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Transition écologique et liberté

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Transition écologique et liberté.

Augustin Fragnière

Vol 1 (1) – octobre 2017 – « Les transitions écologiques »

RÉSUMÉ

Écologie et liberté individuelle sont-elles deux valeurs contradictoires, comme certains auteurs aiment à l’affirmer, ou sont-elles au contraire compatibles, voire complémentaires ? L’article explore cette question en utilisant les méthodes de la philosophie politique contemporaine, et en confrontant trois conceptions différentes de la liberté individuelle à la notion de limite écologique. Il conclut que si certaines conceptions de la liberté semblent en effet peu compatibles avec la transition vers une société à faible empreinte écologique, l’idéal néo-républicain d’une liberté comme absence de domination est beaucoup plus prometteur. Le néo-républicanisme nous permet de penser une réduction des flux de matière et d’énergie compatible avec la liberté des citoyens, du moins telle qu’elle est comprise dans cette tradition de pensée.

Mots clés : Philosophie politique, Liberté, Limites écologiques, Néo-républicanisme, Politiques environnementales.

ABSTRACT

Title : Ecological transition and liberty

Are ecology and liberty conflicting values? Or are they, on the contrary, compatible and even complementary? This article aims to tackle this question, using the methods of contemporary political philosophy, by confronting three different conceptions of individual liberty with the notion of ecological limit. It concludes that some conceptions of liberty fit indeed poorly with a transition towards a low ecological footprint society, but that the neo-republican ideal of liberty as non-domination fares much better than the others. Neo-republicanism enables us to see the reduction of material and energy flows as compatible with individual liberty, at least as it is understood in this tradition of thought.

Keywords: Political philosophy, Liberty, Ecological limits, Neo-republicanism, Environmental policy.

PLAN

  • Le problème de la liberté d’option
    • Liberté comme non-limitation
    • Liberté comme non-interférence
  • La liberté d’agent comme alternative ?
    • Liberté comme non-domination
  • Conclusion

***

INTRODUCTION[1]

La question de la liberté est débattue par les philosophes depuis plus de deux millénaires, principalement dans le cadre de réflexions sur les principes devant fonder le rapport des citoyens à leur gouvernement. Alors que d’aucuns pourraient croire que tout a été dit sur le sujet, la question est au contraire plus d’actualité que jamais. En effet, la prise de conscience, depuis quelques décennies, des limites imposées à l’action humaine par la biosphère nous oblige à repenser la question à nouveau frais. La nature ne peut plus être pensée aujourd’hui comme un simple décor devant lequel les humains évoluent de manière autonome, mais doit être comprise comme un espace de vie fragile et clôt aux ressources finies (Serres, 1992). Le bon fonctionnement de la biosphère, ce par quoi j’entends ici le cadre de stabilité que celle-ci a connu durant la période Holocène, constitue une condition primordiale de l’épanouissement humain sur Terre et de la prospérité de nos civilisations. L’hypothèse de départ de la présente contribution, qui ne sera pas justifiée ici de manière étendue, est donc que le cadre écologique dans lequel évoluent les sociétés humaines présente des limites qui doivent être intégrées aux réflexions sur nos valeurs et nos institutions, au nombre desquelles figure le concept de liberté.

Ces limites sont classiquement divisées en deux types généraux : la disponibilité des ressources naturelles (par exemple la raréfaction des ressources fossiles et métalliques, etc.) et la capacité de charge de la Biosphère (p. ex. le changement climatique, la déstabilisation des écosystèmes, etc.). Ces deux dimensions forment ensemble ce qu’il convient de nommer la finitude environnementale. Il s’agit là d’un constat factuel, scientifiquement débattu, mais suffisamment étayé pour être pris au sérieux[2]. La principale conséquence de ce constat est que la période de croissance et d’abondance matérielle sans précédent que les pays industrialisés ont connue depuis la révolution industrielle ne pourra être prolongée indéfiniment. Il est probable qu’à long terme les sociétés soient confrontées à des situations de raretés multiples qui permettront au mieux le maintien d’économies stationnaires (Jackson, 2010).

Dès lors, se pose la question de la transition d’une société organisée autour de l’idée d’abondance et de croissance indéfinie à une société reconnaissant l’existence de limites externes et la nécessité d’une relation durable avec la Biosphère. Une telle transition, qui implique à n’en pas douter un certain nombre de contraintes physiques, demande des changements profonds en termes d’infrastructures techniques et de pratiques économiques. Mais ce n’est pas tout. Elle demande également, du moins est-ce ce que je vais tenter de montrer, une modification substantielle des normes politiques et sociales qui gouvernent le fonctionnement de nos sociétés. Le concept de liberté, en particulier, me semble occuper une place importante en raison de son rôle souvent central et structurant au sein des théories politiques contemporaines et des démocraties occidentales.

Il existe une pluralité de conceptions différentes de la liberté, qui ne sont pas toujours compatible entre elles et sont parfois même directement contradictoires. L’histoire des idées politiques est ponctuée de controverses entre courants de pensée concurrents au sujet de la définition de la liberté. Or, si ces controverses ont souvent pris la forme de batailles acharnées, c’est bien en raison des conséquences politiques très concrètes de l’adoption de telle ou telle conception. Par exemple, songeons aux débats enflammés à propos de la définition de « l’homme libre » entre défenseurs de la Couronne et défenseurs du Parlement durant la guerre civile anglaise au 17ème siècle. L’enjeu, pour les royalistes, était de montrer qu’une monarchie n’est pas contraire à la liberté pour autant que le souverain accorde certains droits à ses sujets. Leurs opposants tentaient de montrer l’inverse (Skinner, 2010). De même, dès le 19ème siècle, la critique marxiste des sociétés capitalistes a été en grande partie structurée par la critique de leur conception purement formelle de la liberté et donc de leur incapacité à voir l’exploitation des classes laborieuses comme une aliénation. Plus récemment, les critiques libertariennes des politiques fiscales et de l’État Providence se sont également appuyées sur une conception particulière de la liberté adossée à des droits de propriété jugés inaliénables (Nozick, 2008). Le concept de liberté est donc un élément extrêmement structurant des débats politiques et il serait surprenant que les problèmes environnementaux échappent à cette question. De fait le débat est déjà bien présent comme en atteste par exemple l’opposition farouche des milieux néo-libéraux à toute forme de régulation des émissions de gaz à effet de serre, au nom d’une certaine conception de la liberté (Oreskes, Conway, 2010 ; Klein, 2014). Leur opposer une autre conception de la liberté qui puisse s’épanouir malgré l’existence de régulations environnementales est donc une tâche indispensable pour mener à bien la transition écologique.

Pourtant, peu d’analyses approfondies du concept de liberté dans une perspective écologique ont été menées à ce jour. La question est mentionnée en lien avec les problèmes de population dès la fin des années 1960 par certains environnementalistes (Hardin, 1968 ; Ehrlich, 1972) puis par le rapport Meadows (Meadows et al. 1972). Elle est ensuite discutée de manière plus approfondie dans les décennies suivantes par le courant connu en France sous le nom d’écologie politique et sociale (Gorz, 1977 ; Castoriadis, Cohn-Bendit, 1981 ; Illich, 2003 ; Bookchin, 2005 ; voir aussi : Fragnière, 2013). Plus récemment, Tim Jackson a proposé une conception de la liberté basée sur le concept de « capabilité » dans son rapport sur la prospérité sans croissance (Jackson, 2010)[3]. Les exemples de ce type restent toutefois rares si on les compare à la vaste littérature existant sur les difficultés posées par les questions environnementales en termes d’égalité, autre concept clé des démocraties occidentales. L’objectif de ce chapitre est donc de contribuer à un renouvellement du débat sur les relations de la liberté et de l’écologie.

La liberté dont il s’agira ici doit être comprise comme étant politique au sens large. En d’autres termes, il s’agit de la liberté qui se manifeste, ou se trouve limitée, dans le rapport des individus à la collectivité. Le type de liberté qui nous intéresse doit permettre de déterminer qui peut être jugé libre et à quelles conditions, au sein d’une collectivité qui est elle-même située dans contexte écologique donné. La liberté constitue en ce sens un idéal politique, soit une valeur importante que l’État devrait protéger et promouvoir (sans pour autant qu’elle soit la seule). La question qui va nous occuper est donc : Quelle conception de la liberté devrait-on favoriser dans le cadre de la transition écologique ?

Parmi les nombreuses conceptions de la liberté politique qui existent en théorie et en pratique aujourd’hui, certaines semblent plus compatibles que d’autres avec la finitude environnementale et l’idée de transition écologique[4]. Une première tâche consiste donc à identifier lesquelles. Mais poser la question de la compatibilité n’est pas suffisant car il faut également que la conception retenue soit désirable en elle-même et plausiblement réalisable dans le cadre des sociétés occidentales contemporaines. Par exemple, une conception ascétique voyant la clé de la liberté dans le fait de ne pas désirer ce à quoi l’on a pas accès est certes compatible avec la raréfaction des ressources, mais il est peu probable qu’elle soit adoptée à large échelle dans un avenir proche (Berlin, 2002).

Sans chercher à être exhaustif dans mon examen des différentes conceptions de la liberté existantes, je suivrai dans les développements qui viennent la typologie de la liberté proposée par le philosophe irlandais Philip Pettit. Je tenterai par ailleurs de défendre l’idée que la conception de la liberté comme non-domination qu’il a lui-même largement contribué à développer est un bon candidat pour satisfaire les critères de notre recherche.

La typologie de la liberté adoptée par Philip Pettit comprend deux catégories très larges et trois conceptions plus précises de la liberté qu’il considère comme représentatives des doctrines les plus en cours actuellement. Les deux catégories, liberté d’option (option freedom) et liberté d’agent (agency freedom), sont deux manières différentes de comprendre ce que l’on entend par « être libre » ou ce que l’on attend de ce concept (Pettit, 2001 ; Pettit, 2003). Elles peuvent également être interprétées comme deux dimensions importantes de la liberté. Les trois conceptions de la liberté qu’il propose sont la liberté comme non-limitation et la liberté comme non-interférence (qui se focalisent avant tout sur la liberté d’option), ainsi que la liberté comme non-domination (qui met la priorité sur la liberté d’agent). Les développements qui suivent se calquent donc sur cette structure.

LE PROBLÈME DE LA LIBERTÉ D’OPTION 

Les questions d’incompatibilité entre liberté et problèmes environnementaux se situent avant tout dans le cadre général de la liberté d’option. Dans cette catégorie, la liberté d’un individu est fonction du nombre d’options qui sont à sa disposition et éventuellement de leur diversité et de leur valeur. Ce cadre peut cependant abriter différentes conceptions de la liberté en fonction de ce que l’on entend par avoir des options « à disposition ». Cela apparaît plus clairement lorsque l’on prend en compte la nature des contraintes qui barrent l’accès des individus à certaines options. Celles-ci peuvent en effet être naturelles (rivière ou montagne infranchissable, lois de la nature, maladie, etc.) ou d’origine humaine (violence physique, lois, menaces, etc.). Dans la catégorie des contraintes d’origine humaine, celles-ci peuvent également être intentionnelles ou non-intentionnelles. En fonction des critères retenus pour définir quels types de contraintes comptent comme restriction de liberté se dessinent donc différentes conceptions de la liberté.

  • Liberté comme non-limitation

Commençons par le cas le plus simple et considérons que tous les types d’obstacles mentionnés ici comptent. Avoir des options à disposition suppose donc non seulement l’absence d’obstacles et de limitations naturelles, mais également l’absence d’interdiction ou d’autres empêchements d’origine humaine. C’est ce que Philip Pettit nomme la liberté comme non-limitation (Pettit, 2003 ; Spitz 2010). Dans son acception la plus simple il s’agit d’une conception purement quantitative de la liberté d’option dont l’objectif est la maximisation de l’éventail des choix[5]. Cela nous mène à deux remarques concernant la relation de cette conception de la liberté avec la question environnementale.

La première est que la liberté comme non-limitation possède une affinité particulière avec l’économie de croissance. La croissance économique a en effet cette caractéristique d’augmenter le nombre d’options à disposition de ceux qui en profitent. Elle leur donne accès à une plus grande palette de biens et services pour un prix relatif plus bas, à des moyens plus nombreux et plus variés de se déplacer et de s’informer, etc. Dans ce cadre la croissance peut donc être considérée comme un vecteur de liberté, si bien que la possibilité de choisir parmi un nombre toujours croissant d’éléments est souvent considérée comme positive. Cet position est tenue par les économistes welfaristes (Sugden, 1998), mais elle est également visible dans les prises de position des fédérations de défense des consommateurs. Elle a maintes fois été mise en évidence par les sciences sociales, souvent pour montrer qu’il ne s’agit là que d’une illusion ou d’un particularisme culturel et historique (voir par exemple Schwartz, 2005 ; Iyengar, 2011).

La seconde remarque est que la question environnementale peut entrer en contradiction directe avec la liberté d’option. Les dégradations écologiques peuvent en effet conduire à une diminution drastique du nombre de choix à disposition, soit par l’épuisement des ressources naturelles, soit par le biais d’événements destructeurs tels que sécheresses, tornades, vagues de chaleur, etc. Dans la perspective de la transition écologique, l’objectif est toutefois d’éviter de telles conséquences en reconnaissant l’existence de limites à l’exploitation de la nature. Mais le respect de telles limites, c’est-à-dire l’adaptation de nos sociétés à un fonctionnement durable, nécessite un certain nombre de régulations des modes de production et de consommation qui vont également restreindre la quantité et la diversité des options à disposition des individus.

Dans le cadre de la liberté comme non-limitation il est donc clair que toute entrave à la croissance économique, par exemple toute régulation environnementale de celle-ci, est également une entrave au développement de la liberté. Compte tenu du présupposé de la finitude environnementale, cette conception est donc en contradiction avec l’objectif de la transition écologique.

Ce qui reste possible dans ce cadre est toutefois de justifier une restriction des options disponibles maintenant en vue d’éviter des restrictions encore plus drastiques à l’avenir, des suites d’un effondrement écologique. Cette stratégie est toutefois vulnérable aux difficultés habituelles auxquelles font faces les politiques environnementales. Compte tenu des dimensions spatiales et temporelles des problèmes environnementaux globaux, les personnes qui verraient leur liberté de choix limitée par la régulation ne seraient généralement pas les mêmes que celles qui bénéficieraient le plus des politiques environnementales. La pesée d’intérêt se ferait donc entre les libertés précises et bien identifiées (économique, de consommation, de choix du style de vie, etc.) d’individus contemporains et les libertés, certes peut-être plus fondamentales mais encore indéterminées, d’individus non-identifiés, loin dans le futur. Il n’est donc pas évident que les deux termes de la comparaison soient vraiment commensurables, ou, s’ils le sont, que les enjeux de long terme prennent le dessus. L’interférence associée à la régulation est certaine, alors que les restrictions de liberté qu’elle permettra d’éviter ne sont souvent que de l’ordre de la probabilité. Il y a donc ici une asymétrie qui penche également en faveur de l’absence de régulation. D’autre part une telle démarche, fondée exclusivement sur la liberté d’option, présente le profil d’une politique du sacrifice telle qu’on peut la rencontrer dans certains textes écologistes précoces et reste dans le domaine de la contrainte. Cela n’en fait pas un idéal politique très attirant. Étant donné la tendance maximisatrice de cette conception de la liberté, la reconnaissance de limites impliquerait une frustration permanente de ses aspirations. Ce que nous cherchons est au contraire une conception de la liberté qui peut s’épanouir dans un contexte de finitude.

  • Liberté comme non-interférence

Compliquons un peu le tableau en examinant maintenant une conception de la liberté assez courante dans la sphère libérale ainsi qu’au sein des défenseurs du libre marché. L’idée derrière cette conception de la liberté est que les interférences d’origine humaine avec le set d’options des individus sont plus graves que les simples limitations naturelles. A première vue cela semble raisonnable, en particulier du fait que le but est ici de définir les termes de la liberté politique. Ce que Philip Pettit nomme la liberté comme non-interférence ne considère donc que les obstacles d’origine humaine et intentionnels comme restrictions de la liberté (Pettit, 2003). Cette conception remonte à Thomas Hobbes. Elle a ensuite été reprise par Jeremy Bentham au 18ème siècle (Pettit, 2004)[6], puis par de nombreux philosophes libéraux contemporains (de droite comme de gauche). Ainsi Isaiah Berlin note-t-il :

Coercion implies the deliberate interference of other human beings within the area in which I could otherwise act. You lack political freedom only if you are prevented from attaining a goal by human beings. Mere incapacity to attain a goal is not lack of political freedom (Berlin, 2002: 169).

La conception de la liberté selon Berlin ne comprend donc que les entraves humaines intentionnelles. Pour ces auteurs, il convient donc de bien distinguer ce qui est de l’ordre du manque de liberté et ce qui relève de l’incapacité d’agir (Feinberg, 1984 ; Nozick 2008). Cette distinction est courante chez les libéraux et elle implique deux choses. La première est que la liberté en ce sens est un concept purement formel, dans la mesure où un individu peut être jugé libre de faire des choses qu’il n’a pas la capacité ou les moyens d’accomplir (« Both the rich and the poor in our free country are equally at liberty to buy Cadillacs », peut-on lire chez Feinberg (1984: 8)). La seconde est que selon cette définition la loi elle-même, quel qu’en soit le contenu, est considérée comme un obstacle à la liberté. Cela a des conséquences plutôt négatives en termes environnementaux.

Comparée à la liberté comme non-limitation, la liberté comme non-interférence semble donc moins focalisée exclusivement sur la taille de l’éventail des choix et donc plus compatible avec l’existence de limites écologiques contraignantes. Mais le problème de cette conception est différent. Il est qu’elle rend difficile la régulation des comportements collectifs. Cela est manifeste dans le cas du marché. Le fait que seules les interférences intentionnelles soient prises en compte signifie que les lois régulant le marché doivent être considérées comme des réductions de liberté, alors que les conséquences négatives du marché (pauvreté, précarisation, problèmes de santé, etc.), n’étant pas intentionnelles, ne le sont pas. Une telle asymétrie plaide donc en faveur du laisser -faire ou du moins place la charge de la preuve du côté de la régulation. Il y a donc ici ce que les libéraux nomment une présomption en faveur de la liberté, qui s’applique à tous les domaines de la vie sociale.

Il en va exactement de même pour les problèmes environnementaux globaux, dans le cadre desquels la liberté comme non-interférence agit comme un frein à la régulation. La plupart des problèmes environnementaux contemporains, de l’épuisement de certaines ressources aux différentes perturbations des systèmes biosphériques, ont et auront de lourdes conséquences sur la quantité et la qualité des options à disposition des individus. Ces contraintes fâcheuses sont toutefois à classer soit dans la catégorie des limitations naturelles (telle par exemple la nature finie d’une ressource non-renouvelable), soit dans celle des contraintes non-intentionnelles (comme les conséquences négatives du changement climatique ou de tout autre problème environnemental global). Étant le résultat du comportement d’une multitude d’acteurs non-coordonnés, la plupart des problèmes environnementaux actuels ne peuvent en effet être considérés comme volontaires ou intentionnels. Leurs conséquences négatives ne peuvent donc être considérées comme des pertes de liberté, au contraire des régulations visant à prévenir le problème. Nous sommes ici face à la même asymétrie que dans le cas du marché, fondée sur une conception de la liberté qui fait montre d’un a priori contre la législation. Cette perspective a de graves conséquences en termes écologiques puisqu’elle ne permet pas d’arguer de pertes futures de liberté pour justifier des régulations aujourd’hui. Cette conception de la liberté fonctionne donc comme un cran d’arrêt ralentissant la transition vers des sociétés plus soutenables.

Des politiques environnementales suffisamment conséquentes pour limiter les atteintes portées à la Biosphère, que ce soit dans le domaine de la raréfaction des ressources ou de la déstabilisation des écosystèmes, impliquent en effet l’existence de lois régulant les flux de matière et d’énergie. Celles-ci peuvent prendre la forme de taxes, de systèmes de quotas ou de normes sur la production et l’utilisation de certains bien et services. Dans tous les cas ces instruments peuvent être perçus comme coercitifs à des degrés divers et donc comme des entraves à la liberté comme non-interférence. Cette conception de la liberté, sans doute la plus courante à l’heure actuelle, semble donc également peu compatible avec l’idée de transition écologique.

Avant de passer au troisième type de liberté envisagé par Pettit, il me semble utile de répondre à une première objection qui pourrait s’élever à ce stade. Celle-ci soutiendrait que les démocraties occidentales n’ont jamais eu de difficultés à contraindre les libertés individuelles lorsqu’elles l’ont jugé nécessaire par le passé et que les raisons de leur inaction concernant les problèmes environnementaux sont à chercher ailleurs. Un premier élément de réponse est que les théories politiques ne sont jamais incarnées dans la réalité à l’état pur et que de multiples valeurs, parfois concurrentes, entrent en ligne de compte dans les processus législatifs. Le fait qu’il existe un a priori anti-régulations dans une société n’implique pas que celles-ci ne peuvent jamais voir le jour, mais simplement que les justifications demandées sont beaucoup plus exigeantes. Les problèmes environnementaux faisant déjà face à un certain nombre de complexités rendant l’action difficile (par exemple Gardiner, 2011), un concept de liberté inadapté ne fait qu’ajouter une dimension supplémentaire au défi. Par ailleurs, il me semble que la plupart des restrictions de liberté opérées dans les sociétés occidentales contemporaines on été, soit assez peu contraignantes (p.ex. taxation pour la sécurité sociale ou l’aide au développement), soit mises en place pour le bénéfice direct de tous les citoyens (p.ex. normes de sécurité, lois pénales, etc.), soit instituées dans un contexte d’adversité particulier et pour une période relativement courte (p.ex. rationnement durant la guerre ou suite à une catastrophe naturelle). La transition écologique implique au contraire d’établir de nouvelles normes à long terme et en grande partie pour le bénéfice des générations futures, ce qui en fait un cas de figure assez différent de ce qui a pu se produire dans le passé récent.

LA LIBERTÉ D’AGENT COMME ALTERNATIVE ? 

Nous avons vu dans la section précédente que les conceptions de la liberté comme non-limitation et comme non-interférence semblaient peu compatibles avec l’idée de transition écologique. La première parce qu’elle est trop focalisée sur la maximisation du nombre de choix disponibles et la seconde parce qu’elle est porteuse d’un biais anti-régulation. Toutes deux sont développées dans le cadre général de la liberté d’option qui définit la liberté comme fonction du nombre, de la diversité et parfois de la valeur des options. Alors que la non-limitation ne considère que la quantité d’options réellement à disposition des individus, la non-interférence considère toutes les options (même celles qui ne sont que potentielles) qui ne sont pas bloquées intentionnellement par des facteurs humains. La troisième conception de la liberté proposée par Philip Pettit sort de cette logique et décale la perspective des options à disposition vers l’agent lui-même.

La liberté d’agent est en effet différente en ce que ce ne sont plus les caractéristiques des options ouvertes à l’agent qui nous intéressent mais les caractéristiques de l’agent lui-même. Dans un sens beaucoup plus ancien de la liberté, est ici libre celui qui n’est pas esclave, qui ne dépend pas de la bonne volonté ou de la permission des autres pour entreprendre les actions de son choix. Cette forme de liberté correspond à un certain statut de l’agent et non plus à la situation dans laquelle il est placé. Ce statut prend la forme d’une protection contre l’interférence des autres individus ou de l’État dans ses décisions. Il peut se matérialiser notamment par les protections constitutionnelles accordées aux citoyens, par la loi pénale ou en évitant les trop grandes inégalités matérielles qui favorisent les rapports de domination. L’inverse de la liberté est en ce sens la servilité ou la vulnérabilité à l’interférence d’autrui. Selon Pettit, pour pouvoir jouir d’une telle liberté il faut non seulement être protégé contre les interférences des autres, mais également que cette protection soit d’une efficacité égale pour tous les citoyens, et qu’elle soit publiquement reconnue. Cela fait de la liberté d’agent une liberté éminemment sociale, qui n’aurait aucun sens pour un individu isolé.

La liberté d’option et la liberté d’agent sont indépendantes l’une de l’autre, ce qui est facile à comprendre en considérant quelques cas fictifs. Imaginons, nous dit Pettit, le cas d’un citoyen dans un pays démocratique, bien protégé des interférences par des lois pénales et constitutionnelles. Ce citoyen est malheureusement victime d’un tel handicap physique ou d’une telle pauvreté que l’éventail des options à sa disposition est très réduit. Cet individu est indigent mais libre. Il jouit certes d’une très faible liberté d’option, mais d’une grande liberté d’agent. Le cas inverse est celui d’un esclave chanceux que son maître entretient richement et laisse libre d’entreprendre ce qu’il veut (pensons au statut de certains esclaves impériaux dans la Rome ancienne). Cet esclave jouit d’une grande liberté d’option, mais d’une liberté d’agent médiocre puisque son maître peut à tout moment changer d’avis, l’enchaîner et le mettre aux travaux forcés. Même si ces exemples sont sociologiquement assez improbables, ils montrent que ces deux dimensions de la liberté peuvent varier plus ou moins indépendamment l’une de l’autre, bien qu’elles aient toutes deux leur importance.

L’intérêt d’une telle distinction en termes environnementaux est immédiatement visible. Il est évident, et nous l’avons plus haut, qu’une situation de finitude environnementale mettrait à mal avant tout la liberté d’option des individus, soit en raison d’une pénurie de ressources ou d’événements destructeurs, soit en raison de la nécessité de limiter les styles de vie possibles pour éviter de dépasser la capacité de charge de la biosphère. Ce que la distinction de Philip Pettit montre – ou plutôt nous rappelle, car il ne fait que remettre au jour une forme ancienne de liberté – est qu’il existe d’autres façons d’être libre en société que de maximiser la quantité d’options à disposition des individus. Or, comme les débats contemporains en attestent, l’attention générale est aujourd’hui fortement portée sur la liberté d’option.

  • Liberté comme non-domination

Il existe toutefois au-moins un courant politique qui a historiquement mis l’accent sur la liberté d’agent plus que sur la liberté d’option. Il s’agit de la tradition républicaine, ou du moins d’une certaine interprétation de celle-ci[7]. Selon cette tradition, ce qui compte pour dire d’un individu qu’il est libre n’est pas l’absence d’interférence avec l’éventail de ses choix mais l’absence de domination de la part d’autrui ou de la part du gouvernement. La domination est définie comme le fait, pour un individu, d’être soumis à la possibilité d’interférences arbitraires de la part d’autrui dans ses actions. Le seul fait de la possibilité de telles interférences permet d’affirmer qu’il y a domination, même si personne n’actualise cette possibilité (comme dans le cas de l’esclave chanceux). La domination n’est donc pas seulement le fait d’être effectivement soumis à des interférences arbitraires. Elle ne s’affiche pas forcément en acte. Elle correspond à un pouvoir du dominant sur le dominé et chez ce dernier à une forme de vulnérabilité. La liberté comme non-domination désigne donc le fait d’être protégé contre une telle capacité d’interférence (Pettit, 2004 :77). Le critère pertinent n’est pas le nombre d’options à la disposition de quelqu’un, mais son statut. Est-il protégé ou non, par exemple par des lois qui interdisent aux autres de le traiter selon leur bon vouloir ? Si tel n’est pas le cas, la personne en question pourrait avoir à faire preuve de servilité, d’autocensure ou de flatterie pour éviter de déplaire à la personne dont elle dépend (son mari, son employeur, son instituteur, ses autorités politiques, etc.) et éviter que celle-ci n’use de son pouvoir d’interférence. Ce genre d’attitude est le symptôme de l’existence d’une domination.

Cette conception de la liberté est la marque d’une grande partie de la tradition républicaine. Les travaux de l’historien Quentin Skinner ont en effet montré que les auteurs de la tradition républicaine ne voyaient pas tous la liberté en termes de participation à la décision politique, comme on le pense généralement depuis la fameuse distinction de Benjamin Constant entre la liberté des Anciens et la liberté des Modernes (Constant, 1997). Le droit romain, mais aussi certains penseurs romains, tels Tite-Live et Cicéron, distinguaient en effet le liber, l’homme libre, du servus, l’esclave. La libertasconsistait dans le fait de n’être pas soumis à la puissance de quelqu’un d’autre, à la volonté arbitraire d’un maître. Ce concept a ensuite été repris par les penseurs politiques dans les cités-États de la renaissance italienne, notamment Machiavel, puis par les républicains anglais dès le 16ème siècle. Les auteurs américains du Fédéraliste ont semble-t-il également soutenu que la liberté républicaine était compatible avec le gouvernement représentatif (Pettit, 2004 : 47-64 ; Skinner, 2000, 2002, 2010). Cette conception républicaine de la liberté aurait ensuite connu une « éclipse » avec la montée en puissance du libéralisme, dès la fin du 18ème siècle[8]. En raison de ses origines romaines, cette conception de la liberté comme non-domination est parfois nommée « néo-romaine » ou « néo-républicaine ». Les travaux de Quentin Skinner, Philip Pettit et d’autres auteurs ont contribué à la remettre au jour et à en proposer des conceptualisations contemporaines[9].

Chez Philip Pettit, la liberté comme non-domination se développe dans les deux dimensions décrites précédemment. La liberté d’agent est première car elle constitue la substance même de la liberté. Un individu ne peut être considéré comme libre s’il subit la domination d’autrui. Toutefois, la liberté d’option ne peut pas être totalement ignorée, pour deux raisons. La première est que les lois qui servent à protéger les individus contre la domination de leurs concitoyens ont elles-mêmes pour effet de bloquer un certain nombre d’options (Pettit, 2004 : 141). La seconde est que la liberté d’agent sans aucune option à disposition pour l’utiliser serait un idéal purement formel et donc politiquement assez peu attirant (Pettit, 2004 : 106). Être libre revient donc toujours à ne pas être dominé, relativement à un set d’options donné (Pettit, 2014 : chapitre 3). Préciser la forme que prend la liberté comme non-domination nécessite donc de répondre à deux questions :

  1. A quelles conditions considère-t-on qu’il y a domination ?

  1. Quel set minimal d’options non-soumises à domination doit-il être protégé par l’État ?

1. Concernant la première question, j’ai déjà mentionné qu’être dominé consiste à être vulnérable aux interférences arbitraires d’autres individus, collectifs ou gouvernements. Le terme arbitraire est important dans cette définition car il permet de distinguer la non-domination de la non-interférence. La première différence est que dans le cadre de la liberté républicaine la simple possibilité d’interférences arbitraires est suffisante pour constituer une perte de liberté. La seconde est que toutes les interférences ne constituent pas des pertes de liberté (i.e. les interférences non-arbitraires). Cela nous oblige à définir « arbitraire » de manière plus précise. Pour Philip Pettit, un acte est arbitraire « s’il dépend de la seule volonté de l’agent et, en particulier, qu’il est engagé sans égard pour les intérêts et les opinions de ceux qu’il affecte » (Pettit 2004 : 81). Il s’agit là d’une définition substantielle, mais Pettit y ajoute une définition procédurale qui définit l’acte arbitraire comme celui qui est réalisé en l’absence de contrôle de celui qu’il affecte[10]. Selon cette définition, pour que le pouvoir de l’État ne soit pas arbitraire il doit être exercé dans l’intérêt du public (et non dans celui des dirigeants) ou de manière conforme à une procédure définie qui permette un certain niveau de contrôle des citoyens sur les décisions (Pettit, 2004 : 82)[11]. Si elle est conforme à ces critères, une loi peut être imposée aux citoyens sans que cela ne dénote une perte de liberté. Lorsque l’on croise le critère de la domination avec celui de l’interférence, quatre cas de figure sont donc possibles. Il peut y avoir :

  1. Domination avec interférence (l’esclave malchanceux),
  2. Domination sans interférence (l’esclave chanceux),
  3. Interférence sans domination (la loi démocratique non-arbitraire),
  4. Ni interférence, ni domination (cas non pertinent car certaines interférences sont nécessaires pour protéger les individus contre la domination).

Du point de vue de la liberté comme non-domination, seuls les cas a. et b. sont d’authentiques cas de non liberté. Certaines interférences ne sont donc pas contraires à la liberté. Mais il y a bien plus. Non seulement la loi, lorsqu’elle n’est pas arbitraire, n’est pas contraire à la liberté, mais elle est considérée, conformément à la tradition républicaine comme constitutive de la liberté des citoyens. Il ne peut y avoir de liberté là où il n’y a pas de loi, car c’est la loi qui donne aux citoyens la garantie d’une protection contre le pouvoir des autres (Pettit, 2004 : 57-59 ; Spitz, 1995 : 185-188).

Ceci constitue un premier avantage sur la liberté comme non-interférence, entre autres d’un point de vue environnemental. La liberté comme non-domination est dépourvue de cet a priori anti-régulation qui fait obstacle à la transformation écologique des sociétés occidentales. Le déplacement de la liberté d’option vers la liberté d’agent qu’opère la conception néo-républicaine signifie que, même si des politiques environnementales se font relativement contraignantes, les citoyens peuvent continuer à être libres en tant qu’agents.

2.La seconde question est celle de l’éventail minimal de choix non-soumis à domination que l’État doit protéger dans le cadre de la liberté républicaine. La première chose à remarquer ici est que d’augmenter la quantité et la variété des options dont les individus disposent revient à augmenter l’usage que ceux-ci peuvent faire de leur liberté d’agent. La liberté d’option a donc également une importance, quoique de manière subordonnée à la liberté d’agent. L’État aura en conséquence pour tâche secondaire de limiter au mieux les contraintes de toutes origines s’opposant à l’action des citoyens. Cependant, s’il comprend la nécessité d’assurer pour tous un ensemble d’options permettant de jouir du statut d’agent à part entière, le républicanisme n’inclut pas l’idée que l’éventail des choix doit être étendu de manière indéfinie.

« Does the quantity of free choice matter on this approach? Yes, for the approach naturally suggests that all equally accessible choices, not just a proper subset, are to be protected. But there is no abstract target that is hailed as a quantity to be maximized; there is nothing that corresponds in that way to option-freedom. […] Freedom does not wax and wane with marginal shifts in the commodities or services over which choice can be exercised. It is a more stable quality of persons, albeit one that is defined by reference to the notion of freedom in choice » (Pettit, 2009: 109-110).

Certes, continue Pettit, l’éventail des choix ne devrait pas être restreint lorsque cela n’est pas nécessaire, mais il n’y a pas de principe de maximisation à l’œuvre. Le critère important est que les individus puissent jouir de manière pleine et égale de leur statut d’agent grâce aux choix non-soumis à domination dont ils disposent. L’égalité prime sur la quantité. La tâche de l’État est donc de protéger en priorité les options (Pettit parle dans ce cas de libertés de base) que les citoyens peuvent exercer simultanément. Cet ensemble minimal de libertés de base prendra des formes différentes en fonction de la culture, de la technologie et des caractéristiques économiques de chaque société (Pettit, 2004 : 64). Un certain nombre de catégories générales peuvent toutefois être articulées sur le mode des libertés de base traditionnelles des démocraties occidentales : la liberté de pensée, de culte, d’association, la liberté mouvement et de changer d’activité professionnelle, etc. Notons que le fait que la liste précise des options protégées par l’État dépende des conditions socio-économiques et culturelles d’une société, implique également que celle-ci puisse être adapté à de nouvelles conditions, notamment en ce qui concerne l’accès aux ressources naturelles et la protection de l’environnement.

Prenons l’exemple de l’accès aux ressources rares (ce qui inclut les ressources naturelles, mais également toutes autres formes de biens et services en quantité limitée telles qu’emplois, espaces urbains, etc.). Ceci constitue l’exemple même d’options qui ne peuvent pas être exercées simultanément par tous les individus. Toutefois, la tâche d’un gouvernement républicain est également d’assurer aux individus un niveau d’autonomie suffisamment élevé pour qu’ils puissent se défendre contre la domination des autres individus. Aux dires mêmes de Pettit, la possession de capabilités fondamentales, au sens de Sen et Nussbaum, est nécessaire à un bon fonctionnement au sein de la société (Pettit, 2004 : 207-208 ; 2014 : 87). Il s’agit donc de privilégier certaines options centrales pour l’épanouissement de l’agent, celles liées aux besoins fondamentaux et à certains choix de vie importants comme par exemple celui d’une profession, par rapport à d’autres options plus marginales comme certains choix de consommation (Dagger, 2006). Afin d’assurer cette base minimale d’options fondamentales, un gouvernement républicain sera ainsi naturellement enclin à maintenir une infrastructure minimale (y compris les fondations géographiques et écologiques de la société) ainsi qu’un système d’assurances sociales (Pettit, 2014 :84-89), sans pour autant chercher à maximiser indéfiniment la quantité de bien et services offerts aux citoyens.

Si donc la réalité empirique de ressources jugées particulièrement importantes pour le fonctionnement autonome des citoyens change, si par exemple leur abondance ou leur répartition connaissent des altérations majeures, les règles d’usage gouvernant l’accès à ces ressources doivent alors changer en conséquence.

« Depending on what is required for achieving the republican conception of freedom in a changing world, the theory could            support the introduction of novel conceptions of property – for example, in newly emerging areas of intellectual property or the ownership of important natural resources […]  » (Pettit, 2014: 86).

Cela présente à n’en pas douter un avantage certain en termes environnementaux. Dans le cadre de la liberté comme non-domination, les nouvelles règles introduites pour réguler l’usage de certaines ressources, loin de restreindre la liberté, contribuent à son développement et à son maintien.

Cette seconde composante de la liberté comme non-domination possède deux avantages décisifs sur la liberté comme non-limitation. Le premier tient au fait qu’elle ne comporte aucune tendance maximisatrice qui la lie conceptuellement à l’économie de croissance. Le second est qu’elle établit une hiérarchie entre les options centrales pour le fonctionnement des individus en société et les options plus triviales qu’il n’appartient pas à l’État de promouvoir ou de protéger. Nous sommes donc ici bien loin de la liberté d’indifférence prônée par les libertariens et certains économistes dans le cadre de la liberté comme non-limitation.

CONCLUSION

L’un des objectifs de ce texte était de montrer l’importance d’un débat sur la question de la liberté en relation avec les problèmes environnementaux. J’espère avoir pu montrer que même du point de vue de l’analyse conceptuelle, toutes les conceptions de la liberté ne mènent pas aux mêmes conclusions en termes de politiques environnementales.

Il semble, en particulier, que la liberté comme non-domination soit plus compatible avec l’idée de finitude que les deux autres conceptions de la liberté analysées. En adoptant une conception républicaine de la liberté, la transition écologique n’est en effet pas entravée par l’a priori anti-régulation de la liberté comme non-interférence. Elle ne se trouve pas non plus en contradiction avec la tendance maximisatrice de la liberté comme non-limitation. La liberté comme non-domination est éminemment sociale et politique, elle se défini et s’actualise par le type de rapports que les individus entretiennent entre eux et avec leur gouvernement. Elle ne fait aucune référence à une situation, même hypothétique, de parfaite liberté à l’état de nature. Elle peut donc s’épanouir à l’intérieur de limites environnementales contraignantes, pour autant que celles-ci permettent une certaine stabilité des institutions et ne mettent pas en péril les capabilités de base des individus.

Mais ce n’est pas tout. Cette conception de la liberté contient également des ressources pour motiver les gouvernements à agir de manière proactive pour protéger l’environnement. Rappelons que la domination telle qu’elle est comprise ici est une forme de vulnérabilité à l’interférence arbitraire d’autrui. Lutter contre la domination à tous les niveaux revient donc à mettre en place des stratégies visant à améliorer l’autonomisation et la résilience des individus et des sociétés. La stabilité du cadre environnemental et la gestion durable des ressources jouent une part importante dans cet objectif et devraient donc être des buts affichés par les gouvernements républicains.

D’autre part, la liberté comme non-domination constitue un idéal politique attractif en lui-même. L’histoire des grandes révolutions démocratiques montre d’ailleurs que celles-ci n’ont pas été conduites afin de libérer les peuples de la loi (ou alternativement pour promouvoir la pure liberté de consommation), mais bien pour s’émanciper du pouvoir arbitraire des souverains. Il s’agit donc d’un idéal riche et pourvu d’une longue histoire qui ne s’écarte toutefois pas des pratiques actuelles au point de devenir utopique. S’en emparer dans le cadre de la transition écologique demanderait donc d’intensifier et d’améliorer les institutions démocratiques existantes, non de les suspendre au profit de quelque autoritarisme vert.

Augustin Fragnière, Chercheur FNS à l’université de Lausanne

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NOTES

[1] L’écriture de cet article a été rendue possible par le soutien financier du Fonds national suisse (bourse P300P1_161110).

[2] Il existe une abondante littérature scientifique sur la question des limites écologiques. Concernant les question de capacité de charge, l’approche la plus commentée à ce jour est décrite dans (Rockström et al., 2009 ; Steffen et al., 2015).

[3] Le concept de capabilité a été principalement développé par les philosophes Amartya Sen et Martha Nussbaum en tant qu’indicateur de développement humain et critère pour la mesure des inégalités. Pour une brève synthèse des débats sur écologie et liberté, voir Fragnière, 2015.

[4] J’entends par « compatible » le fait qu’une conception de la liberté donnée puisse être promue et se développer malgré l’existence de limites environnementales contraignantes.

[5] Une telle conception de la liberté est notamment défendue par certains libertariens de gauche. Voir Steiner, 1974; Steiner, 1994; Van Parijs, 1995; Vallentyne, 2009.

[6] Certains passages chez John Locke rappellent cette conception de la liberté, bien que d’autres le rapprochent plus d’une conception républicaine.

[7] Par « républicanisme » il faut ici entendre une tradition remontant à l’Antiquité qui connaît une nouvelle vague de théorisation depuis deux décennies. Cette dernière n’a rien à voir avec le parti Républicain aux États-Unis, ni avec le républicanisme « à la française ». Voir plus bas pour les racines historiques de cette tradition politique.

[8] Sur les raisons non seulement analytiques, mais aussi historiques de cet « oubli » de la conception républicaine de la liberté, voir Pettit, 2004 : 64-75 ; Spitz, 1995.

[9] A part Pettit et Skinner, voir entre autres Viroli, 2011 ; Laborde et Maynor, 2008.

[10] Notons au passage que l’idée d’élargir les considérations menant à la décision politique à la prise en compte des intérêts de tous les êtres affectés par cette décision, y compris les générations futures et les êtres non-humains, est aujourd’hui une idée courante dans le domaine de la « green political theory ». Voir Eckersley, 2000; Eckersley, 2004.

[11] Dans les développements les plus récents de sa pensée, Philip Pettit semble ne prendre en compte plus qu’une définition procédurale de l’arbitraire. Voir Pettit, 2014 : 111-115.

POUR CITER CET ARTICLE

Fragnière Augustin. 2017. « La transition écologique et liberté ». lapenseeecologique.com. 1 (1). URL : http://lapenseeecologique.com/transition-ecologique-et-liberte/

2017-09-13
Augustin Fragnière

Auteur

Rédigé par : Augustin Fragnière
Augustin Fragnière est chercheur FNS senior à l’Institut de Géographie et Durabilité de l’Université de Lausanne. Docteur en philosophie politique, il s’intéresse aux dimensions éthiques et politiques des problèmes environnementaux. Il est notamment l’auteur de "La Pensée écologique : une anthologie", publié aux Puf avec Dominique Bourg, et de plusieurs articles dans des revues internationales, telles qu’ "Environmental Values", "Ethical Perspectives" ou "WIREs Climate Change".
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