penser.

Je renvoie ici encore à l’œuvre de la philosophe Val Plumwood et à son expérience fondatrice d’avoir failli être dévorée par un crocodile, lequel ne voyait en elle que de la viande, chose impensable d’un point de vue anthropocentrique.

 

Alain Papaux

Je commencerai par dire non pas mon désaccord mais mon accord avec Christian  c’est ce que j’ai essayé de dire dans le cas de la dissonance que je vis car celle-ci existe non seulement dans nos comportements mais dans le droit lui-même je crois qu’il est vital pour nous de distinguer deux droits: le droit légal celui du législateur et puis le droit des prétoires. Et quand je disais que la communauté internationale n’existait pas comme sujet de droit et je l’entendais bien au sens des textes du droit légal et évidemment tout le travail de Christian de Corinne et toutes ses avocats militants en la matière c’est au prétoire de rétablir l’expérience qu’on a tous qu’il y a bien une communauté internationale du bien commun or cela le législateur ne le veut pas.

C’était  mon point principal et concernant alors la question des animaux et là j’y serai beaucoup plus positif que tout à l’heure. Nous devons je crois aussi impérativement distinguer l’ontologie générale de l’ontologie juridique, les juristes ont ce qu’ils veulent au plan de l’ontologie car elle peut dire ce qu’elle veut et l’obtenir ; vous pouvez qualifier des humains de sous humains et puis recherchez dans les textes savoir qui est juif où n’est pas et s’il n’est il est envoyé aux chambres à gaz c’est un problème de technique juridique qui s’est appliqué d’ailleurs de manière absolument monstrueuse à la 2e guerre mondiale.

 Les devoirs sont reconnus depuis très longtemps aux animaux ils le sont d’ailleurs aujourd’hui sans problème celle de la voie des droits est déjà ouverte quelque sorte, elle n’apporte aucune nouveauté mais elle existe, la grande question c’est pourquoi nous ne voulons pas de droits ?

Pourquoi les législateurs ne peuvent pas octroyer de droits aux animaux je crois que nous retrouvons dans ce que disait Dominique Bourg. C’est un choix politique moderne nous ne voulons plus considérer que notre âme est intrinsèquement liée à un corps et  l’animal s’il devait recevoir la qualité de sujet de droit nous montrerait en quelque sorte que nous sommes extraordinairement corporels et donc extraordinairement finis. Or nous ne voulons plus admettre cette finitude humaine donc nous n’avons pas intérêt point de vue là tout à reconnaître la qualité de sujet de droit aux animaux c’est donc bien le rejet de la corporalité qui est un problème.

Ceci nous renvoie et d’ailleurs aux propos de Matthieu Ricard sur la souffrance parce que admettre la souffrance c’est admettre que nous sommes des corps et Non pas que nous avons un corps et nous sommes des corps cette unité de l’âme et du corps qu’on trouve chez Aristote, qu’on trouve chez Thomas d’Aquin donc d’une grande partie de la tradition chrétienne mais qu’on trouve également dans la pensée tout à fait scientifique contemporaine ;  Edgar Morin nous dit que nous sommes totalement culturels et totalement corporels. Et effectivement nous avons un problème dans le fait que reconnaître la qualité de sujet croit aux animaux c’est admettre le « corporatisme mortalité » et comme une infime partie veut être trans-humaniste c’est précisément ce que nous ne voulons pas ce qui est évidemment pour moi une erreur métaphysique très profonde.

 

Père Louzeau

C’était simplement pour répondre à deux choses qui ont été dites et pour dire mon accord avec Dominique et Alain. A la base de cette difficulté d’accorder des droits aux êtres vivants, il y a bien cette séparation esprit-matière ou âme-corps, séparation qui devient tragique aujourd’hui. C’est à dire que c’est une option métaphysique qui a de très lourdes conséquences. Le philosophe américain Whitehead parlait de bifurcation moderne de la nature et cette bifurcation n’est plus tenable.

La deuxième chose, puisque Alain m’a tendu une perche au moment de ma question sur la notion de personne dans la première table ronde : en préparant notre table-ronde, je me suis posé la question de savoir si la pensée chrétienne pouvait reconnaître les animaux ou les végétaux comme des personnes. La plupart des théologiens catholiques que je connais me vouerait peut-être au bûcher d’oser poser une telle question mais si on porte un regard sur l’histoire longue du concept de personne, on s’aperçoit qu’au départ, la tradition chrétienne l’a forgé pour les Personnes divines et seulement pour Elles. Au commencement, dans les cinq premiers siècles, la théologie n’utilisait ce mot de « personne » que pour parler des Personnes divines, c’est-à-dire de la pluralité en Dieu Un. Ce n’est qu’au VIe siècle avec Boèce, qu’on a appliqué analogiquement le concept de personne aux êtres humains. Mais cela ne va pas sans difficultés car il faut alors fonder et décrire le fonctionnement de cette analogie. Or, si la tradition chrétienne a été capable dans de passer du Dieu Trinité et Ineffable aux êtres humains, je ne vois pas ce qui empêcherait d’élargir ce passage aux autres créatures, en ce qu’elles reflètent aussi, à leur manière, la gloire de Dieu, tout en déterminant avec soin les conditions de l’analogie de la personne.

Dit encore autrement, si on comprend la personne comme constitué d’une double dimension : un être unique et insubstituable d’un côté, un être de relations de l’autre, on peut alors appliquer analogiquement le concept à tous les vivants et même d’ailleurs à tous les non-vivants, sans aucune injustice commise envers les êtres humains. Ce qui est intéressant par rapport à la première table ronde, c’est que j’ai fait jouer la même analogie de la personne en montrant comment l’Église demande qu’on reconnaisse des droits et des devoirs à des communautés comme les familles et les peuples.

 

Christian Huglo

Dans cette réflexion sur la partie philosophique: il y a quelque chose de passionnant dans ce que vous dites les uns les autres, c’est la recherche de l’unité du vivant. C’est une très grande richesse et en réalité et d’autre part aussi des réflexions se développent actuellement autour du « concept d’une seule santé la santé de la planète, la santé de l’environnement, la santé des animaux, la santé de l’homme ce concept révèle une recherche d’unité. Il y a aussi derrière cela la reconnaissance des limites de l’humanité qui nous conduit à une certaine humilité. Humilité pour pouvoir rebondir et remettre les choses à leur place.

Sans doute, vous admettrez avec moi qu’il y a beaucoup d’ambiguïtés sur le sujet on pourrait dire de façon grossière que presque tout le monde s’en fout ou fait comme si…

Et deuxièmement il y a la dignité vis-à-vis de soi-même et de ses propres devoirs aussi c’est bien de penser aux animaux mais pensez à votre dignité aussi donc le sujet est présenté à tort comme marginal.

Je me permets de vous renvoyer à une référence intéressante à un ouvrage passionnant de Sarah Vanuxem “Des choses de la nature et de leurs droits” elle traite de ce sujet-là mais elle développe la question des communs de la question des servitudes et des techniques juridiques qui répondent aux besoins immédiats de façon adéquate et effective.

 

Catherine Le Bris

Juste un mot avant de laisser place aux questions pour insister sur l’idée d’interdépendance entre l’humanité et la nature. Notre pensée occidentale a trop tendance à les opposer alors qu’il faut les penser ensemble. C’est exactement ce que dit Philippe Descola lorsqu’il explique que : « L’Amazonie n’est pas une forêt vierge puisque depuis des milliers d’années, des amérindiens y ont domestiqué des plantes ». Autrement dit, il faut pas confondre anthropocentrisme et utilitarisme. Les hommes ont besoin de la forêt et tant que l’humanité perdurera, la forêt sera aussi interdépendante de la question des Hommes.

Sur ce point, il existe une disposition intéressante dans le code de l’environnement de la province des îles Loyauté en Nouvelle-Calédonie ; elle indique que pour tenir compte justement de la conception unitaire de la vie de la société kanak, « certains éléments de la nature pourront se voir reconnaître une personnalité juridique dotée de droits qui leur sont propres ». Cette disposition intéressante montre bien le lien étroit qui existe entre nature et culture.

 

 

Questions de l’auditoire

 

Intervention de Madeleine Gilbert 

Je voulais juste faire juste à apporter un témoignage et aussi une transmission, c’est sur la 3e partie, je voulais juste vous faire partager que nous avons un éminent juriste français  au 15e siècle qui s’appelait Barthélémy de Chasseneux et qui a défendu les animaux avec force, avec des argumentsintéressants qu’on pourrait reprendre. Il parlait de ses clients puisqu’il a défendu les rats qui détruisent les récoltes et justement il a écrit beaucoup d’ouvrages sur l’harmonie du monde et  a contribué à un monde plus globalement humain. Sur la transmission donc je fais partie de ces générations futures parce que je suis attachée à la légalité je vais lui rendre hommage aujourd’hui parce que ce sont justement les générations futures qui peuvent porter des choses.

 

2ème intervention d’un membre du public

Ce dont parlait Christian se heurte rapidement à la croissance financière technologique et aussi à la croissance démographique cela me semble encore trop tabou encore comme sujet.

 

Réponse du père Louzeau

A  propos de la croissance démographique, c’est effectivement un point non traité par Laudato Si’.

C’est très délicat parce que à la fois c’est la dernière des libertés humaines que faire des enfants et d’autre part c’est très lié à des questions de culture, de modèles de développement, de visions du rôle des femmes dans la société. Plus les femmes ont accès à la contraception, moins il y a d’enfants ; donc tout ça touche à des sujets excessivement intimes en réalité et donc très délicats et je dirais que les occidentaux, en particulier, ne sont pas très bien placés pour aborder le sujet.

Pour aller dans le sens de Corinne, c’est souvent une question qui nous est posée ici dans les différentes conférences du Collège : lorsque des personnes parlent d’une décroissance démographique, c’est souvent des occidentaux qui s’expriment en pensant tout bas à des peuples du Sud. Il y a ici un risque de colonialisme assez latent et très violent en réalité, parce que je ne vois pas qui pourrait avoir autorité pour s’opposer à des couples qui veulent mettre au monde des enfants. C’est là une question difficile en revanche mais c’est une question éducative.

Je peux vous raconter le témoignage d’un ami prêtre du Burundi, qui travaille dans la banlieue de Bujumbura. Un des problèmes auxquels il s’affronte, c’est que les jeunes couples font un enfant par an. Dès l’âge de 3 ans, certains de ces enfants deviennent des enfants errants. Le travail de ce prêtre consiste en un dialogue et une formation des jeunes couples sur le contrôle de leur fécondité.

 

Réponse de Ghaleb Bencheikh

Je n’ai pas là prétention de vous donner la version standard de ce qui se passe dans le monde islamique et encore moins de sa théologie en tout cas, ce sont des questions qui sont débattues. Alors sans avoir l’autorité centrale un souverain pontife qui parle au nom de tous notamment dans l’ambiance sunnite, l’avis maintenant c’est limiter les naissances où aller à la décroissance il y a cette idée d’espacer les naissances pour garantir au moins une vie décente et un bien être pour les familles. Cela ne sert à rien d’avoir une procréation comme cela à tout va……

Le 2e point qui est d’ordre philosophique maintenant concernant le trans-humanisme  je crois que c’était Alain qui avait parlé tout à l’heure d’une vie à perpétuité en tout cas le fait de d’abolir la mort, la mort de la mort, comme on dit, alors quel sens donne-t-on à la procréation dans ce cas précis ?  Je le dis sous le contrôle de Matthieu Ricard pour vérifier si on attribue au dalaï-lama de dire peut être qu’un un jour moi même ou d’autres pourraient se réincarner en homo ordinateur c’est à dire  que le dalaï-lama ne serait pas un humain mais peut être un ordinateur ou une autre forme de conscience ? Quel sens donne-t-on à la procréation dans ces cas précis.

Ce sont des débats des spéculations métaphysiques et philosophiques dans laquelle on ne sera pas encore au bout je pense qu’il faut peut être s’en tenir à cette idée d’une sobriété heureuse de ne pas aller vers la prodigalité une croissance comme il faut de la mesure de la mesure en tout y compris au niveau des familles et de la procréation.

 

 

Témoignage Nathalie Meusy

Je voudrais faire un témoignage, je l’espère, porteur d’espoir j’ai été responsable du développement durable et de la RSE à l’Agence spatiale européenne et en 2016 j’ai eu l’occasion de conduire un projet un peu novateur : on a interviewé, et fait débattre les citoyens des 22 États membres de l’Agence spatiale européenne sur le futur du spatial en Europe. Quels étaient les désirs des citoyens ? Leurs rêves ? Leurs peurs ? Ce qu’ils souhaitaient du plus profond de leur être ? Pour construire l’espace de demain.  Vous pouvez imaginer le nombre de questions et de réflexions qui se sont tenues et je vais vous donner les conclusions de ces plus de 2000 citoyens des 22 Etats : Ils plaidaient pour un humanisme écologique, ils mettaient en priorité la protection de l’environnement, ils voulaient plus de responsabilités individuelles et collectives. Ils voulaient  aussi la réparation et la restauration des dommages causés à la terre mais aussi dans l’espace ; Ils trouvent très importante l’information et la communication appropriée à ce sujet : là on en revient à notre débat de tout à l’heure ils voulaient la bonne information au bon endroit par les bonnes personnes. Il y a 2 mois j’ai fait une intervention à la semaine de l’espace à Mérignac et j’ai posé à plusieurs classes de 3e, certaines des questions qu’on avait posées aux citoyens européens : Ils ont été encore plus radicaux que les citoyens européens, ils ont plaidé pour une responsabilité individuelle et collective aussi et ils m’ont dit textuellement : ”on a déjà colonisé et abîmé toute la terre il faut laisser l’espace tranquille surtout pas de commercialisation, il faut plus de rigueur”. 

 

Question de Mr. Oosterlinck

Vous avez parlé des droits et des devoirs vis-à-vis du vivant et de la nécessité de rendre des comptes à notre environnement dont nous sommes parties intégrantes, êtes-vous en cela favorable à une évolution de la comptabilité pour représenter une image plus fidèle des interactions entre organisations humaines et environnement humain et non humain : La première fonction d’un système d’information comptable étant de prendre en compte et non de compter. En résumé doit-on étendre la comptabilité aux capitaux naturels et humains à condition de reconnaître le capital comme une dette ?

 

Réponse de père Louzeau

Dans le Pôle de recherche du Collège des Bernardins, nous avons un département qui s’appelle « économie et société », entièrement consacré depuis 2 ans à cette question à la fois des nouvelles normes comptables et d’une nouvelle philosophie comptable, qui permettent que ce qu’on appelle « l’environnement » ne soit pas traité comme une externalité. Donc je renvoie notre internaute aux travaux de ce département « économie et société ». 

 

Matthieu Ricard

Le concept du bonheur national brut existe au Bhoutan ce qui a fait parfois sourire mais en vérité c’est un triple index:  la richesse financière, la richesse sociale, par exemple le bénévolat et cetera et la richesse environnementale : ils ont calculé que la valeur des forêts sur pied était 10 fois la valeur du PIB mais que du coup il voulait la préserver et non pas l’exploiter : On a une évaluation qui est très différente parce que par exemple si vous fumez c’est bon pour le PIB après vous allez aux hôpitaux pour des cancers du poumon c’est bon pour le PIB après les pompes funèbres interviennent c’est bon pour le PIB mais dans ce contexte-là les bhoutanais considèrent cela comme une perte au niveau de la richesse sociale on regarde ce que donnent  le PIB et la croissance économique mais si on a  un autre index du coup on peut se rattraper sur le bien être sociale et la richesse environnementale même si la croissance économique n’est pas aussi rapide que ce que l’on espérait.

Et pour rebondir sur ce que l’on disait à propos de la maison ordinateur on n’envisage pas sérieusement un futur « cadre ordinateur ». Si  la population la vie humaine éminemment précieuse trop de précieuses vies humaines cela commence parfois à poser problème.  Je ne peux pas parler pour l’Afrique mais, en tout cas, en Asie c’est très clair la grande natalité est due au fait que les personnes âgées ont besoin d’une progéniture, au Tibet nous avons fait un recensement et 7 femmes sur 10 avaient perdu un enfant dans leur vie et au Bangladesh la mortalité infantile a été considérablement réduite la natalité est tombée de 7 à 4 en moyenne et donc c’est vraiment éminemment complexe mais il y a toutes sortes de facteurs qui interviennent. .

 

Conclusion des intervenants

Matthieu Ricard – L’égoïsme ne fera pas l’affaire si on veut s’asseoir autour d’une même table et essayer de résoudre le court terme. Une femme en Afrique qui a besoin de nourrir ses enfants,  le moyen terme doit favoriser l’épanouissement de tout un chacun dans la société dans le travail  le long terme qui est de prendre soin des générations à venir. Donc l’égoïsme ne fonctionnera pas :  le seul concept pragmatique c’est la considération d’ autrui donc l’altruisme qui est un peu le fil d’Ariane qui permet d’avoir une économie solidaire au service de la société et non l’inverse elle permet de favoriser la qualité de vie et qui permet de prendre soin sérieux en considération sérieusement le sort des générations à venir et des 8 milliards d’espèces qui sont nos citoyens en ce moment.

Catherine Le Bris – Sur un plan juridique, l’humanisme doit prendre en compte l’interdépendance. De plus, il faut s’efforcer de construire, dans le domaine juridique comme ailleurs, une humanité inclusive et non une humanité d’assimilation ou d’exclusion comme on l’a fait par le passé.

Christian Huglo – Je rappellerai la phrase de Flaubert selon laquelle toute conclusion est bêtise parce qu’il vaut mieux ouvrir une fenêtre que fermer une porte. Mais simplement on vit aujourd’hui dans l’expérience de la création d’un monde nouveau : cette immense espérance et cette possibilité de construire qui est presque tragique mais qui est tellement magnifique nous donne la direction de ce que nous devons faire.

Ghaleb Bencheikh – Sauf le sillage de ce qui a été dit à l’instant par Christian, je ne ferai pas de conclusion si vous m’y autorisez tous de parler en votre nom et de ce que nous avons fait aujourd’hui je pars après-demain vendredi 10 décembre à Genève est la journée mondiale où internationale des droits de l’homme donc je vais pour parler de l’importance des droits de l’homme de leur caractère universel même si je suis un peu méfiant sur le qualificatif universel depuis que j’ai appris que lorsqu’on parlait du suffrage universel il n’était que masculin et après on s’était rendu compte qu’avant il y avait aussi les femmes donc du coup je parle plutôt de ce qui universalisable  et là je parlerai aussi de la déclaration universelle des droits de l’humanité et riche de ce que j’ai appris ,je partagerai cela avec mes interlocuteurs et l’auditoire.

Père Louzeau – Devant la situation tragique qui nous a été rappelée notamment par Dominique Bourg, je crois que l’humanité est à un moment d’options décisives, et que nous n’affronterons dignement cette situation tragique que par un sursaut d’humanité, c’est-à-dire par un surcroît de ce que les chrétiens appellent charité, et que ce sursaut d’humanité nécessite une espérance « au-delà de toute espérance ».

Corinne Lepage –  Ce débat à été passionnant et je vous remercie tous d’avoir joué le jeu de cet exercice qui a montré que dans ce texte, beaucoup d’éléments sont en capacité de nous aider à progresser.  La DDHU est le seul texte signé à la fois par des personnes publiques et privées et que dans les temps très difficiles que nous vivons, il y a là un vrai message d’espoir : C’est-à-dire d’être en capacité de mettre en commun ce qu’il y a de mieux en chacun de nous pour partager cette idée de la dignité et de la responsabilité qui fait le fondement de ce qu’est la qualité humaine.

 

Biographies des contributeurs :

Ghaleb Bencheik 

Ghaleb Bencheikh el Hocine est un islamologue franco-algérien.

Prônant la « refondation de la pensée théologique islamique », Ghaleb Bencheikh a été élu en décembre 2018 président de la Fondation de l’islam de France (FIF). Il est également président de la branche française de la Conférence mondiale des religions pour la paix.

Vice-président des Artisans de paix et membre du comité de parrainage de la Coordination pour l’éducation à la non-violence et à la paix, il a été pendant cinq ans le vice-président de la Fraternité d’Abraham. Il a également été administrateur de Démocratie et spiritualité, et président de C3D (Citoyenneté, devoirs, droits, dignité).  

Il a animé entre 2000 et 2019 l’émission Islam sur France 2, dans le cadre du programme Les Chemins de la foi, le dimanche matin. Il produit également sur France Culture l’émission hebdomadaire Cultures d’islam.

Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Petit manuel pour un islam à la mesure des hommes (Paris, Jean-Claude Lattès), Le Coran : une synthèse d’introduction et de référence pour éclairer le contexte, les épisodes, les valeurs et l’actualité du texte (Paris, Eyrolles), ou encore La laïcité au regard du Coran (Paris, Presses de la Renaissance). 

Dominique Bourg 

Dominique Bourg est un philosophe franco-suisse, professeur honoraire à l’université de Lausanne, spécialiste des questions écologiques. Il a présidé jusqu’en décembre 2018 le conseil scientifique de la Fondation Nicolas-Hulot pour la nature et l’homme.

Ses domaines de recherche concernent notamment l’éthique du développement durable. Il a fait partie de la commission Coppens qui a préparé la charte de l’environnement.

Il codirige, avec Alain Papaux, la collection « Développement durable et innovation institutionnelle » aux PUF, la revue La Pensée écologique et le Dictionnaire de la pensée écologique (2015). Il codirige, avec Philippe Roch, la collection « Fondations écologiques » chez Labor et Fides.

Il est membre du comité de rédaction de la revue Esprit, membre du conseil scientifique de la revue Écologie & Politique et conseiller scientifique de la revue Futuribles International.

Il est officier de l’ordre national du Mérite depuis 2004, et chevalier de la Légion d’honneur depuis 2000.

Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Science et prudence. Du réductionnisme et autres erreurs par gros temps écologique (co-écrit avec Nicolas Bouleau, PUF, 2022), Imaginer le monde de demain (Maxima, 2021), Primauté du Vivant, Essais sur le pensable (co-écrit avec Sophie Swaton, PUF, 2021) ou encore Retour sur Terre : 35 propositions (PUF, 2020).

Christian Huglo 

Christian Huglo est avocat inscrit à la Cour de Paris, il est docteur en droit et  a consacré sa carrière d’avocat et d’enseignant à faire pénétrer le droit de l’environnement dans tous les secteurs de la vie publique et de l’économie, tant au niveau national qu’international.

Après un passage à la Commission européenne des Droits de l’Homme de Strasbourg, Christian Huglo crée le 1er janvier 1969 le cabinet d’avocats qui porte son nom, rapidement spécialisé dans les affaires de droit public et de droit de l’environnement, avant de s’associer en 1978 avec Corinne Lepage et fonder Huglo-Lepage Avocats.

Christian Huglo est spécialisé dans les procédures contentieuses, notamment dans les affaires internationales de pollution et d’environnement et d’expertise juridique : affaire de l’Amoco Cadiz et procès de Chicago (1978-1992), affaires de l’Erika, du Levoli Sun et du Prestige, affaires internationales de pollution de la Méditerranée, du Rhin, de la Baie de Seine, de la Moselle…

Christian Huglo a publié en 2018 et 2019 aux éditions Bruylant deux ouvrages : « Le contentieux climatique, une révolution judiciaire mondiale » et « L’étude d’impact climatique et la RSE climatique ». Il a également rédigé en 2021 un ouvrage sur la séquence Eviter, réduire, compenser  publié aux éditions du Moniteur.

Il participe au comité scientifique de la revue Energie, environnement, infrastructures et co-dirige le Jurisclasseur Environnement en six volumes chez Lexis Nexis.

En 2020, il a publié avec Corinne Lepage un ouvrage intitulé « Nos batailles pour l’environnement » aux éditions Actes Sud, après avoir publié en 2013 l’ouvrage « Avocat pour l’environnement » chez Lexis Nexis.

Alain Juillet:

Après un début de carrière militaire il a été cadre puis dirigeant de nombreuses entreprises françaises et étrangères. Nommé fin 2002 Directeur du renseignement à la DGSE puis Haut responsable chargé de l’intelligence économique auprès du Premier ministre, il a rejoint en 2009 un cabinet d’avocats comme Senior Advisor. 

Diplômé de Stanford university et de l’EMBA HEC, ancien auditeur de l’IHEDN et de l’INHESJ, Président d’honneur de l’Académie d’intelligence économique et du Club des Directeurs de Sécurité des Entreprises, il est administrateur de l’Institut des Hautes Etudes de Sciences et Technologies et du groupe Altrad.  Parallèlement il est professeur en gestion de crise et en intelligence économique dans des universités et des grandes écoles françaises et étrangères.

Catherine Le Bris 

Catherine Le Bris, Docteur en droit, est chercheuse au CNRS (Centre national de la recherche scientifique, France). Spécialiste du droit international, elle exerce ses fonctions au sein de l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Ses travaux portent sur les droits humains, l’environnement et la construction juridique des valeurs communes. Auteur d’un ouvrage intitulé L’humanité saisie par le droit international public, qui est le titre de sa thèse, elle s’intéresse tout particulièrement à l’émergence de nouveaux droits collectifs : les droits de l’humanité. En parallèle, ses recherches portent aussi sur la dimension locale des droits de l’homme ; elle a notamment dirigé les trois ouvrages Les droits de l’homme à l’épreuve du local.          
Au titre d’experte, elle a été membre de l’équipe de rédaction du projet de Déclaration universelle des droits de l’humanité de 2015, rédigée à la demande du Président de la République François Hollande, sous la direction de l’ancienne ministre de l’Environnement Corinne Lepage. Elle a également été auditionnée en 2020 par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur un projet de convention consacré à un « droit à un environnement sain ».

Corinne Lepage 

Corinne Lepage est une avocate de renom et une femme politique française engagée dans la protection de l’environnement.

Docteure en droit, diplômée de l’institut d’études politiques de Paris, elle a prêté serment en 1975.

Au cours des 40 dernières années, Corinne Lepage n’a eu de cesse de s’engager sous différentes manières pour l’environnement.

Avocate de renom, elle a défendu avec Christian Huglo les sinistrés des marées noires issues des naufrages de l’Amoco Cadiz (1978). Le cabinet Huglo-Lepage et les collectivités bretonnes obtiennent gain de cause et créent ainsi une première mondiale en matière de droit de l’environnement ce qui ouvre la marche sur une protection plus forte des collectivités victimes de pollutions graves sont des succès qu’elle a également remportés et qui marquent le droit de l’environnement. Les affaire de l’Erika et tout récemment l’affaire de Grande Synthe consacrées au contentieux climatiques.

Après un mandat d’élu local obtenu en 1989, en 1995 elle répond positivement à la proposition d’Alain Juppé et devient Ministre de l’Environnement jusqu’en 1997. Au cours de son mandat elle porte le projet de la loi LAURE concernant la pollution de l’air et l’utilisation rationnelle de l’énergie. En 1997, grâce à un positionnement ferme et soutenu de sa part, elle obtient le non-redémarrage du réacteur nucléaire Superphénix est un moratoire sur les OGM.

Elle deviendra eurodéputée de 2009 à 2014 sera première vice-présidente de la commission santé environnement du Parlement européen.

Après la création du parti Cap 21 en 2000, elle fonde et préside le parti écologiste le Rassemblement citoyen – Cap 21 en 2014, qu’elle préside encore aujourd’hui.

De 1975 à 2011, elle poursuit parallèlement à ses activités professionnelles et politiques une carrière d’enseignante à l’institut d’études politiques de Paris pendant 30 ans comme maître de conférences puis professeure à l’institut d’études politiques de Paris, mais également comme chargée de cours dans plusieurs universités.

Elle est l’auteure d’une trentaine d’ouvrages de droit de l’environnement et d’essais politiques d’ordre général ou touchant plus précisément aux questions environnementales. Elle a également publié plusieurs centaines d’articles dans des revues françaises et européennes.

Enfin, elle est très engagée dans la vie associative. Outre l’Association des amies de la Déclaration Universelle des Droits de l’Humanité (ADDHu) qu’elle a créé et préside depuis 2015, elle préside aujourd’hui WECF, l’association Justice Pesticide, le mouvement des entrepreneurs de la nouvelle économie (MENE).

Père Frédéric Louzeau 

Né en 1968, ingénieur des mines et spécialiste en physique nucléaire, Frédéric Louzeau est prêtre du diocèse de Paris depuis 1998. Docteur en philosophie et en théologie, il  a présidé la Faculté Notre-Dame au Collège des Bernardins entre 2007 et 2013 puis a dirigé le Pôle de recherche des Bernardins entre 2014 et 2020. Il est actuellement co-directeur de la Chaire Laudato Si’, pour une nouvelle exploration de la terre, avec le Pr Grégory Quenet, et aumônier de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Ses champs de recherche portent principalement sur l’anthropologie philosophique, la théologie chrétienne du politique, et les rapports entre cosmologie et théologie.

Il a publié L’Anthropologie sociale du Père Gaston Fessard (PUF, 2009) et de nombreux articles de revue sur la question écologique.

Alain Papaux 

Alain Papaux est docteur  en droit et professeur de droit privé à l’université de Lausanne. Il est membre du comité scientifique de la collection Stratégies énergétiques, Biosphère et Société (SEBES). Il est également conseiller juridique auprès du Service de justice, intérieur et cultes du canton de Vaud, en particulier autorité d’instruction en matière d’aménagement du territoire. 

Il a obtenu de nombreuses distinctions scientifiques :

  • Le prix Jean Carbonnier en 2005
  • Le prix Walter Hug en 2004
  • Le prix de thèse Otto Riese en 2003

Il est l’auteur de nombreuses publications, dont La satisfaction comme forme de réparation (Papaux A. et alii dans Droit de la responsabilité internationale, Paris, Londres), ou encore Chemins de l’in(ter)disciplinarité: connaissance, corps, language (Benaroyo L., Berthoud A.-C., Diezi J., Merminod G., Papaux A., Schenk F., Usunier J.-C., Volken H., 2019/03. Sciences et enjeux, 10 216, L’Harmattan – Academia).

Gérard Rabinovitch 

Né le 31 janvier 1948, Gérard Rabinovitch est un philosophe, sociologue et essayiste. Il est commandeur dans l’Ordre des Arts et des Lettres.

Il est un ancien enseignant et chercheur au CNRS, et ancien chargé de mission auprès de plusieurs cabinets ministériels.

Gérard Rabinovitch est également Directeur de l’Institut européen Emmanuel Levinas de l’AIU, et Vice-président de l’Institut universitaire Rachi à Troyes.

Il est auteur de nombreux ouvrages, dont :

De la Destructivité humaine, fragments sur le Behemoth (éd. des PUF)

Terrorisme/Résistance, d’une confusion lexicale à l’époque des sociétés de masses (éd. Le Bord de l’eau)

Somnambules et Terminators,, sur une crise civilisationnelle contemporaine (éd. Le Bord de l’eau)

Leçons de la Shoah (éd. Canopé, de l’Éducation nationale)

Mathieu Ricard 

Matthieu Ricard est moine bouddhiste, humanitaire, auteur de livres, traducteur et photographe. Après un premier voyage en Inde en 1967 où il rencontre de grands maîtres spirituels tibétains, dont ses principaux Maîtres, Kangyur Rinpoché et Dilgo Khyentsé Rinpoché, il termine son doctorat en génétique cellulaire en 1972, et part s’installer définitivement dans la région de l’Himalaya où il vit maintenant depuis plus de 50 ans.

Matthieu Ricard a consacré sa vie à l’étude et à la pratique du bouddhisme auprès des plus grands maîtres spirituels tibétains de notre époque. Il est l’interprète français du XIVème Dalaï Lama depuis 1989. Matthieu Ricard est également un membre actif de l’Institut Mind and Life, une association qui cherche à approfondir la compréhension scientifique du fonctionnement de l’esprit dans le but de réduire la souffrance intérieure.

Matthieu Ricard est l’auteur de nombreux ouvrages dont Le Moine et le Philosophe (avec son père Jean-François Revel), L’infini dans la paume de la main (avec l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan), Plaidoyer pour le bonheur, L’Art de la méditation, La citadelle des neiges, Chemins spirituels, Plaidoyer pour l’altruisme, Plaidoyer pour les animaux, ainsi que Trois amis en quête de sagesse et À nous la liberté ! (avec Alexandre Jollien et Christophe André).

 

 

Communication de Gérard Rabinovitch

(Institut européen Emmanuel Levinas-AIU)

Environnement et éthique hébraïque

 

Effets de serre, réchauffement climatique, déforestation, destruction accélérée des espèces, pollution urbaine croissance, dégradations des paysages, déchets industriels, fumées et particules toxiques ; les mots et syntagmes d’alerte ne manquent pas pour désigner dans leur juxtaposition et agrégation l’impression d’une « apocalypse rampante ».

Ni les reportages aux quatre coins du monde, ni les rapports multidisciplinaires des chercheurs pour pointer l’urgence d’une mobilisation collective, transculturelle et transgénérationnelle : conter le saccage et la vandalisation systématique de la planète et celle, concomitante, d’une morbidité patente auto destructrice agissant contre une bonne vie humaine.

Le philosophe Hans Jonas avertissait, il y a déjà un moment : « Ce n’est plus seulement la sphère des affaires humaines qui constitue le champ de la réflexion éthique ; la relation de l’homme avec son environnement est elle aussi devenue un nouvel objet pour la responsabilité ».

 

Responsabilité, voilà un mot qui sonne en majesté dans l’éclat de la civilisation monothéiste.

La tradition monothéiste, dont le judaïsme est le gardien vigile et le référent toujours fécond en lien avec ses arborescences chrétiennes et musulmanes, porte en elle, en effet, le respect par l’homme de la nature dans laquelle il vit. « La terre a été créée pour être habitable » dit la tradition. « Dominer » la terre, exister en surplomb des créatures vivantes, ce n’est pas être autorisé à exploiter jusqu’à épuisement des ressources et dispositions de la « nature ». C’est la cultiver, mais en gardant le « Jardin ».

Car tout ce qui advient, qui depuis un long moment se racolait subrepticement, s’agrégeait sans que quiconque y prenne garde -à l’exception de quelques uns auxquels le mérité déjà de l’alarme ne saurait être ôté- n’est pas contingence de désastres « naturels »,mais vient de l’intérieur, du sein d’un redoutable mauvais agir humain.

Il ne s’agit pas, ici, d’invoquer comme coupable sui generis le mode de production industriel et les échanges marchands ; ni, à l’encontre, de convoquer des engouements d’occasion, des passions puériles, une sentimentalité de mode. La cause et es causes sont plus sérieuses. Car tous ces manquements et leurs périls intrinsèques sont faits de négligences, d’arrogances, de prédations, de frivolité, soit pour le moins : d’irresponsabilité. Conséquence d’une licence auto servie de consumer les richesses du monde dans un festoiement sans limites, de piller les « dons du ciel » dans un dilapidation ostentatoire.

Toujours retentit désolée, passant comme un souffle par-dessus les débâcles, cette question laissée sans réponse ; inaugurale, impérative et lancinante, désolée et alarmée, adressée à la créature humaine dans le Gan Eden déjà « Où es-tu ? » (Benrechit III,9).

Enumérons-en les trois piliers porteurs : 1-  Présence dans la Cité commune des hommes ; 2- Transmission et illustration du judaïsme ; 3- Didactique des savoirs et éducation à la dignité humaine.

1 – Tout le monde sensé, attentif à ce qui sera laissé aux générations nouvelles, soucieux de devenir humain, comprend que les enjeux environnementaux constituent une des clés de la vie humaine, à travers celle de la planète.

Tout le monde –observateur, ne se dissimule pas que tous- réunis et confondus – nous sommes, dans la diversité des régions civilisationnelles, embarqués , dans la même galère. Que l’air lourd de toxines qui tombent sur Pékin, New Delhi, Sydney, Paris, Téhéran, Haïfa, ect… qui étouffe les poumons ou ronge leurs alvéoles, ne restera pas confiné chaque fois aux périmètres malchanceux successifs de ces cités.

Tout le monde responsable, entend – même sans la connaitre- l’injonction deutéronomique du chapitre 30 telle qu’elle s’est formulée : « Vois je te propose en ce jour, d’un côté de la vie avec le bien, de l’autre la mort avec le mal » (30.15), « J’ai placé devant toi la vie et la mort, le bonheur et la calamité ; choisis la vie ! ».

Tout le monde civilisé, s’inquiète d’une furie qui confond le signifiant de la liberté du libre débat avec le tout est permis injonctif d’une « émancipation » sans limite d’inclinaison régressive et mortifère.

2 – On ne peut manquer d’évoquer la Sagesse des Maîtres aux temps anciens non industriels sur les questions qui ne se disaient pas encore « environnementale ».

Elle s’appuyait en commentaires sur les récits fondateurs du Monothéisme : « Ainsi parle le Seigneur qui crée les cieux : Lui seul est Dieu, Lui seul a appelé la Terre à l’existence, l’a modelée, l’a façonnée. Il ne l’a pas créée pour le tohu mais au contraire. Il lui a donné vie afin d’être habitée. Je suis le Seigneur il n’en est point d’autre » (Isaëe XLV, 18). Ou encore : « Lorsque tu assiégeras une ville durant de nombreux jours afin de t’en emparer, tu ne détruiras pas ses arbres en brandissant la hache car ses arbres te fournissent la nourriture… L’homme est-il autre chose que l’arbre des champs ? (Devarim XX,19) et aussi concernant le respect du Shabbat et la suspension du travail : « Le chef de famille et sa maisonnée, ses serviteurs et es servantes mais aussi les animaux domestiques » (Shemot XX, 10 et Devarim V.14).

L’homme est l’usufruitier de la nature soulignait René Samuel Sirat dans une intervention sur « l’homme, la nature, l’environnement : le regard du judaïsme » au colloque Ethique et environnement (déc. 1996, Sorbonne). Tout ne lui est pas permis sur cette terre qu’il a pu au contraire pour mission de garder et de travailler (Berechit II, 15).

Les exemples bibliques sont profus qui instancient l’homme en Hôte de la Terre. Bénéficiant de ses récoltes, de ses produits, de ses ressources, de ses minerais, mais sans volonté de destruction. Enjoint à agir avec discernement, respect ; sans leur porter atteinte.

Les approfondissements talmudiques guident en extension et creusement de sens, les récits du Tanakh.

Du respect dû à l’animal, dans les variantes de la relation de l’homme à celui-ci, y compris son abattage.

Du respect de l’homme à la terre, comme sa mise en jachère tous les 7 ans, qui suscita des ricanements mauvais chez les érudits païens (tel Tacite, qui n’y voyait – comme pour le Shabbat- que « oisiveté », alors redoublée).

De l’interdiction de porter atteinte aux sources d’eau (Berechit XXVI).

De l’impératif de la solidarité transgénérationnelle, comme le récit du vieillard qui plante un arbre dont il ne verra pas les floraisons adultes. Mais de même qu’il a pu goûter avec délices aux fruits des arbres que ses ancêtres avaient plantés, il agit à son tour pour que ses petits enfants puissent en bénéficier…

Et plus génériquement de l’Esprit du Tikkun Olam (La Réparation du monde)…

Toutes leçons séminales qui font toujours actualité…

Elles étaient déjà constitutives du noyau intrinsèques de l’Ethique juive, en pattern de la Civilisation monothéiste. Et nous les trouvons en socle fécond chez des penseurs juifs de la période contemporaine : Hans Jonas, Günther Anders comme chez des philosophes chrétiens, tel par exemple Jacques Ellul (salué Juste des Nations par Israël) ; trois références intellectuelles majestueuses des alertes environnementales.

Le judaïsme se positionne de placer l’homme en clef de voûte de la Création. Quatrième palier de la concrétude des mondes selon la tradition : minéral, germinal, vivant et vivant parlant.

Rétablir l’homme à cette place le maintenir dans sa centralité au sein du vivant  comme vivant parlant (« zoon phonanta » chez Aristode, (haï medaber » dans la tradition hébraïque) s’en suit d’une compréhension qui lui tient les clefs du devenir de ce vivant, mais aussi de son propre devenir, maintenant fragiliser par ses propensions à l’autodestruction et l’auto anéantissement. Ce n’est pas là affaire de privilèges, mais de charges. Assurer le droit à un environnement non délétère, lui fait obligation d’une manière d’appendice aux Dix Paroles (Asseret Ha Dibrot) : être le gardien du vivant…

Ou, selon la formule d’Hans Jonas, empruntant le style aphoristique d’Emmanuel Kant : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre » : qu’Emmanuel Levinas prolonge en « être responsable de la responsabilité de l’autre ».

En cela le Monothéisme se distingue des sirènes du reborn païen qui depuis deux siècles diffuse et croît dans le monde occidental sous les deux facettes d’une seule réversion spirituelle plus ou moins explicitement anti monothéiste.

Celle de la prédation en prouesse barbare, qui fait de l’irresponsabilité et de la consommation ostentatoire (conspicious consumption) une crânerie en masse.

Celle qui s’affiche en combat avec la première, abritée sur les habits de l’écologisme radical. Et qui incite aux fantaisies fusionnelles à la « Terre Mère » (Deep ecology), qui promulgue une indifférenciation entre l’humain et les autres espèces vivantes (antispécisme) au bénéfice prioritaire unilatéral de ces dernières. Tandis qu’en résonnance – mais aussi dans un prolongement des conséquences de la première facette- elle participe du processus général de chosification de l’homme. Par exemple, en servant d’alibi aux projets de « cryogénisation » « compostage », « aquamation », des corps humains en place d’inhumation ; et en service potentiel d’engrais et fertilisants qui font leur battage publicitaire aujourd’hui et dont la légalisation dans plusieurs Etats est soutenue au nom de la lutte contre « l’effet de serre » et autres fariboles.

Ici, se trace la ligne de divergence et séparation entre l’éthique monothéiste de la responsabilité et le sentimentalisme régressif du pathos païen porteur à  tour de désastres quant au devenir humain.

3 –  L’ « Environnement » comme domaine de la connaissance, sollicitant une pluralité de savoirs, constitue une scène éloquente, un terrain didactique pour l’apprentissage concret de ce que peut signifier responsabilité et encore solidarité dans leurs valeurs absolues.

L’ « Environnement » est porteur de sens. Il lie dans ses attendus et attentes, la sensibilité et la sentimentalité de l’enfant, à la responsabilité de l’adulte dans un cheminement d’apprentissage de maturité.

L’  « Environnement » permet de nouer les plaisirs de la découverte de la nature, de ses variétés, de ses curiosités, de ses merveilles, avec l’édification d’une morale de respect, de protection et de prévention.

L’  « Environnement » appelle une éthique de type « conséquentialiste ». Qui mesure la responsabilité de ses actes aux conséquences ultérieures qu’ils sont susceptibles d’induire.

L’ « Environnement » sollicite une politique concrète de solidarité entre les hommes. Il fait en et par lui-même : instruction civique.

L’ « Environnement » est une opportunité concrète de mettre en résonnance les valeurs fondamentales bibliques du monothéisme éthique avec les exigences au quotidien qui le concernent.

L’ « Environnement » est profondément un objet éducatif pour une éducation entée sur le monothéisme éthique… Il s’y articule : l’embellissement du goût de la connaissance, qui ne peut être séparé de l’apprentissage de la dignité responsable de l’homme et de la fierté humaine du sens de la solidarité.

Les peuples humains dans leurs efforts contre les tyrannies qui les accablaient se sont reconnus dans les principes de 89, dans la « Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen », acte inaugural de l’Assemblée constituante de la Nation française. Aujourd’hui, confrontés à un assaut multipolaire contre les fondements anthropologiques de leur humanité (« tranhumanisme » et « anti spécisme », déni des différences sexuées, attaques totalitaires  contre les « métaphories »du langage humain ect…), ils auront toute leur part à prendre dans ce saut éthico-politique attendu, devenu impératif depuis les épouvantes du XXème Siècle qui appelle comme un cri une « Proclamation Universelle des Droits de l’Humanité ».

 

DDHU

 

PRÉAMBULE

Rappelant que l’humanité et la nature sont en péril et qu’en particulier les effets néfastes des changements climatiques, l’accélération de la perte de la biodiversité, la dégradation des terres et des océans, constituent autant de violations des droits fondamentaux des êtres humains et une menace vitale pour les générations présentes et futures,

Constatant que l’extrême gravité de la situation, qui est un sujet de préoccupation pour l’humanité tout entière, impose la reconnaissance de nouveaux principes et de nouveaux droits et devoirs,

Rappelant son attachement aux principes et droits reconnus dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, y compris à l’égalité entre les femmes et les hommes, ainsi qu’aux buts et principes de la Charte des Nations Unies,

Rappelant la Déclaration sur l’environnement de Stockholm de 1972, la Charte mondiale de la nature de New York de 1982, la Déclaration sur l’environnement et le développement de Rio de 1992, les résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies « Déclaration du millénaire » de 2000 et « L’avenir que nous voulons » de 2012,

Rappelant que ce même péril est reconnu par les acteurs de la société civile, en particulier les réseaux de personnes, d’organisations, d’institutions, de villes dans la Charte de la Terre de 2000,

​Rappelant que l’humanité, qui inclut tous les individus et organisations humaines, comprend à la fois les générations passées, présentes et futures, et que la continuité de l’humanité repose sur ce lien intergénérationnel,

Réaffirmant que la Terre, foyer de l’humanité, constitue un tout marqué par l’interdépendance et que l’existence et l’avenir de l’humanité sont indissociables de son milieu naturel,

Convaincus que les droits fondamentaux des êtres humains et les devoirs de sauvegarder la nature sont intrinsèquement interdépendants, et convaincus de l’importance essentielle de la conservation du bon état de l’environnement et de l’amélioration de sa qualité,

Considérant la responsabilité particulière des générations présentes, en particulier des Etats qui ont la responsabilité première en la matière, mais aussi des peuples, des organisations intergouvernementales, des entreprises, notamment des sociétés multinationales, des organisations non gouvernementales, des autorités locales et des individus,

Considérant que cette responsabilité particulière constitue des devoirs à l’égard de l’humanité, et que ces devoirs, comme ces droits, doivent être mis en œuvre à travers des moyens justes, démocratiques, écologiques et pacifiques,

Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à l’humanité et à ses membres constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde,

Proclame les principes, les droits et les devoirs qui suivent et adopte la présente déclaration :

 

LES PRINCIPES

ARTICLE I : Le principe de responsabilité, d’équité et de solidarité, intragénérationnelles et intergénérationnelles, exige de la famille humaine et notamment des Etats d’œuvrer, de manière commune et différenciée, à la sauvegarde et à la préservation de l’humanité et de la terre.

ARTICLE II : Le principe de dignité de l’humanité et de ses membres implique la satisfaction de leurs besoins fondamentaux ainsi que la protection de leurs droits intangibles. Chaque génération garantit le respect de ce principe dans le temps.

ARTICLE III : Le principe de continuité de l’existence de l’humanité garantit la sauvegarde et la préservation de l’humanité et de la terre, à travers des activités humaines prudentes et respectueuses de la nature, notamment du vivant, humain et non humain, mettant tout en œuvre pour prévenir toutes les conséquences transgénérationnelles graves ou irréversibles.

ARTICLE IV : Le principe de non-discrimination à raison de l’appartenance à une génération préserve l’humanité, en particulier les générations futures et exige que les activités ou mesures entreprises par les générations présentes n’aient pas pour effet de provoquer ou de perpétuer une réduction excessive des ressources et des choix pour les générations futures.

 

LES DROITS DE L’HUMANITÉ

ARTICLE V : L’humanité, comme l’ensemble des espèces vivantes, a droit de vivre dans un environnement sain et écologiquement soutenable.

ARTICLE VI : L’humanité a droit à un développement responsable, équitable, solidaire et durable.

ARTICLE VII : L’humanité a droit à la protection du patrimoine commun et de son patrimoine naturel et culturel, matériel et immatériel.

ARTICLE VIII : L’humanité a droit à la préservation des biens communs, en particulier l’air, l’eau et le sol, et à l’accès universel et effectif aux ressources vitales. Les générations futures ont droit à leur transmission.

ARTICLE IX : L’humanité a droit à la paix, en particulier au règlement pacifique des différends, et à la sécurité humaine, sur les plans environnemental, alimentaire, sanitaire, économique et politique. Ce droit vise, notamment, à préserver les générations successives du fléau de la guerre.

ARTICLE X : L’humanité a droit au libre choix de déterminer son destin. Ce droit s’exerce par la prise en compte du long terme, et notamment des rythmes inhérents à l’humanité et à la nature, dans les choix collectifs.

 

LES DEVOIRS A L’ÉGARD DE L’HUMANITÉ

ARTICLE XI : Les générations présentes ont le devoir d’assurer le respect des droits de l’humanité, comme celui de l’ensemble des espèces vivantes. Le respect des droits de l’humanité et de l’homme, qui sont indissociables, s’appliquent à l’égard des générations successives.

ARTICLE XII : Les générations présentes, garantes des ressources, des équilibres écologiques, du patrimoine commun et du patrimoine naturel, culturel, matériel et immatériel, ont le devoir de faire en sorte que ce legs soit préservé et qu’il en soit fait usage avec prudence, responsabilité et équité.

ARTICLE XIII : Afin d’assurer la pérennité de la vie sur terre, les générations présentes ont le devoir de tout mettre en œuvre pour préserver l’atmosphère et les équilibres climatiques et de faire en sorte de prévenir autant que possible les déplacements de personnes liés à des facteurs environnementaux et, à défaut, de secourir les personnes concernées et de les protéger.

ARTICLE XIV : Les générations présentes ont le devoir d’orienter le progrès scientifique et technique vers la préservation et la santé de l’espèce humaine et des autres espèces. A cette fin, elles doivent, en particulier, assurer un accès et une utilisation des ressources biologiques et génétiques respectant la dignité humaine, les savoirs traditionnels et le maintien de la biodiversité.

ARTICLE XV : Les États et les autres sujets et acteurs publics et privés ont le devoir d’intégrer le long terme et de promouvoir un développement humain et durable. Celui-ci ainsi que les principes, droits et devoirs proclamés par la présente déclaration doivent faire l’objet d’actions d’enseignements, d’éducation et de mise en œuvre.

ARTICLE XVI : Les États ont le devoir d’assurer l’effectivité des principes, droits et devoirs proclamés par la présente déclaration, y compris en organisant des mécanismes permettant d’en assurer le respect.

 




Le progrès écologique selon John Baird Callicott

Par Jean-Baptiste Vuillerod*

 

Résumé :

Cet article cherche à discuter la notion de progrès écologique à partir de l’œuvre de John Baird Callicott. Après un bref rappel de l’éthique de la terre développée par Callicott, le texte montre que son éthique environnementale repose sur des fondements scientifiques et accorde un rôle déterminant aux innovations technologiques. Le progrès écologique peut alors être compris comme une articulation du progrès moral, du progrès scientifique et du progrès technologique dans nos rapports à la nature. La dernière partie de l’article discute de manière critique l’articulation que Callicott propose de ces trois progrès. Tout en estimant fondée la tentative de Callicott de penser une forme de progrès écologique, nous montrons que le rôle prépondérant qu’il accorde à la science et à la technologie pose des difficultés à l’intérieur de cette tentative.

 

Abstract:

This paper aims to discuss the notion of ecological progress from John Baird Callicott’s work. After a brief resume of Callicott’s land ethic, the text explains that his environmental ethic is based on scientific foundations and technological innovations. The ecological progress can be understood as the articulation of moral progress, scientific progress, and technological progress in our relationship towards nature. The last part of the article is a critique of Callicott’s articulation of these three kinds of progress. If the idea of ecological progress seems well-founded, the importance of science and technology in Callicott’s attempt is problematic.

 

Mots-clés : Progrès, révolution, éthique, science, technologie

Keywords: Progress, Revolution, Ethics, Science, Technology

 

Plan de l’article :

1/ Une éthique fondée sur la science

1.1/ Bref rappel de l’éthique de la terre

1.2./ La science au fondement de l’éthique

2/ Une philosophie du progrès

2.1/ Révolution scientifique et révolution morale

2.2/ Le progrès technologique

3/ Penser le progrès écologique avec et contre Callicott

3.1/ Remarques critiques

3.2/ Quelles voies pour le progrès écologique ?

 

 

La notion de progrès n’est pas facilement mobilisable dans les réflexions écologiques contemporaines. La rhétorique du progrès est certes employée par nombre de décideurs politiques et de leaders de l’économie mondialisée – qu’on pense par exemple à des figures comme Elon Musk (Tola, 2021) –, et on la retrouve dans les politiques publiques de financement des énergies « vertes » ou de promotion de la voiture électrique. Cependant, dans ses formes les plus extrêmes et fantaisistes, la foi inébranlable dans le progrès technique et scientifique suscite à juste titre la méfiance et la circonspection – depuis les projets de terraformation qui prétendent pouvoir nous expatrier sur d’autres planètes, jusqu’aux projets d’artificialisation complète de nos environnements par le « géo-constructivisme » (Neyrat, 2016) et aux projets de géo-ingénie qui nous transforment en « apprentis sorciers du climat » (Hamilton, 2013) en misant sur la captation du CO2 ou sur l’envoi massif de souffre dans l’atmosphère.

            Contre toute croyance aveugle dans le progrès technique et scientifique, il semble nécessaire de faire entendre une autre voix pour adopter à son égard une réflexivité environnementale critique. D’un point de vue historique, il est ainsi utile de rappeler que cette croyance tire son origine des débuts de l’ère industrielle, au début du xixe siècle, lorsque « le progrès tient alors à la fois de loi de l’histoire et de religion nouvelle » (Fureix et Jarrige, 2020 : 23). Raconter la longue histoire des « technocritiques » (Jarrige, 2016) et montrer que, dès le xixe siècle, le progrès n’a pu s’imposer qu’en triomphant des résistances qu’il suscitait dans les populations et en produisant une série de « désinhibitions » (Fressoz, 2020 : 19), constitue un geste nécessaire pour prendre une certaine distance vis-à-vis d’une croyance parfois presque irrationnelle envers le prométhéisme du progrès que nous héritons de « l’âge productiviste » (Audier, 2019).

Dans les débats plus actuels, on s’interroge à juste titre pour savoir si les défenseurs du « bon Anthropocène », qui voient dans la crise écologique une opportunité dont l’humanité peut sortir grandie, ne réinvestissent pas une forme de « théodicée » de l’histoire dans laquelle l’humain prend la place de Dieu grâce au progrès technologique (Hamilton, 2016). Il est également légitime de questionner le caractère peu démocratique et technocratique des projets de géo-ingénierie, qui risquent de livrer la gestion du monde à « un géogouvernement des savants » (Bonneuil et Fressoz, 2016 : 98). D’un point de vue davantage épistémologique, on peut aussi se demander si l’idée de progrès qui fait son retour avec les grands récits de l’Anthropocène ne charrie pas avec elle une conception particulièrement réductrice et homogène du temps historique, qui serait uniquement orienté vers l’avenir et qui nous empêcherait de percevoir la pluralité des temporalités de la nature dans l’épaisseur du présent (Haraway, 2020 ; Bensaude-Vincent 2021).

            Les raisons qui nous conduisent à être suspicieux envers la rhétorique du progrès ne manquent pas. S’agit-il pour autant d’abandonner purement et simplement le concept ? Faut-il en conclure à une antinomie irréductible entre les termes d’écologie et de progrès ? L’objectif de notre article est de contribuer au dépassement de cette antinomie et de poser quelques jalons en vue de l’élaboration d’un concept de progrès écologique. Pour ce faire, nous nous proposons de discuter de manière critique l’un des rares philosophes de l’environnement à revendiquer son attachement à la notion de progrès : il s’agit de John Baird Callicott[1]. Nous prendrons ainsi la philosophie de Callicott comme fil directeur pour réfléchir à la possibilité de penser quelque chose comme un progrès écologique, lequel renverrait chez lui à une amélioration des relations morales, scientifiques et techniques que nos sociétés entretiennent avec les êtres naturels. Mais nous la prendrons aussi comme un symptôme de la difficulté qu’il y a à penser un tel progrès. Nous verrons en effet que si la défense que Callicott propose d’un progrès souhaitable d’un point de vue écologique cherche bien à rompre avec l’ancienne conception prométhéenne du progrès, sa tentative peine à aboutir et se heurte à des limites. C’est depuis la discussion même de ces limites que nous tenterons d’indiquer quelques pistes pour renforcer l’idée selon laquelle parler de progrès écologique n’est pas aussi contradictoire qu’on pourrait le penser.

            Pour ce faire, nous commencerons par rappeler les grandes lignes de l’éthique environnementale de Callicott et ses fondements scientifiques, puis nous exposerons sa théorie du progrès moral, scientifique et technologique. Dans un dernier moment, nous émettrons quelques remarques critiques concernant le progrès écologique tel qu’il est développé par Callicott, en insistant en particulier sur la dimension problématique du progrès technologique qu’il propose. Ce sera l’occasion d’émettre une compréhension alternative du progrès écologique qui s’inscrit dans le prolongement de la conception callicottienne tout en prenant des distances avec certains de ses présupposés.

 

  1. Une éthique fondée sur la science
  • Bref rappel de l’éthique de la terre

            Le point de départ de l’éthique environnementale de Callicott est le constat d’un biais anthropocentriste dans les philosophies morales traditionnelles, aussi bien du côté de la morale utilitariste (Mill, Bentham) que du côté de la morale déontologique (Kant) (Callicott, 2021 : 24). La philosophie morale traditionnelle a principalement réfléchi à ce qui est utile aux êtres humains, ou bien aux devoirs qu’entretiennent les êtres humains les uns envers les autres. Ce biais anthropocentriste se retrouverait même dans les éthiques animales qui étendent le point de vue humain aux animaux à partir de l’expérience de la souffrance (Peter Singer) ou bien de l’extension du concept de droit (Tom Regan). D’après Callicott, dans un contexte de crise écologique à l’échelle mondiale, la prise en compte des non-humains dans la réflexion éthique exige pourtant un geste plus radical et un décentrement complet de cette perspective trop centrée sur l’humain. L’enjeu d’un tel décentrement est non seulement d’étendre la question éthique au-delà des seuls animaux qui nous ressemblent le plus, mais aussi de poser la question de la morale au niveau des écosystèmes et non plus des individus pris isolément.

Selon Callicott, c’est uniquement en nous détournant du seul point de vue de la communauté interhumaine et en adoptant le point de vue de « la terre comme une communauté biotique » (ibid. : 64) qu’une éthique environnementale peut voir le jour. Seul le cadre de la communauté non spécifiquement humaine peut « faire passer Homo sapiens du rôle de conquérant de la communauté-terre à celui de membre et citoyen parmi d’autres de cette communauté » (ibid. : 67). La pierre de touche de l’éthique callicottienne réside ainsi dans l’idée selon laquelle « l’homme n’est pas un être à part, qui habite un “environnement” qui lui serait extérieur et étranger. Il fait partie intégrante des écosystèmes qu’il habite » (Maris 2016 : 178). L’idéal moderne de l’être humain comme maître et possesseur de la nature – dont le motif a d’ailleurs certaines préfigurations dans la philosophie grecque et dans les religions juives et chrétiennes, ces « deux sources du patrimoine intellectuel de l’Occident » (Callicott, 2021 : 269) – ne peut être remis en cause que par la transformation complète de la perspective à partir de laquelle se pose la question éthique : la communauté des terrestres et non plus la communauté des humains.

C’est tout le mérite d’Aldo Leopold et de son ouvrage Almanach d’un comté des sables que d’avoir opéré ce changement de perspective. Une grande part de l’éthique de la terre de Callicott consiste par conséquent en une explicitation philosophique et en une formalisation rigoureuse des intuitions fortes d’Aldo Leopold. Le propre de l’éthique leopoldienne est d’être holiste et écocentrée, par différence avec les éthiques environnementales individualistes et biocentrées, comme l’est par exemple celle de Paul Taylor qui accorde une valeur inhérente à chaque être vivant en étendant les principes de la philosophie morale de Kant aux non-humains (Taylor, 2007 : 111-152). Callicott reproche à Taylor de ne pas expliquer cette mystérieuse valeur inhérente propre à chaque vivant et d’hésiter lorsqu’il s’agit de savoir s’il faut réserver la capacité d’évaluation de cette valeur aux seuls êtres humains (Callicott, 2021 : 146-151). Aux éthiques biocentrées, il préfère l’holisme écocentré de Leopold qui prend pour centre de référence la communauté biotique en elle-même, au sein de laquelle l’être humain doit avoir « le respect des autres membres, et aussi le respect de la communauté en tant que telle » (ibid. : 67). Cette insistance sur le respect de la « communauté en tant que telle » distingue Callicott d’autres formes d’holisme environnemental, en particulier celui de Holmes Rolston III que l’on peut qualifier de « holisme faible » parce qu’il insiste sur le rapport essentiel de l’individu à son contexte mais continue de n’accorder une valeur qu’aux individus (Larrère, 1997 : 72-77). À l’inverse, l’« holisme fort » ou l’« hyperholisme » de Callicott tente de penser l’éthique environnementale depuis le point de vue de la communauté elle-même, à la manière dont Leopold nous invitait à « penser comme une montagne ».

Cela le conduit à adopter une ontologie relationnelle. Callicott défend en effet une « doctrine des relations internes » dont « l’idée de base est que l’essence d’une chose est déterminée de façon exhaustive par ses relations et qu’elle ne peut être déterminée en dehors de ses relations avec d’autres choses » (Callicott, 2021 : 111). L’insistance sur la communauté biotique vise ainsi à nous faire prendre conscience que les êtres de la nature n’existent pas indépendamment des relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres et qui forment un écosystème comme tissu de relations entremêlées. Cette prise de conscience est décisive dans la remise en cause de l’anthropocentrisme et dans la possibilité de réinscrire l’être humain dans la communauté terrestre à laquelle il appartient comme toutes les autres espèces. Reprenant la formule à Paul Shepard et à Alan Watts, Callicott affirme ainsi que « le monde est ton corps » (ibid. : 114), au sens où l’ontologie relationnelle qu’il défend nous amène à relativiser la séparation entre le milieu interne de l’organisme et le milieu externe, et à comprendre que « le monde est en fait le prolongement de son propre corps » (ibid. : 115).

Ce sont les conséquences morales de cette idée qui fondent l’éthique environnementale de Callicott, puisque le monde naturel n’est dès lors plus conçu comme un objet qu’il nous serait possible d’accaparer, d’exploiter, de détruire, mais il est vu comme ce dont nous dépendons pour vivre, ce qui est finalement indissociable de nous-mêmes et ce que nous devons respecter en dehors même de toute fin utilitaire. Se référant à sa propre expérience, Callicott écrit : « Tandis que je regardais ces eaux brunâtres saturées de boue absorbant les déjections industrielles et municipales de Memphis […], je me mis à éprouver une douleur physique tangible. […] Mes petits intérêts personnels n’étaient pas en cause, et pourtant, quelque part, j’étais personnellement blessé. » (ibid. : 118) On comprend par là en quel sens, chez Leopold comme chez Callicott, « on a des devoirs parce que (et pour autant que) l’on appartient à une communauté » (Larrère, 1997 : 79), en l’occurrence la communauté biotique. Nos obligations éthiques envers la nature s’enracinent dans le sentiment d’être relié de manière essentielle aux êtres membres de la communauté des terrestres, à la totalité relationnelle des êtres de la nature. De même que l’appartenance à la communauté humaine, dans les éthiques traditionnelles, fondait des obligations interhumaines, de même l’appartenance à la communauté biotique, dans l’éthique environnementale de Callicott, fonde des obligations envers la nature.

  • La science au fondement de l’éthique

            Bien qu’il en appelle aux sentiments et aux intuitions morales, cette base subjective n’est pas le véritable fondement de l’éthique de la terre selon Callicott : seules les sciences peuvent fournir un tel fondement (Collomb, 2017) – un point d’autant plus important que les textes plus récents de Callicott continuent d’insister fortement sur ce point (Callicott, 2013). Dans son texte « Fondations de l’éthique de la terre », il rappelle les trois fondements scientifiques de l’éthique leopoldienne : la cosmologie copernicienne, le darwinisme et la science écologique (Callicott, 2021 : 66). Copernic a rabaissé l’ego de l’être humain en lui faisant prendre conscience qu’il n’était en réalité qu’un grain de poussière dans l’univers et que la planète Terre était une oasis de vie unique dans le cosmos, « une île douillette et paradisiaque au milieu d’un océan désert ». La vision copernicienne du monde offre ainsi quelques raisons de protéger la planète Terre, mais elle ne permet pas encore de fonder l’essence relationnelle de la communauté biotique. C’est Darwin qui, le premier, y parvient sur un plan diachronique en reliant dans le temps tous les êtres vivants à une même histoire naturelle. L’odyssée darwinienne de l’évolution « établit un lien diachronique entre les humains et les non-humains », elle élargit en quelque sorte notre parenté à tous les êtres qui ont peuplé l’histoire de la vie sur Terre depuis ses origines.

            En plus de L’Origine des espèces, c’est à La Filiation de l’homme que s’intéresse Callicott, puisqu’il y trouve la possibilité à la fois de naturaliser et d’historiciser l’éthique, c’est-à-dire de fonder cette dernière dans l’histoire naturelle (ibid. : 178). La théorie darwinienne permet en effet de faire de l’éthique altruiste un avantage adaptatif pour Homo sapiens, au sens où la coopération et les interdits concernant le meurtre, le vol ou la trahison ont pu constituer des avantages évolutifs dans la lutte pour la survie de l’espèce humaine (ibid. : 165-168). Si seul un langage symbolique complexe a pu faire que les êtres humains en arrivent à élaborer et à adopter des maximes rationnelles de moralité, et si cette rationalité langagière semble avoir besoin d’une communauté pour se développer, alors cela signifie que la morale complexe prend elle-même sa source dans une tendance naturelle au sentiment moral. Raison pour laquelle Callicott ne cesse de rappeler la source écossaise de la théorie darwinienne de l’éthique : la théorie des sentiments moraux chez David Hume et chez Adam Smith (ibid. : 171 ; Welchman, 2009). Il y a donc une tendance naturelle à la moralité qui, au cours de l’histoire de l’espèce humaine, s’est rationalisée pour concerner différents niveaux de communauté. C’est n’est que dans la modernité que la morale s’est étendue à l’humanité dans son intégralité, à travers notamment la doctrine des droits de l’homme. L’enjeu d’une éthique environnementale, selon Callicott, est désormais d’étendre la communauté aux non-humains, non pas pour rejeter les droits de l’homme, mais pour intégrer les devoirs de respect interhumain au sein d’une communauté plus vase, la communauté biotique. C’est là, d’après lui, la conséquence contemporaine d’une éthique de la terre fondée sur les principes de l’histoire naturelle darwinienne.

            Cette extension de l’éthique naturalisée à la communauté biotique exige cependant une autre science : la science écologique (McIntosh, 2002). À de nombreuses reprises, Callicott revient sur sa compréhension de l’histoire de la science écologique. L’écologie permet de penser la relation de la communauté biotique, non plus au niveau diachronique de l’histoire naturelle, mais à un niveau synchronique. Dès ses débuts, avec la théorie organiciste de Clements et le concept de communauté d’Elton, au début du xxe siècle, l’écologie a permis de fonder l’éthique holiste d’Aldo Leopold. En tant qu’elle est « l’étude des relations des organismes entre eux et avec leur environnement naturel » (Callicott, 2021 : 73), l’écologie nous informe scientifiquement sur le lien consubstantiel qui unit tous les membres de la communauté biotique.

Chez Clements, les organismes individuels sont tous considérés comme des organes d’un « supra-organisme ». Ce modèle trouve une base plus rigoureuse chez Tansley (en 1935), puis chez Lindeman (en 1942) et Odum (en 1953), qui formalisent cela en important un vocabulaire énergétique issu de la thermodynamique (ibid. : 198). L’élaboration du concept d’écosystème par Tansley introduit l’idée selon laquelle la communauté biotique est essentiellement caractérisée par des flux d’énergie : de l’énergie du soleil captée par la photosynthèse des plantes aux déjections des animaux qui se sont nourries de matière végétale ou bien d’herbivores, de la matière organique morte des déjections aux vers, aux champignons et aux bactéries qui s’en nourrissent, c’est un immense flux énergétique qui relie entre eux tous les membres d’un écosystème (ibid. : 77). Cette solidarité écosystémique prouvée par la science écologique se trouve au fondement de l’éthique de la terre car elle expose la base scientifique de la communauté biotique sur laquelle repose les devoirs moraux envers la nature.

Il est vrai que, par différence avec l’écologie qui fondait l’éthique de Leopold, la nouvelle éthique environnementale doit également prendre en compte les développements plus récents de la science écologique, en particulier les études qui montrent que l’écosystème ne constitue pas un système en équilibre mais un processus en perpétuel changement (Larrère et Larrère, 2009 : 134-154). Callicott prend acte du fait qu’il convient « de dynamiser, à la lumière des développements de l’écologie depuis le milieu du xxe siècle, la maxime morale qui résume l’éthique de la terre » (Callicott, 2021 : 224). La maxime de Leopold – selon laquelle « une chose est juste quand elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique » – doit ainsi être modifiée pour intégrer la dimension constitutive des perturbations au sein des écosystèmes. Callicott la reformule finalement de la manière suivante : « Une chose est juste quand elle tend à perturber la communauté biotique sur une échelle de temps et d’espace normale. » Cette reformulation ne change cependant rien au fait que le véritable fondement de l’éthique environnementale se trouve dans la science écologique. Comme l’explique parfaitement Callicott sans aucune ambiguïté, « l’holisme prépondérant de l’éthique de la terre résulte de la façon dont nos sensibilités morales sont informées par l’écologie » (ibid. : 73).

 

  1. Une philosophie du progrès
  • Révolution scientifique et révolution morale

Le fondement scientifique de l’éthique de la terre sous-tend un modèle révolutionnaire qui touche aussi bien le progrès scientifique que le progrès moral. La référence à Leopold se veut une référence à un « partisan de la révolution écocentrique » (ibid. : 31) qui concerne indissociablement le savoir scientifique écologique et la morale qui en découle. Ainsi, s’il y a une théorie morale « révolutionnaire » (ibid. : 55) chez Leopold, la raison en est qu’elle repose elle-même sur une révolution scientifique plus fondamentale[2], celle de la science écologique. Parce que cette révolution est portée par la science, et non par des processus politiques de prise de pouvoir, il s’agit certes d’une « révolution tranquille » (Callicott, 2021 : 40). Pour autant, il n’en s’agit pas moins d’une transformation profonde et radicale de notre manière de voir le monde à travers les yeux de la morale et de la science.

Ce lien entre la science écologique et l’éthique environnementale s’opère, au niveau cognitif, à travers la vision du monde dont est porteuse l’écologie scientifique. Ce point est particulièrement clair dans le texte de 1986 qui porte sur « Les implications métaphysiques de l’écologie », dans lequel Callicott explique que « l’écologie modifie nécessairement en profondeur la compréhension que nous avons de nous-mêmes, isolément, et de la nature humaine, collectivement » (ibid. : 95-96). L’élévation du point de vue au niveau de la communauté biotique, rendue possible par l’écologie scientifique, se fait par là le vecteur d’une transformation révolutionnaire de notre vision du monde. Callicott peut ainsi écrire que « la philosophie théorique de l’écologie est en effet révolutionnaire », au sens où « elle interroge les hypothèses les plus vénérables de la tradition philosophique occidentale moderne – sur lesquelles reposent à leur tour les institutions sociales, économiques et politiques dominantes » (ibid. : 35). C’est finalement l’ensemble des préjugés philosophiques ou métaphysiques communs à la science comme à la morale qui se défont au sein de la science écologique, de sorte que ce qui se transforme dans le domaine scientifique a des incidences sur le domaine moral. La révolution ne peut être scientifique sans se faire, du même coup, révolution morale.

Rien de surprenant, dès lors, au fait que l’idée de révolution aille de pair avec la défense, par Callicott, de l’idée de progrès. Il y a en effet un « progrès moral » (ibid : 55) qui consiste essentiellement dans l’extension toujours plus grande de la communauté éthique. Ainsi, de même que nous condamnons aujourd’hui l’esclavage passé, de même « les générations futures censureront l’esclavage banal et universel de la nature » (ibid. : 56). Lorsqu’il cherche à préciser ce qu’il entend par « progrès moral » (ibid. : 85), Callicott souligne qu’il ne s’agit pas de remplacer purement et simplement les devoirs que nous avons envers les êtres humains par les devoirs envers la nature ; l’enjeu est bien plutôt d’ajouter un nouveau niveau éthique grâce à la communauté biotique, sans pour autant abandonner le niveau antérieur de la communauté humaine. Le propre de la science écologique, on l’a vu, est de promouvoir ce progrès en montrant rigoureusement les liens réels qui nouent l’existence de tous les membres de la communauté biotique. Le progrès scientifique de l’écologie est ainsi le socle sur lequel repose le progrès moral de l’éthique environnementale. Ensemble, la science et la morale constituent par conséquent ce que, dans cet article, nous nommons le progrès écologique.

Cet appel au progrès scientifique et moral a pour corrélat le fait que la philosophie de Callicott se veuille volontiers prophétique. Selon lui, « la philosophie de l’écologie qui s’est développée dans le dernier quart du xxe siècle est le laboratoire de l’avenir » (ibid. : 38). De sorte que ce qu’il nomme « postmodernisme » constitue l’époque qui suivra la modernité en train de s’effondrer : « Lorsque le sujet cartésien aura perdu toute emprise sur l’esprit occidental, il sera alors devenu […] une curiosité historique. » (ibid. : 161) Nous serions aujourd’hui pris « entre la vision moderne du monde, déclinante, et l’aube d’une nouvelle vision du monde, encore embryonnaire, qui ne s’est pas encore suffisamment développée pour avoir acquis son identité propre » (ibid.). L’éthique environnementale qui tire les leçons de la science écologique porte précisément la promesse de cette identité à venir, selon Callicott.

Ce goût pour l’avenir l’amène à utiliser le vocabulaire de l’utopie lorsqu’il formule le vœu de réintroduire en Amérique les espèces qui précédaient l’arrivée des Européens (bisons, antilopes, cerfs, mulets, élans) et qui étaient bien moins néfastes pour l’environnement que les bœufs et les moutons qui ont pris leur place. « Les utopies sont peut-être impossibles à réaliser, mais elles ne sont pas pour autant inutiles. Elles nous tirent de l’inertie » (ibid. : 265), écrit Callicott. Nous verrons dans un instant que les « spéculations utopiques » de Callicott concerne également « l’environnement artificiel de la postmodernité » (ibid. : 332) et qu’elles débouchent sur une croyance technophile particulièrement développée chez le philosophe. Il suffit pour l’instant de noter ce lien entre les thèmes de la révolution, du progrès et de l’utopie dans l’éthique de la terre. Un tel regroupement thématique permet de comprendre à quel point l’éthique environnementale de Callicott va de pair avec une philosophie progressiste de l’histoire. L’histoire y est conçue comme le lieu d’avènement du progrès écologique et s’avère résolument orientée vers un avenir plus satisfaisant dans nos rapports à la nature, un avenir que la référence à l’utopie permet de désigner de manière emphatique.

  • Le progrès technologique

Comment passe-t-on de la révolution scientifique à la révolution morale chez Callicott ? Il y a par moment chez le philosophe une tendance idéaliste et une tendance « scientiste »[3]. À le lire, on a parfois l’impression que ce sont les idées scientifiques qui guident le monde et que ce sont elles qui sont déterminantes pour le devenir historique de la Terre. S’il est possible de parler de tendance scientiste ici, c’est au sens où, dans cette conception, ce sont les avancées scientifiques qui font l’histoire, à la manière dont c’était par exemple déjà le cas dans le positivisme de Comte, qui fondait la « révolution morale » sur « les sciences d’observation entre les mains des savants » (Comte, 2020 : 79). Si idéalisme il y a, la raison en est que ce primat de la science dans l’histoire s’accompagne d’un primat des idées, et Callicott reconnaît lui-même que les philosophes environnementaux dont il fait partie « sont davantage préoccupés de questions d’ordre cognitif » (Callicott, 2021 : 27). La transition entre la science et l’éthique se fait au mieux par la philosophie environnementale, qui discerne ce qu’il y a de novateur dans la science écologique pour en tirer des conclusions sur le plan moral : « Le besoin est aujourd’hui plus grand que jamais pour les philosophes de retrouver leur ancienne fonction – de redéfinir l’image du monde, en réponse à une expérience humaine inéluctablement transformée, et à une marée d’informations et d’idées nouvelles venues des sciences » (ibid. : 29), écrit-il. Mais nous sommes là encore, dans la philosophie qui sert d’intermédiaire entre la science et la morale, sur le strict plan des idées.

Nous verrons plus loin que la tendance scientiste de Callicott trouve une alternative à l’intérieur même de sa propre philosophie. Concentrons-nous pour l’instant sur le présupposé idéaliste qui trouve également une forme de solution alternative dans sa pensée. En effet, certains textes de Callicott insistent sur le rôle des technologies dans la diffusion des avancées scientifiques aux comportements quotidiens, et par conséquent aux comportements d’ordre éthique. L’attitude idéaliste cède largement le pas ici à une attitude résolument matérialiste qui fait des habitudes acquises au contact des outils technologiques usuels le lieu d’une véritable conversion à l’éthique environnementale.

            Dans son texte fameux de 1992, « La nature est morte, vive la nature ! », Callicott écrit que les nouvelles technologies peuvent « contribuer à disséminer largement une vision du monde écologiste, et l’éthique qui lui correspond » (ibid. : 269). Cela signifie que les nouvelles technologies « diffuseront la conception postmoderne, holiste, systémique et dynamique de la nature » (ibid. : 291). Ces technologies apparaissent même comme le biais à partir duquel la société tout entière sera transformée : « Cela entraînera de nouvelles percées technologiques dans le même esprit et, en dernière analyse, des changements correspondants dans les domaines de la politique, de l’économie, de l’agriculture, de la médecine et d’autres secteurs élémentaires de la civilisation. » (ibid.) Ce sont principalement les nouvelles technologies informatiques qui sont visées ici par Callicott. Il considère ainsi que « les ordinateurs […] sont une magnifique traduction de la théorie des systèmes – les ordinateurs eux-mêmes, aussi bien que les logiciels » (ibid. : 288). Concrètement, cela signifie que « avec un ordinateur personnel, une touche peut totalement et instantanément changer la configuration de tout un paragraphe, d’une page ou d’un graphique » (ibid. : 289). La causalité informatique est semblable à la « causalité complexe d’interrelations d’un écosystème », elle nous apprend à penser en réseau et à un niveau holistique. C’est pourquoi, selon Callicott, « les enfants de la génération actuelle, qui ont grandi avec des ordinateurs dans leur chambre, seront plus enclins à penser de manière systémique – et y compris, pouvons-nous espérer, de manière écosystémique » (ibid.).

            Certes Callicott n’affirme pas que les nouvelles technologies informatiques et numériques vont produire nécessairement la révolution morale exigée par l’éthique environnementale. Mais il y a néanmoins dans son propos un optimisme technophile qui lui permet d’affirmer que « les nouvelles technologies changent insidieusement notre conception de la nature à mesure qu’elles pénètrent dans nos espaces de vie » (ibid.). Ce changement insidieux des mentalités qui passe par les technologies constitue l’aspect proprement matérialiste de la philosophie de Callicott, puisqu’il attribue au maniement quotidien des objets technologiques un rôle de transformation presque invisible de nos manières de penser. C’est ainsi par la technologie, en particulier la technologie numérique, que la nouvelle vision scientifique du monde passe dans nos vies, et non uniquement par la diffusion directe au plus grand nombre des acquis de la science écologique. Le lien entre le progrès moral et le progrès scientifique trouve par conséquent dans le progrès technologique son intermédiaire nécessaire.

            On ne s’étonnera pas, dès lors, que Callicott compte parmi les philosophes de l’environnement les plus technophiles et qu’il fasse des innovations technologiques une voie de résolution de la crise écologique. Dans son essai « La nature est morte, vive la nature ! », il mentionne notamment les panneaux solaires et mentionne la « révolte tranquille contre l’énergie électrique conventionnelle [qui] est en train d’avoir lieu » (ibid. : 290). Il souligne que le passage aux énergies vertes, et notamment au solaire, ne témoigne pas seulement d’un intérêt économique, mais d’un intérêt moral (« une question de conscience »). L’innovation technologique offrirait ainsi l’opportunité de maintenir un niveau de vie convenable tout en protégeant la nature. « Une transition généralisée aux technologies appropriées est la seule façon dont nous pouvons maintenir à la fois une société de consommation de masse et une biosphère en bonne santé – la seule façon de construire une société soutenable. » (ibid.)

            Le progrès technologique joue donc à deux niveaux dans la philosophie callicottienne. D’une part, du côté des technologies numériques, il permettrait de diffuser insidieusement dans nos habitudes les plus ordinaires une pensée holistique et systémique nécessaire à une révolution morale. D’autre part, les technologies dites « vertes », comme l’énergie solaire, sont au cœur des solutions de la crise écologique et leur adoption constitue de ce fait une concrétisation de la nouvelle éthique en faveur de la nature. La technologie apparaît bel et bien au cœur de cet avenir écologiquement souhaitable que Callicott appelle de ses vœux : « La nouvelle compréhension de la nature, de la nature humaine et de la relation homme-nature peut se diffuser par capillarité dans l’esprit des gens grâce à son incarnation dans la technologie solaire et électronique postmoderne. » (ibid. : 294) Le progrès écologique accorde de ce fait une place centrale, non seulement aux progrès de la morale et de la science, mais aussi au progrès de la technologie.

 

  1. Penser le progrès écologique avec et contre Callicott
  • Remarques critiques

Nous proposons maintenant une série de remarques critiques qui permettront de poser les bases d’une discussion concernant le progrès écologique chez Callicott. Ces remarques concernent essentiellement ce que nous avons appelé sa tendance scientiste et son optimisme technophile. Elles permettront de nous acheminer vers un dépassement de ce que nous allons pointer comme des limites de la conception callicottienne.

En ce qui concerne la tendance scientiste de la philosophie de J. Baird Callicott, la principale critique pouvant lui être adressée consiste à rappeler que ce ne sont pas nécessairement les sciences, et notamment la science écologique, qui se trouvent au fondement des attitudes éthiques des individus (Hester et al., 2002)[4]. L’importance des savoirs vernaculaires est également décisive pour orienter les attitudes morales envers la nature (Provost 2021 ; Mies et Shiva, 1998). Ces savoirs se sont certes raréfiés en raison de l’industrialisation, de l’urbanisation et du passage à une agriculture intensive qui nous ont fait oublier toute une série de gestes et de connaissances empiriques au sujet des êtres naturels, mais ils n’en sont pas moins porteurs d’un potentiel moral envers les êtres naturels en tant qu’ils véhiculent le plus souvent un bon usage des environnements naturels. La redécouverte de ces savoirs traditionnels constitue un enjeu de taille aujourd’hui, notamment au sein de la production agricole. Le collectif Réseau Semences Paysannes, par exemple, créé en 2003, regroupe des petits exploitants qui refusent d’acheter chaque année leurs semences à la grande industrie et recourent à d’anciennes variétés de blés pour préserver la biodiversité dans les campagnes (Demeulenaere et Goulet, 2012 ; Bonneuil et Thomas, 2009). Dans ce cas, ce n’est pas tant la science écologique qui est décisive que la volonté de se réapproprier un savoir vernaculaire ancien qui avait disparu en raison de l’industrialisation de l’agriculture. Or c’est précisément ce qu’une attitude scientiste manque dans son analyse des attitudes morales. Callicott, en mettant trop l’accent sur la science écologique, tend presque malgré lui à marginaliser l’importance de ces savoirs vernaculaires.

À la décharge de Callicott, il faut cependant souligner deux points. D’une part, il n’est pas toujours très clair de savoir si, selon lui, la science écologique doit fonder les attitudes morales quotidiennes des individus dans leur rapport à la nature (d’un point de vue pratique), ou bien fonder l’éthique environnementale comme discipline philosophique (c’est-à-dire comme théorie rigoureuse). Ainsi, lorsqu’il parle de la nécessité d’une « alphabétisation universelle à l’écologie » (Callicott, 2021 : 65), il semble clair que la science écologique doit se diffuser dans les formes de vie quotidienne, dans la morale pratique. Néanmoins, c’est bel et bien une « philosophie de l’écologie » (ibid. : 33) que cherche à élaborer Callicott, de sorte que c’est essentiellement la philosophie de l’éthique environnementale qui recueille les enseignements de la science écologique (Larrère, 2002). Si l’on met l’accent sur ce dernier point, alors le primat de la science revient simplement à réaffirmer la dimension épistémologique de la philosophie, laquelle s’enracine selon Callicott dans une tradition qui remonte aussi loin que la philosophie elle-même – la « philosophie morale » ayant toujours « suivi les évolutions en philosophie naturelle » (Callicott, 2021 : 37). De ce point de vue, le primat de la science n’est pas nécessairement dénué de toute difficulté, mais la philosophie de Callicott apparaît moins scientiste.

D’autre part, Callicott nuance lui-même fréquemment dans son œuvre le primat de la science. Il valorise parfois l’importance des savoirs vernaculaires, par exemple lorsqu’il discute les « savoirs indigènes » des Ojibwas ou des Kayapos, des savoirs issus d’une culture orale mais qui « pourraient être d’une grande valeur pour la culture globale émergente de notre espèce » (ibid. : 303). Callicott s’est également intéressé à des traditions de pensée non occidentales, notamment des traditions asiatiques (Callicott et McRae, 2014). Au sein même de la tradition occidentale, il reconnaît que l’holisme de la science écologique, chez Clements, s’enracinait dans les philosophies de Spencer, Goethe, Kant et Hegel (Callicott, 2021 : 103), et il admet volontiers que l’ontologie relationnelle qu’il promeut trouve ses sources dans « l’idéalisme allemand et anglais du xixe et du début du xxe siècle – avec les philosophies de Hegel, Fichte, Bradley, Royce et Bosanquet » (ibid. : 111). Il semble donc bien que la centralité de la science écologique dans l’élaboration d’une éthique environnementale soit largement relativisée par Callicott lui-même. Bien que celui-ci continue d’accorder indubitablement une forme de primauté au savoir scientifique issu de l’écologie, on trouve dans son œuvre d’autres ressources (les savoirs vernaculaires, la tradition philosophique, les pensées non occidentales) en vue de l’élaboration d’une éthique environnementale.

La difficulté est peut-être plus grande en ce qui concerne l’optimisme technophile de la philosophie callicottienne. En premier lieu, sur l’importance que Callicott attribue aux technologies numériques dans la diffusion d’une pensée holistique au potentiel écologique, il semble difficile d’admettre que la diffusion mondiale des ordinateurs et l’usage abondant des technologies numériques par les nouvelles générations soient des facteurs significatifs de l’émergence d’une sensibilité environnementale. Si une nouvelle sensibilité morale en faveur de la nature est réellement en train de naître aujourd’hui, son lien est tout sauf évident avec le caractère systémique de ces nouvelles technologies. Ces technologies peuvent certes servir à s’informer sur les questions écologiques et sont susceptibles de faciliter l’accès à un ensemble de débats, de données et d’enjeux qui seraient peut-être plus difficilement accessibles sans elles. Mais l’on voit mal en quoi le dispositif technique par lui-même serait vecteur d’une morale écologique. En outre, sur un plan écologique, ces nouvelles technologies ainsi que l’usage d’internet qui l’accompagne sont porteuses d’une pollution massive, de sorte qu’il paraît difficile d’en faire le complément nécessaire aux énergies renouvelables, comme tend à le faire Callicott.

Sur le terrain même des énergies « vertes » ou renouvelables, il convient également d’adopter une attitude plus prudente que celle de Callicott. S’il est indéniable que ces énergies sont nécessaires pour diminuer nos émissions de gaz à effet de serre et pour lutter contre le réchauffement climatique, il n’en faut pas moins prendre en compte les conséquences potentiellement négatives d’une multiplication exponentielle de ces énergies dans le contexte industriel et économique actuel. D’un côté, les terres rares et les métaux nécessaires à la construction des panneaux solaires, des batteries électriques et des éoliennes sont des facteurs de pollution importante dans les lieux d’extraction – au point que le Salvador a interdit en mars 2017 l’extraction de terres rares sur son territoire en raison de la pollution des napes phréatiques de surface qu’elle produisait. Par ailleurs, le cycle d’extraction et de transformation des minerais constitue aujourd’hui une part importante des émissions de gaz à effet de serre dans le monde[5], de sorte qu’une forte croissance de leur extraction pour construire des énergies « vertes » semble aller de pair, du moins en l’état actuel des choses, avec une augmentation de ces émissions contre lesquelles ces énergies sont pourtant censées lutter. Il convient donc de faire preuve de prudence dans notre valorisation des énergies renouvelables, non pour les critiquer ou les rejeter de manière simpliste, mais pour avoir une conscience réflexive des conditions sous lesquelles de telles énergies pourraient être véritablement « vertes » et écologiquement profitables. L’optimisme technophile de Callicott l’empêche en partie de mettre au premier plan cette distance réflexive. Il semble n’y voir qu’une solution utopique au réchauffement climatique, indépendamment des nombreux problèmes que ces énergies soulèvent.

 Ces limites concernant l’optimisme technophile de Callicott révèlent le lien de sa philosophie avec la croyance proprement moderne dans le progrès technique et scientifique. Paradoxalement, son éthique environnementale est compatible avec une foi peu nuancée dans le progrès technologique qui date du début du xixe siècle et de la révolution industrielle. Callicott veut certes remplacer « les vieux poêles à mazout et les automobiles à essence » par « l’éclairage, le chauffage et les transports fondés sur l’énergie solaire » (Callicott, 2021 : 289), mais il ne problématise pas la croyance au progrès technologique en tant que tel. Le problème des technologies polluantes semble résider dans la science qui les sous-tend, la science mécaniste moderne (ibid. : 286), de sorte que le remplacement de cette dernière par une science écologique devrait aboutir nécessairement à des technologies bénéfiques pour l’environnement (comme y insiste très justement Burbage, 2011 : 136-137).

Tout se passe ici comme si le véritable problème de la modernité résidait avant tout dans la révolution scientifique introduite par le mécanisme, lequel devrait être rejeté par une nouvelle révolution scientifique, celle menée par l’écologie. C’est ici que la tendance scientiste de Callicott fait retour, puisque le problème à ses yeux ne réside pas dans la foi que nous accordons au progrès technologique mais dans la science qui sous-tend ce progrès. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, dans ses essais, Callicott emploi davantage le mot de « technologie » que le terme de « technique »[6] : la technique, à ses yeux, est nécessairement technologique, au sens où la technique est toujours pour lui la réalisation concrète d’une science – « la technologie moderne, écrit-il, est la traduction matérielle des lois, des principes et des méthodes de la science moderne classique » (Callicott, 2021 : 286). Les problèmes environnementaux ne portent par conséquent pas sur la place que nous accordons à la technologie dans nos sociétés, mais sur ses fondements scientifiques.

L’articulation entre la science, la technique et l’éthique que nous avons cherché à mettre au jour dans l’éthique de la terre aboutit ainsi à une apologie finalement assez classique – et assez moderne – du progrès technologique. L’utopie de l’avenir revendiquée par Callicott remplace certes la machine à vapeur par des ordinateurs et des panneaux solaires, mais elle reste profondément dépendante de cette croyance prométhéenne dans le progrès technologique qui caractérise notre modernité. Le progrès scientifique qui, chez Callicott, vient fonder un progrès moral, vient également fonder un progrès technologique dont la mise en œuvre est centrale à ses yeux pour réaliser le progrès écologique. On comprend du même coup que si sa tendance scientiste trouve dans sa propre philosophie des moyens pour être nuancée et relativisée, elle n’en imprègne pas moins en profondeur sa conception du progrès et lui fait retrouver les présupposés les plus ancrés d’une modernité dont Callicott prétendait pourtant se détacher.

Du point de vue même de la philosophie callicottienne, il semble y avoir une part d’échec, ou du moins de limite. Sa revendication révolutionnaire se heurte ici à une continuité flagrante avec ce que Callicott décrit lui-même comme relevant du « paradigme industriel » moderne (ibid. : 310). Prétendant rompre entièrement avec ce paradigme de manière révolutionnaire, il paraît encore rester – pour une part du moins – prisonnier de l’ancien modèle. Pour reprendre l’idée de « révolution tranquille », on peut dire que la révolution opérée par Callicott se fait si tranquillement qu’elle ne s’opère jamais tout à fait. Ou plutôt, si elle s’opère sur le plan de la révolution scientifique et de la révolution morale, il n’y a pas chez lui de révolution dans la manière de considérer la technique.

  • Quelles voies pour le progrès écologique ?

Est-il possible de penser autrement le progrès écologique ? Ou bien la tentative de Callicott révèle-t-elle que tout essai pour penser un progrès écologique nous fait en réalité retomber dans le prométhéisme des modernes ? Selon nous, la force de Callicott tient dans la possibilité qu’il nous offre de thématiser le concept de progrès écologique aujourd’hui. Les difficultés que pose ce progrès écologique ne tiennent pas chez lui à l’idée même de progrès, mais à la manière dont il le comprend et à la place qu’il attribue au progrès technologique. Nous voudrions suggérer, pour conclure, que la tentative avortée de Callicott ne discrédite par tout concept de progrès écologique, mais nous oblige à réfléchir celui-ci de manière différente.

Si par progrès on entend un acheminement de la société dans son ensemble vers un état meilleur, alors il faut comprendre le progrès écologique comme un acheminement de nos sociétés vers un état meilleur en ce qui concerne nos relations avec la nature. C’est précisément ce que cherche à penser l’éthique environnementale de Callicott. Son développement philosophique du concept de communauté biotique nous permet de penser nos obligations morales envers les non-humains et les écosystèmes, et non plus uniquement envers les seuls êtres humains. Si l’ensemble de nos pratiques, de nos modes de production et de consommation, étaient orientées par la prise en compte du point de vue de la communauté biotique, alors cela constituerait à n’en pas douter un véritable progrès écologique qui reposerait sur ce que Callicott nomme un progrès moral.

 La centralité du progrès moral dans la philosophie callicottienne devrait lui permettre d’échapper aux théories prométhéennes du progrès fondées sur les seuls progrès scientifiques et techniques. Bien qu’il retombe en partie dans la compréhension proprement moderne du progrès qui repose sur les innovations technologiques, c’est le progrès moral et non uniquement un progrès technologique ou techno-scientifique qui devrait permettre de parler de progrès écologique au sens propre du terme chez Callicott. Un progrès technologique dans notre rapport à la nature qui serait indépendant de tout progrès d’ordre éthique ne vaut pas comme un progrès écologique à ses yeux, et même l’insistance qu’il met sur les progrès scientifiques et technologiques n’ont de sens, dans sa philosophie, qu’en tant qu’ils sont les partenaires nécessaires d’un progrès moral dans l’ensemble de nos relations aux êtres de la communauté biotique. C’est là une condition nécessaire, dans le dispositif conceptuel callicottien, pour que l’on puisse lier ensemble les termes de « progrès » et d’« écologie ». 

Le paradoxe de la pensée de Callicott tient au fait qu’elle affirme ce primat d’une transformation éthique de nos formes de vie tout en subordonnant la question morale à des transformations scientifiques et technologiques. C’est de cette tension entre le primat de l’éthique et le primat des sciences et des technologies que naissent les réticences critiques que nous avons émises précédemment. Cependant, si l’on s’en tient, contre Callicott, à accorder à la science et aux nouvelles technologies une importance plus relative et plus nuancée, alors le progrès scientifique et le progrès technologique peuvent avoir leur place dans le progrès écologique.

Que le progrès scientifique réalisé par la science écologique puisse participer à la transformation écologique de nos formes de vie, c’est une nécessité puisque « tous les sujets de dispute sur le système Terre passent par la médiation des sciences “naturelles” » (Latour et Schultz, 2022 : 68). La connaissance du réchauffement climatique, des pollutions et de l’effondrement mondial de la biodiversité exige des études scientifiques et, par conséquent, fait de celles-ci un moteur essentiel du progrès écologique. Que Callicott ait parfois tendance à trop insister sur le soubassement scientifique de nos actions morales est critiquable, mais cela ne doit pas conduire à refuser tout rôle à la science écologique dans la mise en œuvre d’un progrès écologique.

De même, il n’y a pas à refuser de prime abord tout rôle au progrès technologique au sein du progrès écologique. Il est certain que l’innovation technologique peut avoir sa part dans l’amélioration du rapport que nos sociétés entretiennent avec la nature. Mais cette participation doit aussi s’accompagner de formes de contestation des nouveautés technologiques. Parfois, il peut s’agir tout simplement de ne plus utiliser, ou de moins utiliser certaines innovations qui ont pu apparaître comme des progrès à une certaine époque, mais qui se sont révélées, à l’usage, désastreux d’un point de vue écologique.

Nous avons cité plus haut en exemple le collectif Réseau Semences Paysannes, dont les membres recourent à des semences traditionnelles pour maintenir la biodiversité contre l’homogénéisation produites par les OGM ou bien par la sélection en laboratoire de quelques semences jugées plus performantes. Il est également possible de prendre comme exemple le cas de l’éclairage artificiel nocturne et de ses nuisances sur l’environnement – lesquelles ne sont reconnues en France comme des pollutions lumineuses de l’environnement nocturne que depuis la fin des années 2000 (Lapostolle et Challéat, 2019). Ces pollutions lumineuses nocturnes sont néfastes pour de nombreux animaux parce qu’elles entravent leurs déplacements ou perturbent leurs cycles de prédation et de reproduction, ainsi que pour la flore elle-même, en raison notamment de la perturbation qu’elles provoquent chez les insectes pollinisateurs. Elles sont également sources de nuisance pour les êtres humains eux-mêmes tant sur le plan esthétique (l’impossibilité de voir les étoiles dans le ciel la nuit) que sur le plan scientifique (la difficulté à observer le ciel pour les astronomes). La lutte contre ce type de pollution passe nécessairement par une diminution de l’éclairage artificiel, qui était pourtant l’un des emblèmes du progrès technique et scientifique du xixe siècle. L’idée d’un « éclairer juste » suppose un éclairer moins et un éclairer mieux qui suppose de rompre avec un ensemble d’habitudes que nous avons contractées depuis bientôt deux siècles. On trouverait de nombreux autres exemples dans la même veine : le retour à des formes de pêche ou d’élevage préindustrielles, l’usage de contenants qui ne sont pas faits en plastique et qui peuvent être consignés.

Dans de nombreux cas, notre rapport à la nature peut être amélioré indépendamment de toute course en avant aux innovations technologiques. C’est dire que le progrès écologique ne suppose pas nécessairement (bien qu’il ne l’exclue pas dans certains cas) le progrès technologique. Ce qui est particulièrement frappant dans les cas où le progrès écologique ne va pas de pair avec un progrès technologique, c’est que l’idée de progrès s’accompagne le plus souvent d’un retour à des pratiques traditionnelles issues du passé. Se réhabituer à ce que nos villes ne soient plus tout entières illuminées la nuit fait ainsi écho aux modes d’habitation prémodernes de l’environnement urbain, de même que le retour paysan aux semences traditionnelles et diversifiées implique de revenir à des modèles qui précèdent la transformation que l’agriculture a connue au milieu du xxe siècle. De façon tout à fait contraire à la conception moderne du progrès, le progrès écologique peut parfois aller de pair avec la résurgence du passé au cœur du présent, et non pas avec une croyance dans l’avenir et dans les innovations dont cet avenir est censé être porteur.

C’est par conséquent à une conception nouvelle du temps que nous invite le progrès écologique : plutôt qu’une flèche du temps uniquement orientée vers le futur, on aurait la cohabitation du passé, du présent et de l’avenir dont l’articulation serait au cœur d’une transformation positive de nos rapports à la nature. Conformément à ce que soutient Callicott, un tel progrès peut articuler les révolutions sur le plan de la morale, de la science et de la technologie, mais à la différence du philosophe, nous soutenons que le progrès moral peut avoir une certaine autonomie par rapport au progrès scientifique et au progrès technologique, ou du moins que la synergie de ces trois formes de progrès n’existe pas toujours. Il existe des cas où le progrès écologique suppose, au contraire, un retour en deçà de certaines innovations technologiques ou bien une transformation de nos attitudes morales qui ne passent pas nécessairement par la science. Qu’il s’agisse malgré tout d’un « progrès », c’est peut-être ce que la cause écologique est en train de nous faire comprendre aujourd’hui.

 

*Notice bio-bibliographique de l’auteur :

Je suis postdoctorant à l’Université de Namur (centre Arcadie : Anthropocène, histoire, utopie) et chercheur rattaché à l’Université Paris Nanterre (laboratoire Sophiapol). Après une thèse qui a porté sur la réception de Hegel dans la philosophie française contemporaine, mes recherches postdoctorales se concentrent sur la résurgence des motifs en philosophie de l’histoire dans les discussions contemporaines sur l’Anthropocène. J’ai notamment publié l’ouvrage Theodor W. Adorno : La domination de la nature (Amsterdam, 2021) ainsi que les articles suivants : « L’Anthropocène est un Androcène : trois perspectives écoféministes » (Nouvelles Questions Féministes, vol. 40, n° 2, 2021, p. 18-34) ; « L’utopie écologique ? Réflexions croisées sur Theodor W. Adorno, Ernst Bloch et Hans Jonas » (Écologie & Politique, n° 63, 2021, p. 171-189) ; « Deleuze avec Adorno : Philosophie, pensée critique et écologie politique » (Revista Portuguesa de Historia do livro, dossier « 25 années sans Deleuze », 2021, n° 47-48, p. 17-48).

 

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[1] Nous nous concentrons ici sur les textes de Callicott des années 1980 et 1990, en particulier ceux réunis dans l’édition française de l’Éthique de la terre (Callicott, 2021), et n’entrons pas dans les discussions concernant la réévaluation de l’anthropocentrisme dans Thinking Like a Planet: The Land Ethic and The Earth Ethic (Callicott, 2013). Pour les problématiques qui nous concernent ici, Thinking like a Planet ne nous semble pas marquer une inflexion significative.

[2] J. B. Callicott reprend à Thomas S. Kuhn le concept de « révolution scientifique ».

[3] Le terme de « scientisme » est utilisé par Callicott lui-même pour répondre aux critiques qui lui sont adressées au sujet du rôle primordial accordé aux sciences dans sa philosophie (Callicott, 2002 : 309) ; il s’en défend en disant que la science ne passe dans l’éthique qu’à travers la philosophie.

[4] Catherine Larrère retrouve cette idée de manière différente en accentuant plus que ne le fait Callicott l’écart entre l’éthique environnementale, comme philosophie, et la science écologique (Larrère, 2002). Une autre critique consisterait à reprocher à Callicott le fait que la science écologique qu’il mobilise n’est pas capable de fonder le concept éthique de communauté qu’il cherche à défendre (voir Shrader-Frechette, 2002).

[5] Voir le point I/5 du rapport de l’IRP (International Resource Panel) : Mineral Resource Governance in the 21st Century, 2020 [URL : https://www.resourcepanel.org/fr/rapports/gouvernance-des-ressources-min%C3%A9rales-21e-si%C3%A8cle].

[6] La technologie a d’abord désigné au xixe siècle la science des machines et en a fini par signifier le lien consubstantiel entre la technique et la science (sur l’histoire du mot, voir Jarrige, 2016 : 107-110).




Le hasard selon Monod, Thom et Matheron

Par Nicolas Bouleau

 

 

 

 

 

Peu de temps après la parution du premier rapport au Club de Rome (1972), et du très célèbre livre de Jacques Monod où celui-ci posait que l’évolution procédait par le hasard, dès 1978, Georges Matheron publiait un essai — Estimer et choisir — dans lequel il prenait le contrepied du grand biologiste affirmant que celui-ci avait commis une grave erreur, fréquente dans les interprétations des statistiques. La vision de Monod, qui s’est répandue en véritable dogme fondateur de la biologie de synthèse, rencontre aujourd’hui de plus en plus de critiques sur la confusion qu’elle fait entre le modèle probabiliste et la réalité, notamment en sous-estimant le contexte et les circonstances. Il s’agit surtout ici de présenter la pensée de Matheron et de mettre en lumière sa portée épistémologique.

 

I/ Pour bien faire sentir que la vision de Georges Matheron est une position modérée, disons d’abord quelques mots du point de vue de René Thom.

            Celui-ci publie en 1980 dans la revue Le Débat un article intitulé « Halte au hasard, silence au bruit«  dans lequel il dénonce la « fascination de l’aléatoire qui témoigne d’une attitude antiscientifique par excellence ».

            « Affirmer que « le hasard existe », écrit-il, c’est prendre cette position ontologique qu’il y a des phénomènes naturels que nous ne pourrons jamais décrire, donc jamais comprendre » ; « en quoi l’appel au hasard pour expliquer l’évolution serait-il plus scientifique que l’appel à la volonté du Créateur ? »

            L’article de Thom est très véhément mais assez confus, il rejette même l’idée que le hasard soit une représentation asymptotique dans des situations idéales. Il considère que c’est la recherche des déterminismes qui est intéressante dans la science : « Que gagne-t-on à enrober le squelette du déterminisme dans une couche de graisse statistique »…

            Pour Thom introduire le hasard dans les représentations de la nature est une solution de facilité qui signifie : pas la peine d’aller plus loin dans notre recherche de compréhension.

 

II/ Une dizaine d’années auparavant, Jacques Monod dans Le hasard et la nécessité avait proposé la thèse que toute la nature était le résultat du hasard, la fameuse « roulette de la nature », avec cette célèbre phrase provocante :

             » Nous disons que ces altérations sont accidentelles, qu’elles ont lieu au hasard. Et, puisqu’elles constituent la seule source possible de modifications du texte génétique, seul dépositaire à son tour des structures héréditaires de l’organisme, il s’ensuit nécessairement que le hasard est la seule source de toute nouveauté, de toute création dans la biosphère. Le hasard pur, le seul hasard, liberté absolue, mais aveugle, à la racine même du prodigieux édifice de l’évolution. »

            Et nombreux sont ceux qui se sont levés contre cette idée, y compris des scientifiques. Thom est loin d’être le seul à critiquer Monod, on peut citer Albert Jacquard, le biologiste Schoffeniels, et beaucoup d’autres, qui dénoncèrent cet appel au hasard qui dit au fond « ne cherchez pas à comprendre, inutile d’aller plus loin ».

 

III/ Parmi les critiques de Monod, celle de Georges Matheron est particulièrement intéressante parce qu’elle se situe à la juste place, là où le problème est épistémologiquement difficile. Quand bien même nous considérerions que les phénomènes biologiques sont le résultat du hasard, de ce hasard nous n’avons qu’un seul tirage, une seule trajectoire ; et ce qu’est la nature aujourd’hui  – et ce qu’elle fut dans le passé – induit une foule de déterminismes, de sorte que le problème est de partager les sources de hasard s’il y en a, et les causalités multiples et contextuelles. Il n’y a effectivement qu’une seule nature avec un seul parcours, si divers et riche fût-il, et sur une seule planète. La comparaison avec le hasard et sa roulette à multiples tirages est ainsi une pure abstraction. On voit que la question est très générale et concerne la méthode elle-même des sciences de la nature.

        Georges Matheron (1930-2000) est considéré comme le fondateur des statistiques spatiales (Agterberg 2004), du moins fondateur avec les moyens conceptuels du 20e siècle, car au niveau de l’artisanat il y eut évidemment Buffon avec ses « Probabilités géométriques » dès le 18e siècle. Ce dernier écrit dans son Essai d’Arithmétique morale [1] : « L’Analyse est le seul instrument dont on se soit servi jusqu’à ce jour dans la science des probabilités, […] la géométrie paraissait peu propre à un ouvrage aussi délié ; cependant si on y regarde de près […] le hasard selon qu’il est modifié et conditionné, se trouve du ressort de la Géométrie aussi bien que de celui de l’Analyse » ; et de prendre l’exemple d’une pièce jetée sur un carrelage puis d’une aiguille sur un parquet.

           En 1954 Georges Matheron commence à travailler sur les variables régionalisées, généralisant les méthodes de prospection géologiques de l’ingénieur Danie Krige. En 1968 il fonde le Centre de géostatistiques de l’École des Mines à Fontainebleau. Son livre Random Sets and Integral Geometry (1975) introduit plusieurs nouveaux concepts sur les répartitions aléatoires, les mesures aléatoires de Poisson et leurs transformées.

           Il est connu aussi pour ses clarifications en philosophie des sciences notamment par son essai Estimer et Choisir (1978) (Estimating and Choosing, 1989) sur lequel nous allons nous appuyer.

 

IV – Estimer et choisir

A) Matheron commence son essai par un chapitre intitulé : « Le hasard chez J. Monod ou comment on franchit les limites de l’objectivité ».

            Il est curieux que Matheron critique un manque d’objectivité chez Monod, car la démarche de Monod peut être considérée comme dissimulant des phénomènes complexes intéressants (Schoffenhiels, Jacquard), mais le hasard ne semble pas privilégier un point de vue subjectif. Dire qu’un phénomène se produit au hasard, c’est adopter un point de vue universaliste et objectif, sans égard à quelque subjectivité que ce soit.[2]

            C’est là qu’apparaît déjà la profondeur du propos de Matheron. Rappelons qu’il est de multiples hasards et modèles afférents possibles, et qu’il est dépourvu de sens de parler de hasard sans préciser de quel hasard on parle. C’est le choix d’adopter un modèle au hasard qui n’est pas objectif, mais culturel et social, car l’expérience nous révèle une réalité qui ne parle pas comme un modèle au hasard, mais comme une singularité tout à fait spécifique.

            Il souligne d’abord que le hasard est un « concept métaphysique », alors que lui se place du point de vue empirique. Il écrit :

« Dans le domaine des disciplines empiriques, nous ne pouvons pas extrapoler à l’infini une théorie, si bien corroborée soit-elle, sans sortir ipso facto des limites à l’intérieur desquelles cette théorie possède un sens opératoire et a reçu la sanction de l’expérience ».

            La remarque est très proche – et je crois indépendante – de la célèbre thèse de Quine sur la sous-détermination des théories par l’expérience.[3]

            Il reprend le « paradoxe » du couvreur qui fait tomber une tuile juste sur le médecin qui sort de chez lui pour une visite, anecdote ancienne qui soi-disant fournit un « hasard absolu », parce que les événements n’ont « rien à voir ». Il explique que pour objectiver, il faut replacer l’ouvrier dans une stationnarité et le médecin aussi. Et qu’alors la relation d’indépendance p(AB)=p(A)p(B) est surement fausse parce que durant la nuit les deux sont inactifs. Couvreur et médecin dorment; s’ils sortent, c’est au matin, etc. Il y a donc bien des corrélations de part et d’autre.

            Il prend ensuite le cas des chaines polypeptidiques où se succèdent dans un ordre variable certains des 20 acides aminés formant ainsi une protéine. Il arrive à la conclusion que les acides aminés ne sont pas répartis comme s’ils avaient été tirés au hasard. Il utilise un argument d’ordre de grandeur.

            « Il est vraisemblable, écrit-il, que J. Monod a conçu sa philosophie, avant tout, comme une machine de guerre contre celle de Teilhard de Chardin. C’est ce qui explique leur parenté. Le hasard de Monod est le frère ennemi du point Omega du bon père. Son ennemi certes, mais essentiellement son frère. Ils sont bien de la même famille. »

            Matheron dégage de ce chapitre le concept de « seuil d’objectivité » qui se comprend de la façon suivante :

« un modèle donné, aussi bien testé et corroboré qu’il ait pu être, contient toujours et nécessairement des théorèmes qui ne correspondent plus à des énoncés empiriques contrôlés, ni même contrôlables au-delà d’une certaine limite ».

            Il faut distinguer le mathématicien qui est capable de faire vivre beaucoup de propriétés du modèle et le physicien qui tente de les valider par l’expérience et qui n’y parvient que pour certains d’entre eux. (On peut penser, par exemple, à un modèle de tirage aléatoire des chiffres d’un nombre réel et aux propriétés asymptotiques des décimales qui sont dans la préoccupation du mathématicien, alors que l’expérimentateur n’en étudiera qu’un nombre fini, qu’un échantillon fini observable).

B) « Pourquoi nous ne sommes pas d’accord avec les Étrusques, ou De l’objectivité dans les modèles probabilistes » avec cette splendide citation de Sénèque

 » Voici en quoi nous ne sommes pas d’accord avec les Étrusques, spécialistes de l’interprétation des foudres. Selon nous, c’est parce qu’il y a collision des nuages que la foudre fait explosion. Selon eux, il n’y a collision que pour que l’explosion se fasse. Comme ils rapportent tout à la divinité, ils sont persuadés, non pas que les foudres annoncent l’avenir parce qu’elles ont été formées, mais qu’elles se sont formées parce qu’elles doivent annoncer l’avenir. »

         Il discute l’opposition entre subjectivistes et objectivistes, sans aller à ce stade jusqu’au développement des probabilités subjectives de Ramsey, de Finetti et Savage, juste pour souligner que les subjectivistes accordent du sens à la probabilité d’un fait unique et non les objectivistes. Mais au lieu de partager : les faits uniques pour les subjectivistes et les faits répétables pour les objectivistes, Matheron veut justement étudier « dans quelle mesure un phénomène unique peut faire l’objet d’une estimation sur la base d’une information fragmentaire ». Ici Matheron a probablement à l’esprit le phénomène des chaînes de Markov : une plante peut se trouver comme elle est à la suite de circonstances au hasard, il n’est reste pas moins vrai que le « comme elle est » resserre les possibilités à venir de cette plante.

            Il souligne que « Le modèle, jamais, n’est identique à la réalité. D’innombrables aspects du réel lui échappent toujours, et inversement le modèle contient d’innombrables propositions parasites, sans contrepartie dans la réalité ».

            Dire que ce qu’on voit a été tiré au hasard est un non-sens car de ce tirage on ne peut pas reconstruire le triplet de base (Ω, A, P), ni la loi de probabilité qui gouverne ce tirage.

            Il attribue à Popper le critère d’objectivité selon lequel l’énoncé a résisté à beaucoup de tentatives d’invalidation, critère que Matheron adopte. Ce critère est dû en fait à John Stuart Mill, et ne concerne que la science nomologique.[4]

            « Il n’y a pas de probabilité en soi, écrit-il. Il n’y a que des modèles probabilistes. La seule question qui se pose réellement, dans chaque cas particulier, est celle de savoir si un tel modèle probabiliste, en relation avec un tel phénomène réel, présente ou non un sens objectif. Comme nous l’avons vu, cela revient à se demander si ce modèle est falsifiable ». Matheron est proche de Popper mais plus concret, il ne se place pas en épistémologue, mais en statisticien.

            Il décrit quelques modèles probabilistes simples dont le modèle des épreuves répétées, comme le lancement d’un dé. Pour ces modèles discrets, le modèle est réfuté si un événement de probabilité nulle se produit dans la réalité (ou presque nulle si le modèle est complexe).

            Pour faire comprendre l’importance du choix des modèles, il prend comme réalité une suite binaire :

00100100001111110110101010001000100001011010001100

Il discute la prévision de la suite sur 10000 tirages, et le travail du statisticien qui fait un modèle d’épreuves répétées  i.i.d. (indépendantes identiquement distribuées) avec la probabilité p estimée par la fréquence et l’erreur prise à 2 écarts-types. Le statisticien fait ainsi une hypothèse falsifiable, donc objective.

            Mais la « réalité » c’est aussi de savoir ou d’ignorer comment on a obtenu cette suite et si on est en mesure de la prolonger par quel dispositif. Et il fait remarquer que la suite choisie est en binaire les 15 premières décimales de π ; donc sous cet angle, il est facile de la prolonger. D’où un « motif de croire » que c’est le début de π. Et là on touche le problème du rôle de l’interprétation, du sens, on quitte le génotype pour le phénotype.

            Il propose de mettre du côté des objectivistes les modèles scientifiques généraux ou panscopiques, et du côté des subjectivistes les modèles pluri- ou monoscopiques destinés à la décision opératoire. Le modèle théorique est réfuté dès qu’un exemple le rejette. « Le modèle monoscopique doit être jugé au seul but qu’il poursuit », Matheron a visiblement en tête l’exemple d’un modèle de sous-sol géologique où l’on s’intéresse à la vertu prédictive du modèle en vue de forages.

C) La forêt poissonnienne

Là apparaît clairement le schéma épistémologique de Matheron.

            A propos d’une forêt, d’un gisement minier ou d’une chaine de montagnes, il considère deux situations épistémiques :

  1. a) l’étude de cette famille d’objets : les forêts, comment sont-elles, etc.

Les gisements de cuivre, leurs structures… c’est l’approche scientifique objective externe avec des modèles pan-scopiques, donc on s’intéresse à l’ensemble des objets d’un même type.

  1. b) les outils de décision pour la gestion d’un exemple unique : la forêt de Mervent-Vouvant, une mine de cuivre au Chili, etc. « Le mineur doit estimer les différentes parties de son gisement avant de décider lesquelles exploiter, lesquelles laisser en place, comme trop pauvres. » Il s’agit alors de modèles mono-scopiques.

Dans le cas d’une forêt, les arbres sont des points et ils sont répartis selon une mesure poissonienne d’intensité constante sur l’aire considérée. C’est le modèle. Le caractère poissonnien du modèle exprime deux choses concrètes :

  1. i) la densité moyenne d’arbres à l’hectare ne semble pas présenter de variations systématiques dans l’espace ;
  2. ii) le fait qu’une zone soit très (ou très peu) fournie en arbres n’implique pas en moyenne qu’une zone voisine soit plus ou moins fournie que les autres. « Il ne s’agit plus du problème classique de la statistique qui consisterait à estimer la densité d’un processus ponctuel de Poisson, mais plutôt du choix d’un modèle adéquat pour une réalité physique donnée ».

Matheron dégage pour cela certaines étapes épistémologiques, et insiste sur le fait que la méthode dépasse la statistique classique ou étroite de tester une hypothèse, parce qu’il y a de l’interprétatif dans le choix de la famille de modèle et cela conditionne l’intérêt prédictif de la méthode. Le talent du géostatisticien réside dans l’art de choisir le modèle le plus prédictif.

D) Le choix et la hiérarchie des modèles

Matheron précise les étapes ainsi dégagées pour le cas général d’une réalité régionalisée, i.e. une fonction z(x) définie dans une zone bornée de R3 ou R4.

            Il mentionne la classe importante de modèles des processus spatialement stationnaires (avec une représentation spectrale par un processus à accroissement orthogonaux et une mesure spectrale) et d’autres outils.       

Dans toute la suite de son traité, Matheron développe la méthode fondée sur la pratique du centre de Géostatistiques de Fontainebleau, qui est toujours de faire des déductions sur une réalité unique partiellement connue à l’aide d’un modèle probabiliste choisi grâce à des critères d’objectivités internes.[5]

            Il explicite un outil technique particulier : le krigeage, qui est entouré d’un certain mystère, longtemps une spécificité du centre de Fontainebleau, qui est une méthode de linéarisation pour approcher une espérance conditionnelle inspirée de papiers de l’ingénieur Danie Krige.

E) Discussion

Quelques remarques pour dégager les points forts de la philosophie de Matheron et les mettre en discussion.

1) Premier point souligné par Matheron : ce n’est pas parce qu’un phénomène unique est irrégulier qu’il doit être pensé comme un tirage aléatoire dans une famille de cas similaires. Exemple la ligne du rivage d’un continent est ce qu’elle est. La côte bretonne est ce qu’elle est, on ne peut dire qu’elle résulte d’un tirage au hasard.

2) Mais Matheron va plus loin : il développe l’idée qu’à partir d’une situation unique les propriétés mêmes de cette situation (critères micro-ergodiques etc.) permettent de choisir un modèle probabiliste qui épouse bien la réalité et duquel on peut tirer des conséquences confrontables à l’expérience. Il explicite des problèmes de répartition spatiale ou dans R4.

3) Il s’ensuit que sa critique véhémente de Monod porte sur le fait que le modèle de la mutation au hasard de Monod est mauvais pour des raisons internes (une molécule ne casse pas au hasard, mais se brise en des points de fragilité dans les circonstances considérées). Le modèle est théorique et non objectif (les acides aminés ne sont pas répartis comme s’ils avaient été tirés au hasard).       

4) L’idée fructueuse des critères d’objectivité internes pour étudier une réalité unique comme un gisement, peut-elle s’appliquer au cas de la nature ? L’objectivité externe n’est évidemment pas complètement accessible, nous n’avons pas toutes les natures possibles à disposition. Il faut donc considérer que c’est la nature vivante et physique qui est la réalité unique. Adapter un modèle probabiliste sur une réalité aussi vertigineusement complexe est forcément très grossier.

            Ce serait moins utopique pour un écosystème. Mais il faudrait alors qu’on sache pour les espèces étudiées passer du génotype au phénotype même pour les êtres microscopiques et leurs mutants.

5) Dernier point qui se réfère à mes propres travaux : La philosophie de Matheron (telle que rédigée en 1978) ne s’applique qu’à certaines réalités. Ce serait une faute de tenter de l’appliquer à des phénomènes dont l’étrangeté est combinatoire. On commettrait la même faute que si au vu de la répartition statistique des nombres premiers jusqu’à un million on en déduisait par un modèle probabiliste les nombres premiers suivants (cf. Bouleau 2021 et 2022).

La philosophie de Matheron peut être schématisée en :

            – d’une part, une critique de l’immersion brutale d’une situation unique comme tirage au hasard. La réalité est ce qu’elle est et le modèle probabiliste ne peut être tiré que d’hypothèses et de compréhension des circonstances ;

            – d’autre part, le développement de nouvelles techniques pour extraire de certaines situations déterministes, du hasard qu’elles ont en elles-mêmes. Ceci est exploré surtout pour la géophysique.

 

Références

P. Agterberg, « Georges Matheron, Founder of Spatial Statistics » Earth sciences history, – Meridian allenpress 2004.

M. Bilodeau, F. Meyer, M. Schmitt, eds, Space, Structure and Randomness, Contributions in Honor of Georges Matheron, Springer 2005.

N. Bouleau, La modélisation critique, Quae 2014.

N. Bouleau, Ce que Nature sait, La révolution combinatoire de la biologie et ses dangers, PUF 2021.

N. Bouleau, La biologie contre l’écologie ? Le nouvel empirisme de synthèse, Spartacus-idh 2022.

N. Bouleau et D. Bourg, Science et prudence, Du réductionnisme et autres erreurs par gros temps écologique, PUF 2022.

A. Jacquard « Hasard et génétique des populations » in Le hasard aujourd’hui, Seuil 1991.

D. Jeulin « Morphology and effective properties of multi-scale random sets: A review » Note CRAS Mécanique, 340, 219-229, 2012.

N. Lind, M. Pandey, J. Nathwani, « Assessing and Affording the Control of Flood Risk » Structural Savety 2009.

G. Matheron, Estimer et choisir, Ecole des Mines de Paris 1978; Estimating and Choosing, Springer 1989.

G. Matheron et J. Serra, « The Birth of Mathematical Morphology » Proc. 6th Intl. Symp. Mathematical Morphology, 2002.

G. Matheron, « Kriging, or Polynomial Interpolation Procedures, a Contribution to polemics in mathematical Geology » Transactions Vol LXX, 240-244, 1967.

J. Monod, Le hasard et la nécessité, Seuil, 1970.

E. Schoffeniels, L’anti-hasard, Gauthier-Villars 1973.

J. Serra « Is pattern Recognition a Physical Science ? » Proc. 15th International Conf. on Pattern Recognition 2000.

René Thom, « Halte au hasard, silence au bruit », Le Débat, n°31, 119-132, Gallimard 1980.

R. Webster, « Is soil variation random ? » Geoderma, 07, 149–163, 2000.

Notes

[1] Le traité de Buffon porte ce titre quoiqu’il s’agisse de probabilités exclusivement, mais elles sont appliquées à la société, aux jugements des hommes, et ce sera encore l’ambition de Condorcet au sujet des préférences électorales.

[2] Monod en effet ne se place pas du tout du point de vue des probabilités subjectives chères aux économistes, développées par de Finetti, Ramsey et Savage au début du 20e siècle.

[3] Voir N. Bouleau La modélisation critique chapitre 5, Quae 2014.

[4] Voir pour « science nomologique », N. Bouleau et D. Bourg, Science et prudence, Paris, Puf, 2022.

[5] Il s’agit de palier le fait que la réalité n’est pas un tirage d’un modèle ergodique. Il faut donc extraire de cette réalité une certaine généricité. Il parle de micro-ergodicité.

 

 

 

 

 

 

          

           

           

           

 




Écologie et théologie. La notion de limite dans l’œuvre de Jacques Ellul

Par Patrick Chastenet

 

 

 

 

Résumé : La pensée d’Ellul permet de comprendre l’actuelle crise écologique en ce qu’elle offre une analyse sociologique critique de la croissance économique et une théologie biblique invitant à limiter la puissance technicienne. Aux dysfonctionnements de l’économie productiviste, elle oppose une alternative révolutionnaire, une conduite incarnée et un projet à taille humaine, fondées sur la liberté et la responsabilité, sans dissociation possible. Ellul rappelle aux chrétiens que la Parole du Christ a désacralisé le monde et apporté la liberté à l’Homme, mais pas celle de faire n’importe quoi. La limite choisie est ce qui permet d’articuler la liberté à la responsabilité. Ellul retourne l’accusation courante portée contre le christianisme. Ce n’est pas en respectant la Parole de Dieu que l’Homme a provoqué la crise écologique mais, au contraire, parce qu’il ne croit plus au Créateur qu’il a dévasté la création. Le message ellulien s’adresse aux chrétiens, mais il peut intéresser aussi les écologistes et les décroissants à la recherche d’une éthique susceptible de conjurer les périls présents et à venir.

 

Ecology and theology: the notion of limit in the works of Jacques Ellul

 

Abstract: Ellul’s thinking enables us to reach a better understanding of the current ecological crisis, in that it offers a critical sociological analysis of economic growth, and a biblical theology inviting us to restrict technological power. Opposing the dysfunctions of productivist economics it propounds a revolutionary alternative: an incarnated conduct and a human size project grounded in freedom and responsibility, both necessarily conjoined. Ellul reminds Christians that while the Word of Christ removed the sacred from the world and brought freedom to Man, it is not freedom just to do anything. A limit is set which harmonizes freedom and responsibility. Ellul turns on its head the common accusation levelled at Christianity. Man did not bring about the ecological crisis in abiding by God’s Word; on the contrary, having lost belief in the Creator, he laid waste the creation. The Ellulian message is addressed to Christians but it is also of interest to ecologists and the proponents of negative growth in search of an ethics that might ward off the perils of the present time and those to come.

 

Mots clé : Limite, Ellul, Technique, Croissance, Chrétiens, Crise, Éthique.

Keywords: Limit, Ellul, Technology, Growth, Christians, Crisis, Ethics.

 

Au fil du temps, le statut de l’Homme, dans ce qu’il est convenu d’appeler « la Nature », a changé. L’Homme est passé du statut d’espèce menacée à celui d’espèce menaçante. Les moyens qu’il utilisait jadis pour se protéger d’un milieu souvent hostile se retournent aujourd’hui contre lui et son environnement. Pour avoir désacralisé le monde et permis ainsi l’émergence de la science et de la technique moderne, le christianisme se voit accusé d’être à l’origine de la crise écologique[1]. Dans quelle mesure l’œuvre de Jacques Ellul permet-elle de penser ce changement de paradigme et de répondre à cette accusation ? Peut-elle nous aider, aujourd’hui encore, à conjurer la catastrophe écologique annoncée ? Oui, et non. Oui, parce qu’outre l’antériorité (le milieu des années 1930) et la singularité (l’accent mis sur l’importance du phénomène technique) de son engagement écologiste, Ellul a le mérite d’adosser son analyse sociologique à une réflexion éthique. Non, car même si Ellul sépare nettement les deux registres de sa pensée -sociologique et théologique-, son éthique s’appuie sur la Bible et s’adresse en priorité aux chrétiens. Pour autant, son œuvre a marqué plusieurs leaders historiques du Parti Vert et inspiré de nombreux décroissantistes. Jacques Ellul mérite d’être considéré comme l’un des précurseurs de l’écologie politique, non parce qu’il a rédigé sur cette thématique une cinquantaine d’articles de presse ou de revue, dont ceux de Combat nature[2], et de nombreux développements dans plusieurs de ses livres mais parce que sa critique de la raison technicienne préfigure celle de l’artificialisme de la société de consommation menée à partir des années 1960[3].

Se pencher sur la nature de la crise écologique, et sur les réponses éthiques que nous pourrions tirer de l’enseignement d’Ellul, permet d’articuler les deux volets d’une œuvre divisée en deux registres séparés – sociologique et théologique – dont la correspondance étroite et dialectique joue à l’intérieur de chacun des deux registres mais aussi d’un registre à l’autre[4]. Si la liberté est au cœur de l’œuvre ellulienne, elle est inséparable d’une éthique de la responsabilité. « Pour que la liberté existe, écrit Ellul, il faut qu’elle ait à la fois des points de repères et une limite à cause de la finitude du créé. La limite, c’est la limite du possible de la liberté tout en restant vivant[5] ». Nous formulons l’hypothèse selon laquelle la notion de limite occupe dans l’approche ellulienne de la question écologique (via sa critique du technicisme) une place au moins aussi décisive que la notion de tension dans son traitement de la question politique[6]. Ce concept se retrouve dans chacun des deux registres.  C’est en articulant et en combinant ces deux niveaux de lecture que l’on pourra le mieux saisir toute l’importance de la notion de limite au sein de l’éthique ellulienne. Ellul ne se contente pas de décrire sociologiquement les dysfonctionnements d’une société productiviste, il leur oppose une alternative révolutionnaire, une conduite de vie incarnée, un projet à taille humaine. Lorsqu’il s’adresse aux chrétiennes et aux chrétiens, il explique que la question de la protection du milieu est inséparable de celle de la puissance technicienne et de la limitation de ses moyens. Penser théologiquement la technique revient à se demander « si l’homme a une quelconque raison de ne pas poursuivre jusqu’au bout l’élimination de la nature, ce qui signifierait assurément sa propre élimination[7] ». Face à la crise écologique qui nous menace, Ellul met à notre disposition une sociologie critique pour limiter la croissance économique et une théologie biblique invitant à limiter la puissance technicienne selon son principe : « Il faut poser comme limite absolue que l’on ne peut pas continuer une croissance infinie dans un milieu fini »[8].

Une sociologie critique invitant à limiter la croissance économique

Ellul dénonce l’approche technocratique du rapport de l’homme à son environnement qui, au nom de l’intérêt général, maltraite les populations locales tout en saccageant la nature. Il va même jusqu’à contester le principe d’une politique publique de défense de l’environnement. En réalité pour lui, il faut freiner la croissance économique car l’homme ne peut prétendre vouloir protéger la planète sans limiter son hybris. À défaut de pouvoir empêcher l’élimination de la nature, Ellul nous invite à agir pour limiter l’ampleur des destructions.

Limiter le « déménagement » du territoire

Ellul s’est engagé pour limiter la démesure technicienne, la course au gigantisme, le développement exponentiel, l’accélération sous toutes ses formes, la croissance économique. Ce citadin amoureux de montagne, de forêt et de mer apprit avant et durant l’Occupation à aimer la campagne et ses paysans. C’est souvent en leur nom qu’il batailla contre l’implantation de centrales nucléaires, ou ce que l’on n’appelait pas encore les grands projets inutiles et imposés. Son premier combat d’envergure eut lieu, après la Libération, contre la construction du barrage qui provoqua la destruction du village de Tignes, le déplacement forcé de ses cinq cents habitants et l’immersion dans le lac de milliers d’hectares de forêts et de terres cultivables. En dépit de l’avis du Conseil d’État, la population locale fut sacrifiée sur l’autel de la production d’énergie. À chaque fois, au nom de l’intérêt général et du progrès, on bafoue les droits des habitants. Dans les années 1950, au projet de puiser l’eau du Val de Loire pour alimenter la capitale, il répond qu’il faut au contraire assoiffer Paris pour l’empêcher de se développer davantage. Quand il croise le fer avec la Mission interministérielle d’aménagement de la côte aquitaine (MIACA), il retrouve son ardeur juvénile car cet organisme concentre à ses yeux toutes les tares de la bureaucratie étatique. Jouant un rôle de contre-expertise, le Comité de défense de la côte aquitaine (CDCA) qu’il anime avec Charbonneau, s’oppose à la baléarisation de la façade atlantique avec son cortège d’hôtels, de voies rapides et de marinas[9]. De 1973 à 1979, il multiplie tribunes dans la presse et réunions publiques. Accusé d’être le porte-parole des propriétaires, le CDCA invoque quant à lui les droits de la nature, mais surtout ceux des populations locales. Dénonçant les abus de pouvoir et le gaspillage de l’argent public, Ellul s’inquiète des effets de la surpopulation estivale sur le bassin d’Arcachon, les lacs et les forêts. Peu convaincu par l’argument voulant que le tourisme de masse enrichisse les habitants à l’année, Ellul voit surtout dans ces projets une aubaine pour les promoteurs, ainsi qu’une occasion pour les maires de financer des équipements aussi dispendieux qu’inutiles. Mauvaise foi, politique du fait accompli et arrogance technocratique, Ellul n’a pas de mots assez durs pour désigner les méthodes de la MIACA. Au lieu de raisonner en nombre de nuitées, il faudrait « revenir à la sagesse d’une croissance lente »[10]. Il oppose la saveur de l’art de vivre en Aquitaine aux calculs de l’industrie touristique. S’appuyant sur un rapport de la Cour des comptes, il fustige une administration qui perturbe les équilibres naturels (percées dans la forêt, immeubles sur la dune, terrain de golf en zone semi-aride) et humains (ostréiculteurs et forestiers pénalisés). La MIACA représente à ses yeux « ce qu’il y a de plus haïssable », soit la combinaison entre capitalisme et bureaucratie, fonctionnant « par voie autoritaire et sans contrôle[11]».

Limiter la déforestation

Ellul s’est aussi mobilisé pour limiter la déforestation, tant à l’échelon local qu’à l’échelon régional. Son écologie est humaine dans le sens où elle replace toujours la personne – l’usager, le forestier, le paysan – au cœur du dispositif. Lorsque ce randonneur entend le ministre se vanter que la bataille de la forêt est gagnée car on a augmenté l’étendue de la surface boisée, il émet deux critiques. D’abord, que l’on fait pousser des résineux à croissance rapide, adaptés à la fabrication de pâte à papier, au détriment des feuillus qui produisent plus d’oxygène. Ensuite, que l’on plante ces arbres en ligne, par commodité, ce qui sur les sols pentus ne freine pas l’érosion. En outre, les statistiques ministérielles portent sur les forêts stricto sensu et ignorent l’arbre isolé dans les villes et villages, sans compter le bord des routes naguère peuplées de platanes meurtriers. Il faut donc renverser le proverbe : « l’arbre cache la forêt », car à défaut de chiffres officiels, Ellul cite sa commune en estimant la surface déboisée à pas moins de trois cents hectares en trente ans[12]. Lui le piéton de Pessac, qui se rendait à pied sur le campus de Talence, a vu sur son trajet disparaître des platanes centenaires et des centaines d’arbres plus jeunes. Sur le domaine universitaire, tous les bois se sont transformés en résidences, parkings et instituts divers, comme si pour les aménageurs aucun espace vide ne devait subsister. Il a vu étêter, comme de vulgaires platanes, les chênes majestueux de la Faculté tandis que les cèdres étaient abattus sans autre forme de procès. Enfin, il a pu observer que les simples particuliers participent à la curée en préférant à l’arbre devant la maison, la pelouse, le garage ou la piscine. Quant à la forêt, Ellul regrette qu’elle soit désormais inhabitée. À l’occasion des tragiques incendies estivaux, il jugeait inadaptée la politique de prévention. Sous prétexte que le feu peut naître dans les broussailles des sous-bois, des engins motorisés mettent des terrains entièrement à nu à l’exception des pins alors que les feuillus pourraient protéger des flammes. Le feu prend rarement tout seul et provient généralement de gestes criminels ou de touristes inexpérimentés. Dans les deux cas, il suffirait de repeupler la forêt désertée en raison de la disparition des petits métiers. Ellul était conscient qu’une politique valorisant le retour à la nature supposait un changement de modèle de société. Des forestiers bien formés seraient plus efficaces contre les incendies que tous les canadairs réunis[13]. Malheureusement, déplorait-il, on désertifie la forêt comme l’on sacrifie la campagne en fermant les écoles et les lignes de chemins de fer.

Limiter l’exode rural

Ellul s’opposait à l’État, aux firmes et aux banques, qui sacrifiaient la campagne et la paysannerie françaises en encourageant la monoculture et une agro-industrie provoquant l’épuisement des sols et la ruine des petits exploitants. Un leitmotiv revient dans son discours : il faut en finir avec le centralisme administratif, mais surtout enrayer l’exode rural pour rééquilibrer la relation ville/campagne. Face au dernier prototype de robot collecteur de fruits, loin de s’extasier devant l’innovation technique, il songe à l’ouvrier agricole privé de son emploi. Dans le même sens, il cite l’exemple du bocage. Pour permettre aux engins de circuler, on a détruit les haies vives avec les remblais de terre. Une fois aplanis les champs on s’est rendu compte que les haies étaient indispensables pour freiner le vent, faciliter l’irrigation et préserver la biodiversité mais pour les comptables, le bocage a le défaut d’être gourmand en main-d’œuvre. Alors qu’Alfred Sauvy rêve d’une campagne dépeuplée avec culture intensive à forte productivité, Ellul veut sortir de la course indéfinie à la compétitivité. En son nom, on a détruit la culture paysanne et précipité la ruine des agriculteurs. Il considère tout d’abord que loin d’être un folklore artificiel, il existait une authentique culture paysanne, créatrice de traditions autant que de paysages humanisés. Les premières ont disparu tandis que les seconds ont laissé la place à des lotissements et des équipements touristiques. Loin d’avoir été combattu, l’exode rural spontané a été encouragé par une politique poussant à la surexploitation des terres et à la monoculture. Le gouvernement a favorisé l’agroindustrie qui suppose grandes propriétés, engrais, gros équipement et endettement. Outre la question de l’épuisement des sols et du malheur des bêtes élevées en batterie, Ellul s’étonne de voir baisser le revenu net des exploitants, alors que le volume national de la production augmente. C’est donc toujours la dimension humaine que le développement accable. Il regrettait qu’en France on soit passé de trois millions d’exploitants agricoles en 1938 à moins d’un million en 1988. Cette tendance s’est d’ailleurs confirmée car en 2021 on en compte seulement 390 000, soit moins de 1,5% de la population active[14].

Penser à contre-courant

 Ellul démontre qu’un milieu technicisé recouvre le milieu naturel dont l’homme a besoin pour éprouver concrètement sa liberté[15]. Si en éthicien il n’a jamais cessé de dire qu’il ne croyait pas à l’existence d’une nature humaine intangible, si en historien il a constamment rappelé que la plupart des paysages qui nous semblent aujourd’hui naturels avaient subi l’empreinte humaine, si son intention n’était pas de placer la nature sous cloche, pas même de créer des réserves naturelles ou des sites protégés pour les promenades dominicales, son écologisme n’en était pas moins radical. Pas extrémiste mais radical dans le sens où, dès l’origine, il avait vu le caractère dilatoire des politiques de protection de l’environnement, alors que pour instaurer, au quotidien, des conditions de vie naturelles au sein de nos sociétés il fallait rompre avec la logique technicienne sur laquelle elles reposaient. En plein green rush, Ellul est conscient de penser à contre-courant en semblant vouloir brûler ce qu’il défendait en solitaire vingt ans plus tôt. La formule « protection de l’environnement » lui déplait car elle présuppose un environnement traditionnel à préserver, ce qui passe par une lutte contre les pollutions et une protection théorique de la nature à titre d’échantillon, via les parcs nationaux et les réserves d’animaux sauvages[16]. Or, ces décors « naturels » n’ont rien à voir avec l’environnement réel de l’homme moderne. Ce sont de simples lieux d’excursion remplissant une fonction d’exutoire. L’environnement quotidien de la majorité de nos contemporains est avant tout urbain et technique. En outre, le mensonge des politiques publiques consiste à faire passer la pollution pour une simple bavure alors qu’elle est un trait consubstantiel de nos sociétés industrielles. Une vraie protection de l’environnement suppose une remise en cause de la croissance. Un an seulement après sa création, il critique le premier ministère de l’Environnement.

Limiter la croissance

Ellul n’a pas attendu la publication du rapport Meadows : The Limits to Growth (1972), pour penser le rapport de l’Homme à la nature. Son manifeste personnaliste – rédigé avec Charbonneau – prévoyait déjà un contrôle de la technique destiné à entraver certaines productions dont « l’accroissement serait inutile au point de vue humain »[17]. Ce texte, diffusé dans les milieux personnalistes du Sud-Ouest en 1935, préconisait une allocation universelle, mais défendait surtout la thèse selon laquelle la croissance économique n’était pas synonyme de développement humain. Ce manifeste qui évoquait « une cité ascétique pour que l’homme vive » est considéré comme la première proposition occidentale moderne d’une limitation volontaire de la croissance. Il s’agissait d’assurer « à tous les individus » un « minimum de vie équilibré », à la fois matériel et spirituel. Ces thèmes deviendront des invariants du discours écologiste à partir des années 1970 : la défense de la qualité de la vie et la justice sociale opposées à la société de consommation et à la société duale. Lors de la publication du rapport Meadows, Ellul ne se contente pas de signaler que vingt ans plus tôt il avait alerté en vain sur les dangers d’une course à l’expansion, il juge superficielles les thèses exposées. Rosa Luxembourg avait montré que l’accumulation capitaliste ne pouvait être indéfinie. Désormais, explique Ellul, ce n’est plus la limite à l’accumulation du capital qui menace les régimes capitalistes, mais les limites relatives à l’exploitation des ressources naturelles et à la survie de la planète. Lorsqu’au début des années 1980 frappe la récession, il illustre par une métaphore ce qui sépare la limitation progressive de la croissance – qu’il appelle de ses vœux – de cette crise brutale, celle de la voiture folle qui s’écrase contre un mur alors que le passager avait demandé en vain de freiner. Il conteste par ailleurs la pertinence du programme d’équipement électronucléaire de la France, refusant même la distinction entre l’atome civil et militaire. La croissance des besoins en énergie invoquée par EDF lui semble fallacieuse au regard des gaspillages constatés. La crise du pétrole est tombée à pic pour justifier l’accélération de la construction de centrales, alors qu’il y avait là une opportunité de réduire notre dépendance au-delà des énergies fossiles. Ellul évoque aussi le stockage problématique des déchets radioactifs et, douze ans avant Tchernobyl, le risque d’un accident majeur. Près de vingt ans avant le sommet de Rio de1992, il pose le principe de précaution : « Quand les inconvénients hypothétiques sont plus grands que les avantages espérés, il ne faut pas tenter l’opération[18] ». En Gironde, il soutient les militants qui, en 1977, avaient volé le dossier d’enquête d’utilité publique de la construction de la centrale nucléaire de Braud, au nord de Bordeaux. La mobilisation fut insuffisante pour la stopper. Dès le bombardement d’Hiroshima, Ellul avait posé la question des limites de la science, alors que Le Monde, reflétant l’opinion commune, saluait à la une le recours à l’arme nucléaire : « Une révolution scientifique. Les Américains lancent leur première bombe atomique sur le Japon[19] ». Si l’on veut comprendre son isolement, il faut garder à l’esprit que non seulement Ellul désapprouve la maxime machiavélienne selon laquelle la force est juste lorsqu’elle est nécessaire, mais qu’il prône une éthique de la non puissance. C’est en effet aussi et surtout en tant que chrétien qu’il pose la question des limites de l’emprise humaine sur la nature.

Une théologie biblique invitant à limiter la puissance technicienne

L’homme est dès l’origine, selon Ellul, un être artificiel, producteur et produit de son propre art. La spécificité de l’humain lui semble devoir être « cette possibilité qui lui est donnée de se fixer lui-même des limites[20] ».

Le christianisme est à la fois négateur et producteur de limites

1) Le judéo-christianisme a libéré l’Homme de ses croyances magico-religieuses et rendu ainsi possible l’essor de la science. On lui reproche aujourd’hui d’avoir favorisé la démesure à l’origine de la crise écologique. Ellul estime cependant qu’il ne faudrait pas en réaction verser dans un rousseauisme illusoire, parce que l’on voit les conséquences négatives de l’illimité technique, provoqué en partie par la disparition du sacré traditionnel. Le sacré assurait une protection de la nature mais, en même temps, ce sacré agissait tant au profit de l’Homme qu’à son détriment.

 2) Le mouvement de désacralisation qui était au cœur de la Révélation a échoué. L’Homme s’est aliéné par son propre moyen de libération en transférant toute la sacralité sur le facteur de désacralisation qu’est la technique. Il s’est laissé posséder par une nouvelle puissance et a renoncé à la liberté en se créant de nouvelles chaînes. Pourtant, ce Dieu libérateur a élaboré des limites à la fois dans la Création et dans l’Alliance[21].

 Les limites dans La Création et les limites dans l’Alliance

Les récits bibliques de la Création sont donnés pour attester l’œuvre du Créateur.  C’est un Dieu constamment présent et en même temps soucieux de la liberté de celui qu’il a voulu son libre répondant. La présence du Créateur est la limite même, une simple limite de parole qui suppose une reconnaissance. Dieu ne pose pas de limites objectives et immuables, il appelle l’Homme à découvrir des limites dans la relation avec son Créateur et à lui rendre compte. Dieu l’invite à prendre ses décisions lui-même, dans la liberté et la responsabilité. C’est donc consciemment que l’Homme va produire les limites à l’intérieur de lui-même, une autolimitation. Chaque alliance est composée de l’acte divin (élection, grâce, libération) et de la Loi de l’alliance, de la volonté de Dieu que l’Homme est appelé à respecter afin que sa vie soit possible. Les commandements, parfois étranges, avertissent que tous les moyens ne sont pas bons. L’Homme est placé par Dieu à la fois dans une situation éminente et dans des limites à interpréter en recherchant le sens. Celles de la Torah sont l’expression, hic et nunc, de la volonté du Créateur, que l’homme doit recevoir comme un commandement personnel de Dieu. La Bible développe deux sortes de limites : celles explicitement données comme un commandement, et celles progressivement découvertes par l’Homme dans l’exercice de sa liberté responsable.

Les « limites commandements »

Ellul distingue les limites visant à réduire le potentiel des moyens de l’Homme pour le sauver de lui-même, ou pour sauver l’environnement, et celles destinées à réduire ses moyens pour faire apparaître la puissance de Dieu. La frontière entre les deux est souvent poreuse.

Les limites, commandement visant à sauver l’Homme et/ou son environnement.

Le sabbat est la principale limite. Il instaure une suspension du travail et de la technique. Il signifie la suppression de la recherche d’efficacité et le retour vers l’adoration, le rétablissement d’une relation de justice avec Dieu et de libération avec le monde naturel. Le sabbat est une grâce de Dieu pour lever la « condamnation » de l’homme. Le sabbat confirme que la technique se situe dans le monde de la nécessité. La liberté vient du seul acte libre de Dieu qui libère, et de rien d’autre : « La limite du technique et du gratuit est celle entre le monde de la nécessité et le monde de la liberté[22]. » Le sabbat limite la technique dans le temps, mais il n’a pas de valeur en soi. Son sens se vit dans la foi. Il faut, au plan éthique, relativiser la technique, comme le travail ou la politique. Le sabbat est aussi institué pour les animaux (Exode 23,12), l’homme n’en étant pas le propriétaire absolu[23]. Il doit manifester au monde animal créé par Dieu le même amour. C’est seulement après la nouvelle alliance que l’homme est autorisé à tuer l’animal pour se nourrir et qu’il devient pour ce dernier un sujet de crainte et d’effroi[24]. Ellul prévient que tuer un animal reste toujours à la limite du meurtre. La législation mosaïque rappelle la limite de ce que l’Homme peut faire à l’animal. D’ailleurs, avant le Déluge et les lois noachiques, l’Homme était strictement végétarien. Devenu carnassier, il a introduit la terreur dans la Création, mais doit se souvenir que l’animal est lui aussi aimé de Dieu. Les hommes et les animaux sont promis ensemble au salut éternel comme en attestent les livres de Jonas et des Prophètes. L’animal  n’est pas une vulgaire machine ou un simple tas de viande : « C’était le même raisonnement qui autorisait le camp de concentration : le Juif n’est pas un homme[25] ». Ellul dénonce comme péché explicite, dès l’aube des années 1970, l’élevage en batterie et les nouvelles méthodes d’engraissement. Il compare leurs conditions de vie « ignobles et antinaturelles » à celles des détenus dans les camps de concentration nazis.

La limite posée à l’Homme par Dieu s’étend à l’ensemble du milieu naturel, en particulier aux arbres (Deut. 20,19). Dans le Lévitique (xxv, 1-24), en même temps que Yahvé donne la terre aux Israélites, il affirme son droit au repos sabbatique. Il s’agit d’instaurer une marge de liberté au sein de laquelle la terre échappe à l’emprise humaine. Ainsi, l’Homme n’est plus le maître de la nature et doit la restituer à son véritable propriétaire s’il veut bénéficier de la protection divine. La terre entre dans le repos de l’Éternel avant d’être au service de l’homme. L’Ancien Testament fait dépendre directement la sécurité de l’homme du respect de la trêve qu’il doit accorder à la terre à l’occasion des années sabbatiques et jubilaires : « L’homme a pour vocation de conserver et cultiver ce monde sans l’épuiser[26] ».

Quel est le sens de ces limites aujourd’hui selon Ellul ?

Quand l’Homme franchit la limite, Dieu laisse faire la logique des choses : « C’est notre situation actuelle dans le drame écologique que nous vivons », observe Ellul dès 1974, employant un vocabulaire tellement banalisé aujourd’hui qu’il en devient invisible. La question de fond est « celle de la limite à l’exploitation de la création ![27] ». Ellul pense toutefois que les arguments rationnels et scientifiques sont inopérants, seule la conversion salutaire est capable d’éviter ce désastre.

Les limites à découvrir par l’Homme

Les limites mentionnées dans la Bible n’ont pas de valeur en soi, affirme Ellul, mais en relation avec la foi en Dieu, sans rejet de la technique. Réciproquement, les accepter toutes, surtout dans un système technicien, est exclusif de la gloire de Dieu. Donc, la première limite est de ne pas céder à l’esprit de puissance technicienne, mais d’interroger la légitimité des techniques. Le dépouillement nécessaire pour que la parole de Dieu puisse se faire entendre est le seul critère de notre choix des limites à la technique. Au-delà des limites objectives données par l’Ancien Testament, il existe des limites subjectives qui reposent sur une prise de conscience. L’homme qui reconnaît Dieu en Jésus-Christ est appelé à les tracer lui-même à partir de la parole de Dieu telle que le chrétien la reconnaît. Ellul pensait que seule la foi en la Révélation pouvait nous amener à prendre au sérieux la nature pour changer notre comportement, sous réserve que ce soit la volonté de Dieu. Seul le Dieu biblique a pour unique désignation « d’être l’amour, pour l’ensemble de sa création, dont l’homme est le miroir en même temps que l’image de Dieu dans cette création[28]. » Malheureusement, selon Ellul, l’hellénisation du christianisme a eu pour conséquence la transformation de la Création en Nature, ouvrant ainsi la voie à la démesure technicienne. L’Homme est en même temps libre et responsable devant Dieu. La foi en Christ signifie le choix de la non puissance : c’est-à-dire renoncer volontairement à faire tout ce que l’on pourrait faire.

Deuxièmement, le travail négatif du christianisme apparaît dans sa contribution à ruiner l’équilibre de l’édifice dit « naturel ». Si l’Homme veut la puissance sans accepter celle de Dieu, alors aucune des limites qu’il a progressivement inventées ne tient plus et la catastrophe arrive. Confronté à ce qu’il définit avant tout comme un problème d’ordre spirituel, Ellul envisage quatre issues :

  • la catastrophe dans l’anéantissement (guerre atomique ou pollution totale),
  • une croissance démographique exponentielle produisant le chaos final,
  • l’établissement d’un totalitarisme,
  • l’appel des limites qui suppose un changement de comportement : « Espérer et croire dans cette Révélation-là est la seule motivation assez forte pour que l’on puisse vouloir ses limites (en sachant le prix à payer !) [30]», prévenait-il au milieu des années 1970.

Pour Ellul, la liberté implique la responsabilité, sans dissociation possible. Certes, la Parole du Christ a désacralisé le monde ; l’Homme y est libre mais pas de faire n’importe quoi. Ellul dit qu’il faut faire comme si Dieu n’existait pas et que tout dépendait de nous. Le propre de l’humain est sa faculté de s’autolimiter. La limite choisie est ce qui permet d’articuler la liberté à la responsabilité. Ellul retourne l’accusation portée contre le christianisme en ce que ce n’est pas en respectant la Parole de Dieu que l’Homme a provoqué la crise écologique, mais au contraire parce qu’il ne croit plus au Créateur qu’il a dévasté la création. L’œuvre ellulienne fournit les bases d’une éthique précieuse pour tous les chrétiens, mais c’est peut-être son principal point faible. Ellul prend le risque de passer à tort pour un moraliste, alors que son éthique s’adresse exclusivement aux chrétiens – sans pour autant se dissocier des autres hommes – et qu’il soutient, envers et contre tous, que l’on ne peut déduire de la Bible une quelconque théologie morale ou, a fortiori, une morale universelle[31]. Il n’en demeure pas moins que le cercle de ses lecteurs a amplement débordé le « petit troupeau » des chrétiennes et des chrétiens et que son œuvre a influencé, et influence encore, une partie non négligeable de la mouvance écologiste et décroissantiste.

 

Patrick Chastenet est Professeur en science politique à l’université de Bordeaux, membre de l’Institut de recherche Montesquieu, président de l’Association internationale Jacques Ellul et directeur des Cahiers Jacques-Ellul. Ses travaux portent principalement sur les idées politiques et les pensées politiques écologistes auxquelles il consacre un cours éponyme depuis 2009. Il a récemment publié Introduction à Jacques Ellul, La Découverte, 2019 et « Ivan Illich ou l’austérité joyeuse», in Écologie & Politique, 2022/2, N°64.

 

[1] Lynn White, « The Historical roots of our ecologic crisis », Science, vol. 155, n° 3767, March, 1967

[2] Bernard Charbonneau & Jacques Ellul, La Nature du combat, L’Échappée, « Le pas de côté », 2021.

[3] P. Troude-Chastenet, « Jacques Ellul, précurseur de l’écologie politique ? », Écologie & Politique, Printemps 1998, n°22, p.105-119

[4] Frédéric Rognon, Jacques Ellul, une pensée en dialogue, Labor & Fides, 2013.

[5] J. Ellul, Vivre et penser la liberté, Labor & Fides, 2018, p. 308.

[6] Cf. Présence au monde moderne (1948), L’Illusion politique (1965), Anarchie et christianisme (1988)

[7] J. Ellul, Théologie et Technique, Genève, Labor & Fides, 2014, p. 139

[8] J. Ellul, « La limite, le choix et Dieu », Réforme, 11/06/2020p.3-5.

[9] P. Chastenet, « Ellul et Charbonneau, pionniers de l’écologie politique », Ecorev’, n°21, Automne 2005, p. 12-15.

[10] J. Ellul, « Pour un autre développement », Sud-Ouest, 8 /06/1978.

[11] J. Ellul, « Aménager ou déménager ? », Réforme, n°1845, 30/08/1980.

[12] J. Ellul, « Monsieur l’arbre », Sud-Ouest, 9/08/ 1981.

[13] J. Ellul, « Forêt déserte, forêt incendiée », Sud-Ouest, 21/09/1986.

[14] https://www.insee.fr/fr/statistiques/4806717#tableau-figure2_radio1

[15] J. Ellul, [1954], La Technique ou l’enjeu du siècle, réédition augmentée, Economica, 1990.

[16] J. Ellul, « Le mythe de l’environnement », Cahiers de l’ISEA, 1973, p. 1546.

[17] Cahiers Jacques-Ellul, n° 1, 2003, pp. 63-79

[18] J. Ellul, « Atome : d’une question stupide à un pari stupide », Réforme, 10 /8/1974.

[19] Le Monde, 8/8/ 1945

[20] J. Ellul, Réforme, 11/06/2020, p.4.

[21] J. Ellul, Théologie et technique, op. Cité. p.203.

[22] Ibid., p. 207.

[23] J. Ellul, « Le rapport de l’homme à la création selon la Bible. » Foi & Vie, décembre 1974, p.137-155.

[24] J. Ellul, [1981], La Parole humiliée, « la Petite Vermillon », 2014, p.76.

[25] J. Ellul, Théologie et technique, op.cit., p.211

[26] J. Ellul, Ibid., p.236

[27] Ibid., p.155.

[28] Ibid. p.215.

[29] J. Ellul, La Subversion du christianisme [1984], « la petite vermillon », 2015.

[30] J. Ellul, Théologie et technique, p. 234.

[31] Ce qui a totalement échappé à Pierre Charbonnier, « Jacques Ellul ou l’écologie contre la modernité », Écologie & Politique, n°50, 2015, p.127-146, à la différence de Benoit Sibille, « Que faire de la théologie de Jacques Ellul ? Pertinence de l’eschatologie comme réponse à la fatalité de l’effondrement », Écologie & Politique, n°64, 2022, 113-126.