Entretien avec Bertrand Méheust.
Bertrand Méheust est un chercheur original, atypique, par les thèmes qu’il a abordés et par la manière dont ils les a traités. Les lectrices et lecteurs qui ne le connaissent pas s’en rendront aisément compte avec cet entretien. Il est par ailleurs un des premiers auteurs à avoir théorisé l’effondrement probable de la civilisation industrielle. Ces deux raisons suffisent à fonder l’intérêt de cet entretien de découverte d’un auteur important. D. B.
La Pensée écologique : Pouvez-vous vous présenter, votre parcours, ce sur quoi essentiellement ont porté vos travaux ?
Bertrand Méheust : Mon parcours au départ, et pendant longtemps, a été celui d’un somnambule, au sens que Koestler a donné à ce mot dans un livre célèbre : c’est-à-dire d’une personne hypnotisée par un thème de réflexion au point de ne pas sembler consciente de ce qu’elle fait, mais qui est portée par des intuitions qui produiront ( éventuellement…) leurs effets dans la durée.
Au départ, je n’avais pas l’intention de devenir un historien, un anthropologue, ou quoi que ce soit, je n’avais aucun plan de carrière, et pas même le concept de carrière, totalement étranger à mon milieu familial. J’avais certes eu dès l’adolescence le désir d’écrire, mais quand j’essayais, je m’apercevais que je n’avais rien à dire, comme le narrateur de Proust, dans un passage célèbre de la Recherche, ce qui me plongeait dans le désarroi.
J’ai entrepris à l’Université de Dijon, en 1966, des études de lettres qui, au début, ne m’intéressaient que médiocrement parce qu’il me semblait que l’on n’allait jamais au fond des choses. Mais ces études ont commencé à me passionner en 69-70 avec la rédaction de mon mémoire de maîtrise sur la science fiction. Aujourd’hui cela paraît banal, mais cela ne l’était pas à cette époque. Nous avions, à Dijon, un maître en tout point remarquable, Max Milner, un spécialiste de la littérature fantastique, qui nous a encouragés dans cette voie. Je dis « nous », car je partageais cette passion précoce avec deux amies, Danièle Martinigol et Elisabeth Vonarburg, qui sont devenues depuis des écrivaines de SF confirmées. Danièle s’est spécialisée dans la SF pour les adolescents, et Elisabeth s’est installée au Québec où elle est devenue la grande dame de la SF francophone. Nous avons soutenu la même année les trois premières maîtrises sur la SF à la fac de Dijon.
Très vite, un thème s’est imposé à moi, que j’ai appelé la « littérature du non-humain » : comment les écrivains de SF ont-ils imaginé une pensée non humaine ? Quels modèles ont-ils mis en œuvre ? Comment ont-ils pensé les rapports entre l’homme et cette pensée non humaine ? Et dans cette thématique, un auteur a émergé, que je tenais alors (et que je tiens toujours) pour un des plus grands écrivains du XXe siècle, toutes catégories confondues : Stanislas Lem, le Borges polonais. La lecture de Solaris a été pour moi un choc dont je ne me suis jamais remis. En 1971, j’ai entrepris sous la direction de Max Milner une thèse de troisième cycle sur Lem. Le problème était qu’à l’époque une grande partie de son œuvre n’était pas traduite en français. Certains de ses livres m’étaient accessibles en anglais et avec du travail en allemand, mais des textes essentiels, comme son essai théorique Summa Technologiae, restaient hors de ma portée. Je l’ai compris lorsque j’ai visité l’auteur à Cracovie, en mars 1975. Aussi, pour comprendre et commenter le projet vertigineux de Lem, et faute de pouvoir pénétrer son œuvre non traduite, j’ai décidé, en attendant de me mettre au polonais, de tourner autour de son œuvre, de lire des livres d’éthologie, de paléontologie, de linguistique, d’astronomie, etc., de vulgarisation scientifique, bref de me documenter sur les nombreux sujets traversés par Lem dans son effort titanesque pour imaginer et mettre en scène les manifestations d’une pensée non humaine.
En 1974, comprenant que je ne faisais pas le poids pour réfléchir sur le non-humain, j’ai entrepris des études de philosophie, en bénéficiant d’une équivalence de licence. Mais il y avait une autre raison à cette décision d’entrer en philosophie : c’est qu’à cette époque je commençais à me passionner activement pour l’ufologie, et ce sont aussi les interrogations suscitées par la question des ovnis qui m’ont poussé à entreprendre ces études tardives. Il ne doit pas y avoir en France beaucoup de profs de philo qui ont eu au départ cette motivation impure ! J’avais fait entre-temps la connaissance d’Aimé Michel qui s’était penché sur la question des soucoupes dès 1947, et dont la réflexion sur le non-humain orientait déjà mes lectures. Il allait devenir mon maître et mon inspirateur.
J’avais commencé à me passionner pour les ovnis en 1965, l’année du bac, après la lecture de son livre A propos des soucoupes volantes. La découverte de ce penseur hors normes et de cette énigme a eu pour moi un double effet : le monde est redevenu habité et mystérieux, et la société contemporaine m’est apparue de plus en plus comme un dispositif destiné à protéger les humains de ce mystère enveloppant. Quand je lisais les rapports, je me disais : si c’est vrai, on ne devrait penser qu’à cela. Mais était-ce vrai ? Force était de constater que cette question ne passionnait pas grand monde à l’époque. Peu à peu, le refus de s’intéresser à l’énigme des ovnis en est venu à me passionner presque autant que l’énigme elle-même. C’est ainsi que l’apprenti sociologue a commencé à se profiler à son insu derrière le naïf soucoupiste.
En 1975, j’ai décidé, à mon grand regret, d’abandonner mon projet de thèse sur Lem, à cause de l’obstacle du polonais, et de me replier sur la question des ovnis, car je venais d’entrevoir une piste à explorer qui commençait à me tarauder.
En effet, à force de me plonger dans les récits des témoins, je m’étais aperçu qu’il formaient comme un étrange écho aux récits de la vieille SF, et même, au-delà, à ceux du merveilleux scientifique du début du XX° siècle. Je me suis jeté à l’eau, mon intuition s’est précisée et je l’ai développée dans un essai intitulé Science fiction et soucoupes volantes, paru en mars 1978.
L’idée centrale de ce livre, c’est que les thèmes et les stéréotypes formels (la forme et le comportement des objets volants et de leurs occupants, les calages de moteur, les faisceaux de lumière, les enlèvements et leurs péripéties spécifiques, etc.) mis en scène dans les cas d’ovnis, plus particulièrement dans les « rencontres rapprochées » (les observations au sol, parfois avec entités) et les enlèvements, dont la thématique est plus riche, ont été mis en scène dans la littérature populaire de la première moitié du XXe siècle, bien avant que la fameuse observation de Kenneth Arnold en juin 1947 ne donne le coup d’envoi à la saga contemporaine des ovnis. Bizarrement, la fiction semblait donc avoir précédé la réalité. C’était, et c’est encore un fait étrange et très difficile à apprécier, qui désoriente les esprits, même encore aujourd’hui, le mien y compris. Le psychanalyste Pierre Bayard s’est taillé depuis quelques années une réputation dans les médias avec une série de livres fondés sur l’étude de ce genre de paradoxe, dont le premier et le plus connu est Demain est écrit. Mais la Distinction, le handicap des anthropologues et des philosophes issus des classes supérieures, l’a empêché d’évoquer les éventuelles implications paranormales, et surtout de s’aventurer sur les terres fangeuses de l’ufologie. Moi, au moins, je n’ai pas eu à surmonter ce problème. Je me suis engagé au début avec une naïveté totale dans cette quête que l’on tient encore aujourd’hui pour « délégitimante ».
Sitôt que j’ai tiré le fil, je suis entré dans un labyrinthe. L’interprétation la plus simple, développée depuis par les sceptiques, mais que j’ai suggérée moi-même en 1978 comme une des explications possibles sans la pousser jusqu’au bout, est que les rapports modernes ont été alimentés et façonnés à l’insu des témoins et des enquêteurs par le référentiel de la SF. Cette thèse, poussée à la limite, réduit le phénomène des ovnis à une illusion culturelle. Mais 76 ans se sont écoulés depuis l’observation de Kenneth Arnold, et le dossier résiste toujours à la réduction. Mieux, à l’heure où j’écris ces lignes, la NASA vient reconnaître officiellement un problème qui n’a pas encore trouvé de solution.
Ma deuxième contribution à la question des ovnis est parue en 1985 sous le titre Soucoupes volantes et folklore. Comme l’indique ce titre, je tente d’ explorer dans ce livre une nouvelle dimension, celle du folklore vécu, qui, à l’époque explose littéralement dans les récits d’enlèvements américains. Ce sont deux puits de science, les folkloristes Claude Gaignebet et Michel Meurger, rencontrés à la BN, qui m’ont mis sur la piste. En discutant avec eux, j’ai compris que sous le vernis contemporain de la SF se cachait un monde de représentations ancestrales qui continuent d’agir sur nous à notre insu.
Science fiction et soucoupes volantes, Soucoupes volantes et folklore, Somnambulisme et médiumnité, ces titres indiquent un aspect essentiel de ma méthode : il s’agit toujours de mettre en rapport des dossiers que l’on avait jusque-là envisagés séparément et de faire jaillir quelque chose de leur rencontre.
A partir de 1986, de retour d’Algérie où j’avais enseigné dans le cadre de la coopération, j’ai entrepris de présenter la vague d’enlèvements soucoupiques qui se développait alors aux États-Unis dans des colloques consacrés aux transes de possession ou aux états modifiés de conscience. Au départ, ces exposés ont parfois provoqué chez certains auditeurs un effet de sidération. Je revois encore la stupéfaction de Georges Lapassade, un spécialiste reconnu de la transe, quand je lui ai fait découvrir les enlèvements américains, dont il n’avait jamais entendu parler. J’ai compris que mon sujet avait échappé au radar des anthropologues, et j’ai entrevu pour la première fois la possibilité d’un travail de facture universitaire susceptible de m’ouvrir la porte de la recherche en anthropologie, projet qui jusqu’alors ne m’avait jamais effleuré. Sur ce point, la rencontre de l’ethnologue Michel Boccara a été décisive. Lors de notre première discussion, ce spécialiste des Mayas a évoqué le cas étrange d’enfants enlevés par les esprits dans la forêt du Yucatan, qu’il était en train d’étudier. Et il est tombé des nues quand je lui appris que les enlèvements d’enfants par les ovnis étaient courants aux États-Unis. Une complicité s’est nouée, Boccara m’a incité à tenter ma chance au CNRS, et m’a aidé en me branchant sur son unité de recherche et son réseau.
Il me fallait expliquer ces étranges expériences sans glisser dans les rêveries fantastiques des ufologues, ni succomber au réductionnisme de rigueur. En prenant la chose au plus simple, nous avions affaire à des expériences vécues, rapportées par des personnes qui, selon les psychologues américains, ne possédaient pas de profil pathologique particulier, et relataient leur mésaventure comme un événement réel qui les aurait cueillis dans leur vie quotidienne, pendant un voyage nocturne en voiture, une partie de chasse ou de pêche, une promenade dans la nature, etc. Une sorte de folklore vécu, incarné, qui s’est vite organisé, à partir de 1957 autour d’une trame narrative, et qui incorporait aux motifs issus de la SF des thèmes chamaniques ou apparentés, comme l’examen médical subi par les ravis, réminiscence des anciennes opérations rituelles perpétrées par les démons pendant les initiations. Ces matériaux étonnants proliféraient alors dans l’indifférence des anthropologues, qui n’avaient pas à « en connaître », comme disent les juristes. Ils me semblaient renouveler l’idée abstraite et littéraire que l’on se faisait alors des croyances fantastiques.
Je me suis étonné de cette indifférence et de cette ignorance dans un article paru en 1990 dans la revue Communications intitulé « Les Occidentaux du XX° siècle ont-ils cru à leurs mythes ? », dans lequel j’ai pris ironiquement à contrepied le livre célèbre de Paul Veyne. J’avais ( j’ai toujours) la plus grande admiration pour cet historien qui vient de nous quitter, et pourtant je m’étais imprudemment permis de l’égratigner ; je ne m’étais pas imaginé un seul instant que ce texte pouvait lui tomber sous les yeux. J’ai donc failli avoir une syncope quand j’ai trouvé dans mon casier au lycée une lettre à l’entête du Collège de France. C’était pourtant une lettre chaleureuse. L’historien reconnaissait avoir fait fausse route sur ce point dans Les Grecs ont-ils cru à leurs Mythes ? Il se rangeait à mon point de vue, et reconnaissait la permanence anthropologique de ces « grands vécus » dont il avait jusqu’alors douté.
LPE : Alors, pourquoi avez-vous finalement délaissé les ovnis ?
BM : Je venais, tardivement, trop tardivement sans doute, à quarante ans, de découvrir ma voie : devenir un chercheur en anthropologie. Mon souci premier était donc désormais d’échapper au lycée. Grâce à l’aide de Michel Boccara, j’ai obtenu un an de détachement dans son unité du CNRS, mais j’ai dû ensuite retourner au lycée. Et j’ai fini par me persuader que la soucoupe n’était pas académiquement vendable. On peut, si on est déjà au CNRS, parader dans les médias en s’emparant du sujet, et même se faire admirer pour son audace, comme l’a fait récemment le sociologue Arnaud Esquerre, dans un essai qui oscille entre la prétention et le ridicule, et dont le name droping constitue le ressort essentiel. Mais on n’y entre pas en prenant les ovnis comme objet d’étude. Aussi, vers 1990, j’ai délaissé les ovnis, pour me consacrer à ma thèse sur le mesmérisme, commencée en 1981 à la suite de mon DEA de philosophie à la fac de Dijon avec Jean-Jacques Wunnenburger, un disciple de Gilbert Durand. J’avais compris qu’à la différence des ovnis le mesmérisme était « académisable », pour tout un ensemble de raisons, la principale, qui le rendait particulièrement passionnant, étant qu’au lieu de mettre les débats savants sur la touche et de se développer dans des marges comme l’ufologie, il a travaillé les académies de l’intérieur pendant tout le XIXe siècle et suscité le développement de pans entiers de la culture contemporaine. L’autre raison de mon choix, c’est que les faits dits paranormaux comme la clairvoyance, que les magnétiseurs furent les premiers à mettre en évidence dans un projet d’exploration scientifique, fournissaient un début de prise expérimentale, du fait qu’ils sont semi-répétables, et qu’en conséquence les raisonnements que l’on peut en tirer sont beaucoup plus contraignants que dans le domaine des ovnis, où toute expérimentation est impossible.
En 1994, j’ai pu, grâce à une bourse du CNL, prendre deux ans de congé sans solde. Sans cette aide providentielle je n’aurais jamais pu boucler la rédaction d’une thèse de 1200 pages. J’ai soutenu ma thèse de sociologie en 1997, après 18 ans travail, et je l’ai ensuite poursuivie par des travaux sur l’histoire et la portée épistémologique des sciences psychiques.
Dans ce travail j’ai abordé trois thèmes principaux :
- Le conflit qui, au XIXe, a traversé les sociétés occidentales modernes, et particulièrement la française, sur la question des pouvoirs psychiques, et qui porte sur le bornage de nos facultés.
- L’influence oubliée, gommée, euphémisée ou refoulée, que les courants du mesmérisme ont exercé sur la société française.
- L’essor des sciences psychiques, et leur influence (en général masquée et inaperçue) sur la culture contemporaine.
Ma thèse est parue au début de 1998 aux Empêcheurs de penser en rond sous le titre Somnambulisme et médiumnité, et j’ai poursuivi chez le même éditeur ce travail avec plusieurs livres, notamment Alexis Didier, un voyant prodigieux ( 2003) et les Miracles de l’esprit ( 2010).
LPE : Finalement, ce travail a-t-il porté ses fruits sur le plan universitaire?
BM : Oui et non. En 1998, j’ ai été classé premier sur un poste de détachement en sociologie des sciences à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne. Mais c’était un poste de détachement (un poste de PRAG). Ces postes étaient accessibles aux titulaires, certifiés et agrégés. Mais Allègre, qui avait maille à partir avec la société des agrégés, a décidé, de façon illégale, pour se les concilier, de les réserver aux seuls agrégés. Comme je n’étais pas agrégé, j’ai été révoqué quinze jours après ma nomination, ainsi qu’un certain nombre de collègues. J’ai donc porté plainte devant le tribunal administratif. Mon éviction a été déclaré illégale, mais le procès a pris tellement de temps qu’entre temps le poste avait été donné à une autre discipline. Et pour finir je suis encore retourné au lycée. Mais sur le papier je suis toujours PRAG à la Sorbonne I !
LPE : Au début de 2009, vous avez changé de registre et inauguré un nouveau chantier en publiant aux Empêcheurs de penser en rond La politique de l’oxymore, un essai qui a connu le succès. C’était, me semble-t-il la première affirmation développée en langue française de la théorie de l’effondrement, fondée non sur un état des lieux documenté scientifiquement de la planète, mais sur la philosophie de Simondon et son approche des systèmes techniques. Et ce donc bien avant le livre Comment tout peut s’effondrer de Pablo Servigne et Raphaël Stevens en 2015. Pourriez-vous nous rappeler l’essentiel du livre et l’argumentation que vous déployiez à l’époque en termes d’effondrement ?
BM : Je ne savais pas, à vrai dire, que j’étais le premier, ou l’ un des premiers, à soutenir cette thèse, et pour être franc, j’en doute même, pour les raisons que je vais vous expliquer. En effet l’intuition qui me portait était plus nourrie par la SF que par la lecture des écrits écologiques de l’époque, dont j’avais vers 2007, je dois l’avouer, une connaissance assez sommaire. J’ai été, comme je vous l’ai dit, un lecteur de SF précoce, et cela laisse des traces. La SF m’avait orienté vers les ovnis, puis vers la question de la pensée non humaine, et plus tard elle m’a poussé vers l’écologie et vers le thème dramatique de l’effondrement. Un lecteur de SF pense naturellement dans les cadres cosmiques, et le thème de l’effondrement, fondé ou non, lui est familier.
Je n’ai pas lu le livre de Pablo Servigne et de Raphaël Stevens que vous citez, mais je crois savoir que c’est à partir de leur travail que l’on a employé le terme de « collapsologie ». Un anglicisme, ou plutôt un « franglisme », c’est évidemment ce qu’il fallait pour que la mode prenne. On a constaté le même processus au XIX° pendant le débat du mesmérisme. En 1842, l’Académie de Médecine avait décidé de se fermer à « toute espèce de fait magnétique », après deux décennies de débats houleux. Mais, quand en en 1878 Charcot a décidé d’autoriser ses troupes à envahir le territoire des magnétiseurs, jusqu’alors interdit par le décret académique de 1842, on a pu se référer aux travaux des Anglais, qui eux, bien entendu, n’avaient pas posé d’interdit. Du coup, on a eu aussi recours à leur terminologie, et c’est ainsi que le terme d’hypnotisme, qui avait déjà été forgé vers 1830 en France par le baron d’Henin de Cuvillers, est entré dans la langue ; car, entre temps, il avait aussi été proposé par Braid, et donc devenait prestigieux et académiquement utilisable. Il a fallu le détour de l’anglais pour employer un terme français. Comme vous le voyez, tous ces mécanismes de réappropriation ne cessent de se répéter.
LPE : Vous avez dans l’Oxymore donné une grande place à la pensée de Gilbert Simondon. Pourquoi ?
BM : Effectivement, l’originalité de ce livre, s’il en a une, est qu’il se fonde sur une intuition que j’ ai alimentée et renforcée en lisant Simondon, et je crois effectivement être le seul à voir eu cette idée pour creuser la question écologique. La pensée de ce philosophe peu connu, qui fut pourtant un des plus grands de la deuxième moitié du XXe siècle, visait à fournir une axiomatique pour penser les processus des mondes physique, biologique, psychique et culturel. Son axiome de base est qu’une réalité en déploiement va toujours jusqu’au bout d’elle-même, jusqu’ à un point de saturation. Quand elle atteint ce seuil critique, où les processus habituels ne peuvent plus fonctionner, elle fait un bond par dessus elle-même. De nouvelles structures jaillissent alors, qui lui permettent de se renouveler. Le paradigme est la saturation de l’Ancien régime en 1789, et ce qui s’en est suivi. Simondon a appliqué cette axiomatique à des réalités aussi différentes que la crise de folie, la révolution française, ou le développement des lignées techniques.
J’ai lu Simondon au début des années 2000, et d’emblée, j’ai senti la puissance et la pertinence de son concept de saturation pour penser la crise écologique. Mais je me suis aussi aperçu que le philosophe, porté par son schéma abstrait, continuait implicitement de se situer dans une situation où les processus qu’il cherchait à penser pouvaient se déployer et se renouveler à l’infini. Il n’envisageait pas encore la situation de la planète dans le cadre du monde fini. Il est vrai, certes, qu’en droit « l’enveloppant » est illimité, et que, comme le disait Bergson, notre pensée « va jusqu’aux étoiles. » Mais en fait, à notre échelle, nous ne pouvons aller physiquement aux étoiles dans des délais utiles, à supposer que ce soit un jour possible, car nous sommes bornés par les limites inexorables de notre petite planète.
J’ai donc examiné le concept de développement durable, avec lequel on pensait encore à l’époque, et ses nouvelles moutures, comme l’économie circulaire, j’ai regardé le problème sous tous les angles, et je suis arrivé à la conclusion que cela ne pouvait fonctionner que sur le papier. Tout dépend de ce qu’on qualifie de « durable ». Dans la réalité, l’économie ne peut être parfaitement circulaire, les circuits comporteront toujours des pertes, des « fuites ». Cela pouvait déjà être soutenu a priori, avant tout examen chiffré. L’économie la plus proche de la circularité consommera toujours plus de ressources que la planète, dans la longue durée, et même dans la durée moyenne, ne pourra en fournir. Et nous continuerons d’accumuler dans l’environnement et dans les organismes vivants des substances toxiques comme le plastique, le pesticides, les métaux rares, les éléments radioactifs, etc. On pourra ainsi prolonger la société de consommation d’un demi siècle (je donne ce chiffre à la louche, ce qui compte c’est l’ordre de grandeur). Mais on ne pourra pas lui demander d’affronter la durée cosmique, cela ne tient pas la route. Et donc, compte tenu des ressources limitées de la planète, des échelles cosmiques de temps et de distance, de la surpopulation, de la compétition croissante entre les nations, de la troisième guerre mondiale qui menace (et que l’on nous vend déjà comme inéluctable) ; compte-tenu encore du caractère dévorant du capitalisme et de l’irrépressible idéologie du « progrès » qui nous emporte, rien ne pourra empêcher la saturation d’aller jusqu’à son terme. C’est la reprise, avec de nouveaux concepts, de l’objection classique : une croissance infinie est impossible dans un monde fini. Nous sommes piégés sur notre petite planète bleue. C’est une situation tragique que, mus par un processus autodestructeur, nous ne savons pas contrôler.
À partir de l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy, j’ai été frappé par la prolifération soudaine, dans la chronique quotidienne des médias, comme dans la propagande commerciale et politique, de ces figures de rhétorique que l’on appelle les oxymores, dont la fonction est de tenir ensemble dans l’imaginaire deux affirmations incompatibles. Leur pouvoir évocateur est commenté et célébré depuis longtemps chez les poètes. Mais le nouvel usage qui en était fait s’apparentait plutôt à une sorcellerie évocatoire visant à fasciner et à contrôler les esprits. Certains, comme la « croissance négative » de Christine Lagarde, ou la « consommation participative », étaient franchement comiques, mais d’autres, comme le « développement durable », présenté vers 2007 comme l’idéal régulateur de notre société, avaient clairement à mes yeux pour fonction de masquer une impasse et une impossibilité principielle. J’ai commencé à les collectionner et à me documenter sur l’usage que l’on avait pu en faire dans le passé. En me replongeant dans l’histoire du Troisième Reich, je me suis souvenu que la propagande nazie avait recouru de manière systématique à ces fleurs vénéneuses de la rhétorique, et que le national-socialisme était l’oxymore-mère des années trente. Il devenait pour moi de plus en plus évident que ce nouvel usage des oxymores révélait quelque chose de fondamental de notre société. C’est le lancement du Grenelle de l’environnement qui a commencé à me mettre sur la piste. Je sentais bien que cette prolifération des oxymores avait affaire avec les autres thèmes qui me préoccupaient, avec la saturation du monde, la surenchère du néocapitalisme financier et la crise écologique, mais je n’arrivais pas encore à percevoir clairement la nature de ce lien. Alors, pour essayer de clarifier ma pensée, j’ai commencé à échanger des courriels sur ce thème avec un professeur de philosophie de mes amis, et je n’oublie pas non plus les conversations que nous avons eues alors à Troyes sur ce thème. Je n’avais à l’époque nullement l’intention d’écrire un livre sur une question que j’estimais en dehors de mes compétences, mais seulement de clarifier mes idées. Mais l’un de ces courriels m’a embarqué et s’est mis à enfler, au point que je me suis retrouvé avec la matrice d’un livre, que je n’avais pas prévu d’écrire.
Là-dessus, les hasards de l’existence m’ont expédié à Mayotte, où j’ai terminé ma carrière d’enseignant, et c’est dans les circonstances très particulières et très intenses de ce séjour dans l’océan indien que les différents thèmes qui m’agitaient ont fini de cristalliser. Pour comprendre vraiment ce qu’est la saturation, ce qu’elle implique pour la vie humaine, il a fallu que je me retrouve sur cette île d’une beauté à couper le souffle, mais déjà rongée par une croissance désordonnée. La menace a cessé pour moi d’être une abstraction pour devenir une réalité tangible. Tout y était : les dégâts déjà évidents de l’urbanisation désordonnée sur le fragile biotope du lagon, une bourgeoisie arrogante, parasitaire et esclavagiste, un afflux toujours croissant de réfugiés misérables venus des Comores. Cette situation particulière m’est apparue comme une métaphore de l’humanité contemporaine, et notre petite planète bleue comme un ilot menacé, perdu dans un océan sans rivages, dont toute évasion est impossible dans des délais utiles.
Après quelques mois de bain mahorais, mes intuitions se sont ordonnées en un grand récit au fond très simple : chaque société tend à persévérer dans son être, et la nôtre plus que toutes celles qui l’ont précédé ; en effet, comme elle dispose de ressources humaines et matérielles sans précédents, elle ne manquera pas de les mettre en œuvre pour aller jusqu’au bout de son projet en digérant toutes les oppositions ; quant à la prolifération des oxymores, elle contribue à cette digestion, elle a pour fonction cachée de masquer le caractère insensé de cette course à l’abîme.
Je dois préciser que dans mon récit le rôle des oxymores est secondaire, il n’occupe en fait qu’ un petit chapitre. Le concept central est la saturation. Je voulais d’ailleurs appeler le livre La saturation du monde. Mais Philippe Pignarre, mon éditeur, a senti avec un instinct très sûr qu’il fallait mettre l’accent sur le rôle des oxymores pour rendre plus évidente la dimension politique du livre. C’est lui qui a trouvé le titre. Au début, je n’en ai ai pas voulu, mais il me l’a imposé, et il a eu raison.
LPE : Quelle est votre appréciation de la situation aujourd’hui, plus de 10 ans plus tard ?
BM : Quinze ans en fait, car j’ai écrit l’Oxymore en 2007- 2008. La situation, on peut la résumer en trois mots : c’est toujours pire. Toujours pire que ce que l’on avait prévu, et que ce que j’avais moi même anticipé. Je ne vais pas allonger la litanie des catastrophes annoncées, et je me contenterai d’évoquer les chiffres de la température. Si l’on en croit ce que nous disent les climatologues relayés par les médias, chaque année est désormais plus chaude que la précédente. Or, pour que l’on puisse détecter des différences d’année en année, alors que l’ordre de grandeur des processus climatiques est l’échelle du temps long, ne faut-il pas que l’on soit entré déjà dans la phase de l’emballement ? Des chiffres aussi précis sur une échelle aussi courte sont-ils fiables ? Et s’ils le sont, que signifient-ils ? J’aimerais bien avoir une réponse à ces questions.
Dans l’Oxymore, j’ai avancé à demi-masqué, en qualifiant mon pessimisme de « méthodique », pour faire entendre qu’il ne s’agissait pas d’une projection psychologique personnelle. Cela pouvait se justifier à l’époque car il s’agissait alors de prolonger en les amplifiant par la pensée des tendances inquiétantes, à des fins exploratoires. Mais, quinze ans après, il n’est plus même nécessaire de prendre ces précautions de méthode, je suis pessimiste tout court. Les choses sont allées très vite, trop vite. Je suis tellement pessimiste que par moments l’affaire me semble pliée.
C’est là, évidemment, une idée fort désagréable. Quand on cherche à l’ approcher, il faut élargir le débat. Il y a une tendance aujourd’hui chez les astrophysiciens à réviser la probabilité de la vie dans le cosmos, et la pointe avancée de ce mouvement est la thèse de Jean Pierre Bibring, qui en arrive à soutenir l’unicité de la vie terrestre ! Je ne partage pas ce point de vue, mais celui de l’astrophysicienne Nathalie Cabrol. Cependant, quand il s’agit d’évaluer la probabilité de la vie, la tendance générale semble bien être de réviser l’optimisme de jadis et d’affirmer son extrême rareté.
De ce fait, même si on ne partage pas le point de vue tranché de Bibring, notre responsabilité est abyssale. Nous sommes la (ou une des) merveille(s) du cosmos. Nous devons donc prendre soin de cette vie dont un dessin (ou un hasard) incompréhensible nous a gratifiés. Il n’est plus nécessaire s’insister sur ce qu’il en est en fait : on a trop de raisons de penser que la descente aux enfers est amorcée, et que si la vie humaine échappe à la catastrophe qui se prépare, elle sera tellement amoindrie et modifiée qu’elle devra pour se redéployer repartir sur des bases totalement nouvelles. Nous sommes à court terme devant le possible échec de l’aventure humaine telle qu’elle s’est déployée depuis des dizaines de millénaires, et même peut-être, à moyen terme, devant notre possible extinction, si jamais l’effet de four redouté par un Hansen se vérifie, ce que l’accélération actuelle des chiffres de la température pourrait signifier. Quand l’URSS est redevenue menaçante, au milieu des années quatre-vingt, Cornélius Castoriadis a écrit un prémonitoire Devant la Guerre. Il ne voulait pas dire que la guerre aurait lieu à coup sûr en Europe, mais que l’on devrait désormais vivre et penser avec cette perspective, et les événements récents viennent de prouver qu’il avait raison. Dans le même esprit, mais en changeant d’échelle, on pourrait écrire aujourd’hui un Devant l’Extinction, en élargissant la fameuse formule de Paul Valery : « nous autres espèces vivantes, nous savons désormais que nous sommes mortelles. » Certes, nous savons de façon certaine, et depuis longtemps, qu’à la fin de sa course le soleil va nous engloutir. Mais c’était là, jusqu’à présent, un défi tellement lointain qu’il restait abstrait. Aujourd’hui, cela commence à devenir concret, car nous venons d’amorcer la glissade. Et le genus homo consumériste n’est absolument pas prêt à affronter ce défi, c’est même le type d’être humain le moins prêt à le faire, ce qui est logique puisqu’il est façonné par le consumérisme, par la pression de confort.
Tant que l’on admet la pluralité des mondes habités, une sorte d’optimisme cosmique reste possible, un optimisme sur lequel la SF a joué depuis ses débuts : je pense par exemple à la fin grandiose de La mort de la Terre de Rosny-Aîné, paru en 1910. S’il y a de la vie ailleurs dans le cosmos, les possibles restent ouverts ; la fin de l’humanité n’est pas la fin de la vie, l’aventure cosmique se poursuit ailleurs, donnant un sens aux échecs, au hasard et aux erreurs. Cet optimisme cosmique permet de penser et d’affronter le fait central de notre condition, à savoir que nous en savons trop et pas assez, et de regarder en face la catastrophe qui vient. Mais que la grande aventure cosmique de la vie se termine en queue de poisson dans une sorte de suicide consumériste qui fait penser au destin des insectes attirés par une lampe, cela a quelque d’absurde et de grotesque, cela donne même la nausée.
La nouveauté radicale, c’est l’accélération et la diffusion des connaissances concernant notre situation cosmique. Désormais, nul ne pourra totalement ignorer la vérité de notre condition, écologique mais aussi et surtout métaphysique : il suffira de cliquer sur un smartphone. Préparés ou non à l’affronter, tous les êtres humains seront exposés à des connaissances aux implications parfois exaltantes, mais parfois aussi traumatisantes, comme l’est l’annonce de la possible unicité de la vie quand on la couple au prévisible désastre écologique. Mais il leur suffira encore de cliquer sur les smartphones (en attendant des moyens moins rudimentaires) pour plonger dans le Métavers simulé où ils pourront fuir et oublier leur condition. Car les moyens qui permettent d’établir la vérité du monde et de notre condition sont déjà aussi ceux, toujours plus puissants, qui permettront de la détruire, de la fuir et de l’oublier. Ce Métavers dans lequel nous risquons de sombrer, c’est la version technologique de l’Enfer futur, la prison de l’esprit qu’a génialement pressentie Philipp K. Dick. La fuite dans le Métavers risque fort d’être la réponse collective à l’angoisse de l’extinction qui va monter.
LPE : Mais quand même, quelles mesures pouvons-nous encore tenter ?
BM : Malgré mon pessimisme, je n’arrête pas d’y réfléchir. Sur le fond, je pense que l’autolimitation prônée par Castoriadis est la seule voie possible. Mais cette voie heurte frontalement l’illimitation de l’idéologie dominante, et le choc de ces deux courants produit un gigantesque remous que mon éditeur a judicieusement appelé la « politique de l’Oxymore ». Il y a quatre ans exactement, quand France inter est passé de la Tête au carré à la Terre au carré, les médias ont déclenché la mode de l’écologie. Comme les chiens pendant la nuit, ils se sont tous mis à aboyer en même temps et depuis nous n’entendons plus sur les ondes que des « belles personnes » proclamant leur vaste conscience écologique et leur immense amour du vivant. C’est très bien, mais qu’en est-il en fait ?
Je constate que l’on va nous contraindre à la 5G sans nous avoir consultés. Que les vieux portables qui fonctionnent encore à la 2G, à la 3G seront prochainement hors service. Que le trafic des camions continue de monter. Que le trafic aérien arrêté grâce au Covid a repris de plus belle. Que la SNCF va être condamnée par la Communauté européenne à une amende de plusieurs milliards d’euros pour avoir financé le fret ferroviaire. Que la consommation de plastique continue inexorablement d’augmenter, bien qu’on la désigne aujourd’hui comme une menace planétaire. Que Lula s’avoue incapable de défendre la forêt amazonienne, etc.
Cet amer constat que chacun peut faire me conduit à penser que le slogan « sauvons la planète », pour la majorité des gens, signifie d’abord « sauvons notre mode de vie ». On essaie encore de croire que les deux devises sont conciliables, mais c’est une illusion. Pour oublier cette contradiction et donner le change, on surjoue dans les médias le théâtre des belles consciences, le théâtre d’une société unanime mobilisée jusque dans ses tréfonds pour la sauvegarde du vivant. Mais ce cinéma, pour l’instant, sert surtout à conjurer notre incapacité à modifier radicalement et dans des délais utiles notre mode de vie.
C’est ici que l’on retrouve l’idée fondamentale de l’autolimitation proposée par Castoriadis. Je pense que nous devons commencer à nous auto-limiter, pas dans 20 ans mais tout de suite, par des référendums d’autolimitation. La fin totale du plastique dans un délai de deux ou trois ans selon un échéancier que l’on qu’on aura fixé, la limitation drastique des voyages aériens, l’interdiction des piscines, même pour les milliardaires, etc. Je ne suis pas plus brillant que la moyenne, il s’en faut, il m’arrive encore de prendre l’avion, je gaspille comme tout le monde, et c’est justement pour cela que je voudrais pouvoir m’auto-contraindre par le vote. C’est la dernière chance de la démocratie. Si nous ne parvenons pas à mettre en place ces référendums d’autolimitation, si la pression de confort reste la plus forte, il faudra passer par la voie autoritaire, et cela ne pourra se faire que lorsqu’il sera trop tard, car la voie autoritaire ne sera possible que lorsque nous aurons le couteau sur la gorge.
Mon autre idée, couplée à l’autolimitation, c’est que nous devons nous déclarer, nous penser et nous disposer en état de guerre. L’état de guerre, celui par exemple que les Anglais se sont imposés en 1940 pour affronter Hitler, suppose naturellement pour les démocraties une restriction partielle de libertés et de consommation acceptée par tous en raison d’un péril et d’un enjeu jugé supérieur et imminent. Il permettra d’imposer immédiatement des solutions qui sont impossibles en temps normal. A partir de mai 1942 la vitesse des automobiles, sur tout le territoire américain, a été limitée entre 35 et 45 MPH selon les zones, et elle l’est restée jusqu’à la fin du conflit. Il n’y a eu ni conflit, ni discussion sur ce point, car l’état de guerre était évident. L’idée a été dévoyée par Macron quand il a proclamé six fois sur un ton emphatique, au début du Covid, que nous étions « en guerre ». S’il avait cru à sa proposition, il lui aurait suffi d’ajouter à son fameux « nous sommes en guerre » sa conséquence logique : « à partir de demain, 10 milliards seront accordés à l’hôpital public et les infirmières recevront un double salaire. » Cela aurait coûté vingt fois moins cher que les 200 milliards (ou plus) qui ont été déversés pour maintenir la société dans le confinement. Macron a osé appliquer cette formule à une épidémie surévaluée qui ne justifiait pas de telles mesures et s’est bien gardé de le faire pour l’immense péril qui menace l’humanité. Bref, nous sommes gouvernés par des élites qui n’ont pas l’équipement mental pour faire face à la situation.
L’enjeu ici est double : c’est la dernière chance de la démocratie, et c’est peut être la dernière chance tout court. Si la démocratie n’est n’est pas capable de se mobiliser comme elle l’a fait pour combattre le nazisme, et de passer à un régime de guerre, pas dans dix ans mais tout de suite, ce seront les Chinois qui nous monteront le chemin.
Il est prévisible que ce projet des référendums d’auto-limitation soit édulcoré ou rejeté par les pouvoirs publics. Il est également prévisible que s’il est mis en place, il sera rejeté au début et pendant une décennie ou plus par des électeurs encore nourris de l’idéologie consumériste. Si c’est bien le cas, le mouvement des Soulèvements de la Terre, qui vient juste d’être interdit, pourrait prendre le maquis, et alors, puisque tous les recours démocratiques auront été épuisés, le temps de la dynamite sera venu, et on verra passer à l’action des « Brigades vertes », pour reprendre le titre du roman de l’écrivain de SF Alain Grousset, paru en 1988.
LPE : Quels liens faites-vous entre les phénomènes métapsychiques sur lesquels vous travaillez depuis des décennies et la bascule de civilisation apparemment en cours ?
BM : Ce lien est pour moi central et évident, et pourtant l’idée est encore difficile à faire passer. Quand l’Oxymore a eu son moment de succès après 2009-2010, j’ai été invité à le défendre devant des groupes de la gauche écologique, et certaines personnes, dans ces réunions, se sont étonnées quand elles ont découvert mon coupable intérêt pour la métapsychique : « comment pouvez-vous partager nos convictions, et vous intéresser à ces thèmes régressifs et suspects que sont la voyance ou les ovnis ? » Je répondais invariablement que c’est justement parce que je m’intéressais à ces sujets que j’ai abordé la cause écologique. C’est explicitement en tant qu’historien de la métapsychique, et depuis cet arrière-plan, que j’ai fait cette incursion dans le domaine de l’écologie. Le problème est que cet arrière-plan demeure suspect pour une grande partie de nos intellectuels.
Selon un schéma propagé par les intellectuels marxistes et profondément ancré dans les esprits depuis la Libération, ceux qui s’intéressent à la vie mystique, aux mythes, aux symboles et aux phénomènes dits paranormaux, sont suspectés a priori d’appétences crypto- ou pré-fascistes. Aujourd’hui encore, on peut entendre ce genre de propos convenus à Saint-Germain des Près si on a le privilège d’être invité à dîner chez madame Verdurin.
Or, l’exploration des archives nous dévoile un paysage très différent. Elle nous apprend que depuis l’époque du marquis de Puységur, le courant central du mesmérisme a été lié aux forces de progrès, et que le socialisme utopique a puisé ses sources dans l’ésotérisme, la mystique, le mesmérisme, et dans certains courants du christianisme. C’est dans cette mouvance que l’on trouve aussi les germes du féminisme et la pensée écologique, particulièrement dans l’effervescence qui a précédé la révolution de 1848.[1] À cette époque, un paradigme émerge dans la pensée : la solidarité cosmique. De nombreux intellectuels, dans la mouvance magnétique (prise au sens large des « compagnons de route »), rejettent la conception mécaniste de l’univers issue de Galilée et refusent l’idée selon laquelle l’homme serait le seul foyer de conscience dans un monde de processus aveugles. Et l’on assiste à l’émergence dans la pensée française d’une vision nouvelle de l’univers, devancée depuis longtemps en Allemagne par la Natur philosophie – une conception du monde pour laquelle tout conspire, tout est relié. C’est dans cette effervescence intellectuelle que le socialisme utopique et la réflexion écologique ont puisé leurs racines les plus profondes. Victor Hugo fut un des sommets émergés de cette vision du monde et de la société, et la conception de la solidarité cosmique sous-tend aussi la pensée politique d’un Jean Jaurès, qui termine sa thèse de philosophie sur la grandiose vision de l’intrication universelle révélée par les progrès des sciences psychiques.
Aujourd’hui, le scientisme, bien qu’officiellement démodé dans la haute anthropologie, est un poison intellectuel qui imprègne l’idéologie commune. Pour les métapsychistes, les choses sont claires depuis longtemps : les zététiciens, leurs ennemis intimes, sont des zélateurs du scientisme. Mais avec la crise du Covid, ce lien est devenu explicite pour tout le monde. Organisés désormais en meutes, et rebaptisés dans l’anglais de rigueur les fact checkers, ils s’attaquent à toutes les formes de pensée non conforme et défendent Big Pharma, qui les subventionne en sous main.
Je terminerai ma diatribe par un éclat de rire. Adossé à la Fondation Jean Jaurès, le mouvement Conspiracy Watch s’en prend en ce moment avec une virulence démesurée au complotisme, le nouveau concept attrape-tout qui englobe désormais toutes les dérives présumées de l’irrationnel. Or il est impossible de trouver une référence plus inadéquate, car Jaurès fut, au début du XX° siècle, un des plus fervents compagnons de route des sciences psychiques ! Le simple fait que l’on puisse se réclamer de Jaurès pour justifier la répression des sciences psychiques suffit à montrer la profondeur des préjugés que l’on cultive encore sur cette dimension de l’expérience.
LPE : Sur quoi ou qui travaillez vous en ce moment ?
BM : Mon dernier livre, Proust voyant, paru en janvier de cette année chez Vues de l’Esprit, continue d’explorer la veine de l’influence culturelle du mesmérisme. On a voulu ignorer pendant plus d’un siècle que l’auteur de la Recherche avait chez ses proches la réputation d’être un voyant véritable. J’ai tiré ce fil, et cela m’a conduit à réinterpréter son œuvre « au risque de la métapsychique ».
[1] On trouvera une description de cette effervescence prérévolutionnaire dans mon essai sur le voyant Alexis Didier, qui fut sans doute le plus grand « somnambule magnétique » du XIX° siècle : Un voyant prodigieux, Alexis Didier, 1826-1886, Le Seuil, 2003.